LE TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR L’EX-YOUGOSLAVIE
AFFAIRES nos it-01-46 et it-04-76
LE PROCUREUR
c/
Rahim ADEMI
et
Mirko NORAC
ACTE D’ACCUSATION consolidé
Le Procureur du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, en vertu des pouvoirs que lui confère l’article 18 du Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (le « Statut du Tribunal »), accuse :
RAHIM ADEMI
MIRKO NORAC
de CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ et de VIOLATIONS DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE, tels qu’exposés ci-dessous :
LES ACCUSÉS
RAHIM ADEMI
1. Rahim ADEMI est né à Karac (Vucitrn), au Kosovo, le 30 janvier 1954. En 1976, il est sorti diplômé de l’Académie militaire de l’Armée populaire yougoslave (JNA).
2. À partir de 1991, Rahim ADEMI était en poste au Ministère de l’intérieur (MUP) en Croatie.
3. Le 5 décembre 1992, il a été nommé chef d’état-major du district militaire de Gospic (Lika) sous le commandement du général de brigade Izidor CESNAJ.
4. En 1993, le général de brigade CESNAJ était commandant du district militaire de Gospic. En avril ou mai 1993, par suite de l’absence du général de brigade CESNAJ pour raisons de santé, Rahim ADEMI a été nommé commandant par intérim, fonction qu’il a occupée durant toute l’opération militaire dans la poche de Medak, qui a eu lieu du 9 septembre 1993 au 17 septembre 1993 ou vers cette date.
5. Le 23 septembre 1995, Rahim ADEMI a été promu au rang de général de division. Le 11 février 1999, il a été nommé à son poste actuel d’assistant du chef de l’inspection de l’armée croate (Hrvatska Vojska, ci-après la « HV »).
MIRKO NORAC
6. Mirko NORAC est né le 19 septembre 1967 à Otok, dans la municipalité de Sinj, en République de Croatie.
7. En août 1990, Mirko NORAC est entré au Ministère de l’intérieur (le « MUP »). La même année, en septembre, il est devenu membre de l’unité antiterroriste de Lucko.
8. Le 12 ou le 13 septembre 1991, Mirko NORAC a été nommé commandant de la 118e brigade de la HV.
9. En novembre 1992, Mirko NORAC a été nommé commandant de la 6e brigade de la garde de la HV. En 1993, la 6e brigade de la garde a été rebaptisée 9e brigade motorisée de la garde. Mirko NORAC est resté à la tête de la 9e brigade motorisée de la garde pendant l’opération militaire croate dans la poche de Medak (l’« opération de la poche de Medak »).
10. Au cours de cette opération, il a été nommé à la tête du secteur 1, un groupe de combat spécialement formé pour les besoins de l’opération.
11. En 1994, Mirko NORAC a été promu général de brigade et nommé commandant de la zone opérationnelle (ou district militaire) de Gospic. Il a conservé ce grade et ce poste jusqu’au 25 septembre 1995, date ŕ laquelle le Président Franjo Tuđman l’a promu général de division. Le 15 mars 1996, Mirko NORAC a été nommé commandant du district militaire de Knin. Mirko NORAC a quitté la HV le 29 septembre 2000.
RESPONSABILITÉ PÉNALE INDIVIDUELLE ET RESPONSABILITÉ DU SUPÉRIEUR HIÉRARCHIQUE
12. Rahim ADEMI et Mirko NORAC sont individuellement responsables, au regard de l’article 7 1) du Statut du Tribunal, des crimes retenus contre eux dans le présent acte d’accusation. Est individuellement et pénalement responsable quiconque a planifié, incité à commettre, ordonné ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter tout acte ou omission exposés dans le présent acte d’accusation.
13. Du fait de la place élevée qu’il occupait dans la hiérarchie en tant que général de brigade dans la HV et commandant par intérim du district militaire de Gospic, Rahim ADEMI a joué, du 9 au 17 septembre 1993, un rôle crucial dans la mise au point, la planification, le commandement et/ou l’exécution de l’opération de la poche de Medak, opération qui a donné lieu à de graves violations du droit international humanitaire et à des crimes contre l’humanité, ainsi qu’il est indiqué dans le présent acte d’accusation.
