LA CHAMBRE D'APPEL

Composée comme suit : M. le Juge Antonio Cassese, Président

M. le Juge Adolphus Karibi-Whyte

M. le Juge Haopei Li

M. le Juge Ninian Stephen

M. le Juge Lal Chand Vohrah

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 29 juillet 1997

 

LE PROCUREUR

C/

TIHOFIL alias TIHOMIR BLASKIC

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ARRET RELATIF A LA RECEVABILITE D'UNE DEMANDE D'EXAMEN
DEPOSEE PAR LA REPUBLIQUE DE CROATIE CONCERNANT
UNE DECISION D'UNE CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE
(INJONCTION DE PRODUIRE) ET ORDONNANCE
PORTANT CALENDRIER

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Le Bureau du Procureur :

Mme Louise Arbour, Procureur
M. Mark Harmon
M. James Crawford

La République de Croatie :

M. l'Ambassadeur Ivan Simonovic
M. l'Ambassadeur Branko Salaj
M. David Rivkin
Mme Katharine Baragona
M. Ivo Josipovic

La République de Bosnie-Herzégovine :

Mme Vasvija Vidovic
Mme Jadrank Slokovic Glumac (représentant le Ministre de la défense)

Le Conseil de la Défense :

M. Russell Hayman
M. Anto Nobilo
Mme Nela Pedisic

 

I

DEMANDE D’EXAMEN

1. Dans une demande en date du 25 juillet 1997, la République de Croatie (la "Croatie") sollicite l'examen par la Chambre d'appel de la Décision relative à l'opposition de la République de Croatie quant au pouvoir du Tribunal de décerner une injonction de produire (Subpoena Duces Tecum) rendue le 18 juillet 1997 par une Chambre de première instance du Tribunal international composée de Mme le Juge McDonald (Président), de Mme le Juge Odio Benito et M. le Juge Jan.

2. La Croatie demande à la Chambre d’appel d’examiner la Décision de la Chambre de première instance en tenant compte des éléments suivants :

"A) En statuant que le Tribunal a l’autorité de rendre des ordonnances contraignantes et obligatoires à l’intention des États souverains et de leurs représentants, la Chambre de première instance a en fait élargi le champs de compétence du Tribunal de telle sorte qu’il s’étende aux États, enfreignant ainsi le Statut du Tribunal, les résolutions afférentes à sa création et les règles reconnues du droit international;

B) La Chambre de première instance a conclu, à tort, que le Tribunal est doté du pouvoir intrinsèque de rendre des ordonnances contraignantes et obligatoires à l’intention des États souverains et de leurs représentants officiels, dans les cas où ceux-ci sont l’objet de l’ordonnance;

C) La Chambre de première instance a conclu, à tort, que le Tribunal a le pouvoir explicite de rendre de telles ordonnances;

D) La Chambre de première instance a conclu, à tort, que la délivrance à une tierce partie d’un instrument juridique de type américain appelé injonction de produire (subpoena duces tecum), obligeant à "communiquer" des documents, relève valablement des pouvoirs du Tribunal en matière de délivrance d’ordonnances;

E) La Chambre de première instance a conclu, à tort, que le Tribunal peut rendre des ordonnances à l’intention des représentants officiels individuels d’un État, leur demandant de prendre des mesures relevant de leur fonctions officielles;

F) La Chambre de première instance a conclu, à tort, que le Tribunal a le pouvoir d’examiner et de juger des arguments avancés par un État en matière de sécurité nationale."

3. Dans sa demande, la Croatie a également demandé à la Chambre d’appel de casser l’injonction de produire (subpoena duces tecum) rendue par la Chambre de première instance.

 

II

RÉPONSE À LA DEMANDE

4. En l’espèce, la Chambre d’appel n’a pas jugé nécessaire de demander officiellement au Procureur et au Conseil de la Défense de répondre à la question de la recevabilité de la demande de la Croatie. Bien entendu, ils auront la possibilité de présenter leurs arguments sur le fond de la demande, comme stipulé dans le dispositif ci-après.

 

III

EXAMEN

5. La Croatie a déposé sa demande en application de l’article 108 du Règlement de procédure et de preuve (le "Règlement"), qui stipule :

 

Article 108

Acte d’appel

A) Sous réserve des dispositions du paragraphe (B), toute partie qui souhaite interjeter appel d’un jugement ou d’une sentence doit, dans les trente jours suivant son prononcé, déposer auprès du Greffier et signifier aux autres parties l’acte d’appel, écrit et motivé.

