Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Volodymyr Vassylenko
Mme le Juge Carmen Maria Argibay
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
7 novembre 2003
LE PROCUREUR
c/
VIDOJE BLAGOJEVIC
DRAGAN JOKIC
______________________________________________
DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE L’ACCUSATION AUX FINS DE L’ADMISSION DE DÉCLARATIONS DE TÉMOINS EXPERTS
______________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Peter McCloskey
Les Conseils des Accusés :
M. Michael Karnavas et Mme Suzana Tomanovic, pour Vidoje Blagojevic
M. Miodrag Stojanovic et Mme Cynthia Sinatra, pour Dragan Jokic
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I, SECTION A, (la « Chambre de première instance ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de diverses requêtes et de diverses écritures à l’appui de celles-ci, déposées par le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») concernant l’admission d’éléments de preuve sous la forme de déclarations écrites, de rapports ou de comptes rendus d’audition de témoins experts et présentés en application des articles 92 bis et 94 bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »)1,
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, VU les arguments écrits et oraux des parties,
REND LA PRÉSENTE DÉCISION
1. Le 17 février 2003, l’Accusation a informé la Chambre de première instance qu’elle avait communiqué vingt rapports de témoins experts2 aux conseils des accusés Vidoje Blagojevic et Dragan Jokic3 (collectivement, la « Défense », et respectivement, la « Défense de Blagojevic » et la « Défence de Jokic ») et lui en a tenu copie4. Parallèlement, dans sa Requête 92 bis, l’Accusation a notamment demandé l’admission, en application du paragraphe B) de cet article, de six rapports de témoins experts soumis dans le cadre de la Notification 94 bis5 et, en application de son paragraphe D, de comptes rendus de dépositions faites antérieurement par sept autres experts dans l’affaire Le Procureur c/ Radislav Krstic, affaire n° IT-98-33-T (le « procès Krstic »), dont les rapports avaient été présentés dans le cadre de la Notification 94 bis6. En outre, elle a présenté dans sa Requête 92 bis, en vue de son admission en application de l’article 92 bis D), le témoignage antérieur d’un analyste de l’Accusation7 pour lequel aucun rapport d’expert n’a été fourni. Les conclusions de l’Accusation relatives à l’admission d’éléments de preuve en application de l’article 92 bis ont déjà été examinées par la Chambre dans une décision antérieure et ne seront débattues plus avant que si l’appréciation des témoignages en l’espèce le requiert8.
2. À la conférence de mise en état tenue le 27 mars 2003 (la « Conférence de mise en état »), le Juge de la mise en état a affirmé qu’il revenait aux Juges saisis de la présente espèce de décider de l’admissibilité de déclarations ou de comptes rendus présentés en application de l’article 92 bis du Règlement ou de rapports de témoins experts présentés en application de l’article 94 bis( footnote 9 ).
3. La Chambre de première instance a reçu, le 31 mars 2003, les réponses de la Défense à la Notification 94 bis10 et à la Requête 92 bis11, en conformité avec l’ordonnance fixant la date de dépôt des écritures rendue par le Juge de la mise en état12.
4. Dans sa réponse à la Notification 94 bis, la Défense de Blagojevic déclare vouloir procéder au contre-interrogatoire de six des experts13, et accepter les déclarations des autres témoins experts. Dans sa réponse à la Requête 92 bis, elle accepte, sans contre-interrogatoire, les rapports ou les comptes rendus d’audition de dix des experts dont elle accepte les déclarations dans sa réponse à la Notification 94 bis. Elle s’oppose à l’admission de témoignages antérieurs de trois témoins présentés en application de l’article 92 bis D) et d’une déclaration de témoin présentée en vertu de l’article 92 bis B)14.
5. Dans sa réponse à la Notification 94 bis, la Défense de Jokic affirme que sept des rapports de témoins experts proposés exigent une déposition au procès et un contre-interrogatoire15, cependant qu’elle accepte les autres rapports de témoins experts au lieu et place d’un témoignage oral. Dans sa réponse à la Requête 92 bis, la Défense de Jokic demandait à la Chambre de première instance de rejeter intégralement la Requête 92 bis ou, à défaut, si la Chambre décidait d’y faire droit, de citer tous les témoins à comparaître pour un contre-interrogatoire.
6. En exécution d’une demande faite par le Juge de la mise en état à la Conférence de mise en état, l’Accusation a, le 22 avril 2003, indiqué qu’elle avait communiqué à la Défense un autre rapport de témoin expert16 en application de l’article 94 bis, ainsi que le résumé d’un rapport à venir et du témoignage d’un autre expert17. Elle a aussi communiqué la version mise à jour d’un rapport d’expert18 et a annoncé la communication prochaine d’une version actualisée de trois autres rapports d’experts19.
