Site Internet consacré à l’héritage du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie

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Miroslav Deronjić

 [...] je m'incline face aux souvenirs de ces victimes innocentes de Glogova. Tout ce que j'ai fait au sein de ce Tribunal et je n'en connais pas la valeur, je le dédie à ces personnes dans l'espoir que cela permettra, peut-être, de soulager la douleur de leurs êtres proches. Je connais cette douleur parce que j’en suis moi-même porteur [...] j'exprime mon remords pour toutes les victimes de cette guerre, quels que soient les cimetières où elles reposent.

En 1992, Miroslav Deronjić , était une personnalité politique de premier plan pour les Serbes de Bosnie dans la ville bosnienne de Bratunac et dans ses alentours. Le 8 mai 1992, il a donné l’ordre à la Défense territoriale de Bratunac, qui comprenait les forces de police de la ville, d’attaquer le village non protégé de Glogova qui se trouvait à proximité, et de l’incendier partiellement. 65 civils musulmans de Bosnie ont été tués en conséquence, des maisons de Musulmans et la mosquée ont été détruites, et une grande partie du village a été complètement rasée. Miroslav Deronjić a témoigné dans plusieurs affaires du Tribunal: il a déposé aux procès de Momir Nikolić, Radislav Krstić, Vidoje Blagojević et consorts, et dans les affaires concernant Momčilo Krajišnik et Slobodan Milošević. Miroslav Deronjić a été condamné à 10 ans d’emprisonnement.

Lire son aveu de culpabilité

28 janvier 2004 (extrait du compte rendu d'audience)

[interprétation] Monsieur le Président, je suis né dans un petit village en Bosnie orientale, un village du nom de Bratunac. C'est là que j'ai passé le plus clair de ma vie. J'y ai grandi. J'y ai connu mes amis. J'y ai travaillé. J'y ai fait le travail pour lequel j'avais été formé. J'y ai établi ma famille. C'est là que j'ai commencé à avoir une famille. Ma vie, d'ailleurs, n'était pas différente de la vie de la majorité des personnes que je connaissais. Dans mon voisinage, à quelques 10 kilomètres, il existe une ville semblable du nom de Srebrenica. Il y avait de nombreux  liens, en fait, qui reliaient ces deux villes : des liens d'affaires, des liens familiaux, des liens de voisinage. Nous vivions une vie ordinaire. Nous n'étions pas très fortunés. Nous étions, en quelque sorte, un peu oubliés de tout le monde.

Au début des années 1990, notre État commun a commencé à se désintégrer. Cet état s'appelle la Yougoslavie. Peu de temps après, la guerre a éclaté. Au début, nous espérions que cette guerre ne nous atteindrait pas. Les liens qui unissaient les différentes personnes avaient commencé à se briser. Auparavant, la vie était la seule valeur que nous avions. Nous avons commencé à accepter d'autres valeurs au lieu des valeurs ordinaires  que nous connaissions. Au lieu de prononcer les mots ordinaires que nous  connaissions, nous avons commencé à prononcer des mots plus nobles : les mots d'«État», de «nation», de «religion». Ceux qui nous enseignaient ces mots ne nous connaissaient même pas et nous pensions qu'ils le faisaient dans notre intérêt, pour nous. Peu de temps après, nous avons commencé à comprendre ce que signifiaient les chroniques des morts, des disparus. La guerre, qui ne nous a pas évités, s'est manifestée dans toute sa brutalité, notamment dans cette région. Elle s'est manifestée par des événements absolument sanguinaires et atroces. 

Rien n'y a échappé. Les gens, les propriétés, tout ce qui avait été érigé au fil des décennies, même les biens de la nature dont nous étions si fiers, bien que nous soyons très, très pauvres, les forêts, par exemple, les endroits où nous nous rendions pour nos vacances. Je n'ai pas véritablement de méthode pour expliquer et décrire tout ce qui s'est passé. 

Lorsque tout cela s'est terminé, et cela nous a semblé durer une éternité, pour les personnes qui avaient survécu, au lieu de trouver le paradis que tout un chacun nous avait promis, nous nous sommes rendus compte que nous nous trouvions en plein enfer. Il y avait des milliers de personnes mortes autour de nous, des dizaines de milliers de foyers détruits, des propriétés qui étaient abandonnées qui se trouvaient sans personne, des monuments religieux qui avaient été détruits, des écoles, des établissements scolaires. La tristesse et la dévastation restaient autour de nous, et ce sont des blessures qui vont continuer à nous hanter pendant des décennies. 

A l'heure actuelle, la ville dont je vous parlais, la ville de Bratunac, se trouve entre deux cimetières. Un cimetière qui se trouve au nord et un autre cimetière qui se trouve au sud. L'un de ces cimetières contient les corps d'un groupe et l'autre contient les corps d'un autre groupe ; ils sont divisés même dans la mort. Les deux cimetières ont été construits pendant et après la guerre. Lorsque l’on compte, il y a deux fois plus de personnes enterrées dans ces cimetières que d’habitants dans la ville. Cela est le résultat de la guerre, le résultat de ces événements terribles que nous avons connus. Cela est le résultat de concepts politiques qui n'ont aucun sens, mais que nous avons acceptés et auxquels nous avons participé. 

