LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Wang Tieya
M.le Juge David Hunt
M. le Juge Mohamed Bennouna
M le Juge Patrick Robinson
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le :
16 février 1999
LE PROCUREUR
C/
ZLATKO ALEKSOVSKI
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ARRÊT RELATIF À L'APPEL DU PROCUREUR CONCERNANT L'ADMISSIBILITÉ D'ÉLÉMENTS DE PREUVE
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Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
M. Anura Meddegoda
Le Conseil de la Défense :
M. Goran Mikulicic
M. Srdan Joka
La Chambre dappel ("Chambre dappel") du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international"),
Saisie de la part de lAccusation dune demande dautorisation pour interjeter appel 1) de la Décision de la Chambre de première instance aux fins dautoriser le versement au dossier de nouveaux éléments de preuve à décharge et 2) de la Décision de la Chambre de première instance rejetant la requête du Procureur aux fins de verser au dossier de nouveaux éléments de preuve en réplique, demande déposée le 6 novembre 1998 ("Appel"),
EN APPLICATION du Statut et du Règlement de procédure et de preuve ("Statut" et "Règlement"),
REND comme suit son arrêt relatif au présent Appel.
I. CONTEXTE
A) Introduction
1. LIntimé en lespèce est M. Zlatko Aleksovski. Il répond devant la Chambre de première instance I de trois chefs daccusation à raison des événements qui se seraient produits dans la vallée de Lasva. Deux des chefs daccusation se fondent sur larticle 2 du Statut et le troisième sur larticle 3.
2. LIntimé était à lorigine mis en accusation avec cinq autres dont le Général Tihomir Blaskic. A la demande du conseil de lIntimé à laquelle le Bureau du Procureur ("lAccusation") ne sest pas opposé, son procès a été disjoint de celui du Général Blaskic par une décision de la Chambre de première instance I le 25 septembre 1997.
B) Chronologie du procès
3. Le procès de lIntimé sest ouvert le 6 janvier 1998. LAccusation a fini dexposer ses moyens le 27 mars et la Défense le 27 août. LAccusation a présenté des éléments de preuve en réplique le 22 septembre et la Défense des moyens de preuve en duplique les 19 et 20 octobre.
4. Dans lintervalle, le 10 septembre, lAmiral Davor Domazet a déposé dans laffaire Blaskic en tant que témoin expert. Il a cherché à expliquer les causes, le cours et la conduite du conflit armé dans la vallée de Lasva et sa déposition intéresse de ce fait à la fois le procès de Blaskic et celui dAleksovki.
C) Historique des faits qui ont conduit à lappel
5. Le 29 septembre, lIntimé a demandé à la Chambre de première instance lautorisation de présenter à son procès à titre de preuve le compte rendu et lenregistrement vidéo de la déposition faite par lAmiral Domazet au procès de Blaskic. Il la fait en application de larticle 89 B) du Règlement (de façon à parvenir à un règlement équitable de la cause), de larticle 89 C) (qui permet à la Chambre de recevoir tout élément de preuve quelle estime avoir valeur probante) et de larticle 94 B) (qui permet à la Chambre de première instance de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis dans le cadre dautres affaires portées devant le Tribunal ).
6. LAccusation sest opposée le 6 octobre à la demande au motif quelle intervenait hors délai, quelle allait à lencontre de la règle qui veut que les Chambres entendent les témoins en personne (article 90 A) et quelle ignorait le droit de lAccusation de contre-interroger le témoin ainsi quil est prévu à larticle 85 B). LAccusation a également fait valoir que larticle 94 B) nétait pas applicable puisquil ne sapplique quaux "faits admis", cest-à-dire à ceux établis par le fait dune décision de justice.
