LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Devant :
M. le Juge Albin Eser, Juge de la mise en état

Assisté de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
20 juin 2005

LE PROCUREUR

c/

Ljube BOSKOSKI
Johan TARCULOVSKI

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MESURES DE PROTECTION DE VICTIMES ET DE TÉMOINS PRÉSENTÉE PAR L’ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

M. Kenneth Scott
M. William Smith

Les Conseils des Accusés :

M. Dragan Godzo pour Ljube Boskoski 
M. Antonio Apostolski pour Johan Tarculovski

NOUS, Albin Eser, Juge de la mise en état au Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis  1991 (le « Tribunal »),

VU la requête déposée ex parte et à titre partiellement confidentiel le 22 avril 2005 par laquelle l’Accusation demande des mesures de protection de victimes et de témoins et l’Annexe A (confidentielle et déposée ex parte) à ladite requête, (Prosecution’s Motion for Protective Measures for Victims and Witnesses with Confidential and Ex Parte Annex A) (la « Requête »), en application des articles 20 et 22 du Statut du Tribunal (le « Statut ») et des articles 54, 69, 73 et 75 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement  »), requête par laquelle l’Accusation cherche à obtenir certaines mesures de protection en l’espèce,

VU la Décision provisoire relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de victimes et de témoins, que le juge de la mise en état a rendue le 28 avril 2005 (la « Décision provisoire »)1,

VU la notification comportant une pièce jointe confidentielle par laquelle l’Accusation déclare s’être acquittée des obligations que lui impose l’article 66 A) i) du Règlement, (Prosecution’s Notice of Compliance with Disclosure Obligations Pursuant to Rule 66(A)(i) with Confidential Attachment 1), que l’Accusation a déposée à titre partiellement confidentiel le 3 mai 2005, et par laquelle elle confirme avoir communiqué à chacun des deux accusés, dans une langue qu’ils comprennent, les pièces justificatives expurgées en exécution de la Décision provisoire2,

ATTENDU qu’à la date du 23 mai 2005, la Défense n’avait toujours pas déposé de réponse3,

ATTENDU qu’en application de l’article 20 1) du Statut, la Chambre de première instance « veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée  »,

ATTENDU qu’en application de l’article 22 du Statut, le Tribunal prévoit dans son Règlement « des mesures de protection des victimes et des témoins »,

VU les dispositions du Règlement en matière de protection des victimes et des témoins,

ATTENDU qu’au vu des éléments présentés dans l’Annexe A (confidentielle et déposée ex parte) à la Requête, il y a lieu, pour protéger la vie privée et la sécurité des victimes et des témoins sans toutefois porter atteinte aux droits des accusés, d’ordonner la non-divulgation au public (y compris aux médias) de tout document communiqué à la Défense par l’Accusation et notamment le nom de tout témoin ou groupe de témoins, sauf dans le cas où la Défense en a raisonnablement besoin pour préparer son dossier, intervenir dans les débats et faire valoir ses moyens 4,

ATTENDU que l’Accusation n’a pas apporté de preuve ni invoqué de jurisprudence qui justifie qu’elle demande à la Chambre d’ordonner à la Défense de « ne transmettre à personne, par la voie électronique — et notamment par courriel, internet ou télécopie — aucun document que lui aura communiqué l’Accusation »5, en raison du « défaut de sécurité généralement associé à la transmission électronique des données »6,

ATTENDU que pour protéger la vie privée et la sécurité des victimes et des témoins sans toutefois porter atteinte aux droits des accusés, il y a lieu d’ordonner à la Défense de restituer au Greffe, à l’issue du procès, tous les documents que l’Accusation lui aura communiqués en l’espèce, y compris tout appel7,

ATTENDU que, même si les obligations de non-divulgation établies par la présente décision s’appliquent à tous les membres de l’équipe de la Défense, le Conseil principal étant tenu de s’assurer que ces derniers s’en acquittent aussi bien durant leur mandat qu’après qu’ils se sont retirés de l’affaire, la Chambre de première instance estime qu’il y a lieu, pour protéger la vie privée et la sécurité des victimes et des témoins, sans toutefois porter atteinte aux droits des accusés, d’ordonner que, si un conseil se retire de l’équipe de la Défense de l’un ou l’autre accusé, ou s’il la quitte dans d’autres circonstances, tout document en sa possession à cette date qui lui a été communiqué en l’espèce par l’Accusation devra être restitué au Conseil principal de l’accusé dont il s’agit8,

