LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit : M. le Juge Antonio Cassese, Président
M. le Juge Adolphus Karibi-Whyte
M. le Juge Haopei Li
M. le Juge Ninian Stephen
M. le Juge Lal Chand Vohrah
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Arrêt rendu le : 29 octobre 1997

LE PROCUREUR

C/

TIHOMIR BLASKIC

__________________________________________

ARRÊT RELATIF A LA REQUÊTE DE LA RÉPUBLIQUE DE CROATIE AUX FINS D’EXAMEN DE LA DÉCISION DE LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II RENDUE LE 18 JUILLET 1997

__________________________________________

Le Bureau du Procureur :
Mme Louise Arbour, Procureur
M. Mark Harmon
La République de Croatie :
M. l'Ambassador Ivan Simonovic
M. David B. Rivkin Jr.
M. Ivo Josipovic
M. Lee A. Casey
Le Conseil de la défense représentant Tihomir Blaskic
M. Russell Hayman
M. Anto Nobilo

SOMMAIRE

I INTRODUCTION
A. CONTEXTE
B. RÉCAPITULATIF**
II DISCUSSION
A. QUESTIONS LIMINAIRES
1. Signification juridique de l’expression "injonction de produire"
2. La question des remèdes juridiques est-elle "mûre pour examen" ?
B. DU POUVOIR DU TRIBUNAL DE DÉCERNER DES ORDONNANCES CONTRAIGNANTES AUX ÉTATS
1. Le Tribunal international peut-il décerner des injonctions aux États ?
2. Le Tribunal international peut-il décerner des ordonnances contraignantes aux États ?
3. La teneur possible des ordonnances contraignantes
4. Les remèdes juridiques disponibles en cas de non respect d’une ordonnance par un État
C. DU POUVOIR DU TRIBUNAL DE DÉCERNER DES ORDONNANCES CONTRAIGNANTES À DES RESPONSABLES OFFICIELS D’ÉTATS
1. Le Tribunal international peut-il décerner des injonctions aux responsables officiels des États ?
2. Le Tribunal international peut-il décerner des ordonnances contraignantes aux responsables officiels des États ?
D. DU POUVOIR DU TRIBUNAL INTERNATIONAL DE DÉCERNER DES ORDONNANCES CONTRAIGNANTES AUX PERSONNES AGISSANT À TITRE PRIVÉ
1. Le Tribunal international a-t-il le pouvoir de décerner des injonctions à des personnes physiques agissant à titre privé
2. Catégories de personnes visées par l’expression "personnes agissant à titre privé"
3. Le Tribunal international peut-il s’adresser directement aux personnes ou doit-il passer par les autorités nationales ?
4. Les remèdes disponibles en cas de non-respect
E. LA QUESTION DES PRÉOCCUPATIONS DE SÉCURITÉ NATIONALE
1. Est-il interdit au Tribunal international d’examiner des documents soulevant des préoccupations de sécurité nationale ?
2. Modalités permettant éventuellement de faire droit aux préoccupations de sécurité nationale.
III DISPOSITIF

I. INTRODUCTION

A. CONTEXTE

1. La Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ("Tribunal international") a été saisie de la question relative à la validité d’une injonction de produire (subpoena duces tecum)* décernée par le Juge Gabrielle Kirk McDonald à la République de Croatie ("Croatie") et à son Ministre de la Défense, M. Gojko Susak, le 15 janvier 1997. Cette question se pose suite à l’appel interjeté par la Croatie de la Décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 19971, qui confirmait la délivrance de ladite injonction de produire par le Juge McDonald et ordonnait à la Croatie de s’y conformer dans les 30 jours. La Croatie a contesté le fait que le Tribunal international ait le pouvoir et l’autorité juridiques de décerner des ordonnances contraignantes aux États et aux hauts responsables officiels. Les questions juridiques débattues devant cette Chambre portent sur le point de savoir si un juge ou une chambre de première instance du Tribunal international ont le pouvoir de décerner une injonction de produire en règle générale et notamment aux États, s’ils ont le pouvoir de décerner une injonction de produire aux hauts responsables officiels d’un État et à d’autres personnes, quelles sont les voies de recours appropriées en cas de non-respect d’une telle injonction de produire ainsi que d’autres questions comme celle des intérêts d’un État souverain en matière de sécurité nationale.

B. RECAPITULATIF**

2. Suite aux requêtes non contradictoires introduites le 10 janvier 1997 par le Bureau du Procureur ("Accusation"), le Juge McDonald a décerné, le 15 janvier 1997, une injonction de produire à la Croatie et à son ministre de la Défense, M. Susak2, ainsi qu’à la Bosnie-Herzégovine et au Dépositaire des archives centrales de l’ex-Ministère de la défense de la Communauté croate de Herceg-Bosna3. Les requêtes relatives à l’injonction de produire ont été adressées au Juge McDonald, qui a décerné lesdites injonctions de produire en sa qualité de juge ayant confirmé l’acte d’accusation contre Tihomir Blaskic4, l’accusé en l’espèce.

3. Dans une lettre en date du 10 février 19975, la Croatie déclarait "qu’elle était prête à coopérer entièrement sous réserve des conditions applicables à tous les États" mais contestait l’autorité juridique du Tribunal international de décerner une injonction de produire à un État souverain et la désignation d’un haut responsable officiel dans une demande d’assistance faite en vertu de l’article 29 du Statut du Tribunal international ("Statut").

4. Il avait été demandé aux destinataires de l’injonction de produire de comparaître en audience le 14 février 1997 pour répondre aux questions concernant la production des documents faisant l’objet de l’injonction. Un représentant du gouvernement de Bosnie-Herzégovine comparut et expliqua les mesures prises à cette date en vue d’exécuter l’injonction de produire. La Croatie ne s’étant pas présentée, le Juge McDonald a décerné une Ordonnance d’un Juge aux fins de faire exécuter une injonction de produire6 demandant à la Croatie et à M. Susak la production des documents ou, en cas de non-respect, la comparution personnelle devant elle, le 19 février 1997, d’un représentant du Ministre de la défense afin d’expliquer les raisons de ce non-respect.

5. Des représentants de la Croatie et de la Bosnie-Herzégovine ont assisté à l’audience du 19 février 1997. Le 20 février 1997, le Juge McDonald a suspendu l’exécution de l’injonction de produire décernée à la Croatie et àM. Susak7 aux fins de permettre aux parties de résoudre la question de façon informelle et compte tenu de la contestation de la Croatie relative à l’autorité du Tribunal de décerner de telles injonctions. La Croatie a ensuite fourni à l’Accusation certains documents requis et informé le Tribunal international qu’elle était à la recherche d’autres documents.

Les audiences relatives à l’injonction de produire décernée à la Bosnie-Herzégovine et au Dépositaire des archives centrales de l’ex-Ministère de la défense de la Communauté croate de Herceg-Bosna se sont tenues les 24 février 1997, 28 février 1997 et 7 mars 1997.

6. Le 28 février 1997, le Conseil de la défense représentant Tihomir Blaskic a déposé une Requête aux fins de délivrer une injonction de produire à la Bosnie-Herzégovine exigeant la communication de moyens de preuve à décharge, suite à laquelle une ordonnance requérant la production des documents fut décernée8.

7. Le 7 mars 1997, le Juge McDonald a décerné une ordonnance prescrivant à toutes les parties de déposer, le 1er avril 1997 au plus tard, des mémoires sur les questions du pouvoir d’un Juge ou d’une Chambre de première instance du Tribunal international de décerner une injonction de produire aux États, aux hauts responsables officiels et des voies de recours appropriées en cas de non-exécution9. Le 16 avril 1997 fut retenu comme date d’audience.

8. Vu l’importance de ces questions, le 14 mars 1997, le Juge McDonald a ordonné qu’elles soient présentées à la Chambre de première instance II afin d’être entendues par cette chambre au complet, composée d’elle-même en qualité de Président, du Juge Elizabeth Odio Benito et du Juge Saad Saood Jan10. Elle a également invité lesamici curiae à déposer des demandes d’autorisation aux fins de présenter des mémoires sur les questions susmentionnées, en application de l’article 74 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement").

9. Le 20 mars 1997, l’Accusation a présenté une Requête relative aux questions faisant l’objet d’exposés pour l’audience du 16 avril 1997 concernant l’injonction de produire, par laquelle elle cherchait à réduire le champ des questions traitées dans les mémoires et, le 21 mars 1997, une Requête pour la remise en vigueur de l’injonction de produire. La Croatie a fait opposition aux deux. Le 27 mars 1997, la Chambre de première instance a rejeté les deux requêtes de l’Accusation11.

10. La Bosnie-Herzégovine a soumis son Mémoire sur les questions relatives à l'injonction de produire le 25 mars 199712. Une Ordonnance invitant la Défense à déposer un mémoire et à participer à l’audience aux fins de débattre des questions relatives à l’injonction de produire a été délivrée le 1er avril 1997. L’Accusation, le Ministre de la défense de Bosnie-Herzégovine et la Croatie ont soumis des mémoires relatifs à l’injonction de produire le 1er avril 1997. La Croatie a répondu au Mémoire de l’Accusation le 11 avril 1997. Les Mémoires desamici curiae suivants ont également été soumis avant l’audience du 16 avril 1997, après autorisation :

11. Dans une lettre du 15 avril 1997, au nom de la Croatie, M. Jelinic demandait, entre autres, que le Juge McDonald s’abstienne de participer à l’audience du 16 avril 1997, puisqu’elle était "le Juge qui a décerné l’ordonnance dont il sera débattu". Le 16 avril 1997, le Bureau du Tribunal international, composé du Président Antonio Cassese, du vice-président Adolphus Karibi-Whyte et des deux juges présidant les Chambres de première instance, le Juge Claude Jorda et le Juge McDonald, s’est réuni pour examiner cette requête. Après avoir exprimé son avis sur la question, le Juge McDonald s’est retiré et le Bureau a examiné la question en son absence. Il a conclu que l’impartialité du Juge McDonald n’était en aucune manière atteinte par sa participation antérieure à la délivrance d’une injonction de produire et qu’il n’avait pas à se récuser en application de l’article 15 A) du Règlement13.

12. L’audience s’est tenue les 16 et 17 avril 1997 devant la Chambre de première instance II. L’Accusation, la Croatie, la Bosnie-Herzégovine, un représentant de son Ministre de la défense, M. Ante Jelavic, et le Conseil de la défense représentant Tihomir Blaskic ainsi que plusieurs autres personnes ayant soumis des Mémoires d’amicus curiae14, ont exposé leurs arguments. Le 8 mai 1997, avec l’autorisation de la Chambre de première instance, la Croatie a soumis un Mémoire final en opposition à l’injonction de produire, auquel l’Accusation a répondu le 28 mai 1997, après avoir obtenu une prorogation de délai.

13. La Chambre de première instance II a rendu sa "Décision relative à l’injonction de produire" le 18 juillet 1997. La délivrance de l’injonction de produire à la Croatie et à son Ministre de la défense par le Juge McDonald le 15 janvier 1997 était maintenue, ladite injonction de produire, suspendue le 20 février 1997, était remise en vigueur et la Croatie se voyait enjoindre d’en exécuter les dispositions dans les 30 jours. La Chambre décidait qu’un juge ou une chambre de première instance du Tribunal international avait le pouvoir et l’autorité de décerner des ordonnances du type des injonctions de produire aux États, aux hauts responsables officiels et aux personnes privées. Si le droit international dispose bien qu’il revient aux États de choisir la manière de remplir leurs obligations internationales, cela ne signifie pas pour autant qu’ils peuvent promulguer une législation interne imposant des conditions à l’exécution de telles obligations, notamment en ce qui concerne les obligations des États visées au Chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Les résolutions 827 et 1031 du Conseil de sécurité montrent que celui-ci entend que les États exécutent et soient tenus de respecter sans réserve les ordonnances du Tribunal international. Leurs responsables officiels sont également tenus d’exécuter les injonctions de produire qui leur sont adressées ès qualités. La Décision insistait, d’autre part, sur le fait que si ce sont les responsables officiels qui font l’objet des ordonnances du Tribunal international, les États ont également la responsabilité de les faire exécuter ou de réclamer leur exécution. Les considérations de sécurité nationale n’offrent pas une immunité absolue, elles ne peuvent être valablement invoquées pour faire systématiquement obstacle à l’exécution des ordonnances du Tribunal international. Un argument de sécurité nationale une fois soulevé, il revient à la Chambre de première instance de décider de la validité de cette assertion, par exemple au cours d’une audience à huis clos, non contradictoire qui lui permette d’examiner ce type d’éléments de preuve. La Chambre de première instance a refusé d’examiner les remèdes disponibles en cas de non-exécution de telles ordonnances, au motif qu’elle jugeait cet examen prématuré à ce stade de la procédure.

14. Le 25 juillet 1997, en vertu de l’article 108 du Règlement, la Croatie a déposé un Acte d’appel et une Requête aux fins de surseoir à l’ordonnance rendue par la Chambre de première instance le 18 juillet 1997. Il a été demandé à la Chambre d’appel d’examiner la Décision relative à l’injonction de produire et de l’infirmer, de casser l’injonction de produire décernée par le Juge McDonald à la Croatie et à son Ministre de la défense le 15 janvier 1997 et de suspendre l’ordonnance de la Chambre de première instance du 18 juillet 1997 dans l’attente de l’arrêt en appel. Il a également été demandé à la Chambre d’appel d’ordonner à la Chambre de première instance et à l’Accusation qu’aucune nouvelle ordonnance contraignante sous peine de sanctions ne soit décernée aux États ou à leurs responsables officiels par le Tribunal international.

15. Le 29 juillet 1997, en application de l’article 108 bis du Règlement, la Chambre d’appel a déclaré recevable la Requête de la Croatie aux fins d’un examen de la Décision relative à l’injonction de produire15. Elle a suspendu l’exécution de l’injonction de produire décernée par le Juge McDonald à la Croatie et à son Ministre de la défense le 15 janvier 1997 ainsi que l’ordonnance de la Chambre de première instance II à la Croatie du 25 juillet 1997 en attendant l’arrêt en appel sur ces questions. En application de l’article 74 du Règlement, la Chambre d’appel a également invité les amici curiae intéressés à soumettre des Mémoires pour le 15 septembre 1997 sur les points suivants :

1) le pouvoir d’un juge ou d’une chambre de première instance du Tribunal international de décerner une injonction de produire ;

2) le pouvoir d’un juge ou d’une chambre de première instance du Tribunal international de demander une assistance ou de décerner une injonction de produire aux hauts responsables officiels d’un État ;

3) les remèdes appropriés en cas de non-exécution d’une injonction de produire ou d’une requête décernée par un juge ou une chambre de première instance et

4) tout autre point concernant cette affaire, comme la question des intérêts de sécurité nationale d’un État souverain.

16. Le 4 août 1997, l’Accusation a déposé une Requête aux fins d’annuler la décision de la chambre d’appel du 29 juillet 1997. Cette requête a été suivie le 8 août par le dépôt d’une Opposition de la République de Croatie à cette Requête du Procureur. Le 12 août 1997, la Chambre d’Appel a rejeté la requête de l’Accusation aux fins d’annuler sa décision du 29 juillet 1997, confirmé la suspension de l’exécution de l’injonction de produire et l’ordonnance aux fins d’exécution de la Chambre de première instance II à la Croatie ainsi que l’ordonnance portant calendrier et fixé l’audience d’appel aux 22 et 23 septembre 199716.

17. Le Mémoire relatif à l’appel de la République de Croatie en opposition à l’injonction de produire a été déposé le 18 août 1997 et suivi du Mémoire en Réponse du Procureur le 8 septembre 1997. La Croatie a répliqué au Mémoire du Procureur le 15 septembre 1997. Suite à l’invitation de la Chambre d’appel du 29 juillet 1997, des Mémoires ont été soumis par les amici curiae suivants :

18. Le 22 septembre 1997, la Chambre d’appel constituée du Président Antonio Cassese, des Juges Adolphus Karibi-Whyte, Haopei Li, Ninian Stephen et Lal Chand Vohrah a entendu l’appel interjeté par la Croatie contre l’injonction de produire décernée par le Juge McDonald et la Décision relative à l’injonction de produire. La Croatie a présenté ses exposés, accompagnés d’une déclaration de l’Ambassadeur Simonovic, et l’Accusation et le Conseil de la défense représentant Tihomir Blaskic ont également exposé leur position.

19. Après avoir dûment examiné les mémoires et entendu les exposés des parties et après avoir également examiné les mémoires des amici curiae, la Chambre d’appel rend l’arrêt suivant.

II. DISCUSSION

A. Questions liminaires

1. Signification juridique de l’expression "injonction de produire"

20. La Chambre d’appel estime qu’il est approprié de traiter ici deux points qui sont, en un sens, préliminaires aux diverses questions dont elle est saisie. D’aucuns pourraient considérer que le premier relève davantage de la terminologie que du fond mais, en réalité, il intéresse les deux: le terme subpoena signifie-t-il une injonction sous peine de sanctions en cas de non-respect ? Ou doit-on plutôt retenir l’interprétation exposée par le Procureur devant la Chambre de première instance et accueillie par celle-ci, à savoir que ce terme recouvre une ordonnance contraignante qui "n’implique pas nécessairement l’assertion d’un pouvoir d’imposer des amendes ou des peines de prison, comme cela pourrait être le cas en droit interne" ?17

21. Comme nous venons de le faire remarquer, la Chambre de première instance a décidé que le terme injonction doit recevoir le sens neutre d’"ordonnance contraignante". Cependant, elle n’a pas tranché la question de savoir si une peine pourrait être imposée en cas de non-respect de ce type d’ordonnance. La Chambre de première instance a remarqué que, en vertu des dispositions de l’article 54 du Règlement, "il serait incorrect de conclure qu’une peine était envisagée tout comme il serait incorrect d’inférer qu’elle ne l’était pas" (Non souligné dans l’original)18.

