Affaire n° : IT-02-60-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président
M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Andresia Vaz

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
9 septembre 2005

LE PROCUREUR

c/

Vidoje BLAGOJEVIC
Dragan JOKIC

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE RADIVOJE MILETIC AUX FINS D’AVOIR ACCÈS À DES INFORMATIONS CONFIDENTIELLES

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Le Bureau du Procureur :

M. Norman Farrell
M. Peter McCloskey

Le Conseil de l’Accusé Radivoje Miletic :

Mme Natacha Fauveau Ivanovic

Les Conseils des Appelants :

M. Vladimir Domazet,
pour Vidoje Blagojevic
Mme Cynthia Sinatra, pour Dragan Jokic

Le Conseil de l’Accusé Milan Gvero :

M. Dragan Krgovic

LA CHAMBRE D’APPEL du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU le jugement de la Chambre de première instance I, rendu oralement en l’espèce le 17 janvier 2005 et par écrit le 24 janvier 2005 (le « Jugement »),

ATTENDU que la Chambre de première instance a ordonné plusieurs mesures de protection dans l’affaire Blagojevic et Jokic, et qu’en application de l’article 75 F) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »), les mesures de protection ordonnées dans une « première affaire » « continuent de s’appliquer mutatis mutandis dans toute autre affaire portée devant le Tribunal (la « deuxième affaire ») et ce, jusqu’à ce qu’elles soient annulées, modifiées ou renforcées selon la procédure exposée dans le présent article »,

VU la requête aux fins d’avoir accès à des informations confidentielles dans l’affaire Blagojevic et Jokic (Motion for Access to Confidential Information in the Blagojevic and Jokic case) (la « Requête »), déposée le 7 juillet 2005 par Radivoje Miletic (le « Requérant »), qui est accusé dans une autre affaire portée devant le Tribunal international et demande à pouvoir consulter les comptes rendus de toutes les audiences tenues à huis clos dans l’affaire Blagojevic et Jokic, toutes les pièces à conviction confidentielles y afférentes et toutes les décisions confidentielles rendues dans cette affaire,

VU la réponse de l’Accusation (Response to Radivoje Miletic’s Request for Confidential Material in the Blagojevic and Jokic case) (la « Réponse »), déposée le 21 juillet 2005, soit quatre jours après la date limite prévue au paragraphe 14 de la Directive pratique relative à la procédure de dépôt des écritures en appel devant le Tribunal International1,

ATTENDU que la raison invoquée par l’Accusation pour justifier le dépôt tardif de la Réponse – à savoir que celle-ci a été déposée par des conseils exerçant en première instance qui n’étaient pas au courant des conditions requises en appel et se sont conformés au délai prévu en première instance en application de l’article 126 bis du Règlement – ne constitue pas un « motif convaincant » au sens de l’article 127 du Règlement, puisque les conseils qui exercent en appel doivent connaître la procédure prévue à ce stade,

ATTENDU que, toutefois, il est absolument nécessaire de garantir la sécurité des témoins, que la Chambre d’appel accorde une importance à l’opinion de l’Accusation sur la manière d’y parvenir, et qu’en conséquence, il existe des « motifs convaincants » de traiter la Réponse comme si elle avait été déposée dans les délais,

ATTENDU que les autres parties dans l’affaire Blagojevic et Jokic n’ont déposé aucune réponse,

VU la Modification de la requête du général Miletic déposée le 7 juillet 2005 (la « Requête modifiée »), déposée par le Requérant le 29 août 2005, par laquelle celui-ci modifie la Requête et ne demande plus qu’à consulter les pièces à conviction et les décisions confidentielles, annulant ainsi sa demande concernant les comptes rendus des audiences tenues à huis clos parce que l’Accusation les lui a communiqués de son plein gré, avec les enregistrements audio y afférents, après le dépôt de la Requête,

ATTENDU que, bien que le Requérant ait également déposé la Requête et la Requête modifiée devant la Chambre de première instance saisie de sa propre affaire, Le Procureur c/ Tolimir, Miletic et Gvero2, en application de l’article 75 G) du Règlement, c’est à la Chambre d’appel qu’il revient de se prononcer sur cette question, parce qu’elle est la chambre actuellement saisie de la « première affaire », à savoir l’affaire Blagojevic et Jokic, où les mesures de protection en question ont été ordonnées,

ATTENDU que le Requérant affirme qu’il devrait pouvoir consulter les documents confidentiels déposés dans l’affaire Blagojevic et Jokic parce que celle-ci est étroitement liée à la sienne, les deux affaires portant sur des événements qui se sont produits dans la région de Srebrenica du 11 mars à la fin août 1995, et qu’il lui est reproché, comme aux deux accusés dans l’affaire précitée, Vidoje Blagojevic et Dragan Jokic, d’avoir fait partie de la même entreprise criminelle commune,