7. Le 22 octobre, la Chambre de première instance a rendu une décision écrite ("première décision") ordonnant, en application de larticle 89 C), le versement au dossier de la déposition de lAmiral Domazet, y compris de son enregistrement vidéo et des pièces à conviction. Dans lexposé des motifs, la Chambre de première instance déclarait que :
a) sagissant de la question de savoir si le conflit armé dans la région était international par nature, la déposition de lAmiral Domazet était dune valeur probante indiscutable même sil restait à déterminer le poids quil convenait de lui accorder;
b) la situation était exceptionnelle : lAmiral Domazet nétait pas immédiatement disponible du fait même de la nature de ses fonctions, le procès touchait à sa fin et laccusé Aleksovki était en prison depuis le 29 avril 1997; et
c) lAccusation avait déjà eu loccasion de procéder au contre-interrogatoire de lAmiral dans laffaire Blaskic et elle ne pouvait pas, à ce stade avancé de la procédure, invoquer son droit à le contre-interroger sans mettre en cause léquilibre entre les parties et lapplication du principe de légalité des armes.
8. Dans lintervalle, le 19 octobre, lAccusation demandait, en application de larticle 89 B) et C), lautorisation de présenter, en réplique à la déposition de lAmiral Domazet, le compte rendu de la déposition dun témoin protégé qui avait déposé dans laffaire Blaskic. La Défense sy est opposée et le 3 novembre 1998, la Chambre de première instance a rejeté la demande de lAccusation ("seconde décision") pour les raisons suivantes :
a) il appartenait à lAccusation de demander au témoin protégé, dans le cadre de son interrogatoire principal, dapporter son témoignage sur la nature du conflit armé;
b) le témoin protégé dont lidentité était protégée avait déposé à huit clos dans laffaire Blaskic et la Chambre de première instance navait pas le pouvoir de toucher aux mesures de protection qui avaient été ordonnées par une autre Chambre de première instance; et
c) même si le problème de la confidentialité devait être réglé, admettre la déposition dun témoin protégé aurait abouti à priver laccusé Aleksovski de son droit à contre-interroger le témoin, ce qui aurait remis en cause léquilibre entre les parties et le principe de légalité des armes et cette atteinte au droit fondamental de laccusé à un procès équitable et rapide était intolérable.
II. LAPPEL
A) Demande dautorisation d'interjeter appel
9. Le 6 novembre, lAccusation ("lAppelant") a déposé une demande dautorisation d'interjeter appel de la première et seconde décision de la Chambre dappel, et ce pour les motifs suivants :
a) sagissant de la première décision, lAppelant a estimé que la Chambre de première instance avait commis une erreur :
i) en ne demandant pas à lIntimé détablir pourquoi il navait pas cité lAmiral Domazet à comparaître dans ce procès; en appliquant un critère contestable pour décider si lIntimé avait agi avec diligence; et en ne demandant pas à lIntimé de prouver comme il convient que le témoin nétait pas en mesure de déposer; et
ii) en décidant à tort que le droit de lAccusation à contre-interroger le témoin dans laffaire Aleksovski était respecté dans la mesure où elle avait pu le contre-interroger dans laffaire Blaskic.
b) Sagissant de la seconde décision, lAppelant a fait valoir que la Chambre de première instance avait commis une erreur :
i) en nappliquant pas de manière cohérente le raisonnement quelle tenait concernant le contre-interrogatoire, étant donné que la Défense avait eu la possibilité de contre-interroger le témoin dans laffaire Blaskic et que les conseils de la défense dans laffaire Blaskic et laffaire Aleksovski avaient un intérêt commun;
ii) en rompant léquilibre du procès, lAppelant ne pouvant réfuter les éléments de preuve inattendus de la Défense; et
iii) en jugeant que la confidentialité et les mesures de protection interdisaient la présentation déléments de preuve en réplique.
10. Le 23 novembre, lIntimé a répondu en faisant valoir que :
a) sagissant de la première décision, lappel navait pas été interjeté dans les délais, la demande dautorisation devant, aux termes de larticle 73 C) du Règlement, être présentée dans les 7 jours; et
b) sagissant de la seconde décision, i) le Règlement interdisait de verser au dossier dune affaire les dépositions faites à huit clos dans une autre affaire, et ii) lAccusation avait eu le temps de demander lautorisation de verser au dossier de la présente affaire ses éléments de preuve, la Défense ayant présenté les siens le 16 mars 1998.