Pour interpréter correctement le terme subpoena utilisé à l’article 54 du Règlement, la Chambre d’appel part des prémisses que (i) dans les juridictions de common law, qui emploient le terme en question comme terme technique, il désigne généralement les ordonnances obligatoires décernées par les tribunaux dont le non-respect peut être "sanctionné" en tant qu’outrage à la Cour et (ii) dans le texte français de l’article 54, comme l’a souligné avec justesse la Chambre de première instance, l’équivalent de "subpoena", à savoir "assignation", "n’implique pas nécessairement l’imposition d’une peine"19. En se fondant sur ces prémisses, deux interprétations sont possibles. Premièrement, comme l’a proposé un amicus curiae, il est possible de soutenir que "les concepts juridiques figurant dans le Règlement sont détachés de leur contexte d’origine appartenant à une culture juridique spécifique. En d’autres termes, le sens de certains des termes employés dans le Règlement du TPIY n’est pas prédéterminé par l’interprétation de ces termes dans leur culture juridique d’origine mais doit faire l’objet d’une nouvelle définition indépendante, tenant compte des missions et finalités spécifiques du TPIY"20. En conséquence, "il semble inconcevable que l’emploi du termesubpoena dans l’article 54 du Règlement autorise des chambres de première instance et/ou des juges à imposer des peines en cas de non-respect injustifié"21. Un autre amicus curiae a proposé une interprétation différente. Selon celui-ci, afin de concilier les deux textes de l’article 54 du Règlement et, dans le même temps, de tenir compte du fait que les États ne peuvent faire l’objet de peines ou de sanctions prononcées par une juridiction internationale, le terme subpoena du texte anglais ne devrait pas être interprété comme signifiant toujours une ordonnance obligatoire qu’on ne peut faire appliquer au moyen d’une pénalité mais, plutôt, en se fondant sur le principe de l’effet utile (ut res magis valeat quam pereat), il conviendrait de lui donner une interprétation restreinte. Il devrait faire référence uniquement à des ordonnances obligatoires, impliquant l’éventuelle imposition d’une peine, visant des personnes agissant à titre privé

.

La Chambre d’appel retient cette dernière interprétation. L’article 7 du Règlement prévoit qu’en cas de divergence entre les textes anglais et français du Règlement, "le texte qui reflète le plus fidèlement l’esprit du Statut et du Règlement prévaut". Conformément à ce principe d’interprétation, la Chambre d’appel doit tenir compte de certains facteurs. Certes, l’article 29 2) du Statut ne mentionne que les "ordonnances" et les "demandes", sans mentionner les injonctions. Cependant, il serait contraire au principe général de l’effet utile, en donnant au terme subpoena le sens neutre d’"ordonnance contraignante", de le rendre superflu dans le texte anglais de l’article 54 du Règlement. Puisque, comme nous le verrons ci-après (para. 24-25 et 38), le Tribunal international n’est pas habilité à décerner des ordonnances contraignantes sous peine de sanction aux États ou à leurs responsables officiels, il est fidèle à l’esprit du Statut et du Règlement de donner une interprétation restreinte au terme technique en question et de l’entendre comme se référant seulement et exclusivement aux ordonnances contraignantes décernées par le Tribunal international, sous peine de sanctions, aux personnes agissant à titre privé. Il en va de même pour le terme français "assignation", que l’on doit interpréter comme se référant exclusivement aux ordonnances visant de telles personnes et assorties d’une peine pour non-respect.

2. La question des remèdes juridiques est-elle "mûre pour examen" ?

22. La seconde question préliminaire concerne le fait de savoir si, en statuant sur les diverses questions soumises à l’examen de la Chambre d’appel, celle-ci devrait également se prononcer sur les remèdes disponibles en cas de non-respect des ordonnances contraignantes ou des injonctions du Tribunal international. La Chambre de première instance a conclu que cette question "n’est pas encore mûre pour examen"23, bien qu’elle ait évoqué en passant un ensemble de remèdes et de pénalités24. La Chambre de première instance a ainsi appliqué la "doctrine de la maturité" qu’accueillent les juridictions des États-Unis. Aux termes de cette "doctrine", une cour devrait s’abstenir d’examiner des points hypothétiques, voire spéculatifs et qui, de toute façon, ne sont pas d’une urgence et d’une réalité suffisantes pour justifier un jugement. Il est bien connu qu’aux États-Unis cette doctrine provient de la clause "case or controversy" (affaire ou controverse) de l’article III de la constitution des États-Unis et vise à éviter que les juridictions entendent les plaintes concernant des actions d’organes gouvernementaux qui n’ont pas encore porté préjudice au plaignant25. Avec tout le respect dû, la Chambre d’appel décide qu’il n’est pas approprié d’invoquer cette "doctrine" en l’espèce.

23. Cette conclusion repose sur deux motifs. D’une part, quels que soient les mérites de ladite "doctrine", il semble à la Chambre d’appel qu’il n’est pas pertinent de la transposer dans une procédure pénale internationale. La Chambre d’appel est d’avis que les points de vue ou les approches judiciaires internes doivent être maniés avec la plus extrême prudence au plan international, de crainte de ne pouvoir tenir compte des caractéristiques uniques de la procédure pénale internationale.

24. D’autre part, même si la Chambre d’appel acceptait la transposition de cette doctrine dans les procédures pénales internationales, son application ne produirait pas les résultats envisagés par la Chambre de première instance. Le Conseil de la Croatie a avancé que, dans une situation semblable, les juridictions des États-Unis soutiendraient probablement que la controverse était réelle et mûre pour examen, ou décideraient du moins que la partie concernée est en droit de demander un jugement déclaratif26. La Chambre d’appel souligne que la Croatie a contesté à la fois le pouvoir du Tribunal international de décerner des injonctions aux États et son pouvoir d’adopter des sanctions en cas de non-respect. C’était là le fond du différend. En conséquence, dans son Ordonnance du 14 mars 1997, le Juge McDonald a énuméré quatre catégories de questions adressées aux amici curiae et l’une d’elles concernait les mesures à prendre en cas de non-exécution d’une injonction de produire ou une requête décernée par un juge ou une chambre de première instance du Tribunal international. Cette question a été largement traitée dans les Mémoires de la Croatie, du Procureur et des divers amici curiae et débattue en détail dans leurs exposés devant la Chambre de première instance. Elle a donc fait l’objet d’arguments et de désaccords, notamment entre la Croatie et le Procureur, qui ont présenté des opinions opposées. De plus, il n’est guère convaincant de soutenir que, puisque la Chambre de première instance n’a examiné que les questions de catégories et de caractéristiques des ordonnances que le Tribunal international est habilité à décerner, la question des remèdes restait hypothétique ou spéculative à ce stade. En effet, étant donné que la Chambre de première instance avait conclu que la Croatie était dans l’obligation de respecter l’injonction de produire, il était pertinent qu’elle sache de quels remèdes ou sanctions disposerait le Tribunal international en cas de non-respect de celle-ci.

 

B. DU POUVOIR DU TRIBUNAL DE DÉCERNER DES ORDONNANCES CONTRAIGNANTES AUX ÉTATS

1. Le Tribunal international peut-il décerner des injonctions aux États ?

25. La Chambre d’appel est d’avis que le terme subpoena (dans le sens d’assignation sous peine de sanctions) ne peut s’appliquer ou s’adresser à un État. Cette conclusion se fonde sur deux raisons.

Premièrement, le Tribunal international n’est pas investi du pouvoir de prendre des mesures coercitives contre les États. Si les rédacteurs du Statut avaient eu l’intention de lui conférer un tel pouvoir, ils l’auraient expressément prévu. Ce pouvoir ne peut être considéré comme inhérent aux fonctions d’une instance judiciaire internationale27. Aux termes du droit international actuellement en vigueur, les États peuvent seulement être l’objet de contre-mesures prises par d’autres États ou de sanctions adoptées par la communauté internationale organisée, à savoir les Nations Unies ou d’autres organisations intergouvernementales.

Deuxièmement, la Chambre de première instance28 et le Procureur29 ont tous deux souligné que, s’agissant des États, la "peine" accompagnant une injonction ne serait pas de nature pénale. Aux termes du droit international en vigueur, il est évident que les États, par définition, ne peuvent faire l’objet de sanctions pénales semblables à celles prévues dans les systèmes pénaux internes.

La Chambre d’Appel arrête donc que le terme d’injonction ne peut s’appliquer aux États et que seules des "ordonnances" ou des "requêtes" contraignantes peuvent leur être adressées.

 

2. Le Tribunal international peut-il décerner des ordonnances contraignantes aux États ?

26. La Croatie a ensuite contesté le pouvoir du Tribunal international de décerner des ordonnances contraignantes aux États et déclaré que, aux termes du Statut, le Tribunal international n’a compétence que sur les personnes et non sur les États30. Cette opinion se fonde sur une idée manifestement fausse. De toute évidence, l’article premier du Statut prévoit expressément que le Tribunal international a uniquement compétence sur "les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis [ le 1er janvier] 1991". Le Tribunal international peut poursuivre et juger ces personnes. C’est là sa compétence principale. Cependant, il est évident que le Tribunal international, afin de traduire en justice les personnes dépendant de la compétence d’États souverains, ne possédant pas lui-même de force de police, doit pouvoir compter sur la coopération des États. Le Tribunal international doit donc se tourner vers les États s’il tient effectivement à enquêter sur les crimes, assembler les moyens de preuve, assigner les témoins à comparaître, faire arrêter les accusés et les transférer au Tribunal international. Les rédacteurs du Statut ont tenu compte de cette situation avec réalisme en imposant aux États l’obligation d’apporter leur collaboration et une entraide judiciaire au Tribunal international. Cette obligation est prévue à l’article31 29 et réaffirmée au paragraphe 4 de la résolution 827 (1993) du Conseil de sécurité32. Ainsi, sa force contraignante découle des dispositions du Chapitre VII et de l’article 25 de la Charte des Nations Unies ainsi que de la résolution susmentionnée du Conseil de Sécurité prise en application desdites dispositions. Le fondement juridique exceptionnel de l’article 29 explique la nouveauté et, de fait, le caractère unique du pouvoir conféré au Tribunal international de décerner des ordonnances aux États souverains (en droit international coutumier, les États, par principe, ne peuvent recevoir d’"ordre", qu’ils proviennent d’autres États ou d'organismes internationaux). De surcroît, il convient d’ajouter que l’obligation, exprimée dans les termes les plus clairs à l’article 29, incombe, en vertu de l’article 2 6) de la Charte des Nations Unies, à tous les États vis-à-vis de tous les États membres des Nations Unies. Le Conseil de sécurité, autorité suprême pour le maintien de la sécurité et de la paix internationales, a solennellement enjoint à tous les États de se conformer aux ordonnances et requêtes du Tribunal international. La nature et le contenu de cette obligation, ainsi que la source dont elle découle, montrent clairement que l’article 29 n’a pas pour objet l’instauration de relations bilatérales. L’article 29 dispose que les États ont des obligations "envers la communauté internationale dans son ensemble" ou, en d’autres termes, des "obligations erga omnes"33. Il pose également en principe que son observance est d’intérêt collectif. En d’autres termes, tout autre membre des Nations Unies est investi d’un intérêt juridique à l’exécution de l’obligation prévue à l’article 29 34(s’agissant des modalités d’exercice erga omnes de cet intérêt juridique, cf. ci-après, paragraphe 36).

Quant aux États qui ne sont pas membres des Nations Unies, en conformité avec le principe général inscrit à l’article 35 de la Convention de Vienne sur le droit des traités35, il peuvent s’engager à respecter l’obligation visée à l’article 29 en l’acceptant expressément par écrit. Cette acceptation peut s’exprimer de diverses manières. Ainsi, par exemple, l’adoption par la Suisse en 1995 d’une loi mettant en oeuvre le Statut du Tribunal international, implique clairement une acceptation de l’article 2936.

27. L’obligation examinée concerne à la fois des actions que les États ne peuvent entreprendre qu’à travers leurs organes exclusivement (par exemple en cas d’une ordonnance enjoignant à un État de produire des documents effectivement en la possession d’un de ses responsables officiels) et les actions que l’on peut demander aux États d’entreprendre concernant les personnes privées relevant de leur compétence (comme c’est le cas lorsque le Tribunal international ordonne que des personnes soient arrêtés ou qu’elles produisent des éléments de preuve sous menace d’une peine nationale, ou qu’elles soient conduites à La Haye pour témoigner à la barre).

28. Le Procureur a avancé que l’article 29 confère expressément au Tribunal international "une compétence accessoire sur les États"37. Cependant, il convient d’être prudent en utilisant le terme de compétence pour deux catégories d’actions différentes du Tribunal international. Comme nous l’avons dit ci-dessus, la compétence principale du Tribunal international, à savoir son pouvoir d’exercer des fonctions judiciaires, concerne uniquement les personnes physiques. Le Tribunal international peut poursuivre et juger les personnes qui sont présumées responsables de crimes définis dans les articles 2 à 5 du Statut. Bien sûr, s’agissant des États concernés par l’article 29, le Tribunal international n’exerce pas les mêmes fonctions judiciaires. Il ne dispose que du pouvoir de décerner des ordonnances et des requêtes contraignantes. Pour éviter toute confusion terminologique qui entraînerait également une confusion conceptuelle, il est probablement plus exact, lorsqu’il s’agit d’États, de parler simplement de pouvoirs contraignants accessoires (ou incidents) dans le cadre de l’article 29.

29. Il convient à nouveau de souligner que le libellé même de l’article 29 indique manifestement que tous les États membres sont tenus de respecter l’obligation qu’il crée, qu’il s’agisse ou non d’États issus de l’ex-Yougoslavie. La Chambre d’appel ne perçoit donc pas la valeur de l’affirmation d’un amicus curiae selon laquelle seuls les anciens belligérants, c’est-à-dire les États ou entités de l’ex-Yougoslavie seraient tenus de respecter cette obligation38. Cette opinion semble faire la confusion entre les obligations découlant des Accords de Dayton et Paris des 21 novembre et 14 décembre 1995, qui s’appliquent uniquement aux États ou entités de l’ex-Yougoslavie, et les obligations prévues à l’article 29, qui sont de portée beaucoup plus large. Il est évident que les États autres que ceux impliqués dans le conflit armé peuvent avoir en leur possession des éléments de preuve concernant des crimes commis en ex-Yougoslavie ou il se peut qu’ils aient initié des procédures contre les personnes accusées de crimes en ex-Yougoslavie. De même, des suspects, des accusés ou des témoins peuvent résider sur leur territoire ou des documents probants peuvent s’y trouver. La coopération de ces États avec le Tribunal international est donc tout aussi impérative que celle des États ou entités de l’ex-Yougoslavie.

La Chambre d’appel n’accorde, par ailleurs, aucune valeur à un autre argument possible, à savoir, puisque le Tribunal international a pour mission principale d’exercer des fonctions que les juridictions nationales des États ou des entités issus de l’ex-Yougoslavie n’ont pas exercées ou n’exercent pas, c’est essentiellement sur ces États et entités que le Tribunal international pourrait exercer sa primauté ; ainsi, et ce n’est qu’à leur égard qu’il pourrait exiger l’observance de l’article 29 et, par conséquent, décerner des ordonnances contraignantes. Le Tribunal international n’a pas pour mission de remplacer les juridictions d’aucun État, quel qu’il soit. En vertu de l’article 9 du Statut, le Tribunal international et les juridictions nationales sont concurremment compétents. Les juridictions nationales des États de l’ex-Yougoslavie, comme celles de tout État, sont tenues par le droit coutumier de juger ou d’extrader les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire39. La primauté du Tribunal prévue à l’article 9 2) s’exerce sur l’ensemble des juridictions nationales ou, si ces juridictions manquent à cette obligation coutumière, il peut intervenir et juger. Le fait que les crimes relevant de sa compétence principale ont été commis sur le territoire de l’ex-Yougoslavie ne préjuge en rien de l’identité des États visés à l’article 29 ; tous les États doivent coopérer avec le Tribunal international.

30. Même si elle n’accueille pas l’argument précédent, la Chambre d’appel reconnaît une certaine valeur à la distinction faite par le Procureur dans son Mémoire40 entre "les États faisant partie du territoire de l’ex-Yougoslavie et les États tiers qui n’étaient pas directement impliqués dans le conflit et dont le rôle, encore aujourd’hui, est celui d’observateurs concernés". A la différence de l’amicus curiae susmentionné, le Procureur ne tire aucune conséquence juridique de cette distinction. Selon lui, elle ne peut avoir qu’une valeur pratique du fait que "les pouvoirs contraignants expressément conférés par l’article 29 2) du Statut seront rarement, voire jamais, invoqués pour de tels États tiers."41. Que ces pouvoirs contraignants aient besoin ou non d’être invoqués vis-à-vis d’États tiers relève de la spéculation. La Chambre d’appel comprend cependant la différence pratique entre les deux catégories d’États : il est plus probable que l’on demande à ceux de l’ex-Yougoslavie de coopérer selon les modalités de l’article 29. En tant qu’anciens belligérants, ils sont davantage susceptibles de détenir des éléments de preuve importants nécessaires au Tribunal international.