14. Durant toute la période couverte par le présent acte d’accusation, Rahim ADEMI exerçait les fonctions de commandant par intérim du district militaire de Gospic avec le grade de général de brigade. En sa qualité de commandant par intérim, Rahim ADEMI était le plus haut gradé de la HV dans la région, et il était habilité à donner des ordres, ce qu’il a effectivement fait. Il était notamment chargé de la planification, du déploiement, de la direction, de l’exécution et du contrôle des activités de toutes les unités et formations subalternes au sein du district militaire de Gospic.
15. Du fait de la place élevée qu’il occupait dans la hiérarchie en tant que colonel dans la HV, chef de la 9e brigade motorisée de la garde et commandant du secteur 1, Mirko NORAC a joué, du 9 au 17 septembre 1993, un rôle crucial dans la mise au point, la planification, le commandement et/ou l’exécution de l’opération de la poche de Medak, opération qui a donné lieu à de graves violations du droit international humanitaire et à des crimes contre l’humanité, ainsi qu’il est indiqué dans le présent acte d’accusation.
16. Durant toute la période couverte par le présent acte d’accusation, Mirko NORAC exerçait les fonctions de commandant de la 9e brigade motorisée de la garde de la HV avec le grade de colonel. La 9e brigade motorisée de la garde était l’une des unités présentes dans le secteur 1 de la zone opérationnelle de Gospic. Elle a été la principale unité de la HV engagée dans l’opération de la poche de Medak. En sa qualité de commandant du secteur 1, Mirko NORAC était habilité à donner des ordres, ce qu’il a effectivement fait. Il était notamment chargé de la planification, du déploiement, de la direction, de l’exécution et du contrôle des activités de toutes les unités et formations subalternes présentes dans le secteur 1. Celles-ci comprenaient la 9e brigade motorisée de la garde, le bataillon de la garde nationale de Gospic, le bataillon de la garde nationale de Lovinac, les unités de la 111e brigade et celles des forces spéciales du MUP.
17. Rahim ADEMI et Mirko NORAC sont également, ou subsidiairement, pénalement responsables en tant que supérieurs hiérarchiques, au regard de l’article 7 3) du Statut du Tribunal, des actes commis par leurs subordonnés. Un supérieur hiérarchique est pénalement responsable des actes de ses subordonnés s’il savait ou avait des raisons de savoir que ses subordonnés s’apprêtaient à commettre ces actes ou les avaient commis, et s’il n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ces actes ou en punir les auteurs.
18. Du fait de la place élevée qu’il occupait dans la hiérarchie, Rahim ADEMI avait le pouvoir, l’autorité et la responsabilité de prévenir ou de sanctionner les violations graves du droit international humanitaire commises pendant l’opération de la poche de Medak.
19. Non seulement Rahim ADEMI avait des raisons de savoir que plusieurs de ses subordonnés placés sous son contrôle opérationnel étaient responsables de la persécution et du meurtre de civils serbes et de soldats serbes qui s’étaient rendus, ainsi que du pillage et de la destruction de bâtiments et de biens pendant l’opération de la poche de Medak, mais encore il avait effectivement connaissance de ces actes. Rahim ADEMI n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ces actes ou en punir les auteurs.
20. Du fait de la place élevée qu’il occupait dans la hiérarchie en tant que colonel de la HV, chef de la 9e brigade motorisée de la garde et commandant du secteur 1, Mirko NORAC avait le pouvoir, l’autorité et la responsabilité de prévenir ou de sanctionner les violations graves du droit international humanitaire commises pendant l’opération de la poche de Medak.
21. Non seulement Mirko NORAC avait des raisons de savoir que plusieurs de ses subordonnés placés sous son contrôle opérationnel étaient responsables de la persécution et du meurtre de civils serbes et de soldats serbes qui s’étaient rendus, ainsi que du pillage et de la destruction de bâtiments et de biens pendant l’opération de la poche de Medak, mais encore il avait effectivement connaissance de ces actes. Mirko NORAC n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ces actes ou en punir les auteurs.