7. Le même jour, l’Accusation a déposé sa Réplique à la Requête 92 bis, réplique dans laquelle elle a réaffirmé qu’il n’était nullement nécessaire de procéder au contre-interrogatoire des témoins dont la déclaration était proposée en application de l’article 92 bis du Règlement20. Elle y demandait aussi que les rapports de témoins experts visés par la Notification 94 bis, mais non par la Requête 92 bis, soient eux aussi admis, sans contre-interrogatoire, en application de l’article 92 bis B)21, réserve faite de ceux des experts dont elle avait proposé le témoignage au procès 22.
8. Le 30 mai 2003, l’Accusation a déposé sa Notification 94 bis du 30 mai, à laquelle elle a joint une copie mise à jour de deux rapports d’experts23. Dans la réponse de Dragan Jokic à la Notification 94 bis (Dragan Jokic’s Response to the Prosecution’s Notice of Disclosure of Expert Witness Statements under Rule 94 bis), déposée le 30 juin 2003, la Défense de Jokic a accepté que l’on admette la version mise à jour de ces deux rapports sans que leurs auteurs soient appelés à déposer en personne. La Défense de Blagojevic n’a pas déposé de réponse.
9. Suite au plaidoyer de culpabilité de l’ancien coaccusé Momir Nikolic, l’Accusation a demandé l’autorisation de radier trois des experts24 de sa liste de témoins25, demande à laquelle la Chambre a accédé le 25 juin 200326.
10. Le 23 juin 2003, l’Accusation a informé la Chambre de première instance qu’elle avait communiqué à la Défense le rapport d’un expert militaire, ainsi qu’elle l’avait qu’annoncé précédemment27.
11. Le 23 juillet 2003, la Chambre de première instance a consacré une audience aux rapports de témoins experts (l’« Audience ») et a demandé à la Défense d’exposer les raisons précises pour lesquelles elle s’opposait à l’admission de certains rapports de témoins experts ou les raisons particulières pour lesquelles elle demandait que certains de leurs auteurs soient contre-interrogés. À l’Audience, la Défense de Blagojevic s’est opposée à l’admission du rapport de l’expert militaire qui venait de lui être communiqué28, a exposé les raisons pour lesquelles elle s’opposait à l’admission de certains rapports de témoins experts précédemment soumis et demandait l’autorisation de procéder au contre -interrogatoire de leurs auteurs29. L’Accusation a une nouvelle fois demandé que le compte rendu du témoignage du démographe Helge Brunborg soit admis en application de l’article 92 bis D) du Règlement étant entendu qu’il pourrait faire l’objet d’un contre-interrogatoire au sujet de ses qualifications d’expert et de la version mise à jour de son rapport30. L’Accusation a aussi promis de revoir le rapport de l’expert en armes à feu Martin Ols31.
12. La Défense de Jokic a déclaré à l’Audience avoir changé d’avis à propos des éléments de preuves proposés en application de l’article 92 bis du Règlement, tels que présentés dans sa réponse à la Requête 92 bis32, et ne plus s’opposer à l’admission, en application de l’article 92 bis, des dépositions faites par des experts dans l’affaire Krstic33, réserve faite de celle de l’Analyste de l’Accusation, pour laquelle elle demandait toujours l’autorisation de procéder au contre-interrogatoire de son auteur34. Elle s’est également opposée à l’admission du rapport de l’expert militaire qui venait de lui être communiqué35. La Défense de Jokic a en outre indiqué à la Chambre de première instance qu’elle avait convenu avec l’Accusation de revoir cinq rapports de témoins experts36.
13. Le 23 juillet 2003, l’Accusation a communiqué un nouveau rapport de témoin expert en application de l’article 94 bis du Règlement37. La Défense de Blagojevic accepte ce rapport38, tandis que celle de Jokic demande que l’expert qui l’a rédigé soit soumis à contre -interrogatoire39. Le 28 juillet 2003, la Défense de Jokic a également fait savoir à la Chambre de première instance qu’elle sollicitait toujours la déposition au procès et le contre-interrogatoire de deux des cinq témoins experts dont elle avait revu le rapport, que leur témoignage ait été proposé en application de l’article 92 bis ou 94 bis du Règlement40.
14. Dans sa Requête aux fins de modifier la liste de témoins, déposée le 3 septembre 2003, l’Accusation demande l’autorisation de radier trois experts de sa liste de témoins41.