31. Ayant précisé le champ et le but de l’article 29, la Chambre d’appel estime nécessaire d’ajouter qu’elle partage également l’argument du Procureur selon lequel il faut distinguer deux modes d’interaction avec le Tribunal international : la coopération et l’exécution obligatoire42. La Chambre d’appel accepte l’argument de l’Accusation selon lequel :

"aussi bien en terme de politique générale que de mise en place de bonnes relations avec les États, ... les processus de coopération devraient être utilisés chaque fois que possible et systématiquement lors de la première demande, le recours aux pouvoirs contraignants et coercitifs expressément conférés par l’article 29 2) devant être réservé aux cas où il s’impose réellement"43.

En dernière analyse, le Tribunal international ne peut s’acquitter de ses fonctions que s’il peut compter sur l’assistance et sur la coopération de bonne foi des États souverains. Il serait donc de bonne politique pour le Procureur et pour les conseils de la défense de chercher d’abord à obtenir, par des mesures de coopération, l’assistance des États et de ne demander à un juge ou à une chambre de première instance de recourir à une action contraignante, prévue à l’article 29, que s’ils refusent de prêter leur concours.

 

3. La teneur possible des ordonnances contraignantes

32. La Chambre d’appel va maintenant se pencher sur la question de savoir si les ordonnances faisant obligation à un État de produire des documents peuvent avoir une portée très large ou si elles doivent, au contraire, être spécifiques.

La Croatie a soutenu que la Chambre de première instance a ordonné la production "de documents non spécifiés, uniquement identifiés par catégorie et dont la pertinence n’est pas prouvée", adoptant par là même "une procédure fortement contestable d’obligation de communication de type américain"44. [La Chambre de première instance, dans sa Décision relative à l’injonction de produire, a conclut qu’il appartenait au juge ou à la Chambre de première instance ayant délivré l’injonction "de procéder à une évaluation préliminaire aux fins de savoir si les pièces demandées se révèlent pertinentes et admissibles et sont identifiées de façon assez précise"45]. La Chambre d’appel accueille ce point de vue. Toute requête aux fins d’une ordonnance de production de document, en vertu de l’article 29 2) du Statut, qu’elle intervienne avant ou après le commencement du procès, doit :

i) identifier des documents précis et non pas seulement indiquer de larges catégories. En d’autres termes, les documents doivent être identifiés autant que possible et doivent, de plus, être limités en nombre. La Chambre d’appel se range à l’avis du Conseil de la défense46 selon lequel, lorsque la partie déposant la requête relative à une ordonnance aux fins de production de document est incapable de préciser le titre, la date et l’auteur des documents, ou autres éléments d’identification, elle ne devrait être autorisée à omettre de tels détails que si elle en explique les raisons, tout en restant tenue d’identifier les documents précis en cause d’une manière appropriée. Vu l’esprit du Statut et l’exigence d’un procès équitable visée aux articles 89 B) et D) du Règlement, la Chambre de première instance peut juger qu’il est approprié de permettre l’omission de ces détails, si elle est convaincue que la partie requérant l’ordonnance, agissant de bonne foi, n’a aucun moyen de fournir lesdits détails ;

ii) énoncer succinctement les raisons pour lesquelles ces documents sont considérés comme pertinents pour le procès. Si cette partie est d’avis que le fait d’exposer les raisons de la requête peut compromettre sa stratégie d’accusation ou de défense, elle devrait le déclarer et signaler au moins les motifs généraux sur lesquels repose sa requête ;

iii) être d’une exécution relativement aisée. Ceci implique que, comme nous y avons fait allusion ci-dessus, une partie ne peut requérir la production de centaines de documents, en particulier lorsqu’il est manifeste que l’identification, la localisation et l’examen de ces documents par les autorités nationales pertinentes seraient excessivement laborieux et non strictement justifiés par les exigences du procès ; et

iv) laisser à l’État concerné suffisamment de temps pour s’exécuter. Ceci bien évidemment n’autoriserait pas cet État à prendre des délais indus. Des dates butoirs raisonnables et réalistes peuvent être fixées par la Chambre de première instance après consultation de l’État concerné.

 

4. Les remèdes juridiques disponibles en cas de non respect d’une ordonnance par un État

33. Quels sont les remèdes qui s’offrent au Tribunal international lorsqu’un État ne se conforme pas à une ordonnance portant obligation de produire des documents ou, plus généralement, à n’importe quelle ordonnance contraignante ?

Comme nous l’avons indiqué ci-dessus, le Tribunal international n’est pas investi d’un quelconque pouvoir de coercition ou de sanction vis-à-vis des États. C’est à son organe de tutelle, le Conseil de sécurité, qu’il appartient essentiellement de se prononcer le cas échéant sur des sanctions contre un État récalcitrant, dans les conditions prescrites par le chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Cependant, le Tribunal international est doté du pouvoir inhérent d’effectuer une détermination formelle sur le manquement par un État à l’une des dispositions du Statut ou du Règlement de procédure et de preuve. Il détient également le pouvoir d’informer le Conseil de sécurité de cette détermination formelle.

Le pouvoir d’effectuer cette détermination formelle est un pouvoir inhérent : le Tribunal international doit détenir le pouvoir de dresser tous les constats formels nécessaires à l’exercice de sa compétence principale. Ce pouvoir inhérent s’exerce au bénéfice du Tribunal international afin qu’il puisse s’acquitter pleinement de ses fonctions judiciaires fondamentales et que son rôle judiciaire soit protégé. Le pouvoir du Tribunal international d’informer le Conseil de sécurité tient à la relation qui existe entre ces deux institutions. Le Conseil de sécurité a établi le Tribunal international au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies dans le but de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie. Le corollaire logique de la manière dont le Tribunal international a été créé est qu’à chaque fois qu’un État ne respecte pas son obligation au titre de l’article 29 du Statut, l’empêchant ainsi de remplir la mission que lui a confiée le Conseil de sécurité, le Tribunal international est en droit d’informer le Conseil de sécurité de ce non-respect.

34. Les pouvoirs susmentionnés ont été intégrés par le Tribunal international dans son Règlement de procédure et de preuve. L’article 7 bis dispose :

A) Outre les cas visés aux articles 11 [ Non-respect d’une demande officielle de dessaisissement] , 13 [ Non bis in idem] , 59 [ Défaut d’exécution d’un mandat d’arrêt ou d’un ordre de transfert] et 61 [ Procédure en cas d’inexécution d’un mandat d’arrêt] , lorsqu’une Chambre de première instance ou un Juge est convaincu qu’un État a manqué à l’une des obligations au titre de l’article 29 du Statut en rapport avec une affaire dont ils sont saisis, la Chambre ou le Juge peut demander au Président d’informer le Conseil de sécurité de ce manquement.

B) Si le Procureur convainc le Président qu’un État ne s’est pas acquitté de l’une de ses obligations au titre de l’article 29 du Statut en réponse à une demande formulée par le Procureur au titre des articles 8 [ Demande d’information] , 39 [ Déroulement des enquêtes] ou 40 [ Mesures conservatoires] , le Président en informe le Conseil de sécurité.

À la lumière de ce qui précède, l’adoption de l’article 7 bis doit clairement être considérée comme relevant de l’autorité du Tribunal international. Cette conclusion est également confirmée par le fait que, jusqu’à présent, suite à une requête d’une Chambre de première instance ou proprio motu, le Président du Tribunal international a dû, en cinq occasions différentes, informer le Conseil de sécurité du manquement d’un État ou d’une entité à son obligation au titre de l’article 2947. Le Conseil de sécurité, loin de s’opposer à cette procédure, l’a, en général, faite suivre d’une déclaration de son Président au nom de l’organe tout entier et s’adressant à l’État ou à l’entité récalcitrant.48

35. Il est judicieux à ce stade d’illustrer le pouvoir du Tribunal international d’effectuer cette détermination formelle. Lorsqu’ils sont confrontés au non-respect présumé d’une ordonnance ou d’une requête émise au titre de l’article 29 du Statut, un juge, une Chambre de première instance ou le Président doivent être convaincus que l’État a clairement failli à son obligation de se conformer à l’ordonnance ou à la requête. Cette détermination est totalement différente de celle à laquelle peut aboutir, à la demande du Conseil de sécurité, un organe d’établissement des faits ou, a fortiori, un organe politique ou quasi politique. Les constats dressés par ce dernier type d’organes peuvent constituer indéniablement, en fonction des circonstances, un rapport faisant autorité sur la situation dans un domaine d’intérêt particulier du Conseil de sécurité. Ce rapport peut présenter l’opinion de l’organe concerné sur la question de savoir si un État a failli aux normes internationales. De surcroît, les conclusions des organes concernés peuvent inclure des suggestions ou des recommandations de mesures pour le Conseil de sécurité. Par contre, le Tribunal international (c’est-à-dire une Chambre de première instance, un juge ou le Président) s’engage dans une activité proprement judiciaire : se fondant sur tous les principes et les règles reconnus en droit, il examine soigneusement le comportement d’un certain État afin d’établir formellement si oui ou non celui-ci a manqué à ses obligations internationales de coopérer avec le Tribunal international49.

36. De plus, la détermination formelle du Tribunal international ne doit comprendre aucune recommandation ou suggestion relative aux mesures que pourrait prendre le Conseil de sécurité suite à cette détermination.

Comme exposé ci-dessus, le Tribunal international ne peut empiéter sur les pouvoirs de sanction revenant, aux termes du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, au Conseil de sécurité. De surcroît, comme l’a affirmé ci-dessus la Chambre d’appel (para. 26), tout État membre des Nations Unies a un intérêt juridique à demander le respect par tout autre État membre des ordonnances et des requêtes du Tribunal international décernées en application de l’article 29 du Statut. Confronté à une situation où le Tribunal international informe le Conseil de sécurité de sa détermination formelle d’une violation de l’article 29, chaque État membre des Nations Unies peut se prévaloir de l’intérêt juridique susmentionné. Il peut, en conséquence, demander à l’État récalcitrant de mettre fin à sa violation de l’article 29. En plus de ces éventuelles actions unilatérales, on peut également envisager une réponse collective par le biais d’autres organisations intergouvernementales. Les principes fondamentaux de la Charte des Nations Unies et l’esprit du Statut du Tribunal international visent à limiter, autant que possible, les risques d’arbitraire et de conflit. Ils encouragent donc les actions collectives ou communes entreprises à travers une organisation intergouvernementale. Il convient de souligner que cette action collective

i) ne peut être entreprise qu’après que le Tribunal international ait effectué la détermination formelle susmentionnée ; et

ii) peut revêtir, entre autres, la forme d’une condamnation politique ou morale, d’une requête collective de mettre fin à la violation ou de sanctions économiques ou diplomatiques.

De plus, l’action collective serait justifiée en cas de violations répétées et flagrantes de l’article 29 par le même État et, à condition que le Conseil de sécurité ne se soit pas réservé des pouvoirs exclusifs sur la question, la situation s’inscrivant dans le cadre d’un état général de menace à la paix (art. 39).

37. Il convient d’ajouter qu’à l’exception des cas prévus à l’article 7 bis B), le Président du Tribunal international n’a qu’un rôle de nuncius, c’est-à-dire qu’il ne fait qu’informer le Conseil de sécurité de la détermination formelle émanant de la Chambre de première instance ou le juge concernés.

C. DU POUVOIR DU TRIBUNAL DE DÉCERNER DES ORDONNANCES CONTRAIGNANTES À DES RESPONSABLES OFFICIELS D’ÉTATS

1. Le Tribunal international peut-il décerner des injonctions aux responsables officiels des États ?

38. La Chambre d’appel rejette la possibilité que le Tribunal international puisse décerner des injonctions aux responsables officiels des États agissant ès qualités. Ces officiels ne sont que des agents de l’État et leurs actions officielles ne peuvent être attribuées qu’à l’État. Ils ne peuvent faire l’objet de sanctions ou de pénalités pour une action qui n’est pas privée mais entreprise au nom d’un État. En d’autres termes, les responsables officiels des États ne peuvent subir les conséquences des actes illicites que l’on ne peut leur attribuer personnellement mais qui sont imputables à l’État au nom duquel ils agissent : ils jouissent d’une immunité dite fonctionnelle. C’est là une règle bien établie du droit international coutumier qui remonte aux dix-huitième et dix-neuvième siècles50 et qui, depuis, a été réaffirmée à de nombreuses reprises. Plus récemment, la France a adopté dans l’affaire duRainbow Warrior51 une position fondée sur cette règle. Celle-ci a aussi été clairement énoncée par la Cour Suprême d’Israël dans l’affaire Eichmann52.

 

2. Le Tribunal international peut-il décerner des ordonnances contraignantes aux responsables officiels des États ?

39. La Chambre d’appel va maintenant examiner la question, distincte mais connexe, de savoir si les responsables officiels des États peuvent être les destinataires d’ordonnances contraignantes rendues par le Tribunal international.

La Croatie a avancé que le Tribunal international ne peut adresser des ordonnances contraignantes à des organes de l’État agissant ès qualités. Elle allègue qu’un tel pouvoir, s’il existait, contredirait les principes bien établis du droit international, en particulier le principe affirmé à l’article 5 du Projet de codification de la responsabilité des États, adopté par la Commission du droit international, selon lequel la conduite de tout organe de l’État doit être assimilée à un acte de l’État en question, ce qui implique que tout acte internationalement illicite de responsables officiels d’un État engage la responsabilité internationale de l’État en tant que tel et non pas celle du responsable officiel53. Le Procureur défend une opinion diamétralement opposée. D’après lui, le pouvoir du Tribunal international de décerner des ordonnances avec force obligatoire aux responsables officiels des États est fondé essentiellement sur deux motifs : en premier lieu, l’article 7, paragraphes 2 et 4 et l’article 18 2) du Statut

. L’Accusation affirme que ces dispositions montrent que "les représentants des États agissant ès qualités peuvent être liés par les décisions, les conclusions et les ordonnances du Tribunal"55. En particulier, l’article 18 2) du Statut, en stipulant que "le Procureur peut, selon que de besoin, solliciter le concours des autorités de l’État concerné", envisage que le Tribunal international puisse directement s’adresser à des responsables officiels des États56. L’autre argument avancé par le Procureur repose essentiellement sur un syllogisme. La majeure du syllogisme consiste à dire que le Tribunal international doit être investi, au titre de l’article 29, du pouvoir de décerner des ordonnances contraignantes à des États. De même, il est habilité à délivrer de telles ordonnances à des personnes physiques car il n’est pas possible qu’une cour pénale internationale dotée des pouvoirs du Tribunal international "n’ait pas celui d’adresser ses ordonnances à des individus. Ses pouvoirs seraient autrement tout à fait inférieurs à ceux des juridictions pénales nationales sur lesquelles il prime"57. La mineure de ce syllogisme consiste à dire que, bien sûr, les responsables officiels des États sont des personnes physiques, même s’ils agissent ès qualités. La conclusion du syllogisme est que le Tribunal international doit nécessairement être investi du pouvoir d’adresser ses ordonnances aux responsables officiels des États58.

40. La Chambre d’appel entend souligner d’emblée que le raisonnement du Procureur, accueilli par la Chambre de première instance dans sa Décision relative à l’injonction de produire59, repose clairement sur ce que l’on pourrait appeler "l’analogie interne". Il est bien établi que, dans de nombreux systèmes juridiques internes, où les juridictions font partie intégrante de l’appareil d’État et en constituent, de fait, la branche judiciaire, elles sont habilitées à décerner des ordonnances à d’autres organes (par exemple administratifs, politiques ou même militaires), y compris aux responsables officiels de haut rang, au Premier Ministre ou au Chef de l’État. Ces organes, sauf exceptions bien définies, peuvent être assignés à témoigner, à produire des éléments de preuve, à comparaître devant la cour, etc. Ceci est considéré comme allant de soi dans les démocraties modernes où personne, pas même le Chef de l’État, n’est au dessus des lois (legibus solibus).

La situation au plan international est totalement différente. Il est connu, omnibus lippis et tonsoribus, que la communauté internationale ne dispose pas d’un gouvernement central, ni de la séparation et de l’équilibre concomitants des pouvoirs. En particulier, les juridictions internationales, y compris le Tribunal international, ne constituent pas la branche judiciaire d’un quelconque gouvernement central. La communauté internationale est essentiellement composée d’États souverains, tous jaloux de leurs prérogatives et privilèges de souveraineté et insistant sur leur droit respectif à l’égalité et au respect total par les autres États de leur domaine réservé. Tout organe international doit, par conséquent, tenir compte de cette structure fondamentale de la communauté internationale. Il s’ensuit que les juridictions internationales ne possèdent pas nécessairement, vis-à-vis des organes des États souverains, les mêmes pouvoirs qu’exercent les juridictions internes sur les organes administratifs, législatifs et politiques de l’État. C’est pourquoi la transposition au plan de la communauté internationale d’institutions, interprétations ou approches juridiques prévalant dans un contexte national peut être source de confusion et d’erreurs. En plus de susciter l’opposition des États, cette approche pourrait finir par gommer les caractéristiques distinctives des juridictions internationales.

41. Par conséquent, il semble tout à fait naturel que la Chambre d’appel, pour traiter la question soulevée ci-dessus, commence par explorer les principes et règles généraux du droit international coutumier relatifs aux responsables officiels des États. Il est bien établi que le droit international coutumier protège l’organisation interne de chaque État souverain. Il laisse à chacun d’eux le soin de déterminer sa structure interne et, en particulier, de désigner les individus qui agiront en tant qu’organes ou agents de l’État. Chaque État souverain a le droit d’adresser des instructions à ses organes, aussi bien ceux opérant au plan national que ceux opérant dans le champ des relations internationales, de même qu’il peut prévoir des sanctions ou autres remèdes en cas de non-respect de ces instructions. Le corollaire de ce pouvoir exclusif des États est que chacun d’eux est en droit d’exiger que les actes ou opérations accomplis par l’un de ses organes agissant ès qualités soient imputés à l’État, si bien que l’organe en question ne peut être tenu de répondre de ces actes ou opérations.