11. Le 26 novembre, lAppelant a répondu (à propos de la question des délais) que les deux décisions participaient dune même logique, quelles étaient intrinsèquement liées et quil avait dès lors attendu la seconde décision pour demander lautorisation dinterjeter appel; les délais devaient donc être prorogés en application de larticle 127 A) du Règlement afin quil puisse être fait appel de la première décision en même temps que de la seconde.
B) Octroi de lautorisation
12. Le 18 décembre 1998, un collège de juges de la chambre dappel a donné son autorisation, estimant que la demande navait pas été présentée dans les délais en ce qui concernait la première décision, mais quelle était valable au regard de larticle 127 B) du Règlement, jugeant de surcroît que les questions, étroitement liées, devaient être tranchées ensemble et que lappel touchait au problème fondamental de légalité des armes et du droit à un procès équitable tant pour la Défense que pour lAccusation.
13. Il peut être noté que cette décision tranche la question des délais soulevée par le présent appel. Cependant, elle tient aux circonstances inhabituelles de lappel et ne peut sinterpréter comme un encouragement donné à ceux qui, à lavenir, voudront interjeter appel tardivement. La Chambre dappel ne devrait pas laisser passer cette occasion de dire sans ambiguïté que la raison donnée initialement par lappelant pour justifier le caractère tardif de son appel - il a considéré que le délai de sept jours commençait à courir à compter du jour où la version anglaise était disponible - était mauvaise. Le délai de 7 jours prévu par larticle 73 C) pour le dépôt de la demande dautorisation pour interjeter appel court à compter du jour où la décision écrite est déposée, quelle que soit la langue de travail dans laquelle elle est rendue (ce jour nentrant pas dans le décompte). Si la partie désireuse dattaquer la décision éprouve des difficultés à déposer sa demande dautorisation dans les 7 jours parce que, par exemple, la décision est rédigée dans une langue quelle ne connaît pas, elle peut, aux termes de larticle 127 A) du Règlement ("Modification des délais") demander à la Chambre de première instance soit de proroger les délais prévus par larticle 73 soit de reconnaître la validité dun acte accompli après lexpiration des délais fixés.
III. ANALYSE ET CONCLUSIONS
A) La première décision
14. Ont été admis, aux termes de la première décision de la Chambre de première instance, à la fois le compte rendu de la déposition de lAmiral Domazet dans laffaire Blaskic, son enregistrement vidéo et les pièces à conviction connexes. La preuve était, de ce fait, indirecte. En dautres termes, il sagissait dune déclaration faite dans un autre procès que celui où elle était produite mais qui, néanmoins, était présentée dans ce dernier pour établir la véracité des propos que tenait cette personne. Le fait que ce que lAmiral Domazet a dit constitue une "déposition" dans le cadre du procès Blaskic ne fait pas de cette déclaration une déposition dans laffaire Aleksovski.