B) Ce délai est ramené à quinze jours pour les appels de jugements ayant rejeté une exception d’incompétence ou de décisions prises en application des articles 77 ou 91.

6. Cependant la Croatie ne peut pas se prévaloir de l’article 108, puisqu’elle n’est pas une "Partie", au sens de l’article 2 du Règlement, qui stipule qu’il s’agit "(du) Procureur ou (de) l’Accusé". Une formation de la Chambre d’appel s’est déjà prononcée sur ce sujet en rapport avec l’article 72 du Règlement qui se réfère aussi à une "Partie", dans un Arrêt rendu dans l’affaire Dragan Opacic (IT-95-7-Misc.1) le 3 juin 1997. Cet Arrêt énonce dans son passage pertinent que :

5. Il suffit cependant de se pencher brièvement sur la demande pour s’apercevoir que le demandeur ne peut se prévaloir de l’Article 72 du Règlement. L’Article 72 s’applique aux exceptions préjudicielles soulevées par l’une ou l’autre des parties. Le terme "partie" est défini à l’Article 2 du Règlement comme étant "le Procureur ou l’Accusé". Le témoin détenu, Dragan Opacic, qui n’a pas été accusé, n’étant ni le Procureur ni l’Accusé, n’est donc pas une partie. Par conséquent il ne peut se prévaloir de l’Article 72.

6. Si le point de vue sur cette affaire semble par trop formaliste, toute autre décision conduirait au recours à la procédure d’appel du Tribunal par des tiers autres que les parties - qu’il s’agisse de témoins, conseils, amicus curiae, ou même de membres du public qui trouveraient à redire à une Décision de la Chambre de première instance. C’est inenvisageable. Le tribunal dispose d’une compétence d’appel limitée, qui ne peut en aucun cas être invoquée par des tiers.

7. Le 24 juillet 1997 cependant, lors de la Treizième session plénière du Tribunal, un nouvel article du Règlement a été adopté, l’article 108 bis, qui n’autorise que certains tiers, à savoir les États, à interjeter appel, dans certaines circonstances, de décisions provisoires rendues par la Chambre de première instance. Cet article dispose :

Article 108 bis

A) Un État directement concerné par une décision interlocutoire d’une Chambre de première instance peut, dans les quinze jours de ladite décision, demander son examen par la Chambre d’appel si cette décision porte sur des questions d’intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal.

B) Le Procureur et le conseil de la défense sont fondés à être entendus par la Chambre d’appel.

C) Si elle considère que la requête aux fins d’examen est recevable, la Chambre d’appel peut, si elle le juge opportun, surseoir à l’exécution de la décision contestée.

D) L’article 116 bis B) s’applique mutatis mutandis.

 

8. Cet article du Règlement a été adopté en vue de combler ce qui apparaissait comme une lacune dans le Statut et le Règlement, à savoir que, jusqu’alors, l’État dont les intérêts se trouvaient profondément touchés par une décision de la Chambre de première instance ne pouvait demander son examen en appel.

9. La Chambre d’appel estime, par conséquent, qu’il convient de considérer que la requête de la Croatie relève du nouvel article 108 bis du Règlement, plutôt que de l’article 108.

10. Cependant, un autre point requiert notre attention. La Décision à l’examen a été rendue le 18 juillet 1997, soit avant l’adoption de l’article précité. Par conséquent, la question se pose de savoir si celui-ci peut avoir effet rétroactif. En l’occurrence, le Règlement de procédure et de preuve dispose que :

Les modifications entrent en vigueur immédiatement, sans préjudice du respect des droits de l’accusé dans les affaires en instance. (Article 6 C) du Règlement).

11. La Chambre d’appel estime qu’en l’espèce, l’application de l’article 108 bis ne porte nullement atteinte aux droits de l’accusé, pourvu que l’appel soit entendu rapidement et sans retarder indûment la procédure de jugement, comme le veut l’Article 21 4) c) du Statut du Tribunal, qui dispose que l’accusé est fondé à être jugé sans retard excessif.