ALLÉGATIONS GÉNÉRALES
22. Durant toute la période couverte par le présent acte d’accusation, la région de la Krajina en République de Croatie, sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, était le théâtre d’un conflit armé.
23. Durant toute la période couverte par le présent acte d’accusation, Mirko NORAC était tenu de se conformer aux lois et coutumes régissant la conduite de la guerre, y compris l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949.
24. Les actes ou omissions prêtés aux accusés dans le présent acte d’accusation qui sont constitutifs de crimes contre l’humanité sanctionnés par l’article 5 du Statut du Tribunal, s’inscrivaient dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique dirigée contre une population civile, à savoir la population serbe de la poche de Medak.
25. Dans le présent acte d’accusation, on entend par « forces croates » les forces armées de la République de Croatie, à savoir la HV, et les unités du MUP qui ont participé à l’opération de la poche de Medak.
26. Par « opération de la poche de Medak », on entend toutes les opérations menées par des forces croates dans la poche de Medak et dans ses environs immédiats ; la poche de Medak est décrite au paragraphe 36.
27. Les allégations générales formulées aux paragraphes 22 à 26 sont reprises et incorporées dans chacun des chefs d’accusation ci-après.
ACCUSATIONS
CHEF 1
(PERSÉCUTIONS)
28. Avant et pendant l’opération de la poche de Medak, du 9 au 17 septembre 1993 ou vers cette date, Rahim ADEMI et Mirko NORAC, agissant seuls et/ou de concert avec d’autres dont Janko BOBETKO, ont planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter la persécution de civils serbes dans la poche de Medak, pour des raisons raciales, politiques ou religieuses. Dans la mesure où chaque accusé est responsable, au regard de l’article 7 1) du Statut, d’actes criminels constitutifs de persécutions, sa responsabilité est établie, entre autres, par la preuve de sa présence, à l’époque des faits, dans les secteurs où ces actes ont été commis, de la connaissance qu’il a eue par la suite de ces actes criminels, des mesures qu’il a prises pour limiter l’accès de ses subordonnés aux secteurs en question, ainsi que par la conclusion qui, à partir de là, s’impose, à savoir que ces agissements n’auraient pu être aussi généralisés ou systématiques s’il n’en avait pas donné l’ordre.
29. Les persécutions ont pris les formes suivantes :
a) l’exécution illégale de civils serbes et de soldats serbes faits prisonniers et/ou blessés dans la poche de Medak. Des précisions concernant certaines victimes de ces meurtres sont données à titre d’exemple à l’annexe I du présent acte d’accusation ;
b) les traitements cruels et inhumains infligés aux civils serbes et aux soldats serbes faits prisonniers et/ou blessés dans la poche de Medak, y compris le fait d’infliger des blessures graves par balle ou à l’arme blanche, de sectionner des doigts, de frapper violemment les victimes à coups de crosse de fusil, de les brûler avec des cigarettes, de piétiner les corps, de les attacher à un véhicule pour les traîner sur la route, de les mutiler et de se livrer à d’autres exactions. Des précisions concernant certains des traitements cruels et inhumains infligés sont données à titre d’exemple à l’annexe II du présent acte d’accusation ;
c) la terrorisation de la population civile majoritairement serbe de la poche de Medak, y compris par la mutilation et la profanation du corps de Boja PJEVAC, l’immolation publique par le feu de Boja VUJNOVIC sous les quolibets, l’intention déclarée de tuer tous les civils, les graffitis racistes écrits sur les bâtiments, les messages sinistres et menaçants laissés sur un bâtiment détruit, toutes choses qui ont poussé les civils à abandonner leurs foyers et leurs biens, et à quitter définitivement la région ;