15. Enfin, le 10 octobre 2003, l’Accusation a signalé qu’elle avait communiqué à la Défense trois autres rapports de témoins experts42 en application de l’article 94 bis du Règlement43.
16. L’article 92 bis du Règlement (« Faits prouvés autrement que par l’audition d’un témoin ») dispose notamment que :
A) La Chambre de première instance peut admettre, en tout ou en partie, les éléments de preuve présentés par un témoin sous la forme d’une déclaration écrite, au lieu et place d’un témoignage oral, et permettant de démontrer un point autre que les actes et le comportement de l’accusé tels qu’allégués dans l’acte d’accusation.
i) Parmi les facteurs justifiant le versement au dossier d’une déclaration écrite, on compte notamment les cas où lesdits éléments de preuve :
a) sont cumulatifs, au sens où d’autres témoins déposeront ou ont déjà déposé oralement sur des faits similaires ;
b) se rapportent au contexte historique, politique ou militaire pertinent;
c) consistent en une analyse générale ou statistique de la composition ethnique de la population dans les lieux mentionnés dans l’acte d’accusation ;
d) se rapportent à l’effet des crimes sur les victimes ;
e) portent sur la moralité de l’accusé ; ou
f) se rapportent à des éléments à prendre en compte pour la détermination de la peine.
ii) Parmi les facteurs s’opposant au versement au dossier d’une déclaration écrite, on compte les cas où :
a) l’intérêt général commande que les éléments de preuve concernés soient présentés oralement ;
b) une partie qui s’oppose au versement des éléments de preuve peut démontrer qu’ils ne sont pas fiables du fait de leur nature et de leur source, ou que leur valeur probante est largement inférieure à leur effet préjudiciable ou
c) il existe tout autre facteur qui justifie la comparution du témoin pour contre -interrogatoire.
B) Une déclaration écrite soumise au titre du présent article est recevable si le déclarant a joint une attestation écrite selon laquelle le contenu de la déclaration est, pour autant qu’il le sache et s’en souvienne, véridique et exact et
i) la déclaration est recueillie en présence :
a) d’une personne habilitée à certifier une telle déclaration en conformité avec le droit et la procédure d’un Etat ou
b) un officier instrumentaire désigné à cet effet par le Greffier du Tribunal international et
ii) la personne certifiant la déclaration atteste par écrit :
a) que le déclarant est effectivement la personne identifiée dans ladite déclaration ;
b) que le déclarant a affirmé que le contenu de la déclaration est, pour autant qu’il le sache et s’en souvienne, véridique et exact ;
c) que le déclarant a été informé qu’il pouvait être poursuivi pour faux témoignage si le contenu de la déclaration n’était pas véridique et
d) la date et le lieu de la déclaration.
L’attestation est jointe à la déclaration écrite soumise à la Chambre de première instance.
[…]
D) La Chambre peut verser au dossier le compte rendu d’un témoignage entendu dans le cadre de procédures menées devant le Tribunal et qui tend à prouver un point autre que les actes et le comportement de l’accusé.
E) […] La Chambre de première instance décide, après audition des parties, s’il convient de verser la déclaration ou le compte rendu au dossier, en tout ou en partie, ou s’il convient d’ordonner que le témoin comparaisse pour être soumis à un contre-interrogatoire44.
17. L’article 94 bis du Règlement (« Déposition de témoins experts ») dispose :
A) Le rapport de tout témoin expert cité par une partie est intégralement communiqué à la partie adverse dans le délai fixé par la Chambre de première instance ou par le juge de la mise en état.
B) Dans les trente jours suivant la communication du rapport du témoin expert, ou dans tout autre délai fixé par la Chambre de première instance ou le juge de la mise en état, la partie adverse fait savoir à la Chambre de première instance :
i) si elle accepte le rapport du témoin expert ;
ii) si elle souhaite procéder à un contre-interrogatoire du témoin expert ; et
iii) si elle conteste la qualité d’expert du témoin ou la pertinence du rapport, en tout ou en partie, auquel cas elle indique quelles sont les parties du rapport contestées.
C) Si la partie adverse fait savoir qu'elle accepte le rapport du témoin expert, ce rapport peut être admis comme élément de preuve par la Chambre de première instance sans que le témoin soit appelé à déposer en personne.