15. Il est bien établi dans la pratique du Tribunal que la preuve indirecte est recevable. Ainsi, il ressort de larticle 89 C) du Règlement quest recevable toute déclaration hors audience pertinente quune Chambre de première instance juge probante. Cette règle a été établie en 1966 par la décision rendue par la Chambre de première instance II dans laffaire Tadic et elle a été suivie par la Chambre de première instance I dans laffaire Blaskic. Aucune des décisions na fait lobjet dun appel et nous continuons de penser qu'elles restent valables. Ainsi, les Chambres de première instance ont, aux termes de larticle 89 C) du Règlement, toute latitude pour admettre une preuve indirecte pertinente. Puisque cette preuve est admise pour prouver la véracité de ce qui y est dit, une Chambre de première instance doit être convaincue que, envisagée dans cette perspective, elle est crédible en ce sens quelle est volontaire, véridique et digne de foi et elle peut à cette fin prendre en compte à la fois le contenu de la déclaration et les circonstances dans lesquelles elle a été faite; ou comme la dit le juge Stephen, la valeur probante dune telle déclaration dépend du contexte et du caractère du moyen de preuve en question. Limpossibilité de contre-interroger la personne qui a fait les déclarations et le fait quil sagit ou non dun témoignage de première main sont aussi à prendre en compte dans lappréciation de la force probante de lélément de preuve. Le fait que la preuve est indirecte ne la prive pas nécessairement de sa force probante mais on admet que limportance ou la valeur probante qui sy attache sera habituellement moindre que celle accordée à la déposition sous serment dun témoin qui peut être contre-interrogé, encore que même cela dépend des circonstances extrêmement variables qui entourent ce témoignage.
16. Ainsi, cest à bon droit que la Chambre de première instance a jugé que la déposition de lAmiral Domazet était potentiellement admissible aux termes de larticle 89 C) du Règlement, étant entendu quelle avait aux termes de cet alinéa un large pouvoir dappréciation en la matière.
17. Le premier motif pour lequel lAppelant entend attaquer la première décision touche à la question de lapplicabilité de larticle 90 A) du Règlement. LAppelant fait valoir que, si la preuve nest pas admissible aux termes de cet article, elle ne lest pas du tout. Larticle 90 A) dispose que les Chambres entendent les témoins en personne encore que des exceptions soient prévues dans le cas dun témoignage par voie de vidéoconférence ou dune déposition hors audience. (Il peut être noté que la déclaration sous serment est à présent recevable aux termes de larticle 94ter). Cependant, larticle 90 est intitulé "témoignages"(ce qui englobe les déclarations orales de témoins sous serment ou les déclarations solennelles) et il a pour objet de régir le recueil de ces dépositions à laudience. Ainsi, les autres alinéas traitent de sujets comme les déclarations solennelles, la présence de témoins à laudience, laudition de témoins et le droit de ne pas témoigner contre soi-même. Rien dans larticle 90 A) du Règlement ne vient limiter le pouvoir dappréciation dune Chambre de première instance quant à ladmissibilité dun élément de preuve au regard de larticle 89 C) et rien dans larticle 90 ne donne à penser que les déclarations faites dans dautres procès que le procès en question - mais qui l'ont été en fait dans le cadre de la présentation des éléments de preuve lors dautres procès - peuvent seulement être reçues aux termes de larticle 90 A). Ainsi, alors que la Chambre de première instance avait en lespèce la possibilité dordonner au témoin de déposer devant elle (auquel cas il aurait été fait application de larticle 90 A), elle pouvait également en la circonstance faire usage de la latitude que lui reconnaît larticle 89 C) et admettre le témoignage. Ainsi, la Chambre a pris la Décision dans lexercice du pouvoir discrétionnaire qui lui est reconnu et celle-ci devrait être confirmée en appel à moins quil ne soit prouvé quil a été fait un usage abusif de ce pouvoir.
18. En sen prenant à lusage que la Chambre de première instance a fait de son pouvoir dappréciation, lAppelant soutient en premier lieu que celle-ci a commis une erreur en ne demandant pas à lIntimé détablir pourquoi il navait pas cité à comparaître lAmiral Domazet dans le cadre de la présentation de ses moyens.. En deuxième lieu, lAppelant fait valoir quen tout état de cause, la question nétait pas de savoir si lIntimé connaissait, au moment où il a achevé la présentation de ses moyens, le témoignage réel que lAmiral pourrait apporter mais sil avait connaissance de lexistence du témoin et de son témoignage potentiel. Il na pas été démontré que laffirmation des personnes assistant laccusé selon laquelle elles nauraient pas eu connaissance du témoignage avant la fin de la présentation des moyens de la Défense a jamais été contestée ou que lAccusation a demandé à la Chambre de première instance de lexaminer. La Chambre dappel naccepte pas cet argument en tant quil démontre une erreur de la Chambre de première instance dans lexercice de son pouvoir discrétionnaire. Elle naccepte pas davantage le deuxième argument qui impose une charge trop lourde à la partie qui veut reprendre la présentation de ses moyens. Elle souligne toutefois que ceux qui assistent un accusé ont la stricte obligation de rechercher comme il convient quels éléments de preuve à décharge peuvent exister. Dans les circonstances de lespèce, les éléments de preuve produits par laccusé dans laffaire Blaskic étaient bien évidemment une source essentielle dinformations pour ceux qui assistaient Aleksovski.