La règle générale en cause est bien établie en droit international et repose sur l’égalité souveraine des États (par in parem non habet imperium). Les rares exceptions concernent une conséquence particulière de cette règle. Ces exceptions naissent des normes du droit international pénal prohibant les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et le génocide. D’après ces normes, les responsables de ces crimes ne peuvent invoquer l’immunité à l’égard des juridictions nationales ou internationales, même s’ils ont commis ces crimes dans le cadre de leurs fonctions officielles. De même, d’autres catégories de personnes (par exemple les espions, tels que définis à l’article 29 du Règlement concernant les lois et coutumes de guerre sur terre annexé à la Convention IV de La Haye de 1907), bien qu’agissant en tant qu’organes de l’État, peuvent être tenues pour personnellement responsables de leurs actes illicites.

La règle générale en cause a été appliquée en de nombreuses occasions, même s’il s’agissait principalement de l’appliquer à travers son corollaire, à savoir le droit pour un État de réclamer pour ses organes une immunité fonctionnelle à l’égard des juridictions étrangères (cf. supra, para. 38)60. Cette règle s’applique indubitablement aux relations des États entre eux. Cependant, il convient également, et cela a de fait toujours été le cas, que les organisations et les juridictions internationales en tiennent compte. À chaque fois que ces organisations ou juridictions ont souhaité adresser à des États des recommandations, des décisions (dans le cas du Conseil de sécurité agissant au titre du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies) ou des ordonnances ou requêtes judiciaires, elles se sont abstenues de s’adresser à un responsable officiel particulier de l’État. Elles ont adressé la recommandation, décision ou l’ordonnance judiciaire à l’État pris comme entité, ou à ses "autorités"61. Dans le cas des juridictions internationales, elles ont, bien sûr, transmis leurs ordonnances ou requêtes par l’intermédiaire de l’agent représentant l’État devant la juridiction ou des agents diplomatiques habilités.

42. La question dont la Chambre d’appel est saisie s’énonce donc comme suit : le Statut du Tribunal international contient-il des dispositions ou principes qui autoriseraient une dérogation à cette règle bien établie du droit international ?

Comme nous l’avons déjà évoqué, le Procureur a fortement mis l’accent sur l’article 7, paragraphes 2) et 4) et sur l’article 18 2) du Statut62. La Chambre d’appel va, à présent, examiner si cette insistance était justifiée. Commençons par l’article 7, paragraphes 2) et 4) du Statut. Il s’agit à l’évidence de dispositions qui envisagent la responsabilité pénale des organes d’États, confirmant ainsi l’exception à la règle générale susmentionnée relative à la protection de l’organisation interne des États. Ces dispositions ne peuvent donc conforter les conclusions du Procureur.

L’article 18 2) du Statut ne vient pas non plus étayer les conclusions du Procureur. Comme l’a souligné à juste titre la République de Croatie63, l’article 18 2) ne fait qu’envisager le pouvoir du Procureur de solliciter le concours d’un responsable officiel d’un État dans le cadre de l’instruction. Il serait fallacieux de déduire d’une disposition, qui ne fait qu’énoncer le pouvoir de rechercher le concours d’un responsable officiel d’un État, l’existence d’une quelconque obligation de coopérer pour ce même responsable officiel. Il découle de l’article 18 2) que l’État ne peut empêcher le Procureur de solliciter le concours d’un responsable officiel particulier. Toutefois, ceci ne signifie pas que ce dernier est soumis à une obligation internationale d’assistance. Cette obligation ne concerne que l’État. De plus, le fait que la disposition en question n’est pas formulée en termes impératifs est d’autant plus manifeste si on la compare avec la phrase précédente du même paragraphe, notamment dans la version anglaise ("Le Procureur est habilité à interroger les suspects, les victimes et les témoins, à réunir les preuves et à procéder sur place à des mesures d’instruction." "The Prosecutor shall have thepower to question suspects, victims and witnesses, to collect evidence and to conduct on-site investigations".). L’article 18 2) a été conçu dans la perspective de "coopération" susmentionnée, soulignée à juste titre par le Procureur dans son mémoire. On ne peut lui attribuer de caractère obligatoire qui contredirait la teneur littérale de la disposition.

Quant à l’autre argument avancé par le Procureur, reposant sur un syllogisme, il n’est pas convaincant car il ne prend pas en considération la règle susmentionnée du droit international coutumier. Comme nous l’avons noté ci-dessus (paragraphe 40), il est principalement fondé sur "une analogie interne".

43. Par conséquent, la Chambre d’appel conclut que, d’après le droit international général aussi bien que d’après le Statut lui-même, les Juges ou les Chambres de première instance ne peuvent décerner d’ordonnances contraignantes aux responsables officiels des États. Sans aller jusqu’à qualifier l’obligation visée à l’article 29 d’obligation de résultat, comme l’a avancé un amicus curiae64, il est indéniable que les États, qui sont destinataires de telles obligations, disposent pour s’y conformer d’une relative liberté au plan du choix des personnes responsables et des modalités d’exécution. Il appartient à chaque État concerné de déterminer les organes internes pertinents et compétents pour l’exécution de l’ordonnance. Il s’ensuit que si un Juge ou une Chambre entendent décerner une ordonnance aux fins de production de documents, de saisie d’éléments de preuve, d’arrestation de suspects, etc., ils doivent s’adresser à l’État concerné car il s’agit d’actes impliquant des mesures à prendre par un État, ses organes ou ses responsables officiels.

44. La Chambre d’appel considère que la conclusion ci-dessus n’est pas seulement fondée au plan du droit international mais qu’elle constitue également la seule conclusion acceptable d’un point de vue pratique. Si, arguendo, l’on devait accepter le pouvoir du Tribunal international de décerner des ordonnances contraignantes aux responsables officiels des États, disons, aux fins de production de documents, deux situations hypothétiques pourraient naître du manquement par le destinataire à son obligation de produire les documents sans retard indu et de l’assignation subséquente à comparaître devant la Chambre de première instance compétente du Tribunal international qui s’en suivrait. Il se pourrait, d’une part, que le responsable officiel de l’État ait reçu l’ordre de ses autorités de refuser de produire les documents. Dans ce cas, quels seraient les avantages pratiques de l’assigner à comparaître devant le Tribunal international, comme cela était indiqué dans l’injonction de produire en cause ? A l’évidence, le responsable officiel de cet État serait dans l’impossibilité de passer outre les instructions de son gouvernement : ad impossibilia nemo tenetur. Même l’avantage consistant à entendre le responsable officiel expliquer publiquement à la barre que son État refuse de produire les documents pourrait être obtenu simplement en rendant public le refus officiel des autorités compétentes de l’État de se conformer à l’article 29 du Statut. Il se pourrait, d’autre part, qu’un responsable officiel de l’État refuse, de son propre chef, de remettre les documents, alors même que ses autorités supérieures entendent coopérer avec le Tribunal international. Ce pourrait, par exemple, être le cas si le responsable officiel donne à la législation nationale relative à ses fonctions et obligations, une interprétation différente de celle prônée par ses autorités supérieures. Dans ce cas et dans d’autres cas similaires, la Chambre d’appel n’arrive pas à entrevoir l’avantage qu’il y aurait à l’assigner devant le Tribunal international. C’est à son État qu’il revient de l’obliger, par tous les remèdes juridiques internes disponibles, à se conformer à l’injonction de produire décernée par le Tribunal international (cf. toutefois l’exception envisagée infra par la Chambre d’appel, paragraphe 51). De toute évidence, comme les responsables officiels des États ne sont que des instruments aux mains des États souverains, il n’y a aucun intérêt pratique à les désigner individuellement, à les obliger à produire des documents et à les contraindre à comparaître devant la Cour. C’est l’État qui est lié par l’article 29 et c’est l’État au nom duquel le responsable officiel ou l’agent agit qui constitue l’interlocuteur légitime du Tribunal international. Les États encourent donc une responsabilité internationale pour toute violation grave de cette disposition par leurs responsables officiels.

45. Alors que d’un point de vue juridique le Tribunal international ne peut adresser des ordonnances aux responsables officiels des États agissant ès qualités, la Chambre d’appel accepte qu’il puisse se révéler utile en pratique pour le Greffier du Tribunal international de notifier aux responsables officiels les ordonnances décernées à l’État. Cette notification répond au seul objectif d’informer de l’ordonnance décernée à l’État les responsables officiels qui, d’après le Procureur ou le Conseil de la défense, pourraient détenir les documents. Si les autorités centrales sont disposées et prêtes à se conformer à l’article 29, cette procédure pratique peut s’avérer propice à l’accélération du processus interne de production des documents.

D. DU POUVOIR DU TRIBUNAL INTERNATIONAL DE DÉCERNER DES ORDONNANCES CONTRAIGNANTES AUX PERSONNES AGISSANT À TITRE PRIVÉ

1. Le Tribunal international a-t-il le pouvoir de décerner des injonctions à des personnes physiques agissant à titre privé

46. Ni la Croatie ni le Procureur ne nient que le Tribunal international puisse adresser des ordonnances contraignantes sous forme d’injonctions (c’est-à-dire portant sanction en cas de non exécution), à des personnes physiques agissant à titre privé. Cependant, la Chambre d’appel considère qu’il est nécessaire de se pencher sur cette question, en se demandant notamment si les responsables officiels des États peuvent faire l’objet d’une injonction à titre privé. De surcroît, il semble que la question des remèdes éventuels dont disposerait le Tribunal international en cas de non-respect fasse l’objet de désaccords.

47. La Chambre d’appel est d’avis que l’esprit du Statut, ainsi que les buts poursuivis par le Conseil de sécurité lorsqu’il a établi le Tribunal international, démontrent qu’un Juge ou une Chambre sont investis de l’autorité d’assigner des témoins à comparaître, d’enjoindre à la production de documents, etc. Cette autorité n’est cependant pas fondée sur le raisonnement selon lequel, le Tribunal international jouissant d’une primauté par rapport aux juridictions pénales nationales, il ne peut que posséder au moins les mêmes pouvoirs que ces juridictions. Cet argument est vicié car le Tribunal international est doté d’un certain nombre de caractéristiques qui le différencient notablement des juridictions nationales. Par conséquent, cela revient à un petitio principii : ce n’est qu’après avoir prouvé que les pouvoirs et fonctions essentiels des deux types de juridictions (le Tribunal international et les tribunaux nationaux) sont similaires que l’on pourrait en déduire que le Tribunal international a les mêmes pouvoirs que les tribunaux nationaux de contraindre des individus à produire des documents, comparaître devant la Cour, etc. Comme indiqué ci-dessus, le pouvoir du Tribunal international de décerner des ordonnances contraignantes à des personnes physiques découle plutôt de l’objet et du but général du Statut, ainsi que du rôle que le Tribunal international est appelé à jouer dans ce cadre. Le Tribunal international est une juridiction pénale internationale qui constitue une nouveauté dans la communauté mondiale. Normalement, les individus soumis à l’autorité souveraine des États ne peuvent être jugés que par des tribunaux nationaux. En règle générale, si un tribunal national entend juger un individu relevant de la juridiction d’un autre État, il aura recours aux traités d’entraide judiciaire ou, si de tels traités n’existent pas, à une coopération volontaire entre États. Ainsi, la relation entre les juridictions nationales des différents États est de nature "horizontale". En 1993, le Conseil de sécurité a, pour la première fois, établi une juridiction pénale internationale dotée d’une compétence à l’égard de personnes physiques résidant dans des États souverains, qu’il s’agisse des États de l’ex-Yougoslavie ou d’États tiers et a, de surcroît, conféré au Tribunal international une primauté sur les juridictions nationales. De la même manière, le Statut dote le Tribunal international du pouvoir de décerner à des États des ordonnances contraignantes relatives à un vaste éventail de questions juridiques (y compris l’identification et la recherche des personnes, la réunion de témoignages et la production d’éléments de preuve, la signification de documents, l’arrestation ou la détention de personnes et la remise ou le transfert des accusés au Tribunal international). Il a donc clairement été établi une relation "verticale", pour autant que les pouvoirs judiciaires et d’injonction du Tribunal international soient concernés (alors que, dans le domaine des mesures coercitives, le Tribunal international reste dépendant des États et du Conseil de sécurité).

De plus, le pouvoir susmentionné est énoncé dans des dispositions telles que l’article 18 2), première phrase ("Le Procureur est habilité à interroger les suspects, les victimes et les témoins, à réunir des preuves et à procéder sur place à des mesures d’instruction" ; non souligné dans l’original) et l’article 19 2) ("S’il confirme l’acte d’accusation, le juge saisi, sur réquisition du Procureur, décerne les ordonnances et mandats d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès" ; non souligné dans l’original).

48. L’esprit et le but du Statut, ainsi que les dispositions susmentionnées, confèrent au Tribunal international une compétence incidente ou accessoire sur des personnes physiques autres que celles qu’il peut poursuivre et juger. Il s’agit des individus qui seraient susceptibles d’assister le Tribunal international dans sa mission d’administration de la justice pénale. De plus, comme signalé ci-dessus, l’article 29 impose également aux États l’obligation de prendre, suite aux requêtes du Tribunal international, les mesures nécessaires vis-à-vis des personnes physiques relevant de leur compétence.

2. Catégories de personnes visées par l’expression "personnes agissant à titre privé"

49. Il convient de faire remarquer que la catégorie des "personnes agissant à titre privé" comprend aussi les agents d’un État qui ont, par exemple, assisté à un crime ou découvert ou reçu des éléments de preuve pertinents pour l’Accusation ou la Défense, avant de prendre leurs fonctions officielles. Dans ce cas, ces personnes peuvent, à juste titre, se voir adresser une injonction. Leur importance pour les poursuites ou les actions judiciaires devant le Tribunal international n’a aucun rapport avec leurs fonctions actuelles de responsables officiels d’un État.

50. Il peut en aller de même dans le cas de l’exemple avancé par le Procureur dans son Mémoire65: le cas d’"un représentant officiel [qui], dans l’exercice de ses fonctions, est témoin d’un crime relevant de la compétence du [T]ribunal [international], commis par un officier supérieur". Selon le Procureur, "[o]n ne peut avancer que ce représentant est exempt des ordonnances aux fins de témoigner de ce qui a été vu"66. Dans ce cas, l’individu était indéniablement présent lors de cet acte en raison de sa qualité de responsable officiel; cependant, on peut soutenir qu’il a vu cet acte en sa qualité de personne privée. On peut illustrer cet argument par l’exemple d’un colonel qui, au cours d’un transfert de routine vers une autre zone de combat, entend par hasard un général donner l’ordre de bombarder des civils ou des objectifs civils. Dans ce cas, il faut considérer que la personne a agi à titre privé et qu’elle peut, par conséquent, être contrainte par le Tribunal international à déposer sur les événements dont elle a été le témoin. Si, par contre, au moment où il a assisté au crime, le responsable officiel d’un État exerçait bel et bien ses fonctions, c’est-à-dire que le contrôle et l’inspection faisaient partie de ses fonctions officielles, il a alors agi à titre d’organe de l’État et ne peut donc faire l’objet d’une injonction. Cette hypothèse est illustrée par l’exemple où notre colonel fictif a entendu l’ordre alors qu’il était en mission officielle d’inspection de la conduite des belligérants sur le champ de bataille.

La situation est différente en ce qui concerne un responsable officiel (par exemple, un général) agissant en qualité de membre d’une force internationale de maintien ou d’imposition de la paix telle la FORPRONU, l’IFOR ou la SFOR. Même s’il a été témoin de la perpétration ou de la planification d’un crime en sa qualité d’observateur dans l’exercice de ses fonctions officielles, le Tribunal devrait le considérer comme une personne agissant à titre privé. En effet, un tel officier se trouve en ex-Yougoslavie en tant que membre d’une force armée internationale chargée du maintien ou de l’imposition de la paix et non en tant que membre de la structure militaire de son propre pays. L’origine de son mandat est la même que celle du Tribunal international, à savoir une résolution du Conseil de sécurité67 et, par conséquent, il doit témoigner, sous réserve du respect des conditions stipulées dans le Règlement68.

51. On peut envisager un autre cas qui, bien que plus complexe, n’est pas irréaliste dans des pays devant faire face à des circonstances extraordinaires comme une guerre ou les conséquences d’une guerre. Suite à la délivrance d’une ordonnance contraignante adressée à un État se trouvant dans la situation susvisée aux fins de produire les documents nécessaires à un procès, un responsable officiel de cet État, qui détient ces éléments de preuve à titre officiel et à qui ses autorités ont demandé qu’il les remette au Tribunal international, peut refuser de le faire et il se peut que les autorités centrales n’aient pas les moyens juridiques ou matériels de faire exécuter la demande du Tribunal international. Dans ce scénario, le responsable officiel de l’État ne se conduit plus comme un instrument de l’appareil de l’État qu’il représente. Pour les objectifs limités de la procédure pénale, il est sage de ramener, pour ainsi dire, le responsable officiel d’un État au rang d’individu agissant à titre privé et de prendre contre lui toutes les mesures et toutes les sanctions auxquelles on peut avoir recours contre les personnes qui ne se conforment pas à une assignation et auxquelles il est fait référence ci-après (paragraphes 57-59). Il pourrait faire l’objet d’une injonction et, s’il ne comparaît pas à l’audience, des procédures pour outrage au Tribunal international pourraient être engagées contre lui. En effet, dans ce scénario, le responsable officiel d’un État, en dépit des instructions reçues de son gouvernement, entrave délibérément la procédure pénale internationale, compromettant ainsi la fonction essentielle du Tribunal international: rendre la justice. Il incombera par ailleurs à la Chambre de première instance de décider si l’État doit également rendre compte de ses actes. La Chambre de première instance devra décider s’il convient d’effectuer une détermination formelle constatant que l’État ne s’est pas conformé à l’article 29 du Statut (en se fondant sur l’article 11 du Projet de codification de la responsabilité des États préparé par la Commission du droit international69) et demander au Président du Tribunal international de la transmettre au Conseil de sécurité.