18. Au travers de ses diverses requêtes et écritures, l’Accusation a soumis, en application de l’article 94 bis et des articles 92 bis B) ou D) du Règlement, la plupart des rapports des témoins experts qu’elle ne compte pas faire témoigner au procès. Elle a proposé à la Conférence de mise en état de déposer les rapports de témoins experts en application de l’article 94 bis du Règlement afin de déterminer si la Défense s’y opposait et, si tel n’était pas le cas, de les verser au dossier, la présentation de rapports ou de témoignages antérieurs en vertu de l’article 92 bis étant simplement « un autre moyen » de faire admettre certains de ceux précédemment soumis dans le procès Krstic45. La Chambre de première instance relève que la Défense n’a déposé aucune conclusion quant à l’applicabilité de l’article 92 bis du Règlement, au lieu de l’article 94 bis, aux rapports de témoins experts.
1. Admission de rapports et de dépositions de témoins experts en vertu de l’article 94 bis du Règlement
19. L’article 94 bis du Règlement est la disposition générale traitant explicitement des témoins experts. La Chambre de première instance est d’accord avec la Chambre de première instance saisie de l’affaire Le Procureur c/ Stanislav Galic (la « Chambre Galic ») pour admettre qu’un expert est « une personne qui, grâce à ses connaissances, ses aptitudes ou une formation spécialisée, peut aider le juge du fait à comprendre ou à se prononcer sur une question litigieuse46», autrement dit, une question que la Chambre de première instance doit trancher ou une allégation sur laquelle elle doit se prononcer. Elle note que l’une des distinctions qu’il convient d’opérer entre le témoin « des faits » et le témoin expert est que ce dernier, en raison de ses qualifications, est en mesure d’émettre des avis, de tirer des conclusions et de les présenter à la Chambre de première instance. La Chambre de première instance reprend à son compte la conclusion de la Chambre Galic selon laquelle « le témoin expert est censé livrer son opinion en indiquant clairement les faits établis ou présumés sur lesquels il se base et les méthodes utilisées pour se faire une opinion en mettant à profit ses connaissances, son expérience ou ses aptitudes47». L’article 94 bis A) fixe un délai pour la communication des déclarations de témoins experts, et l’article 94 bis B) demande à la partie adverse d’y répondre.
20. La Chambre de première instance qu’il est d’usage au Tribunal de soumettre et d’admettre les rapports de témoins experts en application de l’article 94 bis du Règlement48.
2. Application de l’article 92 bis du Règlement aux rapports et dépositions des témoins experts à la lumière de l’article 94 bis
21. L’article 94 bis du Règlement existait déjà lorsque l’article 92 bis a été adopté. Ce nouvel article a ouvert la voie à l’admission de déclarations écrites autres que les seuls rapports de témoins experts, pour autant qu’elles tendent à démontrer un point autre que les actes et le comportement de l’accusé. Les articles 92 bis A) i) b) et c) prévoient l’admission de déclarations écrites qui « se rapportent à l’effet des crimes sur les victimes » ou qui « consistent en une analyse générale ou statistique de la composition ethnique de la population dans les lieux mentionnés dans l’acte d’accusation », ce qui semble englober les éléments de preuve qui font fréquemment l’objet d’une déposition des témoins experts. En ce sens, les deux articles se recoupent. Toutefois, l’article 94 bis se distingue de l’article 92 bis en ce qu’il prévoit une procédure stricte pour la présentation des déclarations de témoins experts et, en outre, l’article 94 bis B) iii ) invite la partie adverse à indiquer si elle conteste les qualifications du témoin, ce qui marque là encore la différence entre les témoignages d’experts et les autres.
22. La question à laquelle la Chambre de première instance doit donc répondre est celle de savoir si l’article 92 bis du Règlement peut aussi s’appliquer aux témoins experts, ou si l’article 94 bis est la seule disposition applicable en la matière.
23. Dans la décision qu’elle a rendue le 7 juin 2002 dans l’affaire Le Procureur c/ Stanislav Galic49, la Chambre d’appel a examiné la question de l’applicabilité de l’article 92 bis aux témoins experts. La question posée était celle de l’admissibilité, en application du paragraphe C) de cet article, des déclarations écrites d’un expert décédé. La Chambre d’appel a relevé que l’article 94 bis avait une double fonction. La première est de fixer un délai pour la communication des rapports de témoins experts autres que ceux relevant des articles 65 ter et 66 A) ii) du Règlement. À la différence des articles 65 ter et 66 A) ii), l’article 94 bis a pour autre fonction d’exiger de la partie adverse qu’elle réagisse au rapport du témoin expert une fois celui-ci communiqué et, suivant qu’elle souhaite ou non contre-interroger le témoin expert, de prévoir l’admission de ce rapport sans que ce témoin soit appelé à déposer en personne50. La Chambre d’appel a donc conclu qu’une distinction était clairement opérée entre les témoins experts et les autres51.