 

IV

ARTICLE 108 BIS

12. Il s’agit de la première occasion d’appliquer l’article 108 bis. Celui-ci prévoit que pour statuer sur la recevabilité de la demande d’examen de la Décision de la Chambre de première instance présentée par la Croatie, les deux conditions suivantes doivent être réunies :

a) La Croatie est-elle ou non directement concernée par ladite Décision ;

b) La Décision porte-t-elle ou non sur des questions d’intérêt général relatives aux pouvoirs du Tribunal ;

13. Nous concluons que la Décision en cause remplit ces deux conditions. Tout d’abord, il est indéniable que la Croatie est "directement concernée" par cette Décision puisqu’il y est maintenu que la Croatie et de hauts représentants officiels de l’État croate peuvent se voir enjoindre de produire des documents, notamment des rapports militaires, devant le Tribunal. Ensuite, le fait que le Tribunal soit ou non habilité à délivrer des injonctions de produire à des États et de hauts représentants officiels constitue clairement une question "d’intérêt général relative aux pouvoirs du Tribunal" puisque, en effet, la question touche précisément à l’étendue de ses pouvoirs.

14. Par conséquent, la Chambre d’appel considère qu’il convient de faire droit à cette demande d’examen.

 

V

DE LA REQUÊTE AUX FINS DE CASSER L'INJONCTION DE PRODUIRE (SUBPONEA DUCES TECUM)

15. A ce stade, la Chambre d’appel n’entend pas accéder à la Requête de la Croatie aux fins de casser l’injonction de produire (Subponea duces tecum) qui lui a été décernée, ainsi qu’à son Ministre de la défense, M. Gojko [usak, mais elle décide de surseoir à son exécution, dans l’attente de l’issue du présent recours, en application de l’article 108 bis C). De fait, bien que l’Article 29 du Statut, faisant obligation aux États de coopérer avec le Tribunal, demeure évidemment applicable, l’injonction de produire en cause ne peut être exécutée tandis que sa validité est contestée en appel.

 

VI

MÉMOIRES DES AMICUS CURIAE

16. La Chambre considère qu’au vu de l’importance des questions soulevées ici, il conviendrait, comme le prévoit l’Article 74 du Règlement de procédure et de preuve, d’inviter États, organisations non-gouvernementales et particuliers à soumettre, en qualité d’amicus curiae, des mémoires répondant aux questions figurant dans la Décision de la Chambre de première instance, à savoir : 1) le pouvoir d’un Juge ou d’une Chambre de première instance du Tribunal International de décerner une injonction de produire à un État souverain. D’après la définition donnée par la Chambre de première instance aux termes de sa Décision du 18 juillet 1997, une injonction de produire est l’ordre donné à un État souverain de produire des documents, n’impliquant pas nécessairement l’affirmation d’un pouvoir d’imposer des peines de prison ou des peines pécuniaires (voir paragraphes 62, 64 et 78 de ladite Décision); 2) le pouvoir d’un Juge ou d’une Chambre de première instance de présenter une requête ou de décerner une injonction de produire à un haut représentant officiel d’un État ; 3) les mesures appropriées à prendre en cas de non-respect d’une injonction de produire ou d’une requête d’un Juge ou d’une Chambre de première instance ; et 4) toute autre question connexe, telle celle des intérêts d’un État souverain relatifs à la protection de sa sécurité nationale.

 

VII

DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE D’APPEL,

Statuant à l’unanimité,

En application des articles 74 et 108 bis du Règlement de procédure et de preuve,

ACCÈDE à la Requête de la République de Croatie aux fins de l’examen par la Chambre d’appel de la Décision de la Chambre de première instance en date du 18 juillet 1997,

DÉBOUTE la Requête de la République de Croatie aux fins de casser l’injonction de produire qui lui a été adressée,

SURSEOIT à l’exécution de ladite Décision, dans l’attente du classement de l’appel en cours en accordant un sursis à l’exécution de ladite injonction de produire (Subponea duces tecum),

INVITE les États, les organisations non-gouvernementales et les particuliers à intervenir auprès de la Chambre d’appel en qualité d’amicus curiae en lui soumettant des mémoires répondant aux questions posées dans cette Décision,

REND L’ORDONNANCE SUIVANTE PORTANT CALENDRIER :

1) La République de Croatie déposera son mémoire le 18 août 1997 au plus tard ;

2) Le Procureur et le Conseil de la défense déposeront leurs réponses éventuelles le 8 septembre 1997 au plus tard ;

3) La République de Croatie déposera sa réplique le 15 septembre 1997 au plus tard ;

4) Tout mémoire déposé en qualité d’amicus curiae le sera le 15 septembre 1997 au plus tard ;

 

FAIT en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président du Tribunal

(signé)

Antonio Cassese

Le vingt-neuf juillet 1997

La Haye (Pays-bas)