 

3. Le Tribunal international peut-il s’adresser directement aux personnes ou doit-il passer par les autorités nationales ?

52. La Chambre d’appel se doit d’examiner deux questions supplémentaires: les modalités suivant lesquelles le Tribunal international peut entrer en contact avec les personnes et les remèdes juridiques disponibles en cas de non-respect par des individus.

53. La Chambre d’appel souhaite faire deux remarques générales et préliminaires. Premièrement, il conviendrait d’établir une distinction entre les anciens États ou entités belligérants de l’ex-Yougoslavie et les États tiers. La première catégorie vise les États: i) sur le territoire desquels des crimes peuvent avoir été commis; et, en outre, ii) dont il se peut que certaines autorités soient, d’une manière ou d’une autre, impliquées dans la perpétration de ces crimes. En conséquence, dans le cas de ces États, passer par les voies officielles pour identifier, citer à comparaître et interroger les témoins ou pour mener des enquêtes sur le terrain, pourrait compromettre les enquêtes menées par le Procureur ou le Conseil de la défense. En particulier, la présence de responsables officiels au cours de l’interrogatoire d’un témoin peut dissuader le témoin de dire la vérité et peut aussi mettre en péril non seulement sa propre vie ou son intégrité personnelle mais peut-être aussi celles des membres de sa famille. Il en résulte que la présence de responsables officiels au cours de ces enquêtes serait contraire à la mission et à la fonction mêmes du Tribunal international. Les États et entités de l’ex-Yougoslavie sont tenus de coopérer avec le Tribunal international de façon à lui permettre de s’acquitter de ses fonctions. Cette obligation (qui, il faut le souligner, a été réitérée dans les Accords de Dayton et Paris), implique aussi que les États doivent permettre au Procureur et à la Défense de remplir leurs tâches sans rencontrer le moindre obstacle ou la moindre difficulté.

54. Deuxièmement, les lois de mise en oeuvre du Statut du Tribunal international édictées par certains États70 stipulent que toute ordonnance ou requête du Tribunal international doit être adressée à un organe central précis du pays, qui le transmet ensuite aux instances compétentes en matière judiciaire ou de poursuites. On peut en conclure que toute ordonnance ou requête devrait, par conséquent, être adressée à cet organe central national.

De toute évidence, ces lois tendent à appliquer aux relations entre les autorités nationales et le Tribunal international la même approche que celle adoptée normalement par les États dans leur traités bilatéraux ou multilatéraux d’entraide judiciaire. Ces traités sont, bien sûr, conclus entre des États souverains et égaux. Tout est donc placé sur un plan "horizontal" et chaque État se préoccupe de ses attributs souverains lorsqu’il s’agit de s’acquitter de fonctions juridictionnelles ou de poursuites. Il en résulte que toute manifestation d’activité en matière judiciaire ou d’enquêtes (recueillir des éléments de preuve, saisir des documents, interroger des témoins, etc.) demandée par l’un des États contractants doit être exercée exclusivement par les autorités compétentes de l’État à qui la demande est faite. La même approche a été adoptée par les États susmentionnés vis-à-vis du Tribunal international, en dépit de la primauté reconnue à celui-ci en application du Statut et de la relation "verticale", à laquelle il est fait allusion ci-dessus71. Cependant, chaque fois qu’une loi d’exécution de ce type s’avère être en contradiction avec l’esprit et la lettre du Statut, on peut se fonder sur un principe bien connu de droit international pour empêcher les États de se réfugier derrière leur législation nationale pour se soustraire à leurs obligations internationales72.

55. Après ces remarques générales, la Chambre d’appel souligne qu’une distinction devrait être établie entre deux catégories d’actes ou opérations :

i) ceux qui peuvent exiger la coopération d’instances judiciaires ou d’organes chargés des poursuites de l’État où la personne se trouve (mener des enquêtes sur le terrain, exécuter des mandats d’arrêt, saisir des éléments de preuve, etc.); et

ii) ceux qui peuvent être exécutés par la personne privée à qui l’ordonnance ou l’injonction est adressée et qui agit soit d’elle-même soit conjointement avec un enquêteur désigné par le Procureur ou le Conseil de la défense (recueillir des déclarations de témoins, produire des documents, communiquer des cassettes vidéos ou d’autres éléments de preuve documentaires, comparaître à l’audience à La Haye, etc.).

Pour la première catégorie d’actes, à moins qu’ils ne soient autorisés par la législation interne ou par des accords spéciaux, le Tribunal international doit s’adresser aux autorités nationales compétentes73. Cette procédure est soumise à l’exception qui frappe les États ou entités de l’ex-Yougoslavie: dans leur situation, pour les raisons susmentionnées, certaines opérations comme, en particulier, les enquêtes sur le terrain, peuvent être menées à juste titre par le Tribunal international lui-même.

S’agissant de la deuxième catégorie, le Tribunal international s’adressera normalement, une fois encore, aux autorités nationales pour obtenir leur coopération74. Cependant, on peut citer deux catégories de cas où le Tribunal international peut s’adresser directement à une personne privée :

i) lorsque la législation de l’État concerné l’y autorise75 ;

ii) lorsque les autorités de l’État ou de l’Entité en question, après avoir été priées de se conformer à une ordonnance du Tribunal international, empêchent celui-ci de remplir ses fonctions. Cette hypothèse est illustrée par l’exemple précité (paragraphe 49) d’un responsable officiel qui a été le témoin d’un crime ou qui est entré en possession d’un document avant de devenir un responsable officiel de l’État ou par les autres exemples de responsables officiels susmentionnés (paragraphes 50). Dans ces exemples, les autorités de l’État peuvent, en vertu de leur législation ou de leur usage, être en mesure d’empêcher une personne de témoigner ou de communiquer un document particulier76.

Dans les scénarios susmentionnés, l’attitude de l’État ou de l’entité peut compromettre l’exercice des fonctions fondamentales du Tribunal international. Il faut, par conséquent, supposer que le pouvoir inhérent de s’adresser directement à ces personnes s’exerce au bénéfice du Tribunal international. S’il n’était pas investi de ce pouvoir, le Tribunal international se trouverait dans l’impossibilité de garantir un procès équitable aux personnes accusées d’avoir commis des atrocités en ex-Yougoslavie. Comme l’a déclaré avec force le Procureur devant la Chambre d’appel :

Donc si, en théorie, un État adoptait une loi qui interdit à ses citoyens de témoigner, nous dirions que cette législation n’est pas valable en droit international. Nous affirmerions alors le droit du Tribunal à s’adresser directement à la personne en décernant une ordonnance à cet effet, permettant vraisemblablement à cette personne d’obéir à l’ordre supérieur du droit international, même si elle doit pour ce faire désobéir à son propre droit interne. Je pense qu’il irait à l’encontre du but recherché de laisser entendre que nous sommes à la merci de l’appareil d’un État lorsque ses citoyens sont plus désireux que leur gouvernement de s’acquitter de leurs obligations envers cette institution.
....
[Si] nous avons des raisons de croire que le témoin serait prêt à exécuter l’ordonnance mais que l’État, soit en raison de sa législation soit de son attitude, s’il n’a pas adopté de législation, n’est pas disposé à aider, ... nous aurions incontestablement le droit de nous adresser directement à cette personne. Par courrier, ce serait préférable, plus prudent que d’envoyer à cette seule fin des membres de notre personnel dans un territoire hostile"77. (Traduction non officielle)

56. Dans les deux situations susmentionnées, le Tribunal international peut convoquer directement un témoin, ordonner à une personne de remettre des éléments de preuve ou de comparaître devant un juge ou une Chambre de première instance. En d’autres termes, le Tribunal international peut s’adresser sans intermédiaire à une personne subordonnée à l’autorité souveraine d’un État. Cette personne, qui est soumise à la compétence pénale accessoire (ou incidente) du Tribunal international, a le devoir de se conformer aux ordres, requêtes et citations à comparaître.

4. Les remèdes disponibles en cas de non-respect

57. La deuxième question que la Chambre d’appel va à présent examiner est celle des remèdes juridiques disponibles lorsqu’une personne refuse de donner effet à une ordonnance ou à une injonction du Tribunal international. Il convient ici d’établir une distinction entre :
i) les sanctions et les peines qui peuvent être imposées par les autorités de l’État dans lequel la personne réside, et
ii) les sanctions et les peines qui peuvent être imposées par le Tribunal international.

Les sanctions entrant dans la première catégorie sont citées ou invoquées dans plusieurs lois de mise en oeuvre adoptées par les États. Ces lois disposent que, en cas de non-respect d’une ordonnance du Tribunal international, les autorités nationales appliquent les mêmes sanctions et peines que celles prévues dans le cas où une personne ignore une ordonnance ou une injonction décernée par une autorité nationale78. En outre, comme l’a démontré les excellentes études soumises au titre d’amicus curiae79, la plupart des États, qu’ils appliquent la common law ou le droit romain, prévoient en général l’exécution des citations à comparaître et des injonctions décernées par les juridictions internes. Il est plausible que, dans ces États, les autorités nationales soient prêtes à aider le Tribunal international en ayant recours à leur propre législation pénale interne.

58. La Chambre d’appel est d’avis que, normalement, le Tribunal international devrait s’adresser aux autorités nationales compétentes afin de requérir des remèdes ou des sanctions pour le non-respect par une personne d’une ordonnance ou injonction décernée par un juge ou une Chambre de première instance. Les sanctions et peines juridiques mises en place par les autorités nationales elles-mêmes ont plus de chance d’aboutir efficacement et rapidement. Cependant, il faudrait tenir compte des cas où le recours aux remèdes ou sanctions nationaux s’avérerait impossible. C’est la situation rencontrée dans les cas où, d’emblée, le Tribunal international décide de s’adresser directement à des personnes, à la demande du Procureur ou de la défense, en se fondant sur l’hypothèse que les autorités de l’État ou de l’entité, soit l’empêcheraient de remplir sa mission (cf. supra, para. 55), soit seraient incapables de contraindre un responsable officiel d’État à se conformer à une ordonnance décernée en application de l’article 29 du Statut (cf. supra le cas cité au paragraphe 51). Dans ces cas, il pourrait s’avérer sans objet de demander à ces autorités nationales d’exécuter l’ordonnance du Tribunal en ayant recours à des procédures internes.

59. Les remèdes à la disposition du Tribunal international peuvent aller d’un pouvoir général de déclarer des personnes coupables d’outrage au Tribunal international (si on a recours au pouvoir inhérent de punir pour outrage, mentionné à juste titre par la Chambre de première instance80) au pouvoir précis de punir pour outrage prévu à l’article 77 du Règlement. Il convient d’ajouter que si la personne qui fait l’objet de l’injonction et qui refuse de communiquer les documents ou de comparaître à l’audience, refuse aussi de se présenter lors des audiences relatives à l’outrage, des audiences par défaut (in absentia) ne sont pas à exclure. Dans son exposé, le Procureur a soutenu qu’il serait "tout à fait hypothétique et spéculatif d’envisager un procès par défaut pour outrage"81. À l’inverse, le Conseil représentant la Croatie a reconnu dans son exposé que des audiences par défaut seraient acceptables à condition qu’elles respectent "les exigences d’une bonne administration de la justice" et qu’elles s’apparentent à ce que l’on appelle, dans les juridictions des États-Unis d’Amérique, des "outrages civils", "qui n’imposeraient pas de ’sanctions pénales’ mais pourraient, néanmoins, contraindre un individu, éventuellement par l’emprisonnement, jusqu’à ce qu’il décide de respecter l’ordonnance rendue par ce Tribunal"82.

La Chambre d’appel conclut que dans de telles circonstances, il ne serait pas judicieux d’intenter des poursuites par défaut (in absentia) contre des personnes relevant de la compétence principale du Tribunal international (c’est-à-dire des personnes accusées des crimes visés aux articles 2 à 5 du Statut). De fait, même lorsque l’accusé a clairement renoncé à son droit d’être présent à son procès (article 21 4) d) du Statut), une cour pénale internationale trouverait extrêmement difficile, voire impossible, de déterminer son innocence ou sa culpabilité. Par contre, une action engagée par défaut pourrait exceptionnellement se justifier dans des cas d’outrage au Tribunal, lorsque l’auteur de l’outrage ne comparaît pas, faisant ainsi obstruction à la bonne administration de la justice. De telles affaires tombent sous la compétence incidente ou accessoire du Tribunal international.

Si de telles actions par défaut étaient établies, tous les droits fondamentaux de l’accusé relatifs à l’exigence d’un procès équitable devraient être préservés. Entre autres choses, bien que l’absence de la personne doive être considérée, dans certaines conditions, comme une renonciation à son "droit à être présente au procès", cette personne devrait pouvoir choisir son conseil. La Chambre d’appel estime qu’il faudrait également remplir les autres garanties prévues dans la Convention européenne des droits de l’homme83.

60. Bien sûr, si un juge ou une Chambre décide de décerner une injonction de produire ou une citation à comparaître directement à une personne résidant dans un État précis et que, au même moment, ce juge ou cette Chambre en informe les autorités nationales de cet État, cette procédure permettra à ces autorités nationales d’aider plus facilement le Tribunal international en faisant exécuter les ordonnances. Si, au contraire, le juge ou la Chambre décide de ne pas en informer ces autorités nationales, le seul moyen qu’aura le Tribunal international de répondre au refus d’une personne de donner effet à une injonction ou à une ordonnance sera nécessairement de recourir à ses propres procédures relatives à l’outrage.

E. LA QUESTION DES PRÉOCCUPATIONS DE SÉCURITÉ NATIONALE

1. Est-il interdit au Tribunal international d’examiner des documents soulevant des préoccupations de sécurité nationale ?

61. La Croatie a avancé que le Tribunal international n’est habilité ni à juger ni à statuer sur les arguments de la Croatie touchant à sa sécurité nationale84. Se référant à l’affaire duDétroit de Corfou, elle soutient que "la définition des exigences de la sécurité nationale de chaque État est un attribut essentiel de sa souveraineté"85. La Chambre de première instance, dans sa Décision relative à l’injonction de produire86, tout comme le Procureur87, adopte le point de vue opposé. Dans son examen exhaustif de cette question délicate, la Chambre de première instance conclut:

"[De] même, un État invoquant un argument touchant à sa sécurité nationale comme raison de ne pas produire les éléments de preuve demandés par le Tribunal international ne peut, par conséquent, être dispensé de son obligation en prétextant de façon générale que sa sécurité est en jeu. Il incombe donc à l’État de faire la preuve de son objection."88

Et la Chambre de première instance de poursuivre:

"aux fins de statuer sur la validité des affirmations formulées par un État particulier et relatives à des préoccupations de sécurité nationale, la Chambre de première instance [saisie de l’affaire criminelle en cause] peut tenir des audiences à huis clos, conformément aux dispositions des articles 66 C) et 79 du Règlement. En outre, dans le but de sauvegarder la confidentialité des informations, elle peut initialement organiser une audience non contradictoire d’une manière analogue à celle prévue à l’article 66 C) du Règlement."89

Dans son Mémoire, le Procureur affirme, entre autres, que la position de la Croatie "empêcherait le Tribunal de remplir le mandat dont l’a chargé le Conseil de sécurité, à savoir poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire, faisant ainsi obstacle à son but principal et à sa mission première. Cela nuirait gravement à l’administration efficace de la justice."90

62. La Chambre d’appel conclut que l’argument de la Croatie doit être rejeté, pour trois raisons.

Premièrement, la référence à l’affaire du Détroit de Corfou est inappropriée. Il est vrai que la Cour internationale de justice s’est contentée de prendre note du refus britannique de produire les documents relatifs à la navigation requis par la Cour91, motivé par "le secret naval". Cependant, cette requête était formulée en vertu des articles 49 du Statut92 et 54 du Règlement93 de la Cour internationale de justice. La première de ces deux dispositions, naturellement investie d’une plus grande autorité, est indéniablement libellée en termes non obligatoires. Il en va autrement dans le cadre du Tribunal international: le libellé de l’article 29 de son Statut est clairement impératif. Parmi les précédents plus pertinents en l’espèce, citons les affaires dites du Sabotage, portées devant la Commission mixte des différends États-Unis / Allemagne dans les années 193094; l’affaire Ballo, tranchée par le Tribunal administratif de l’Organisation internationale du travail en 197295 ; l’affaire Chypre c/ Turquie, portée devant la Commission européenne des droits de l’homme en 197696 et enfin la décision du 20 janvier 1989 rendue par la Cour interaméricaine des droits de l’homme dans l’affaire Godinez Cruz97. Ces affaires montrent qu’en certaines occasions les États se sont conformés aux requêtes judiciaires aux fins de production de documents sensibles ou confidentiels. L’examen de ces documents par l’instance judiciaire s’est alors déroulé à huis clos. Dans l’affaireChypre c/ Turquie, l’État en cause s’étant refusé à se conformer à la requête de la Commission, celle-ci a dressé constat de ce refus et en a informé l’organe politique compétent98.

63. Deuxièmement, une interprétation littérale de l’article 29 du Statut fait clairement ressortir qu’il n’est envisagé aucune exception à l’obligation faite aux États de se conformer aux requêtes et ordonnances émanant d’une Chambre de première instance. Chaque fois que le Statut entend limiter les pouvoirs du Tribunal international, il le fait expressément, comme le démontre son article 21 4) g), qui interdit au Tribunal international de "forcer" une personne accusée à "témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable". Par conséquent, il serait injustifié de trouver dans l’article 29 des limites ou restrictions aux pouvoirs du Tribunal international qui ne sont pas expressément envisagées soit à l’article 29 soit aux autres dispositions du Statut.