24. La Chambre d’appel a par ailleurs jugé que rien dans l’article 94 bis n’empêche d’appliquer l’article 92 bis du Règlement aux rapports et dispositions d’un témoin expert. Elle a conclu que l’article 92 bis prévoit expressément l’admission de déclarations écrites « se rapport[ant] au contexte historique, politique ou militaire pertinent », ce qui est souvent le cas des rapports et dépositions de témoins experts52. Enfin, la Chambre d’appel a conclu qu’« SaCucune disposition de l’un ou de l’autre article n’empêcherait que la déposition écrite d’un témoin expert, ou le compte rendu de la déposition faite par cet expert dans le cadre d’une procédure menée devant le Tribunal, soit admis au lieu et place de son témoignage oral si l’intérêt de la justice commande qu’il en soit ainsi afin d’économiser du temps, la partie adverse ayant le droit de contre-interroger le témoin expert en application de l’article 92 bis53».
25. Par conséquent, à la lumière de la Décision Galic rendue en appel, la Chambre de première instance estime que les déclarations des témoins experts sont généralement admissibles au regard de l’article 92 bis du Règlement, pour autant que les autres conditions de cet article sont remplies. Elle fait cependant observer que ladite décision portait sur un cas particulier, à savoir l’admission de la déclaration d’un expert décédé, et que seul l’article 92 bis C) contient une disposition spécifique relative à l’admission des déclarations d’un témoin décédé.
26. L’article 92 bis E) du Règlement indique explicitement que c’est à la Chambre de première instance qu’il appartient de décider d’admettre ou non la déclaration d’un témoin ou le compte rendu de sa déposition, eu égard aux restrictions générales à l’admission des éléments de preuve énoncées dans l’article et de citer ou non ce témoin à comparaître pour le soumettre à un contre-interrogatoire. Sous réserve du respect des conditions énoncées à l’article 92 bis A) à D), l’article 92 bis E) reconnaît donc à la Chambre de première instance une totale liberté d’appréciation. Quant à l’article 94 bis C), il est ainsi libellé : « Si la partie adverse fait savoir qu’elle accepte le rapport du témoin expert, ce rapport peut être admis comme élément de preuve par la Chambre de première instance sans que le témoin soit appelé à déposer en personne ». La Chambre de première instance estime qu’à l’inverse, on peut arguer de l’article 94 bis C) que lorsque la partie adverse n’accepte pas, pour des motifs jugés raisonnables, le rapport du témoin expert, celui-ci ne peut être admis qu’après que son auteur a été cité et a déposé en personne.
27. La Chambre de première instance considère que l’article 94 bis C) est la disposition spéciale concernant l’admission des rapports d’experts et que l’on ne peut la tourner simplement en présentant ces rapports en application de l’article 92 bis, lequel laisse à la Chambre de première instance une plus large marge d’appréciation. Lorsque la partie adverse s’oppose à l’admission de la déclaration du témoin expert, il convient, pour déterminer si elle a le droit de contre-interroger celui-ci, de tenir compte de l’argument a contrario découlant de l’article 94 bis C), même lorsqu’il s’agit de statuer sur l’admissibilité de la déclaration au regard de l’article 92 bis. Par conséquent, la Chambre de première instance estime qu’en pareil cas, elle doit user du pouvoir d’appréciation que lui reconnaît l’article 92 bis E) eu égard à l’article 94 bis C)54.
28. Dès lors que c’est l’article 94 bis du Règlement qui définit la procédure à suivre pour l’admission des rapports d’experts, y compris le droit de la partie adverse à contester les qualifications du témoin expert proposé, la Chambre de première instance considère que l’article 92 bis du Règlement est la lex generalis pour l’admission des déclarations de témoins et l’article 92 bis la lex specialis pour les déclarations de témoins experts. Par conséquent, c’est en se fondant sur l’article 94 bis que la Chambre de première instance acceptera les rapports dont l’admission est demandée en application à la fois de l’article 92 bis B) et de l’article 94 bis55.
3. Analyse relative aux témoins experts proposés en application de l’article 94 bis et/ou de l’article 92 bis
29. En premier lieu, la Chambre de première instance est convaincue que les experts qui ont rédigé ces rapports présentent les qualifications requises. Les curriculum vitae joints à ces rapports montrent que ces personnes ont les connaissances, l’aptitude ou la formation requise pour fournir les informations qui y figurent56.