ATTENDU que le Requérant déclare qu’il a examiné les documents publics relatifs à l’affaire Blagojevic et Jokic et que ceux-ci présentent un intérêt direct pour sa cause, et qu’il fait valoir qu’il y a donc lieu de l’autoriser à examiner également les documents confidentiels pour préparer sa propre défense,

ATTENDU que, s’il est fait droit à sa demande, le Requérant s’engage à respecter la confidentialité des documents et les mesures de protection des témoins ordonnées en l’espèce,

ATTENDU que l’Accusation ne s’oppose pas à la demande du Requérant en ce qui concerne les pièces à conviction confidentielles, mais qu’elle s’y oppose pour ce qui est des décisions confidentielles rendues en première instance, sachant, dit-elle, que le Requérant n’a pas établi l’existence d’un but légitime juridiquement pertinent, puisqu’un grand nombre de ces décisions ne présentent pas d’intérêt pour sa cause,

ATTENDU que la Chambre d’appel a déclaré qu’il suffit que l’accusé qui demande à consulter des pièces confidentielles déposées inter partes dans une autre affaire démontre que « l’accès à ces pièces est susceptible de l’aider de manière substantielle à présenter sa cause ou, tout au moins, qu’il existe de bonnes chances pour qu’il en soit ainsi », et que cette condition est remplie « dès lors que l’existence d’un lien est établi entre l’affaire de [la partie requérante] et les affaires dans le cadre desquelles ces pièces ont été présentées, c’est-à-dire les affaires nées d’événements qui auraient eu lieu dans la même région et à la même époque »3,

ATTENDU que, compte tenu du lien existant entre son affaire et l’affaire Blagojevic et Jokic, le Requérant a démontré que cette condition était remplie en faisant valoir de manière générale que les documents confidentiels issus de cette affaire pourraient lui être utiles, et qu’il en est de même tant pour les décisions rendues dans l’affaire Blagojevic et Jokic que pour les pièces à conviction, puisque lesdites décisions pourraient l’aider à préparer sa cause en l’éclairant sur la façon dont la Chambre de première instance a traité des questions de fait et de droit susceptibles d’être communes aux deux affaires,

ATTENDU que, s’il est vrai, comme l’affirme l’Accusation, que les décisions confidentielles ne présentent pas toutes un intérêt pour la cause du Requérant – ce qui peut aussi être le cas des pièces à conviction – la Chambre d’appel n’a jamais demandé aux accusés qui cherchaient à consulter des documents confidentiels déposés inter partes dans d’autres affaires d’expliquer précisément en quoi chacun de ces documents pourraient leur être utiles,

ATTENDU que, pour dissiper les craintes qu’il pourrait y avoir de compromettre la sécurité des témoins si l’on communique les décisions confidentielles, il y a lieu d’autoriser l’Accusation à déposer ex parte une requête aux fins d’obtenir de nouvelles mesures de protection, dans laquelle celle-ci désignera les décisions spécifiques dont elle s’oppose à la communication4,

ATTENDU que, dans la Requête, le Requérant a déclaré qu’il demandait à consulter tous les documents confidentiels, qu’en réponse, l’Accusation a affirmé que le Requérant ne demandait pas précisément à avoir accès aux pièces déposées ex parte, et que celui-ci n’a pas déposé de réplique où il contestait cette affirmation ni abordé cette question dans la Requête modifiée,

ATTENDU que, compte tenu de ce qui précède, la Chambre d’appel partira de l’hypothèse que le Requérant ne demande pas à consulter les documents déposés ex parte,

ATTENDU que « [a]près avoir conclu que des pièces confidentielles déposées dans une autre affaire auxquelles un requérant demande l’accès peuvent l’aider matériellement à préparer sa cause, la Chambre d’appel doit décider des mesures de protection à accorder, car il lui appartient, dans l’exercice de son pouvoir d’appréciation, de trouver un juste équilibre entre le respect du droit d’une partie à avoir accès à des pièces nécessaires à la préparation de sa cause, la garantie de la protection des témoins, et la préservation d’informations confidentielles5 »,

EN APPLICATION DE l’article 75 du Règlement,

FAIT DROIT à la Requête, telle qu’elle est reformulée dans la Requête modifiée, et autorise le Requérant à avoir accès, sous réserve des conditions exposées plus bas, à toutes les pièces à conviction et décisions confidentielles déposées inter partes dans l’affaire Blagojevic et Jokic,

ORDONNE :