64. La Croatie a allégué que, le Statut s’inscrivant dans le cadre du droit international coutumier, ses rédacteurs n’étaient pas tenus d’y rappeler les principes de la souveraineté des États, de la sécurité nationale et de la "doctrine du fait du prince". Selon elle, puisque ces principes sont fermement ancrés dans le Statut, il n’était "absolument pas nécessaire de prévoir des dérogations explicites [à ces principes] dans le Statut"

. La Chambre d’appel est d’avis que cet argument ne peut s’appliquer aux questions relatives à la sécurité nationale.

Certes, les règles du droit international coutumier protègent effectivement la sécurité nationale des États en interdisant à tous les État de s’ingérer ou de s’immiscer dans les affaires intérieures d’autres États, y compris dans les questions relevant de la sécurité nationale. L’article 2 7) de la Charte des Nations Unies reflète ces règles pour ce qui concerne les rapports entre les États membres des Nations Unies et l’Organisation. Cependant, l’article 2 7) de la Charte prévoit, pour ce qui est des mesures coercitives visées au Chapitre VII de la Charte, une exception significative à la règle de l’inviolabilité du domaine réservé des États100. Puisque le Statut du Tribunal international a été adopté au titre de ce chapitre même, il peut passer outre cette règle d’inviolabilité.

De surcroît, même s’il est vrai que les règles du droit international coutumier peuvent, sur certains points tels que "la doctrine du fait du prince", se révéler pertinentes là où le Statut est muet, il n’est nul besoin d’y recourir lorsque le Statut contient une disposition explicite en la matière, comme c’est le cas à l’article 29. Vu la nature même de l’obligation novatrice et radicale visée à l’article 29 et son effet indéniable sur la souveraineté des États et la sécurité nationale, il ne peut être allégué que l’omission d’exceptions dans sa formulation résulte d’un oubli. Si les "pères fondateurs" avaient entendu imposer des limites à cette obligation, ils l’auraient fait, comme ils l’ont fait dans le cadre de l’article 21 4) g). L’article 29, par conséquent, déroge clairement et délibérément aux règles du droit international coutumier que la Croatie met en avant. En un mot, alors que dans le cas des responsables officiels des États, le Statut suit manifestement le droit international général, comme la Chambre d’Appel l’a établi ci-dessus (paragraphe 41 et 42), dans le cas des préoccupations touchant à la sécurité nationale, il se démarque nettement du droit international coutumier. Cette différence d’attitude à l’égard de règles générales s’explique aisément. Dans le cas des responsables officiels, aucune raison convaincante ne justifie de s’écarter des règles générales. Pour mettre en oeuvre les pouvoirs qui découlent de l’article 29, il suffit que le Tribunal international adresse ses ordonnances et ses requêtes aux États (qui sont précisément visés par les obligations énoncées dans cette disposition). Par contre, comme la Chambre d’appel s’apprête à le démontrer au paragraphe suivant, permettre aux intérêts de sécurité nationale d’empêcher le Tribunal international d’obtenir des documents pouvant se révéler d’une importance décisive pour la conduite des procès, reviendrait à saper l’essence même de la mission fondamentale du Tribunal international.

65. Troisièmement, comme le Procureur l’a avancé de manière convaincante101, accorder aux États un droit général de refuser de communiquer des documents nécessaires au procès, pour raison de sécurité, pourrait mettre en échec la fonction même du Tribunal international, et ferait "ainsi obstacle à son but principal et à sa mission première". Le Tribunal international a été créé pour poursuivre les personnes présumées responsables de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et de génocide. Ces crimes sont liés au conflit armé et aux opérations militaires. Il est donc évident que des documents militaires ou d’autres éléments matériels de preuve se rapportant, aux opérations militaires, peuvent se révéler d’une importance cruciale pour le Procureur comme pour la Défense, afin d’établir la culpabilité présumée d’un accusé, surtout lorsque la responsabilité du supérieur hiérarchique est en cause (en l’espèce, des documents militaires pourraient être nécessaires pour établir, ou réfuter, la chaîne de commandement, le degré de contrôle exercé sur les troupes par un commandant militaire, la mesure dans laquelle ce dernier était au courant des actes de ses subordonnés, etc.). Admettre qu’un État détenteur de tels documents puisse unilatéralement invoquer des motifs de sécurité nationale pour refuser de les produire, risquerait de rendre vaine la procédure pénale internationale. Ces documents pourraient se révéler cruciaux pour établir si l’accusé est innocent ou coupable. Laraison d’être même du Tribunal international serait atteinte.

66. Les considérations qui précèdent entraînent une conséquence importante. Celles des législations nationales de mise en oeuvre qui, telles les lois adoptées par l’Australie102 et la Nouvelle Zélande103 autorisent les autorités nationales à refuser de se soumettre aux requêtes du Tribunal international lorsque celles-ci portent atteinte à la "souveraineté, la sécurité ou les intérêts nationaux" de l’État, ne semblent pas entièrement compatibles avec le Statut104.

 

2. Modalités permettant éventuellement de faire droit aux préoccupations de sécurité nationale.

67. Ayant affirmé le principe de base selon lequel un État ne peut invoquer la sécurité nationale pour refuser de produire des documents, la Chambre d’appel souhaite, cependant, ajouter que le Tribunal international ne devrait pas rester indifférent aux préoccupations légitimes de l’État en matière de sécurité nationale, d’autant que, comme la Chambre de première instance l’a justement fait remarquer105, le Tribunal international prend déjà en compte les intérêts liés à la sécurité nationale aux articles 66 C) et 77 B) du Règlement.

Dans le respect des directives générales visées à l’article 89 B) et D) du Règlement, la meilleure façon de concilier, d’une part, le pouvoir qu’a le Tribunal international d’ordonner aux États de produire les documents intéressant directement le procès et de les obtenir avec, d’autre part, les exigences légitimes des États liées à leur sécurité nationale, a été correctement indiquée par la Chambre de première instance dans sa Décision relative à l’injonction de produire. Elle suggérait que des audiences pourraient être tenues à huis clos et de manière non contradictoire ex parte pour examiner la validité de l’argument de sécurité nationale invoqué par les États. La Chambre d’appel, tout en adoptant la même approche, suggère ici des méthodes et des procédés concrets qui pourraient se distinguer de ceux recommandés par la Chambre de première instance.

68. Premièrement, il convient de considérer si l’État concerné a agi et continue d’agir de bonne foi. Comme la Cour internationale de justice l’a fait remarquer dans l’affaire des Essais nucléaires, "[L]’un des principes de base qui président à la création et à l’exécution d’obligations juridiques, quelle qu’en soit la source, est celui de la bonne foi. La confiance réciproque est une condition inhérente de la coopération internationale, surtout à une époque où, dans bien des domaines, cette coopération est de plus en plus indispensable"106. Le degré de bonne foi de l’État concerné dans sa coopération avec le Tribunal international, l’assistance qu’il lui prête, son attitude générale à son égard (qu’il s’oppose à l’accomplissement de la mission du Tribunal ou, au contraire, que régulièrement il l’assiste et lui apporte son soutien sans défaillance) sont indubitablement des facteurs que le Tribunal international peut souhaiter prendre en compte tout au long de l’examen des documents dont l’État allègue qu’ils touchent à sa sécurité nationale.

Deuxièmement, l’État en cause pourrait être invité à soumettre ces documents à l’examen d’un juge de la Chambre de première instance, mandaté par celle-ci. De toute évidence, le fait que leur examen soit confié à un juge et un seul devrait rassurer l’État sur le risque de voir ses secrets en matière de sécurité nationale tomber accidentellement dans le domaine public.

Troisièmement, pour garantir un maximum de confidentialité, si les documents ne sont pas rédigés dans l’une des deux langues officielles du Tribunal international, l’État concerné devrait fournir, en sus des originaux, les traductions authentiques correspondantes, afin d’éviter que les documents ne soient vus par les traducteurs du Tribunal international.

Quatrièmement, le juge devrait procéder à leur examen à huis clos, en audience non contradictoire, sans établir de compte-rendu d’audience.

Cinquièmement, les documents que le juge estimera finalement non pertinents en l’espèce, et ceux à l’égard desquels il considérera que le souci de sauvegarder les intérêts légitimes de sécurité nationale doit primer sur la pertinence, devraient être rendus à l’État sans dépôt ni enregistrement au Greffe du Tribunal international. L’État pourrait encore être autorisé à expurger partiellement les autres documents, par exemple en noircissant une ou plusieurs parties du texte. Cependant, il conviendrait alors qu’un haut responsable officiel joigne une déclaration sous serment exposant brièvement les motifs de ces expurgations.

Enfin, il conviendrait peut être de permettre une exception, lorsqu’un État, de bonne foi, considère qu’il est préférable de ne pas soumettre au juge un ou deux documents spécifiques, parce que particulièrement sensibles du point de vue de la sécurité nationale et peu pertinents à la fois pour l’instance. Dans ce cas, l’État devra remplir une condition minimale, à savoir la présentation d’une déclaration sous serment signée par le Ministre concerné, dans laquelle ce dernier i) déclarera avoir procédé en personne à l’examen des documents en cause; ii) en exposera brièvement la teneur; iii) indiquera précisément les motifs avancés par l’État pour conclure au peu d’intérêt des informations contenues pour l’instance; iv) expliquera, brièvement, les principales raisons pour lesquelles l’État souhaite exclure ces documents de la production. Il reviendra au juge de peser les motifs invoqués. En cas de doute, il pourra demander une déclaration sous serment plus détaillée, ou une explication circonstanciée en audience à huis clos, ex parte. Si le juge estime que les raisons invoquées par l’État ne sont ni valables ni convaincantes, il pourra demander à la Chambre de première instance d’effectuer une détermination formelle constatant le non respect par l’État de ses obligations au titre de l’article 29 du Statut et demander au Président du Tribunal international de la transmettre au Conseil de sécurité.

69. Il va sans dire qu’il reviendra à la Chambre de première instance compétente soit d’adopter les méthodes ou procédés énoncés ci-dessus soit de prévoir d’autres mesures de protection ou d’autres modalités concrètes, si besoin est en consultant l’État intéressé.

III. DISPOSITIF

PAR CE MOTIFS,

LA CHAMBRE D'APPEL

1) ARRETE à l’unanimité que le Tribunal international est habilité à décerner des ordonnances et des requêtes contraignantes aux États, qui sont tenus de s’y conformer en application de l’article 29 du Statut et que, en cas de non-respect de ces ordonnances ou requêtes, une Chambre de première instance peut parvenir à une détermination formelle sur ce point et demander au Président du Tribunal international de la transmettre au Conseil de sécurité des Nations Unies ;

2) ARRETE à l’unanimité que le Tribunal international ne peut pas décerner d’ordonnances contraignantes en application de l’article 29 du Statut aux responsables officiels des États agissant ès qualités ;

3) ARRETE à l’unanimité que le Tribunal international peut citer à comparaître des personnes agissant à titre privé ou leur décerner des injonctions ou d’autres ordonnances contraignantes et que, en cas de non-respect de ces citations, injonctions ou ordonnances, soit l’État compétent peut prendre les mesures coercitives prévues par sa législation, soit le Tribunal international peut engager des procédures pour outrage ;

4) ARRETE à l’unanimité que les États ne sont pas autorisés, en invoquant les intérêts relatifs à leur sécurité nationale, à refuser de remettre des documents et autres éléments de preuve matériels requis par le Tribunal international ; cependant, une Chambre de première instance peut adopter des dispositions pratiques afin de tenir compte des préoccupations légitimes et bona fide des États ;

5) CASSE et annule à l’unanimité l’injonction de produire décernée par le Juge McDonald et rétablie par la Chambre de première instance II à l’adresse de la Croatie et du Ministre croate de la défense, M. Gojko Susak, étant entendu que le Procureur a toute faculté d’introduire devant la Chambre de première instance I, à présent saisie de la procédure en l’espèce, une requête aux fins d’obtenir une ordonnance contraignante adressée uniquement à la Croatie.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre d’appel
________________________

Antonio Cassese

Le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte joint au présent Arrêt une Opinion individuelle.

Fait le vingt-neuf octobre 1997
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal international]