30. L’expert militaire Richard Butler et l’enquêteur Dean Manning sont des témoins au procès dont les rapports ne sont présentés qu’en application de l’article 94 bis. Ceux de Richard Butler portent sur la responsabilité du commandement des brigades de l’armée de la Republika Srpska (« VRS ») et sur des informations qui établiraient un lien entre la VRS et les crimes commis en juillet 1995 dans la « zone de sécurité » de Srebrenica57. Ceux de Dean Manning donnent un aperçu des éléments de preuve scientifiques concernant les lieux d’exécution et les charniers. La Chambre de première instance considère que ces rapports sont extrêmement pertinents en l’espèce et qu’ils sont admissibles au regard de l’article 89 du Règlement et de sa Directive pour l’admission d’éléments de preuve58. La Défense pourra contre -interroger Richard Butler et Dean Manning lorsqu’ils déposeront devant la Chambre de première instance.
31. Le rapport d’expert du général Patrick Cordingley, dont la déposition au procès est également proposée, n’a été présenté qu’en application de l’article 94 bis du Règlement. Il traite principalement du commandement et de l’autorité militaires dans la VRS et de la responsabilité du commandement des brigades de la VRS, et plus précisément des celles de Zvornik et de Bratunac, et se présente sous la forme de questions-réponses. Le général Cordingley interprète les documents qui lui sont présentés en se fondant uniquement sur sa longue expérience de l’entraînement et du commandement dans l’armée britannique et dans les forces de l’OTAN. La Chambre de première instance estime que les conclusions du général Cordingley permettent seulement d’évaluer ses qualifications. À la lumière des informations fournies par le rapport de Richard Butler concernant la responsabilité du commandement des brigades de la VRS, la Chambre de première instance n’est pas convaincue de la pertinence ni de la valeur probante du rapport du général Cordingley. Elle estime toutefois que le général Cordingley pourrait en déposant au procès apporter des renseignements utiles, dont des informations figurant dans son rapport, et permet donc à l’Accusation de le conserver sur sa liste de témoins.
32. L’Accusation demande l’autorisation de radier Martin Ols de la liste de témoins mais elle entend demander l’admission de son rapport balistique en application de l’article 92 bis durant la déposition de Dean Manning59. La Défense et la Chambre de première instance pourront alors discuter avec ce dernier de toute question soulevée par le rapport de Martin Ols ; s’il reste des points à éclaircir à l’issue de la déposition de Dean Manning, la Chambre de première instance ordonnera à l’Accusation d’appeler Martin Ols à la barre pour apporter les éclaircissements nécessaires avant de se prononcer sur l’admission de son rapport.
33. Dans sa Requête aux fins de modifier la liste de témoins, l’Accusation demande l’autorisation de radier de sa liste W.P.F. Fagel et C.H.W. Ten Camp, et le rapport de J.A. de Koeijer, « Expertise des cachets », daté du 9 mai 2001. Les rapports de W.P.F. Fagel, C.H.W. Ten Camp et J.A. de Koeijer portent tous trois sur une pièce à conviction du procès Krstic établissant la date à laquelle le général Krstic a pris le commandement du corps de la Drina. L’Accusation fait valoir qu’elle entend présenter et fonder cette pièce à conviction au procès, et qu’elle ne présentera à nouveau lesdits rapports d’experts que si la Défense conteste l’admissibilité de ce document60. La Chambre de première instance estime donc que la demande d’autorisation pour le retrait des rapports d’experts est fondée et accède à la requête.
34. La Défense s’oppose à l’admission du compte rendu du témoignage de l’Analyste de l’Accusation, présenté en application de l’article 92 bis D)61. Cette dernière, qui a mis sur pied la base de données d’interceptions dans le cadre du projet de l’Accusation, a déposé au procès Krstic au sujet de la précision, de l’authenticité et de la fiabilité des interceptions de communications. Elle a expliqué dans sa déposition les différents éléments pris en compte pour déterminer la fiabilité des interceptions62 et a déclaré que celles-ci étaient « authentiques » et « absolument fiables »63. La Chambre de première instance est convaincue de l’importance et de la valeur probante de ce compte rendu de déposition en l’espèce. Elle considère également que ce témoignage ne tend pas à démontrer les actes et le comportement des Accusés64. Pour déterminer si l’expert doit être cité à comparaître pour être contre-interrogé conformément à l’article 92 bis E), la Chambre de première instance se réfère à la première décision qu’elle a rendue concernant l’admission de déclarations de témoins en application de l’article 92 bis, où elle a défini les critères applicables65. La Chambre de première instance doit déterminer si le témoignage permet de démontrer un élément essentiel de la thèse de l’Accusation et si le contre-interrogatoire du témoin au procès Krstic a traité adéquatement des questions intéressant la défense en l’espèce 66. La Chambre de première instance estime superflu d’appeler l’Analyste de l’Accusation pour la soumettre à un contre -interrogatoire, dans la mesure où la Défense n’a soulevé aucune question concernant la précision, l’authenticité et la fiabilité des interceptions de communications qui n’ait déjà été traitée durant l’interrogatoire, le contre-interrogatoire et les questions des juges au procès Krstic.