19. LAppelant soutient ensuite que la Chambre de première instance a commis une erreur en ne demandant pas détablir que le témoin nétait pas en mesure de déposer. A lappui de cette affirmation, lAppelant évoque les règles parfois très précises qui, dans les systèmes juridiques internes, définissent les circonstances dans lesquelles les juridictions sont habilitées à juger que des témoins ne sont pas en mesure de déposer. Cependant, il ny a pas lieu de transposer ces règles dans la pratique du Tribunal, lequel nest pas lié par les règles de preuve nationales. Le Règlement a pour objet de favoriser un procès équitable et rapide et les Chambres de première instance doivent avoir suffisamment de souplesse pour atteindre ce but. Il na encore une fois pas été démontré que ce point avait jamais donné lieu à discussion devant la Chambre de première instance. Dans ces conditions, celle-ci est en droit de prendre en compte, dans lexercice de son pouvoir dappréciation, le stade du procès, le temps que laccusé a passé en prison et le fait que le témoin nétait pas immédiatement en mesure de déposer. En labsence de toute question soulevée par lAppelant, la Chambre de première instance nétait pas tenue de se renseigner auprès de lIntimé.
20. Enfin, lAppelant fait valoir que la Chambre de première instance a commis une erreur en estimant quil navait plus besoin de contre-interroger lAmiral Domazet dans laffaire Aleksovski puisquil en avait eu la possibilité dans laffaire Blaskic. Nul ne conteste que les faits qui sont à lorigine de la mise en accusation des deux hommes se sont produits dans la même région, la vallée de Lasva, et que les deux actions (qui découlent du même acte daccusation) ont beaucoup de points en commun sur le plan des faits et du droit. On na pas tenté de démontrer lexistence dune technique de contre-interrogatoire qui serait judicieuse et importante dans laffaire Aleksovski et ne le serait pas dans laffaire Blaskic. LAppelant a fait aussi valoir que le contre-interrogatoire de lAmiral Domazet avait été à tort abrégé sur les questions de crédit mais aucun grief de ce genre na été formulé dans laffaire Aleksovski en première instance et il ne devrait pas être permis de le faire pour la première fois en appel. La Chambre dappel naccepte pas ces arguments en tant quils porteraient à conclure à une erreur de la Chambre de première instance dans lexercice de la faculté que lui donne larticle 89 C) du Règlement dadmettre un élément de preuve comme preuve indirecte.
21. Il suit de là quil ne saurait être reproché quoi que ce soit à la Chambre de première instance dans lexercice de son pouvoir dappréciation et le recours formé contre la première décision est rejeté
B) La seconde décisions
22. Le compte rendu de la déposition du témoin protégé (qui fait lobjet de la seconde décision) entre dans la même catégorie que celui de lAmiral Domazet, celle des preuves indirectes admissibles aux termes de larticle 89 C) du Règlement. LAppelant avance que la Décision de la Chambre de première instance dexclure ce moyen de preuve contrevenait au principe de légalité des armes et dun procès équitable énoncé par les articles 20 et 21 du Statut.