* Note de l'auteur : l'expression anglaise "subpoena duces tecum" recouvre à la fois les notions d'injonction et d'astreinte.
** N.d.T. : Les notes afférentes aux comptes rendus d'audience et à tous les documents ou ouvrages faisant l'objet d'une traduction non officielle renvoient aux pages du texte anglais.
1. Décision relative à l'opposition de la République de Croatie quant au pouvoir du Tribunal de décerner des injonctions de produire (subpoenae duces tecum), Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-PT, Chambre de première instance II, 18 juillet 1997 ("Décision relative à l'injonction de produire").
2. Injonction de produire décernée à la République de Croatie et au Ministre de la défense Gojko Susak, ibid., Juge McDonald, 15 janvier 1997.
3. Injonction de produire décernée à la Bosnie-Herzégovine et au Dépositaire des archives centrales de l'ex-Ministère de la défense de la Communauté Croate de Herceg-Bosna, ibid., Juge McDonald, 15 janvier 1997.
4. Acte d'accusation., 10 novembre 1997.
5. Lettre de M. Srecko Jelinic, ibid., 10 février 1997.
6. Ordonnance d'un juge aux fins de faire exécuter une injonction de produire, Juge MacDonald, 14 février 1997. Le Juge McDonald a également décerné, le 14 février 1997, une Ordonnance aux fins de faire exécuter une injonction de produire à la Bosnie-Herzégovine et à M. Ante Jelavic, Ministre de la défense ; le 20 février, le 28 février et le 7 mars 1997, elle a décerné d'autres ordonnances aux fins de faire exécuter une injonction de produire à la Bosnie-Herzégovine et à M. Jelavic, toutes relatives à l'affaire Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-PT.
7. Ordonnance aux fins de suspendre une injonction de produire, ibid., 20 février 1997.
8. Ibid., Juge McDonald, 28 février 1997.
9. Ordonnance relative à l'injonction de produire, ibid., 7 mars 1997.
10. Ordonnance soumettant la question des injonctions de produire à la Chambre de première instance II et invitant à présenter des mémoires d'amicus curiae à ce sujet, ibid., 14 mars 1997.
11. Ordonnance portant rejet de la requête relative aux questions concernant l'injonction de produire, ibid., Chambre de première instance II, 27 mars 1997.
12. Ibid., 1er avril 1997.
13. Décision relative à la requête de la Croatie aux fins de récusation du Juge McDonald, ibid., Décision du Bureau, 16 avril 1997.
14. Se sont adressés à la Chambre de première instance Alain Pellet, Luigi Condorelli, Vladimir Lujbanovic au nom de l'Association croate de science et de pratique pénales, Andreas Zimmermann pour l'Institut Max-Planck, Ruth Wedgwood, Peter Malanczuk et Donald Donovan pour Le Comité des Juristes pour les droits de l'homme.
15. Arrêt relatif à la recevabilité d'une demande d'examen déposée par la République de Croatie concernant une décision de la Chambre de première instance et ordonnance portant calendrier, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire No. IT-95-14-AR108bis, Chambre d'appel, 29 juillet 1997.
16. Arrêt relatif à la requête de l'accusation aux fins d'annuler l'arrêt de la Chambre d'appel du 29 juillet 1997, ibid., Chambre d'appel, 12 août 1997.
17. Décision relative à l'injonction de produire, supra note 1, para. 62 et cf. aussi para. 64 et 78.
18. Ibid., para. 61.
19. Ibid., para. 6.
20. Cf. Mémoire amicus curiae déposé par B. Simma, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-PT, 14 avril 1997, ("Mémoire Simma") p. 9.
21. Ibid., p. 12. Il convient de noter que d'après cet amicus curiae, dans toutes les affaires, même celles des systèmes judiciaires anglo-américains, "la délivrance d'une injonction ne déclenche pas inévitablement l'imposition de pénalités en cas de non-respect" (ibid., p. 10).
22. Cf. Mémoire amicus curiae déposé par M.A. Pellet et Juristes sans Frontières, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire No. IT-95-14-AR108bis, 11 avril 1997.
23. Décision relative à l'injonction de produire, supra note 1, para. 1
24. Ibid., para. 62, 77 et 92.
25. Comme l'a avancé la Cour Suprême des États-Unis d'Amérique dans l'affaire Abbot Laboratories v. Gardner, 387 U.S. 136 (1967), la maturité est à soumettre à un double test : premièrement les questions sont-elles adaptées à un examen en appel ? Deuxièmement, quel préjudice menace les parties si l'appel est déclaré irrecevable ?
26. Compte rendu d'audience, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n°. IT-95-14-AR108bis, 22 septembre 1997, ("Compte rendu d'appel"), p. 26-27.
27. Dans l'esprit de la jurisprudence de la Cour de justice internationale, la Chambre d'appel préfère parler de "pouvoirs inhérents" pour ce qui est des fonctions du Tribunal international de caractère judiciaire et qui ne sont pas expressément prévues dans le Statut, plutôt que de "pouvoirs implicites". La doctrine des "pouvoirs implicites" a généralement été appliquée dans la jurisprudence de la Cour dans le but d'étendre les compétences des organes politiques d'organisations internationales. Cf., par exemple, Recueil de la C.I.J., Compétence de l'Organisation internationale du travail (Avis consultatif du 23 juillet 1926), Série B, n° 13, p.18 ; Recueil de la C.I.J., Compétence de la Commission européenne du Danube (Avis consultatif du 8 décembre 1927), Série B, n°14, p.25-37 ; Réparations des dommages subis au service des Nations Unies, Recueil de la C.I.J. 1949, p. 182-183 ; Statut international du Sud-Ouest africain, Recueil de la C.I.J. 1950, p. 136 ; Effet de jugements du Tribunal administratif des Nations Unies accordant indemnité, Recueil de la C.I.J. 1954, p. 56-58 ; Certaines dépenses des Nations Unies, Recueil de la C.I.J. 1962, p. 167-168 ; Conséquences juridiques pour les États de la présence continue de l'Afrique du sud en Namibie, Recueil de la C.I.J. 1971, p. 47-49,52.
On le sait, la Cour internationale de justice a fait référence à ses "pouvoirs inhérents" dans l'affaireCameroun septentrional (Recueil de la C.I.J. 1963, p. 29) et dans l'affaire des essais nucléaires. Dans cette dernière affaire, la Cour a déclaré qu'"elle possède un pouvoir inhérent qui l'autorise à prendre toute mesure voulue, d'une part pour faire en sorte que, si sa compétence au fond est établie, l'exercice de cette compétence ne se révèle pas vain, d'autre part pour assurer le règlement régulier de tous les points en litige... Un pouvoir inhérent de ce genre, sur la base duquel la Cour est pleinement habilitée à adopter toute conclusion éventuellement nécessaire aux fins qui viennent d'être indiquées, découle de l'existence même de la Cour, organe judiciaire établi par le consentement des États, et lui est conféré afin que sa fonction judiciaire fondamentale puisse être sauvegardée" (Affaire des essais nucléaires, Recueil de la C.I.J. 1974, p. 260-261).
28. Décision relative à l'injonction de produire, supra note 1, para. 61-64, 78.
29. Mémoire du Procureur en réponse au mémoire de la République de Croatie en opposition à l'injonction de produire., 8 septembre 1997, ("Mémoire du Procureur") para. 24, Compte-rendu d'appel, supra note 26, p. 90-91, 93.
30. Mémoire relatif à l'appel de la République de Croatie en opposition à l'injonction de produire, 18 août 1997, ("Mémoire de la Croatie"), p. 4-11 ; Compte-rendu d'appel, supra note 26, p. 10-12, 36-37. Cf. aussi ibid., p. 38 et p. 42-43, où la Croatie affirmait qu'en vertu de l'article 29 du Statut, le Tribunal international a le droit de décerner des ordonnances contraignantes aux États.
31. "1. Les États collaborent avec le Tribunal à la recherche et au jugement des personnes accusées d'avoir commis des violations graves du droit international humanitaire.
2. Les États répondent sans retard à toute demande d'assistance ou à toute ordonnance émanant d'une Chambre de première instance et concernant, sans s'y limiter :
a) L'identification et la recherche des personnes ;
b) La réunion des témoignages et la production des preuves ;
c) L'expédition des documents ;
d) L'arrestation ou la détention des personnes ;
e) Le transfert ou la traduction de l'accusé devant le Tribunal."
32. "Le Conseil de sécurité, ... Agissant en vertu du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies,
....
4. Décide que tous les États apporteront leur pleine coopération au Tribunal international et à ses organes, conformément à la présente résolution et au Statut du Tribunal international et que tous les États prendront toutes mesures nécessaires en vertu de leur droit interne pour mettre en application les dispositions de la présente résolution et du Statut, y compris l'obligation des États de se conformer aux demandes d'assistance ou aux ordonnances émanant d'une Chambre de première instance en application de l'article 29 du statut ".
33. On le sait, dans l'affaire Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, la Cour internationale de justice a mentionné les obligations des États "envers la communauté internationale dans son ensemble" et les a définies comme des obligations erga omnes (Recueil de la C.I.J. 1970, p. 33, para. 33). La Commission du droit international a, à juste titre, procédé à une distinction entre ces obligations et celles erga omnes partes (Annuaire de la Commission du droit international, 1992, Vol. II, Deuxième partie, p. 39, para. 269). Cette distinction a été avancée en premier lieu par le Rapporteur spécial, G. Arangio-Ruiz, dans son Troisième rapport sur la responsabilité de l'État (cf. ibid. 1991, vol. II, Première partie, p. 35, para. 121 ; cf. aussi son Quatrième rapport, ibid., vol. II, première partie, p. 34, para. 92).
34. Il convient de mentionner que, dans l'affaire Lockerbie, les États-Unis ont soutenu devant la Cour internationale de justice "que, sans égard au droit revendiqué par la Libye au titre de la Convention de Montréal, la Charte impose à la Libye l'obligation d'accepter et d'appliquer les décisions contenues dans la résolution [784 (1992)] et impose aux autres États l'obligation de s'efforcer d'amener la Libye à se conformer aux dites décisions" (Recueil de la C.I.J. 1992, p. 126, para. 40). Cependant, la Cour n'a pris aucune position sur cet argument dans son Ordonnance du 14 avril 1992 (ibid.). Le fait que l'obligation incombe à tous les États tandis que l'intérêt juridique concomitant n'est conféré qu'aux États membres des Nations Unies ne devrait pas surprendre. Seule cette dernière catégorie d'États couvre les "États lésés" habilités à revendiquer la cessation de toute violation de l'article 29 ou à demander l'adoption de remèdes. Se reporter sur ce point à l'article 40 du Projet de codification du droit de la responsabilité des États, adopté en première lecture par la Commission du droit international (ancien article 5 de la partie II). Il dispose au paragraphe 2 c) : "[l'expression "État lésé" désigne] si le droit auquel le fait d'un État porte atteinte résulte d'une décision obligatoire d'un organe international autre qu'une Cour ou un tribunal international, l'État ou les États qui, conformément à l'instrument constitutif de l'organisation internationale concernée, sont bénéficiaires de ce droit". Dans Commission du droit international, Rapport à la quarante-huitième session de l'Assemblée générale, 1996, Documents officiels de l'Assemblée générale, Quarante-huitième session, Supplément n° 10 (A/51/10), ("Projet de code de la CDI").
35. Cet article dispose que :
"Une obligation naît pour un État tiers d'une disposition d'un traité si les parties à ce traité entendent créer l'obligation au moyen de cette disposition et si l'État tiers accepte expressément par écrit cette obligation".
36. Cf., l'Ordonnance fédérale sur la coopération avec les tribunaux internationaux chargés de poursuivre les violations graves du droit international humanitaire (21 décembre 1995). S'agissant de la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro), même si l'on devait douter, à la lumière de la résolution 47/1 de l'Assemblée générale en date du 22 septembre 1992, de son statut de membre des Nations Unies, il est en tout état de cause évident que sa signature de l'Accord de Dayton et de Paris en 1995 entraînerait son acceptation volontaire de l'obligation découlant de l'article 29 (cf. article IX de l'Accord-cadre général pour la paix en Bosnie-Herzégovine, Assemblée générale - Conseil de sécurité, A/50/790, S/1995/999, 30 novembre 1995), p. 4.
37. Mémoire du Procureur, supra note 29, p. 4-5, 29-31 ; Compte rendu d'appel, supra note 26, p. 77-79.
38. Cf Mémoire amicus curiae déposé par R. Wedgwood, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-AR108bis, 15 septembre 1997, p. 3 et suivantes.
39. Concernant cette obligation coutumière, cf. le manuel militaire des États-Unis d'Amérique, The Law of Land Warfare, 1956, para. 506 b).
40. Cf. Mémoire du Procureur, supra note 29, p. 15.
41. Ibid.
42. Ibid., p. 14-16, para. 27 ; cf. aussi Compte-rendu d'appel, supra note 26, p. 74-75.
43. Mémoire du Procureur, supra note 29, p. 19-20.
44. Mémoire de la Croatie, supra note 30, p. 50 et cf. p.43-52.
45. Décision relative à l'injonction de produire, supra note 1, para. 105.
46. Compte-rendu d'appel, supra note 26, p. 140.
47. Dans l'affaire Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire n° IT-94-2-R61, cf. le Rapport du Président du 31 octobre 1995 (S/1995/910) relatif au manquement ou au refus de l'administration serbe de Bosnie de Pale de coopérer avec le Tribunal international ; dans l'affaire Le Procureur c/ Mile Mrksic, Miroslav Radic et Veselin Sljivan~anin, IT-95-13-R61, cf. le Rapport du Président au Conseil de sécurité en date du 24 avril 1996 (S/1996/319) relatif au manquement ou au refus de la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) de coopérer avec le Tribunal international ; cf. aussi le Rapport du Président du 22 mai 1996 (S/1996/364) établissant que la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) avait manqué à son obligation de coopérer avec le Tribunal international en n'arrêtant pas le Général Ratko Mladic et le Colonel Veselin Sljivan~anin alors qu'ils étaient sur son territoire ; dans les affaires Le Procureur c/ Radovan Karadzic, IT-95-5-R61 et Le Procureur c/ Ratko Mladic, IT-95-18-R61, cf. le Rapport du Président du 11 juillet 1996 (S/1996/556) relatif au refus de la République fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) de signifier les mandats d'arrêts aux accusés ; dans l'affaire Le Procureur c/ Ivica Rajic, IT-95-12-R61, cf. le Rapport du Président du 16 septembre 1996 (S/1996/763) relatif au refus de la Fédération de Bosnie-Herzégovine et de la République de Croatie de coopérer avec le Tribunal international.
48. Cf. le paragraphe 7 du préambule de la résolution du Conseil de sécurité du 9 novembre 1995 (S/1995/940) se référant au Rapport du Président (S/1995/910) relatif à l'affaire Le Procureur c/ Dragan Nikolic, affaire IT-94-2-R61 ; Déclaration du Président du Conseil de sécurité du 8 mai 1996 relative la non-coopération par la République Fédérale de Yougoslavie (Serbie et Monténégro) décrite dans le Rapport du Président du Tribunal international (S/1996/319); cf. Déclaration du Président du Conseil de sécurité du 8 août 1996 (S/PRST/1996/34 - SC/6253) en réponse au Rapport du Président du Tribunal international du 11 juillet 1996 (S/1996/556) ; cf. la Déclaration du Président du Conseil de sécurité du 20 septembre 1996 (S/PRST/1996/39) en réponse au Rapport du Président du Tribunal international du 16 septembre 1996 (S/1996/763)
49. La signification de cette conclusion du Tribunal international a été mise en valeur dans le Mémoire d'amicus curiae soumis par Luigi Condorelli, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-PT, 11 avril 1997, ("Mémoire Condorelli"), para. 6.
50. Cf., par exemple, la déclaration faite dès 1797 par le Ministre de la justice des États-Unis dans l'affaire Governor Callot. Un plainte au civil avait été déposée contre M. Collot, Gouverneur de l'île française de Guadeloupe. Le Ministre de la justice des États-Unis écrivit : "Je suis enclin à penser, si la saisie du vaisseau est reconnue comme étant un acte officiel, effectué par le défendeur en vertu, ou sous couvert, des pouvoirs desquels il est investi en sa qualité de gouverneur, qu'elle constituera en elle-même une réponse suffisante à l'action du plaignant ; que le défendeur ne devrait pas répondre devant nos cours d'une quelconque simple irrégularité dans l'exercice de ses pouvoirs ; et que l'étendue de son autorité ne peut, lorsque cela est approprié ou convient, être déterminée que par les autorités constituées de sa propre nation" (Traduction non officielle), J.B. Moore, A Digest of International Law, 1906, vol. II, p. 23. La célèbre affaire McLeod devrait également être mentionnée. Lors de la rébellion canadienne de 1837 contre les autorités britanniques (le Canada était à l'époque sous souveraineté britannique), les rebelles furent assistés par des citoyens américains qui traversèrent plusieurs fois le Niagara (frontière entre le Canada et les États-Unis) à bord du navire Caroline, afin de fournir aux insurgés des renforts et des munitions. Une partie des troupes britanniques dirigée par le Capitaine McLeod a alors été envoyée pour attaquer le navire. Il l'abordèrent dans le port de Fort Schlosser, aux États-Unis, tuèrent nombre d'hommes et mirent le feu au navire. Quelques années plus tard, en 1840, le Capitaine McLeod fut arrêté à Lewiston (territoire de New York) pour répondre des charges de meurtre et d'incendie volontaire. Un échange de notes diplomatiques entre les deux gouvernements s'ensuivit. La position officielle des États-Unis - qui avait déjà été avancée en des termes similaires par la Grande-Bretagne en 1838, par rapport à un éventuel procès contre un autre membre de l'équipe britannique qui avait attaqué le Caroline - a été clairement énoncée par le Secrétaire d'État Webster des États-Unis d'Amérique :"Le fait qu'un individu faisant partie d'une force publique et agissant sous l'autorité de son gouvernement ne doive pas répondre à titre privé en tant qu'auteur d'un acte illicite, est un principe de droit public sanctionné par les usages de toutes les nations civilisées et que le Gouvernement des États-Unis n'entend pas contester . . . Que le procès soit pénal ou civil, le fait d'avoir agi sous l'autorité publique et en obéissance aux ordres de supérieurs légaux doit être considéré comme une défense valable. Autrement, les individus seraient tenus responsables des préjudices résultant des actes du Gouvernement et même des opérations de guerre", British and Foreign State Papers, vol. 29, p. 1139.
51. Quand les deux agents français qui avaient coulé le Rainbow Warrior en Nouvelle-Zélande ont été arrêtés par la police locale, la France a déclaré que leur emprisonnement en Nouvelle-Zélande n'était pas justifié "compte tenu en particulier du fait qu'ils ont agi sur ordre de l'autorité militaire et que la France est prête à présenter des excuses à la Nouvelle-Zélande et à lui verser une indemnité pour le préjudice subi" (cf. Décision du 6 juillet 1986 du Secrétaire général des Nations Unies, Revue générale de droit international public, Tome LXXXXI, 1987, p. 1055).
52. La Cour a déclaré, notamment, que la "théorie de l'"Acte d'État" signifie que l'acte réalisé par une personne en tant qu'organe de l'État, qu'elle soit Chef de l'État ou un responsable officiel agissant aux ordres du gouvernement, doit être considéré comme un acte du seul État. Il s'ensuit que ce dernier est le seul responsable et, aussi, qu'un autre État n'a pas le droit de punir l'auteur de l'acte, sauf avec le consentement de l'État dont il a exécuté la mission. Si ce n'était pas le cas, le premier État s'ingérerait dans les affaires intérieures du second, ce qui est contraire à la conception de l'égalité des États fondée sur leur souveraineté". International Law Reports, vol. 36, p. 308-309. Il convient de noter que, après ce passage, la cour a exprimé des réserves sur cette doctrine de l'Acte d'État. Ces réserves avaient pour but principal d'étayer encore la proposition que la doctrine ne s'applique pas aux crimes de guerre ou crimes contre l'humanité.
53. Mémoire de la Croatie, supra note 30, p. 44-48.
54. Mémoire du Procureur, supra note 29, para. 56-60, p. 40-42.
55. Ibid., para. 56.
56. Ibid., para. 58.
57. Ibid., para. 49.
58. Cf. aussi compte rendu d'appel, supra note 26, p. 76, 85-87, 108-109.
59. Décision relative à l'injonction de produire, supra note 1, para. 67-69.