35. La Défense ne s’oppose pas à l’admission des rapports et comptes rendus de témoignages de John Clark, William Haglund, Christopher Lawrence, Richard Wright et José Pablo Baraybar, présentés en application des articles 94 bis et 92 bis D )67. Ceux-ci portent sur des examens de police scientifique effectués pour déterminer le sexe, l’âge et la cause de la mort de personnes exhumées de charniers. La Chambre de première instance est convaincue de l’importance et de la valeur probante de ces rapports et comptes rendus en l’espèce. Elle est également convaincue qu’aucune information figurant dans ces déclarations ou comptes rendus ne concerne les actes et le comportement des Accusés tels qu’exposés dans l’acte d’accusation. Elle estime enfin que les comptes rendus de dépositions présentés à la Chambre de première instance en application de l’article 92 bis D) donnent, avec les rapports soumis en application de l’article 94 bis, un tableau d’ensemble des éléments de preuve fournis par les experts.
36. La Défense de Blagojevic s’oppose à l’admission des rapports démographiques de l’expert Helge Brunborg, présentés en application des articles 94 bis et 92 bis D) du Règlement. Elle soutient que ce dernier n’est peut-être pas objectif car il a travaillé pour l’Accusation en tant qu’ « expert interne »68. Elle fait valoir que l’Accusation utilisera ce rapport et sa version mise à jour pour établir l’existence d’un génocide69. Elle affirme en outre qu’elle devra soumettre Helge Brunborg à un contre-interrogatoire parce que celui auquel il a été soumis au procès Krstic n’était pas exhaustif et que l’Accusation a présenté une version actualisée de son rapport70. L’Accusation ne s’oppose pas à ce que le témoin soit cité à comparaître pour être contre-interrogé sur ses qualifications et sur la version mise à jour de son rapport, mais elle affirme que le rapport original est admissible71.
37. La Chambre de première instance estime que les rapports de Helge Brunborg concernant le nombre de disparus et de morts à Srebrenica sont extrêmement pertinents en l’espèce et ont une valeur probante. En outre, elle est convaincue que Helge Brunborg est compétent en tant qu’expert puisqu’il répond aux critères énoncés ci-dessus, notamment par sa spécialisation en démographie. Elle rejette l’argument de la Défense de Blagojevic selon lequel, par le simple fait que M. Brunborg a collaboré avec l’Accusation, il ne peut être considéré comme pouvant être cité comme expert et doit être considéré comme manquant d’objectivité72 ; la Chambre de première instance tiendra compte de tous les éléments pertinents relatifs à ce témoin lorsqu’elle appréciera la valeur probante de ses rapports, lesquels ne tendent pas à démontrer les actes et le comportement des Accusés73. La Chambre de première instance estime dès lors que les deux rapports et le compte rendu de témoignage sont admissibles. S’agissant de la question de savoir si Helge Brunborg doit être cité à comparaître pour être contre-interrogé en application des articles 94 bis C) et 92 bis E, la Chambre de première instance estime que les arguments mis en avant par la Défense de Blagojevic ne doivent pas être jugés déraisonnables, puisque l’Accusation a déclaré qu’elle utiliserait peut -être ces rapports pour démontrer l’existence d’un génocide et qu’au procès Krstic , le Conseil de la Défense n’avait en fait pas pu examiner toutes les pièces avant de procéder au contre-interrogatoire74. De plus, la version mise à jour du rapport, sur laquelle le témoin n’a pas encore été contre-interrogé, ne peut être dissociée du rapport initial. La Chambre de première instance conclut donc que Helge Brunborg doit être cité à comparaître pour être contre-interrogé sur les deux rapports.
38. La Défense ne s’oppose pas à l’admission des rapports de A.D. Kloosterman, Freddy Peccerelli, Anthony Brown, S.E. Maljaars et J.A. de Koeijer75 proposés en application des articles 94 bis et 92 bis B)76. La Chambre de première instance fait observer qu’il n’y a aucune raison de présenter ces rapports en application de l’article 92 bis. Par conséquent, elle les considérera uniquement à la lumière de cette lex specialis qu’est l’article 94 bis. Ces rapports présentent des éléments de preuve scientifiques concernant des excavations, des exhumations et l’examen d’échantillons de sang, de textiles et de sols provenant de divers charniers et lieux d’exécution présumés, ainsi que l’analyse des modifications apportées à un document. La Chambre de première instance est convaincue de la pertinence de ces rapports en l’espèce et de leur valeur probante. Elle ne juge pas nécessaire d’appeler ces experts à témoigner en personne au procès, leurs rapports étant clairs et exhaustifs.