d) la destruction de biens appartenant à des civils serbes de la poche de Medak. Le 9 septembre 1993 ou après cette date, les forces croates ont dans la région systématiquement détruit à l’explosif ou incendié environ 164 maisons et 148 autres bâtiments (et ce qu’ils contenaient), ainsi qu’il est précisé aux paragraphes 47 et 49 du présent acte d’accusation. Les destructions se sont poursuivies sans relâche après l’entrée en vigueur du cessez-le-feu le 15 septembre, jusqu’au retrait final des forces croates le 17 septembre 1993. Des précisions concernant certains villages, hameaux ou secteurs qui ont été le théâtre de pillages sont données à titre d’exemple à l’annexe III du présent acte d’accusation ;
e) le pillage systématique de biens civils appartenant à des Serbes pendant et après l’opération de la poche de Medak par des membres des forces croates qui, de concert avec des civils croates, et en toute illégalité, se sont emparés de biens personnels, notamment d’appareils électriques et de meubles qui se trouvaient dans des bâtiments détruits ou sur le point de l’être, ont emmené des animaux et du matériel agricole, ont démonté des bâtiments dont ils ont emporté certains éléments dans des camions, ainsi qu’il est exposé plus en détail ci-après. Des précisions concernant certains villages, hameaux ou secteurs qui ont été le théâtre de pillages sont données à titre d’exemple à l’annexe III du présent acte d’accusation ;
30. Subsidiairement, Rahim ADEMI et Mirko NORAC savaient ou avaient des raisons de savoir que les forces croates placées sous leur commandement, leur direction et/ou leur contrôle, ou qui leur étaient subordonnées, commettaient ou avaient commis les actes mentionnés au paragraphe 20 supra. Rahim ADEMI et Mirko NORAC n’ont pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ces actes ou en punir les auteurs.
Par ces actes et omissions, Rahim ADEMI et Mirko NORAC se sont rendus coupables de :
Chef 1 : persécutions pour des raisons politiques, raciales ou religieuses, un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 h) du Statut du Tribunal, lu à la lumière de ses articles 7 1) et 7 3).
CHEFS 2 ET 3
(MEURTRE/ASSASSINAT)
31. Entre le 9 et le 17 septembre 1993 ou vers cette date, Rahim ADEMI et Mirko NORAC savaient ou avaient des raisons de savoir que les forces croates placées sous leur commandement, leur direction et/ou leur contrôle, ou qui leur étaient subordonnées, étaient engagées dans l’exécution illégale de civils serbes habitant dans la poche de Medak et de soldats serbes faits prisonniers et/ou blessés, ou qu’elles avaient commis de tels actes. Rahim ADEMI et Mirko NORAC n’ont pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ces actes ou en punir les auteurs. Des précisions concernant le meurtre de certains de ces civils et soldats hors de combat sont données à l’annexe I du présent acte d’accusation.
Par ces actes et omissions, Rahim ADEMI et Mirko NORAC se sont rendus coupables de :
CHEF 2 : assassinat, un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 a) du Statut du Tribunal, lu à la lumière de son article 7 3).
CHEF 3 : meurtre, une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE reconnue par l’article 3 1) a) commun aux Conventions de Genève de 1949, et sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal, lu à la lumière de son article 7 3).
CHEF 4
(PILLAGE DE BIENS)
32. Du 9 au 17 septembre 1993 ou vers cette date, des biens appartenant à des civils serbes habitant dans la poche de Medak ont été pillés. Rahim ADEMI et Mirko NORAC, agissant seuls et/ou de concert avec d’autres dont Janko BOBETKO, ont planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter le pillage de biens appartenant à des civils serbes de la poche de Medak. Des précisions concernant certains villages, hameaux ou secteurs qui ont été le théâtre de pillages sont données à titre d’exemple à l’annexe III du présent acte d’accusation.
33. Subsidiairement, Rahim ADEMI et Mirko NORAC savaient ou avaient des raisons de savoir que les forces croates placées sous leur commandement, leur direction et/ou leur contrôle, ou qui leur étaient subordonnées, commettaient les actes mentionnés au paragraphe 32 supra ou les avaient commis. Rahim ADEMI et Mirko NORAC n’ont pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ces actes ou en punir les auteurs.