23. Larticle 21 du Statut proclame que "tous sont égaux devant le Tribunal international". Larticle a été interprété dans maintes décisions du Tribunal comme étant fondé sur un principe bien connu du droit international, celui de légalité des armes. Il y a toutefois quelques divergences de vues sur la question de savoir si le principe ne concerne que laccusé - auquel cas il signifierait simplement que celui-ci doit se voir reconnaître les mêmes droits que lAccusation - ou sil consacre légalité entre les deux parties. Ainsi, dans laffaire Tadic, le juge Vohrah a déclaré que le principe dans les procès pénaux devrait être appliqué de façon à assurer à la Défense la parité avec lAccusation dans la présentation de ses moyens et épargner ainsi à laccusé toute injustice. A linverse, la Chambre de première instance saisie de laffaire Delalic a marqué son désaccord, estimant que légalité procédurale devait sentendre comme légalité entre lAccusation et la Défense et quen décider autrement reviendrait à créer, au plan de la procédure, une inégalité au profit de la Défense et au détriment de lAccusation.
24. La Cour européenne des droits de lhomme a analysé le principe dans un certain nombre de ses arrêts. Elle a, dans ces affaires, caractérisé le concept de procès équitable par son application aux deux parties. Dans laffaire Ekbatani c. Suède, elle a estimé que, bien que les parties naient pu comparaître en personne, elles avaient eu la possibilité de présenter leur dossier par écrit et, de ce fait, le principe de légalité des armes avait été respecté Dans laffaire Barberà c. Espagne, elle a souligné que larticle 6 1) imposait une égalité de traitement entre lAccusation et la Défense. Dans laffaire Brandsetter c. Autriche, elle a jugé quil fallait donner aux deux parties une égalité des chances en ce qui concerne les éléments de preuve produits par lautre. Dans laffaire Dombo Beheer BV c. Pays-Bas, elle a estimé que légalité des armes exigeait quun juste équilibre soit trouvé entre les parties et que chaque partie ait une chance raisonnable de présenter son dossier - y compris ses éléments de preuve - dans des conditions qui ne la mettent pas dans une position de faiblesse trop marquée par rapport à son adversaire.
25. Cette application de la notion de procès équitable au profit des deux parties se comprend puisque lAccusation agit au nom et dans lintérêt de la communauté et en particulier des victimes de linfraction en cause (dans les affaires portées devant le Tribunal, le Procureur agit au nom de la communauté internationale). Le principe dégalité naffecte pas les garanties fondamentales reconnues par les principes généraux du droit ou le Statut à laccusé et le procès se déroule dans le respect de ces garanties fondamentales. Envisagé sous cet angle, il est difficile de voir comment un procès pourrait paraître équitable si, par delà le strict respect de ces garanties fondamentales, laccusé est favorisé aux dépens de lAccusation.
26. La décision prise par la Chambre de première instance dexclure le témoignage du témoin protégé présenté en réplique à la déposition de lAmiral Domazet doit être envisagée sous cet angle. La première raison donnée par la Chambre pour justifier sa décision, à savoir que lAccusation aurait dû appeler ce témoin à la barre dans le cadre de la présentation de ses moyens, ne tient pas. LAccusation na su que la Défense avait lintention de présenter la déposition de lAmiral Domazet que lorsque celle-ci en a demandé lautorisation. Les témoins à charge navaient pas été informés de la teneur de la déposition de lAmiral Domazet; dès lors, aucune occasion ne sest présentée où ce témoignage aurait dû être présenté préalablement. La deuxième raison invoquée par la Chambre - à savoir quil nétait pas possible de modifier lordonnance de protection délivrée par une autre Chambre de première instance - ne tient pas non plus. Rien nempêche lAccusation de demander à la Chambre saisie de laffaire Blakic une dérogation ou une modification des mesures de protection dont bénéficie le témoin afin de permettre la présentation de sa déposition au procès Aleksovski. Telle est la pratique au Tribunal et elle aurait pu être reprise en lespèce. Une fois divulgué, le témoignage peut être versé au dossier de la présente affaire, sous réserve de mesures de protection convenables. Dans ces conditions, il serait injuste de refuser à lAccusation lavantage accordé à la Défense et de lempêcher de présenter un témoignage en réplique à la déposition du témoin à décharge.