39. La Défense de Jokic demande que l’expert Michael Maloney soit cité à comparaître pour être contre-interrogé. Ce dernier a rédigé avec un autre expert, Michael Brown, un rapport sur l’analyse d’échantillons sanguins et histologiques prélevés sur deux lieux d’exécution présumés, rapport présenté en application des articles 94 bis et 92 bis B). La Chambre de première instance fait observer qu’il n’y a aucune raison de présenter ce rapport en application de l’article 92 bis . Par conséquent, elle envisagera son admission uniquement au regard de cette lex specialis qu’est l’article 94 bis. Elle estime que ce rapport est pertinent et présente une valeur probante. La Défense de Jokic a fondé sa demande d’un contre-interrogatoire de Michael Maloney sur le fait que Michael Brown et lui avaient eu directement affaire à Jokic et disposaient d’informations personnelles le concernant77. Par conséquent, la Chambre de première instance estime que cette demande ne concerne pas le contenu du rapport et n’est donc pas raisonnable.
40. Le rapport de l’expert en écritures Kate Barr, présenté en application de l’article 94 bis, porte sur la question de savoir si Dragan Jokic a porté des indications dans le registre non officiel de l’officier de garde de la Brigade de Zvornik jusqu’au 15 juillet 1995. La Défense de Jokic souhaite contre-interroger Kate Barr78. Puisque ledit rapport tend à établir que Dragan Jokic a porté des indications dans ce registre durant la « période clé » signalée dans l’acte d’accusation, et puisque la Chambre de première instance a besoin d’un complément d’information pour pouvoir apprécier la conclusion de l’expert, elle demande à Kate Barr de venir déposer en personne.
41. Les deux derniers rapports soumis en application de l’article 94 bis sont le rapport de José Baraybar concernant des excavations79 et celui de Michael Hedley sur l’examen d’éléments de preuve provenant d’un lieu d’exécution présumé80. La Chambre de première instance est convaincue de la pertinence et de la valeur probante de ces rapports. Dans la mesure où la Défense ne s’y oppose pas81 et où la chambre de première instance considère qu’ils sont exhaustifs, elle les juge admissibles au regard de l’article 94 bis.
42. La Chambre de première instance ORDONNE que les experts W.P.F. Fagel et C.H.W. Ten Camp soient radiés de la liste des témoins, que l’expert Martin Ols soit radié de la liste des experts dont elle entend soumettre le rapport en application de l’article 92 bis, et que le rapport « Expertise des cachets » de J.A. de Koeijer, daté du 9 mai 2001, soit supprimé de la liste des rapports d’experts.
43. En application de l’article 94 bis du Règlement, la Chambre de première instance ADMET les rapports de Richard Butler, Dean Manning, A.D. Kloosterman, Freddy Peccerelli, Anthony Brown, S.E. Maljaars, Michael Brown, Michael Maloney, José Baraybar82, J.A. de Koeijer 83 et Michael Hedley.
44. En application de l’article 92 bis D) du Règlement, la Chambre de première instance ADMET le compte rendu du témoignage de Stephanie Frease.
45. En application des articles 94 bis et 92 bis D) du Règlement, la Chambre de première instance ADMET ÉGALEMENT les rapports d’experts et comptes rendus de dépositions de John Clark, William Haglund84, Christopher Lawrence, Richard Wright, José Pablo Baraybar85 et Helge Brunborg.
46. La Chambre de première instance REJETTE le rapport d’expert du général Patrick Cordingley et REJETTE ÉGALEMENT à ce stade le rapport d’expert de Kate Barr.
47. La Chambre de première instance ORDONNE EN OUTRE à l’Accusation, en application des articles 94 bis et 92 bis E), d’appeler Helge Brunborg afin qu’il soit contre-interrogé par la Défense de Blagojevic et, en application de l’article 94 bis, d’appeler Kate Barr à témoigner en personne pour qu’elle soit contre-interrogée par la Défense de Jokic.
Fait en français et en anglais, la version en anglais faisant foi.
Le 7 novembre 2003,
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de première instance
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Liu Daqun
[Sceau du Tribunal]