Par ces actes et omissions, Rahim ADEMI et Mirko NORAC se sont rendus coupables de :
CHEF 4 : pillage de biens publics ou privés, une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE sanctionnée par l’article 3 e) du Statut du Tribunal, lu à la lumière de ses articles 7 1) et 7 3).
CHEF 5
(DESTRUCTION SANS MOTIF DE VILLES ET DE VILLAGES)
34. Du 9 au 17 septembre 1993 ou vers cette date, les villages serbes de la poche de Medak ont, pour la plupart, été détruits. Rahim ADEMI et Mirko NORAC, agissant seuls et/ou de concert avec d’autres dont Janko BOBETKO, ont planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter la destruction de biens appartenant à des civils serbes de la poche de Medak. Des précisions concernant certains villages, hameaux ou secteurs où ont eu lieu des destructions sans motif sont données à titre d’exemple à l’annexe III du présent acte d’accusation.
35. Subsidiairement, Rahim ADEMI et Mirko NORAC savaient ou avaient des raisons de savoir que les forces croates placées sous leur commandement, leur direction et/ou leur contrôle, ou qui leur étaient subordonnées, commettaient les actes mentionnés au paragraphe 34 supra ou les avaient commis. Rahim ADEMI et Mirko NORAC n’ont pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ces actes ou en punir les auteurs.
Par ces actes et omissions, Rahim ADEMI et Mirko NORAC se sont rendus coupables de :
CHEF 5 : destruction sans motif de villes et de villages, une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE sanctionnée par l’article 3 b) du Statut du Tribunal, lu à la lumière de ses articles 7 1) et 7 3).
LES FAITS
36. La poche de Medak, d’environ quatre à cinq kilomètres de large et de cinq à six kilomètres de long, englobait les localités de Divoselo, Citluk et une partie de Pocitelj, ainsi que de nombreux hameaux. Elle faisait partie de la Republika Srpska Krajina autoproclamée (la République de la Krajina serbe, ci-après la « RSK ») et était située au sud de la ville de Gospic, en République de Croatie. C’était une zone principalement rurale couverte de bois et de champs, où environ 400 civils serbes habitaient avant l’attaque.
37. Le 25 juin 1991, à la suite des élections pluripartites de 1990, la Croatie a proclamé son indépendance. Quelques mois auparavant, un conflit armé avait éclaté entre les Serbes de Croatie et les forces croates. En septembre 1991, le Gouvernement croate déclarait que les Serbes de Croatie et la JNA contrôlaient à peu près un tiers du territoire de la Croatie.
38. Le 19 décembre 1991, l’Assemblée de la Région autonome serbe de la Krajina, de concert avec les Serbes habitant d’autres régions de la Croatie, proclamait son indépendance vis-à-vis de la Croatie et créait la RSK, dotée de ses propres forces armées, la Srpska Vojska Krajina (l’Armée serbe de la Krajina ou « SVK »).
39. En février 1992, à la suite de l’adoption du Plan Vance, le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations Unies déclarait la création, sous son autorité, d’une Force de protection des Nations Unies (« FORPRONU ») qui devait être déployée en Croatie, dans les zones placées sous la protection des Nations Unies (« zones protégées »). Dans ces zones, les Serbes étaient majoritaires ou constituaient une minorité importante, et les tensions entre les deux communautés avaient peu de temps auparavant dégénéré en un conflit armé. Il y avait quatre zones protégées : les secteurs Nord, Sud, Est et Ouest. Les territoires croates contestés ou contrôlés par les Serbes hors de ces zones protégées étaient communément appelés « zones roses ». La poche de Medak était située dans l’une de ces « zones roses », dans le voisinage du secteur Sud.
40. En 1992 et 1993, les forces croates ont lancé plusieurs opérations militaires contre la RSK. Elles ont ainsi attaqué les zones protégées ou les « zones roses » avoisinantes : le plateau de Miljevacki en juin 1992, la zone du pont de Maslenica dans le nord de la Dalmatie en janvier 1993, et la poche de Medak en septembre 1993.