27. Cependant, la Chambre de première instance sest également fondée sur le fait que ladmission du compte rendu de la déposition du témoin protégé aurait pour effet de priver laccusé de son droit à contre-interroger le témoin. En fait, comme la souligné lAccusation, le témoin a été longuement contre-interrogé dans le cadre de laffaire Blakic et les conseils de la Défense ont dans les deux affaires un intérêt commun. Il nen demeure pas moins que si le témoignage est admis en tant que preuve indirecte, cet accusé naura pas la possibilité de contre-interroger le témoin. Cest toutefois le cas chaque fois quon admet une preuve indirecte : la partie adverse na pas la possibilité de contre-interroger le témoin. Cet inconvénient est tempéré dans la présente affaire par le contre-interrogatoire pratiqué dans laffaire Blaskic et le désavantage que pourrait encore subir laccusé est contrebalancé par celui que subirait lAccusation si était exclu le témoignage quelle entendait présenter. De même que larticle 89 D) du Règlement ne met pas en cause ladmissibilité du compte rendu et de lenregistrement vidéo du témoignage à décharge de lAmiral Domazet, de même il ne met pas en cause ladmissibilité de la déposition à charge du témoin protégé, compte tenu de la nécessité de préserver légalité entre les parties.
28. La Chambre dappel en conclut que la Chambre de première instance a erré dans lexercice de ses pouvoirs discrétionnaires. En conséquence, il est fait droit au recours introduit contre la seconde décision. La pertinence de ce témoignage na pas été contestée. Cependant, la Chambre de première instance doit encore déterminer sil a valeur probante au sens de larticle 89 C). Des mesures doivent donc être prises afin dobtenir la modification des mesures de protection dont bénéficie le témoin dans laffaire Blaskic et permettre ainsi à la Chambre de première instance dexaminer le témoignage pour en apprécier la valeur probante. A moins quelle ne considère quil na aucune valeur probante, la Chambre de première instance devrait ensuite admettre le témoignage, sauf à prendre des mesures pour le protéger une fois admis.
IV. DISPOSITIF
Par ces motifs, la CHAMBRE DAPPEL,
CONFIRME lOrdonnance prise le 4 février 1999 par la Chambre dappel concernant la demande déposée le 6 novembre 1998 par lAccusation pour pouvoir interjeter appel;
ET DÉCIDE, par quatre voix contre une, M. le Juge Patrick Robinson votant contre, de rejeter lappel concernant la première Décision de la Chambre de première instance saisie de laffaire Aleksovski admettant un autre témoignage à décharge et de faire droit à lappel concernant la seconde décision pour autant que la Chambre de première instance considère que la déposition présentée en réplique a valeur probante au sens de larticle 89 C);
ET ORDONNE AUSSI, par quatre voix contre une, M. le Juge Patrick Robinson votant contre, que laffaire soit renvoyée devant la Chambre de première instance saisie de laffaire Aleksovski afin quelle soit réexaminée eu égard au témoignage produit en réplique et que ladite Chambre
1 donne pour instruction au Procureur de demander à la Chambre de première instance saisie de laffaire Le Procureur c. Tihomir Blaskic une dérogation ou une modification des mesures de protection ordonnées par celle-ci afin que le témoignage présenté en réplique puisse être divulgué en tant que de besoin dans le cadre de laffaire Aleksovski ; et
2. ordonne les mesures de protection nécessaires pour permettre lexamen du témoignage présenté en réplique et, le cas échéant, son admission, en tout ou partie, dans le cadre de la présente affaire ;
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Richard May
Président
M. le Juge Patrick Robinson joint son opinion dissidente au présent arrêt.
Fait le seize mai 1999
La Haye (Pays-Bas)
(Sceau du Tribunal)