  1. À l’Accusation, à Vidoje Blagojevic et à Dragan Jokic de demander à la Chambre d’appel d’ordonner des mesures de protection supplémentaires ou de procéder, si besoin est, à des expurgations dans les 15 jours ouvrés de la présente décision,
  2. Au Greffe, si l’Accusation, Vidoje Blagojevic ou Dragan Jokic ne demande aucune mesure de protection supplémentaire ni aucune expurgation dans les 15 jours ouvrés, de communiquer au Requérant, à son conseil ou à tout employé ayant reçu des instructions de ce dernier ou habilité par lui, tout document confidentiel déposé inter partes et décrit plus haut, si possible sous forme électronique,
  3. Au Greffe, si l’Accusation, Vidoje Blagojevic ou Dragan Jokic demande dans les 15 jours ouvrés que des mesures de protection supplémentaires soient ordonnées pour les documents confidentiels déposés inter partes décrits plus haut ou qu’il soit procédé à des expurgations de ces documents, de ne pas les communiquer jusqu’à ce que la Chambre d’appel se soit prononcée sur toute demande :

i) Si la Chambre d’appel rejette la ou les demandes en question, le Greffe sera tenu de communiquer au Requérant, à son conseil et à tout employé ayant reçu des instructions de ce dernier ou habilité par lui, les documents confidentiels déposés inter partes auxquels la Chambre d’appel autorise l’accès, si possible sous forme électronique,

ii) Si la Chambre d’appel accueille la ou les demandes en question, la ou les parties sollicitant des expurgations sera ou seront tenue(s) d’y procéder et communiquera ou communiqueront au Greffe les documents confidentiels expurgés déposés inter partes pour que celui-ci les transmette au Requérant, à son conseil et à tout employé ayant reçu des instructions de ce dernier ou habilité par lui, si possible sous forme électronique,

d) Sauf dispositions contraires dans la présente décision, les documents confidentiels inter partes communiqués par le Greffe resteront soumis à toute mesure de protection ordonnée précédemment par la Chambre de première instance.

Sauf autorisation expresse de la Chambre d’appel estimant qu’il a été suffisamment démontré que la communication à des tiers des documents confidentiels inter partes décrits plus haut est absolument nécessaire à la préparation de la défense du Requérant, celui-ci, son conseil et tout employé ayant reçu des instructions de ce dernier ou habilité par lui à consulter lesdits documents s’abstiendront :

a) De communiquer à des tiers les noms des témoins, les lieux où ils se trouvent, les comptes rendus de leurs témoignages, les pièces à conviction ou toute information qui pourrait permettre de révéler leur identité et de violer la confidentialité des mesures de protections déjà mises en place,

b) De communiquer à des tiers tout élément de preuve documentaire ou autre, toute déclaration écrite d’un témoin, ou le contenu, en tout ou en partie, de tout élément de preuve, déclaration ou témoignage préalable confidentiels, ou

c) D’entrer en contact avec tout témoin dont l’identité fait l’objet de mesures de protection.

Si, pour les besoins de la préparation de la défense du Requérant, des documents confidentiels sont communiqués à des tiers – sur autorisation de la Chambre d’appel – toute personne qui recevra ces documents sera informée qu’elle a l’interdiction de copier, reproduire ou publier, en tout ou en partie, toute information confidentielle, ou de la divulguer à toute autre personne ; en outre, si une personne a reçu ladite information, elle devra la restituer au Requérant, à son conseil ou à tout employé habilité par ce dernier dès qu’elle n’en aura plus besoin pour la préparation de sa défense.

Aux fins des paragraphes précédents, ne font pas partie des tiers : i) le Requérant, ii) son conseil, iii) tout employé ayant reçu des instructions de ce dernier ou habilité par lui à consulter les documents confidentiels, et iv) le personnel du Tribunal international, dont les membres du Bureau du Procureur.

Si le conseil du Requérant ou un membre de l’équipe de la Défense autorisé à consulter les documents confidentiels se retire de l’affaire du Requérant, celui-ci restituera au Greffe du Tribunal international tout document confidentiel en sa possession auquel la Chambre a autorisé l’accès en vertu de la présente décision.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 9 septembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
______________
Theodor Meron

[Sceau du Tribunal]


1. IT/155 Rev. 2.
2. Affaire n° IT-04-80-PT.
3. Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, affaire n° IT-98-34-A, Décision relative à la « requête de Slobodan Praljak aux fins de pouvoir consulter les témoignages et documents confidentiels dans l’affaire Le Procureur c/ Mladen Naletilic et Vinko Martinovic » et à la « notification par laquelle Jadranko Prlic se joint à la requęte de Slobodan Praljak », 13 juin 2005, p. 6 (la « Décision Naletilic »).
4. L’Accusation laisse entendre que la « Chambre d’appel peut souhaiter examiner des exemples de décisions confidentielles similaires », c’est-à-dire des décisions qui n’aident pas de façon substantielle la Défense, et dresse la liste d’un certain nombre de pages du répertoire du Greffe. Réponse, p. 4, note de bas de page 10. Toutefois, le fait de parler d’« exemples » donne à penser que cette liste n’est pas exhaustive.
5. Décision Naletilic, p. 7.