La ville de Srebrenica n'existe plus. A qui appartient-elle de nos jours ? Aux Serbes, aux musulmans ? C'est une ville de morts. Ceux qui ont fait cela ont tué cette ville. Cette ville qui n'a pas de présent et qui n'a plus d'avenir. Tout ce qui reste, c'est son passé. Son passé qui remonte à des siècles. Existe-t-il  une condamnation plus grave pour les personnes qui ont commis ce crime, peu importe qui elles sont et quels que soient leurs noms. Ils se cachent à l'heure actuelle et ils se sont décrits comme des héros, à un moment donné. Ils nous ont dit qu'ils étaient loyaux. Comment est-il possible, en ce cas, qu'ils aient peur de la justice des hommes ? Que va-t-on faire de la justice qui nous attend tous, bientôt ?

Il est difficile de vivre avec le souvenir de ce qui s'est passé, avec ce sentiment de honte et de gêne profonde. Au cours des années dernières, durant de nombreuses nuits d'insomnie, je me répétais sans cesse ces mêmes questions : comment est-ce qu'il est possible que nous nous soyons fait cela, les uns aux autres ? Comment est-ce que nous avons pu accepter ce genre de choses ? Si nous sommes ce que nous sommes, est-ce qu'il y a véritablement une possibilité de  salut pour nous tous ?

Beaucoup de temps s'est écoulé depuis et je n'ai toujours pas trouvé de réponse à ces questions. Je suis conscient d'une chose : si la vérité ne peut pas nous sauver, alors rien véritablement ne pourra nous sauver. C'est la raison pour laquelle, Monsieur le Président, j'ai dit la vérité. Je ne suis pas en train de vous dire qu'il s'agisse de la seule vérité. Tout ce que je peux vous dire, c'est que ce que j'ai avancé correspond à ce que je savais et que cela est absolument exact. C'est une vérité qui ne sera, peut-être, pas du goût de tout un chacun, mais est-il nécessaire de vous dire que, moi non plus, je n'aime pas cette vérité ?

Lors de nombreux entretiens avec le Procureur qui peuvent être évalués au fil des milliers de pages remplies et les quatre fois où j'ai déposé devant ce Tribunal dans le cadre d'affaires différentes, j'ai dit tout ce que je devais dire, dont la vérité à propos de moi-même. Depuis le premier jour où j'ai commencé à participer à la vie politique en l990 jusqu'au moment où j'ai cessé mes activités politiques, je n'ai jamais caché quoi que ce soit. Je suis qui je suis. Je ne peux pas me défendre de moi-même. J'ai accepté la responsabilité pour Glogova et je n'ai accusé personne des délits dont je suis coupable. Je ne comprends pas ma culpabilité au sens juridique du terme, mais je lui accorde un sens plus large, plus ample, un sens humain. Même les choses que je n'ai pas bien comprises à l'époque ou même pour ce qui est des choses que je n'avais pas, véritablement, comprises ou que je ne savais pas, je sais que j'étais obligé de les connaître et de les comprendre. Parce que, Monsieur le Président, Madame, Messieurs les Juges, j'en suis tout à fait capable.

Ma culpabilité n’en est que plus profonde. J'en suis absolument conscient et c'est la raison pour laquelle j'ai reconnu que j’étais coupable. Lorsque je me suis rendu compte de la réalité des événements de Glogova et lorsque je l'ai comprise pour la première fois complètement, lorsque je me trouvais ici et que j'écoutais certaines dépositions de survivants dans le cadre d'autres affaires, j'ai décidé, sans plus y réfléchir davantage, de reconnaître ma culpabilité. Car qu’est-ce que ma vie par rapport à la vie de toutes ces victimes innocentes ? Quelle est la valeur de ma vie et comment puis-je la mesurer ? En vertu de quoi ? Je ne l'ai pas calculé, notamment par rapport à une condamnation ou à une peine qui me sera octroyée. Je n'y ai pas pensé à l'époque et je ne le pense pas aujourd'hui. J’ai trop d’années et je porte trop de culpabilité pour m'autoriser à réfléchir à cela.

J'accepterai la sanction qui me sera imposée tout comme j'ai accepté ma culpabilité. Je suis conscient du fait que cela ne pourra jamais être plus important ou plus lourd que la condamnation que je m'impose à moi-même puisque je me suis autorisé à me retrouver dans la situation où je me trouve maintenant, situation dont je suis honteux. Je suis conscient du fait qu'aucune sanction ne me permettra de régler ma dette vis-à-vis des ceux qui sont morts et des vivants. J'aime ces villes de la Bosnie orientale. A l'heure actuelle, elles ne m'aiment plus. Elles m'ont rejeté et là est ma véritable punition. Il n'existe pas pour moi de punition plus lourde.

Monsieur le Président, Madame, Messieurs les Juges, je m'incline face aux souvenirs de ces victimes innocentes de Glogova. Tout ce que j'ai fait au sein de ce Tribunal et je n'en connais pas la valeur, je le dédie à ces personnes dans l'espoir que cela permettra, peut-être, de soulager la douleur de leurs êtres proches.. Je connais cette douleur parce que j’en suis moi-même porteur et vecteur. Je regrette les expulsions que j'ai commises et j'exprime mon remords pour toutes les victimes de cette guerre, quels que soient les cimetières où elles reposent. Je m'excuse auprès des personnes pour qui j'ai causé de la peine et je m'excuse auprès des personnes que j'ai abandonnées.

J'aimerais consacrer la dernière phrase que je vais prononcer face à cette Chambre de première instance à ma famille et à mes enfants : au cours de cette guerre, je n'ai jamais souhaité, ordonné ou commis un seul meurtre. Je vous remercie, Monsieur le Président, Madame, Messieurs les Juges.

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