41. L’attaque croate contre la poche de Medak a commencé par le bombardement de la zone à l’aube du 9 septembre 1993. Vers 6 heures du matin, les forces croates formées d’unités de la HV de la zone opérationnelle de Gospic, notamment la 9e brigade de la garde, la 111e brigade, le bataillon de la garde nationale de Gospic, le bataillon de la garde nationale de Lovinac et des unités des forces spéciales du MUP, ont pénétré dans la poche. Après environ deux jours de combats, elles ont pris le contrôle de Divoselo, de Citluk et d’une partie de Pocitelj, puis l’avance croate s’est arrętée.
42. À l’époque des faits, Janko BOBETKO, général de corps d’armée, était chef de l’état-major général de la HV, tandis que le général de brigade Rahim ADEMI exerçait les fonctions de commandant par intérim de la zone opérationnelle de Gospic. Le colonel Mirko NORAC commandait la 9e brigade de la garde.
43. À la suite de l’intervention de représentants internationaux, les autorités croates et les autorités de la RSK ont engagé peu de temps après l’attaque des négociations politiques et militaires en vue de la cessation des hostilités et du retrait des troupes croates des zones prises pendant l’opération.
44. À l’issue de ces négociations, un accord a été signé le 15 septembre 1993 par le général Mile Novakovic, pour la partie serbe, et par le général de division Petar Stipetic, pour la partie croate. C’est Janko BOBETKO qui a ordonné au général Stipetic de signer l’accord.
45. Aux termes de cet accord, un cessez-le-feu devait prendre effet à 12 heures le 15 septembre 1993, et les forces croates devaient quitter le territoire sur lequel elles étaient entrées le 9 septembre 1993, laissant la poche de Medak sous le contrôle de la FORPRONU. Le retrait des troupes croates de la poche de Medak s’est terminé le 17 septembre 1993 à 18 heures.
46. Pendant l’opération de la poche de Medak, au moins 29 civils serbes de la région ont été exécutés illégalement et d’autres grièvement blessés. Parmi les morts et les blessés civils se trouvaient de nombreuses femmes et personnes âgées. Les forces croates ont également tué au moins cinq soldats serbes qui avaient été faits prisonniers et/ou blessés. Des précisions concernant certains de ces civils et soldats hors de combat sont données à l’annexe I du présent acte d’accusation.
47. Environ 164 maisons et 148 granges et dépendances, soit la plupart des constructions dans les villages situés dans la poche de Medak, ont été détruites, surtout par le feu ou à l’explosif, après la prise de contrôle effective de la zone par les forces croates. Ces destructions ont eu lieu, pour une large part, entre le 15 septembre 1993, date du cessez-le-feu, et le 17 septembre 1993 à 18 heures, date à laquelle s’est achevé le retrait des forces croates.
48. Entre le 9 et le 17 septembre 1993, les forces croates, ou des personnes en civil agissant sous leur contrôle, ont pillé les biens appartenant aux civils serbes, à la recherche de tout ce qui avait de la valeur, notamment les effets personnels, les appareils et équipements ménagers, les meubles, les animaux d’élevage, les machines agricoles et autre matériel.
49. Lorsqu’ils n’ont pas été pillés comme il est dit plus haut, les biens des civils serbes ont été incendiés ou détruits de toute autre manière. Les équipements ménagers et les meubles ont été détruits, les machines agricoles endommagées ou détruites par balles, les animaux d’élevage abattus et les puits pollués.
50. Par ces actes illicites généralisés et systématiques commis pendant l’opération militaire croate, la poche de Medak est devenue inhabitable. Les villages de la poche ont été complètement détruits, ce qui a privé la population civile serbe de ses habitations et de ses moyens d’existence.
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Le Procureur
Carla Del Ponte
[Sceau du Bureau du Procureur]
Le 27 mai 2004
La Haye (Pays-Bas)