60. Ce n'est que naturel : les États ont toujours tenu comme acquis qu'ils n'étaient pas autorisés à adresser des instructions ou ordonnances contraignantes à des autorités étatiques étrangères. Le seul domaine dans lequel des problèmes pratiques se sont faits jour se rapporte aux affaires dans lesquelles des juridictions nationales ont siégé pour juger des personnes physiques étrangères ayant agi en tant qu'autorités étatiques.
61. S'agissant des décisions du Conseil de sécurité, se reporter au Mémoire Condorelli, supra, supra note 49, para. 4 et note 9. D'après cet éminent auteur, le Conseil de sécurité a aussi adressé ses résolutions à des organes ou institutions nationales.
62. Cependant, dans ses exposés devant la Chambre d'appel, le Procureur a nettement réduit l'accent qu'il mettait sur ce point. Cf, compte rendu d'appel, supra note 26, p. 106-109.
63. Mémoire de la Croatie, supra note 23, p. 47.
64. Comme l'a fait remarquer Simma, cet article 29 énonce une obligation de résultat. Cf. Mémoire Simma, supra note 20, p. 15.
Aux termes de l'article 21, paragraphe 1 du Projet de codification du droit de la responsabilité des États, "Il y a violation par un État d'une obligation internationale le requérant d'assurer, par un moyen de son choix, un résultat déterminé si, par le comportement adopté, l'État n'assure pas le résultat requis de lui par cette obligation", Projet de code de la CDI, supra note 35.
65. Mémoire du Procureur, supra note 29, para. 63.
66. Ibid.
67. Cela s'appliquerait aussi aux forces déployées en vertu de l'article 53 de la Charte des Nations Unies.
68. Cela devrait s'appliquer à une subpoena ad testificandum.. Par contre, il pourrait ne pas être approprié de décerner à ce responsable une subpoena duces tecum visant par exemple, un mémoire qu'il aurait soumis aux autorités supérieures concernant l'incident dont il a été témoin. Il semblerait plus judicieux de s'adresser à l'organisation internationale au nom de laquelle il devait produire le document.
69. Cet article stipule que :
"1. N'est pas considéré comme un fait de l'État d'après le droit international le comportement d'une personne ou d'un groupe de personnes n'agissant pas pour le compte de l'État.
2. Le paragraphe 1 est sans préjudice de l'attribution à un État de tout autre comportement qui est en rapport avec celui des personnes ou groupes de personnes visés audit paragraphe et qui doit être considéré comme un fait de l'État en vertu des articles 5 à 10".
Les articles 5 à 10 traitent de l'imputabilité d'actes illicites aux États et couvrent la responsabilité des États pour les actes illicites de personnes. Projet de code de la CDI, supra note 34.
70. Cf. par exemple, section 7 1) de la Loi australienne sur les crimes de guerre internationaux ; article 5 de la Loi belge sur la reconnaissance du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie et du Tribunal pénal international pour le Rwanda de 1996 ; articles 7 et 8 de la Loi française n° 95-1 du 2 janvier 1995 ; article 2 de la Loi hongroise XXXIX de 1996 ; article 2 2) du Décret-loi italien n° 544 du 28 décembre 1993 ; section 4 2) de la Loi néo-zélandaise relative au Tribunal international sur les crimes de guerre de 1995 ; article 3 1) de la loi espagnole sur l'organisation 15/1994 de 1994 ; section 2 de la Loi suédoise modifiant la Loi relative à l'établissement d'un Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de 1995 ; article 4 de l'ordonnance fédérale suisse relative à la coopération avec le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de 1995 ; articles 4 et 15 de l'instrument réglementaire du Royaume-Uni de 1996 n° 716. Cf. également l'article 7 2) du Décret de Bosnie-Herzégovine sur l'extradition à la demande du Tribunal international de 1995 ; article 2 de la Loi constitutionnelle croate de 1996 relative à la coopération avec le Tribunal pénal international.
Il convient, cependant, de faire remarquer que d'autres législations nationales s'avèrent plus souples. Ainsi, par exemple, alors que la section 6 1) de la loi autrichienne relative à la coopération avec les tribunaux de 1996 retient le principe général que la communication avec le tribunal international passe par l'intermédiaire du Ministère des affaires étrangères, la section 6 3) dispose que : "Dans les cas d'urgence et dans le cadre de l'aide officielle à la police criminelle, la communication directe entre les autorités autrichiennes et le Tribunal international ou la communication par la voie d'INTERPOL est autorisée". De même, la section 2 de la Loi finlandaise relative à la compétence du Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie de 1995, après avoir désigné le Ministère de la justice comme l'autorité compétente pour recevoir les "requêtes et notifications" du Tribunal international prévoit que celui-ci est autorisé à entrer directement en contact avec les autorités compétentes soit par les circuits diplomatiques soit par INTERPOL. De surcroît, en vertu de la section 3 de la loi norvégienne relative à l'incorporation dans le droit norvégien de la résolution du Conseil de sécurité de Nations Unies sur l'établissement d'un Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie (1994), l'assistance judiciaire au tribunal international incombe aux "juridictions et autres autorités norvégiennes".
71. Ainsi qu'il est relevé avec perspicacité dans le Mémoire d'amicus curiae soumis par J.A. frowein et al. au nom de l'Institut Max-Planck de droit public et de droit international comparés, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-PT, ("Mémoire de Frowein"), le Statut du Tribunal international reflète, dans une certaine mesure, une oscillation, dans l'esprit de ses rédacteurs, entre les approches "horizontale" et "verticale". La première se reflète dans l'expression, utilisée à l'article 29 2) "demande d'assistance" et la seconde dans le terme "ordonnance" utilisé dans la même disposition.
72. Cf par exemple, l'affaire Traitement des nationaux polonais et des autres personnes d'origine ou de langue polonaise dans le territoire de Dantzig, où la Cour permanente de justice internationale déclarait que "Il faut observer cependant que ... d'après les principes généralement admis ... un État ne saurait invoquer, vis-à-vis d'un autre État, sa propre constitution pour se soustraire aux obligations que lui imposent le droit international ou les traités en vigueur". (Recueil de la C.I.J., série A/B, n° 44, 1931, p. 24 ).
Dans l'affaire Georges Pinson, traduite devant la Commission d'arbitrage franco-mexicaine, l'arbitre a écarté l'opinion que, en cas de conflit entre la constitution d'un État et le droit international, la première devrait l'emporter, en faisant remarquer que cette optique était "absolument contraire aux axiomes mêmes du droit international". (Décision du 18 octobre 1928 dans United Nations reports of International Arbitral Awards, vol. V, p. 393-394). Cf également, art. 27, première phrase de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités : "Une Partie ne peut invoquer les dispositions de son droit interne comme justifiant de la non-exécution d'un traité".
73. Par exemple, la section 9, para. 1 de la Loi fédérale autrichienne de 1996, autorise le Tribunal international à "... entendre indépendamment des témoins et accusés en Autriche, inspecter les lieux et recueillir des éléments de preuve, sous réserve que le ministère fédéral des affaires étrangères ait été averti au préalable de la date et de l'objet de ces enquêtes". De même, la section 7 de la Loi finlandaise de 1994 autorise le Tribunal international à opérer sur le territoire finlandais pour recueillir des preuves ou obtenir d'autres formes d'entraide judiciaire de la part des tribunaux finlandais.
74. C'est la pratique du Tribunal international. Par exemple, le 16 octobre 1997, la Chambre de première instance II a décerné une subpoena ad testificandum à cinq témoins et, simultanément, une requête au Gouvernement de Bosnie-Herzégovine lui ordonnant de signifier les subpoenas aux cinq témoins et également d'obtenir la comparution devant la Chambre du Dépositaire des Archives du même gouvernement. Cf. Requête adressée au Gouvernement de Bosnie-Herzégovine, le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n°IT-96-21-T, 16 octobre 1997.
75. Il convient de noter que, en vertu de la section 11, paragraphe 1 de la loi fédérale autrichienne, le Tribunal international peut transmettre par courrier une assignation et d'autres "documents" à des personnes domiciliées en Autriche. Aux termes de la section 11, paragraphe 2, un témoin a l'obligation juridique d'exécuter une assignation qui lui est notifiée personnellement. De surcroît, l'article 23 de la loi suisse dispose que les décisions procédurales du Tribunal international peuvent être directement adressées au destinataire domicilié en Suisse. La section 8 de la loi finlandaise dispose qu'un témoin "qui en Finlande a été cité par le Tribunal international à comparaître devant lui est tenu de s'exécuter". La section 4, paragraphe 2 de la Loi allemande prévoit que "si le Tribunal requiert la comparution en personne d'un individu ... sa comparution peut être obtenue en recourant aux mêmes moyens judiciaires que ceux qui peuvent être ordonnés dans le cas d'une assignation à comparaître décernée par un tribunal allemand ou le parquet allemand". Selon Frowein, "cette formule indique que le Tribunal peut directement citer des individus à comparaître",Mémoire de Frowein, supra note 71, p. 45.
Cf. également, section 7 para. 2 de la Loi néerlandaise (référence y est faite aux personnes "transférées aux Pays-Bas par les autorités d'un État étranger en tant que témoin ou expert dans le cadre de l'exécution d'une assignation décernée par le Tribunal).
76. A cet égard, il convient de faire remarquer que [l]e 20 août 1996, le Président de la Chambre de première instance II, Juge McDonald, a décerné à la demande de la Défense, des citations à comparaître adressées à certains témoins leur ordonnant de venir à La Haye témoigner dans l'affaireTadic. Les citations faisaient remarquer que, en vertu de l'article 77 du Règlement "un témoin qui refuse sans motifs suffisants de comparaître devant le Tribunal est passible d'une amende ne dépassant pas 10 000 dollars E.U. ou d'une peine de prison de six mois maximum" (cf. le Procureur c/ Dusko Tadic, affaire IT-94-1-T, Citations à comparaître devant une Chambre de première instance, 20 août 1996). Les citations à comparaître ont été remises en main propre aux témoins par le conseil de la défense et les témoins ont déposé à la barre.
77. Cf. compte rendu d'appel, supra note 26, p. 118-120.
78. Cf, par exemple, les Lois de Finlande (section 8, para. 2) ; Allemagne (section 4, para. 2 et 4) ; Italie (art. 10, para. 7) ; Pays-Bas (section 6) ; Norvège (section 7) qui renvoie aux sections 163-167 du Code pénal relatives aux sanctions visant les témoins qui ont fait un faux témoignage devant le Tribunal international) ; Espagne (section 7, para. 1) ; Royaume-Uni (art. 9).
79. Cf le Mémoire d'amicus curiae soumis par l'Institut Max Planck de droit public et de droit international comparés, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-AR108bis ("Mémoire Max Planck"), 15 septembre 1997, p. 3-10.
80. Décision relative à l'injonction, supra note 1, para. 62.
81. Compte rendu d'appel, supra note 26, p. 121.
82. Ibid., p. 59.
83. Dans l'affaire Colozza (Arrêt du 12 février 1985), la Cour européenne des droits de l'homme a conclu que les procès par défaut, qui ne sont pas interdits par l'article 6 , paragraphe 1 de la Convention européenne des droits de l'homme (aux termes duquel tout accusé d'un crime a droit à participer à l'audience) doivent cependant remplir certaines conditions fondamentales requises par la notion de "droit à un procès équitable". Il en résulte, entre autres, que toute renonciation au droit d'être présent "doit se trouver établie de manière non équivoque" (Publications de la Cour européenne des droits de l'homme, Série A, vol. 89, p. 14, para. 28) ; de sérieux efforts doivent être faits pour retrouver l'inculpé et lui signifier l'ouverture du procès pénal (Ibid.) ; de plus, l'inculpé "doit, une fois au courant des poursuites, pouvoir obtenir qu'une juridiction statue à nouveau, après l'avoir entendu, sur le bien fondé de l'accusation portée contre lui" (Ibid., p. 15, para. 29).
84. Mémoire de la Croatie, supra note 30, p.59-64.
85. Ibid., p. 60 ; cf aussi, compte rendu de l'appel, supra note 26, p. 65.
86. Décision relative à l'injonction, supra note 1, para. 107-149.
87. Mémoire du Procureur, supra note 29, para. 67-73.
88. Décision relative à l'injonction, supra note 1, para. 147.
89. Ibid., para. 148.
90. Mémoire du Procureur, supra note 29, para. 73.
91. Cf. affaire du Détroit de Corfou, Recueil de la C.I.J. 1949, p. 32
92. "La Cour peut, même avant tout débat, demander aux agents de produire tout document et de fournir toutes explications. En cas de refus, elle prend acte".
93. L'article 54 du Règlement de la Cour adopté le 6 mai 1946 dispose comme suit : "La Cour peut inviter les parties à présenter des témoins ou experts ou demander la production de tous autres moyens de preuve sur des points de fait au sujet desquels les parties ne sont pas d'accord. S'il y a lieu, la cour fait application des dispositions de l'article 44 du Statut". L'article 44 dispose que :
"1. Pour toute notification à faire à d'autres personnes que les agents, conseils et avocats, la Cour s'adresse directement au gouvernement de l'État sur le territoire duquel la notification doit produire effet.
2. Il en est de même s'il s'agit de faire procéder sur place à l'établissement de tous moyens de preuve. Il semblerait que cette disposition ait été remplacée dans l'actuel Règlement de la Cour (adopté le 14 avril 1978) par l'article 62, paragraphe 1, qui stipule : "La Cour peut à tout moment inviter les parties à produire les moyens de preuve ou à donner les explications qu'elle considère comme nécessaires pour préciser tout aspect des problèmes en cause ou peut elle même chercher à obtenir d'autres renseignements à cette fin".
94. L'agent allemand a demandé à être autorisé à inspecter certains dossiers du Ministère de la justice des États-Unis. L'arbitre a rejeté la requête, notant qu'il était "évident que la Commission n'avait aucun pouvoir pour assigner soit le gouvernement à produire des éléments de ses dossiers confidentiels, ce que, pour des raisons d'État, il considérait comme contraire à ses intérêts de produire ou causerait la révélation inopportune et inutile de personnes privées et de leur conduite" (texte reproduit dans Sandifer, Evidence Before International Tribunals, (première édition), 1939, p. 266). Cependant, avant de parvenir à cette conclusion, l'arbitre avait déclaré : "je suis allé voir le Ministre de la justice des États-Unis et il m'a ouvert les dossiers en toute confidentialité et bien que je pense que ce ne soit pas pertinent en l'espèce, j'ai pu constater que les conditions étaient identiques à celles que M. Martin (conseil de l'agent des États-Unis) avait décrit dans sa déclaration à la Commission. Le Ministre de la justice a déclaré que, pour des raisons d'État, le ministère ne pouvait pas autoriser un étranger ou même un citoyen américain à examiner ces dossiers. Il m'a autorisé à examiner autant de dossiers intéressant les questions allemandes que je le souhaitais et il est peut-être juste que je dise après leur examen que je comprends parfaitement la position du Ministre de la justice sur la question et qu'elle est judicieuse compte tenu du contenu des dossiers" (ibid., p. 266-267).
95. Le Tribunal administratif a ordonné à l'organisation pertinente (UNESCO) de lui communiquer les dossiers confidentiels. "L'organisation ayant refusé de verser ces pièces au dossier, par les motifs qu'elles n'étaient pas relatives à la situation de M. Ballo et que certaines d'entre elles présentaient un caractère confidentiel, le Tribunal a ordonné leur production et en a pris connaissance en Chambre du conseil. Constatant le caractère confidentiel desdites pièces, il a décidé de ne pas les communiquer au requérant et s'est borné à lui donner connaissance de la conclusion provisoire qu'il en avait tirée ... Toutefois, après plus ample examen, le Tribunal a fait abstraction de ces pièces pour prendre sa décision". Cf. OIT, Tribunal administratif, Ballo c/ UNESCO, Jugement n° 191, in Bureau International du Travail, Bulletin officiel, 15 mai 1972, vol. LV, n° 2,3 et 4, 1972, p. 232.
96. L'article 28 a) de la Convention européenne des droits de l'homme dispose que la Commission "afin d'établir les faits", "procède ... à une enquête pour la conduite efficace de laquelle les États intéressés fourniront toutes facilités nécessaires" (non souligné dans le texte original). En l'espèce, la Turquie, l'État défendeur, refusait de permettre le recueil d'éléments de preuve dans le nord de Chypre sous contrôle turc. La Commission européenne, privée du pouvoir de faire assurer l'exécution de l'obligation énoncée à l'article 28 a), s'est limitée à soumettre un rapport sur la défaillance de la Turquie vis-à-vis du respect de cette disposition au Comité ministériel du Conseil de l'Europe (cf. Demande 6780/74, Rapport du 10 juillet 1976, p. 21-24 du texte anglais).
97. Dans une ordonnance du 7 octobre 1987, la Cour demanda au Gouvernement du Honduras de "communiquer l'organigramme hiérarchique montrant la structure organisationnelle du Bataillon 316 et sa position au sein des Forces Armées du Honduras. En réponse à cette ordonnance, le Gouvernement du Honduras, "s'agissant de la structure organisationnelle du Bataillon 316, demanda que la Cour écoute le témoignage de son Commandant en audience à huis clos "en raison de strictes raisons de sécurité de l'État du Honduras" " (Traduction non officielle). En dépit des objections soulevées par la Commission interaméricaine des droits de l'homme, la Cour décida d'écouter en audience à huis clos ce témoignage sur la structure du Bataillon 316 (Organisation des États Américains, Cour interaméricaine des droits de l'homme, Série C, n° 5, affaire Godinez Cruz, Jugement du 20 janvier 1989, p. 96-97).
98. Il convient de mentionner que dans l'affaire McIntire le défendeur (l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture) avait refusé de divulguer une lettre, alléguant qu'elle provenait du gouvernement d'un État souverain (les États-Unis) et qu'elle doit "pour cette raison être traitée comme s'il s'agissait d'une communication diplomatique". Le Tribunal administratif pris note de ce refus et affirma ce qui suit : "Attendu que le Tribunal, s'il n'a pas le pouvoir de se prononcer sur le bien-fondé du motif invoqué par l'Organisation défenderesse, estime inadmissible que la considération alléguée par elle puisse préjudicier en quoi que ce soit à l'intérêt légitime du requérant ; que l'existence d'un document secret concernant celui-ci, dont le contenu lui est inconnu, et contre lequel il est par conséquent impuissant à se défendre, vicie évidemment l'application équitable du statut au requérant, et porte atteinte non seulement à l'intérêt du personnel tout entier, mais à celui de la justice elle-même."(Non souligné dans l'original) Cf. Tribunal administratif de l'OIT, Jugement n° 13, 3 septembre 1954, McIntire c/ FAO, in Bureau International du Travail, Bulletin officiel, 15 décembre 1954, Vol. XXXVII, N° 5, p. 292.
99. Compte-rendu d'appel, supra note 26, p. 151.
100. L'article 2 7) dispose que :
"Aucune disposition de la présente Charte n'autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d'un État ni n'oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte ; toutefois, ce principe ne porte en rien atteinte à l'application des mesures de coercition prévues au Chapitre VII."
101. Mémoire du Procureur, supra note 29, para. 70-73. Cf. aussi le Mémoire amicus curiae présenté par A. Ciampi et G. Gaja, Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, affaire n° IT-95-14-PT, 7 avril 1997, p. 5-6.
102. Cf. Australian International War Crimes Tribunal Act 1995, Section 26, para. 3.
103. Cf. New Zealand International War Crimes Tribunal Act 1995, Section 57.
104. Il semblerait que la loi autrichienne relative à la coopération avec le Tribunal international est plus conforme au Statut en ce sens qu'après avoir prévu le pouvoir des autorités autrichiennes de ne pas communiquer des pièces affectant la sécurité nationale, elle ajoute que le Tribunal international sera consulté par les autorités autrichiennes pour savoir s'il peut garantir que les informations soient tenues secrètes, si elles lui sont communiquées (Section 12, para. 2 et 3)
105. Décision relative à l'injonction de produire, supra note 1, para. 113-115.
106. Affaire des Essais nucléaires, supra note 27, para. 46, p. 268.