ATTENDU que la tenue par le Greffe d’une liste comportant les noms de toutes les personnes qui font partie de la Défense9 ou qui la représente est une mesure propre à garantir que la présente ordonnance sera dûment appliquée et que ladite mesure ne porte nullement atteinte aux droits des accusés10,

VU les éléments présentés dans l’Annexe A à la Requête (annexe confidentielle et déposée ex parte, et la jurisprudence du Tribunal en matière de mesures de protection, en particulier la Décision Cermak et Markac du 1er avril 2004, par laquelle la Chambre de première instance reconnaît la nécessité de « mesures générales de protection » concernant l’expurgation des documents communiqués à la Défense en application des articles 66 et 68 du Règlement, s’agissant des coordonnées de certaines personnes visées dans ces documents,

ATTENDU que les informations protégées en vertu d’une ordonnance de la Chambre de première instance conservent leur caractère confidentiel que les accusés ou la Défense en soient informés ou viennent à en être informés par une autre source ; qu’en conséquence l’ordonnance de la Chambre sera rédigée de manière à bien préciser cette exigence11,

ATTENDU que la Défense ne devrait être en mesure d’obtenir des informations concernant les coordonnées actuelles d’un témoin à charge en l’espèce que si l’on peut raisonnablement estimer que lesdites informations sont nécessaires pour permettre à la Défense de préparer son dossier, d’intervenir dans les débats et de faire valoir ses moyens12,

ATTENDU toutefois que, pour que les mesures nécessaires et appropriées puissent être prises pour protéger un témoin à charge, la Défense ou toute personne agissant en son nom doit aviser l’Accusation de son intention d’entrer en relation avec le témoin en question13, et

ATTENDU en outre qu’il est inutile et inopportun en l’espèce de demander à tous les membres de la Défense et à leurs représentants de signer un engagement de non-divulgation et de déposer pareil engagement auprès du Greffe, compte tenu des obligations que leur imposent le Code de déontologie pour les avocats exerçant devant le Tribunal international, l’article 77 du Règlement (« Outrage au Tribunal  ») et les autres mesures de protection arrêtées dans la présente décision,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION des articles 20 et 22 du Statut et des articles 54, 69, 73 et 75 du Règlement,

FAISONS DROIT à la Requête et ORDONNONS ce qui suit :

1. Aux fins de la présente décision :

a) le terme « Défense » désigne exclusivement les accusés Ljube Boskoski et Johan Tarculovski, leurs conseils, les assistants juridiques et les collaborateurs directs desdits conseils ainsi que toute autre personne expressément désignée par le Greffe ou figurant sur sa liste en tant que membre de l’équipe de la Défense ;

b) le terme « Accusation » désigne le Procureur du Tribunal et les membres de son bureau ;

c) le terme « médias » désigne toute personne travaillant pour la presse écrite, audiovisuelle et électronique, y compris les journalistes, les reporters, les auteurs, le personnel des chaînes de radio et de télévision ainsi que leurs agents et représentants  ;

d) Le terme « public » désigne toutes les personnes, États, organisations, entités, clients, associations, groupes et médias autres que les Juges et le personnel des Chambres et du Greffe du Tribunal, ainsi que l’Accusation et la Défense tels que définis plus haut. Le terme « public » inclut notamment la famille, les amis et les relations des accusés, les médias, les accusés dans d’autres affaires portées ou actions engagées devant le Tribunal et les juridictions nationales, ainsi que les conseils de la Défense dans d’autres affaires portées ou actions engagées devant le Tribunal et les juridictions nationales ; et

e) le terme « pièces » désigne toutes les informations y compris les déclarations, documents, enregistrements vidéo, photographies et toute autre source d’information disponible sous forme électronique ou sur papier.

2. À titre de mesure de protection générale concernant toute communication à la Défense en application des articles 66 et 68 du Règlement, l’Accusation peut, lorsqu’elle s’acquitte de ses obligations de communication, supprimer, dans les déclarations verbales ou écrites et les déclarations sous serment des victimes et des témoins  :

a) toute information indiquant les coordonnées actuelles de l’auteur du document ou de sa famille ou susceptible de les divulguer ;

b) toute information figurant dans le document dont il s’agit susceptible de divulguer les coordonnées actuelles d’autres personnes qui y sont nommées et qui ont présenté des déclarations de témoin que l’Accusation a déjà communiquées ou entend communiquer ; et

c) toute information figurant dans le document dont il s’agit susceptible de divulguer les coordonnées actuelles d’autres personnes qui y sont nommées, sauf les personnes nommées dans un document comme ayant assisté à un des événements rapportés dans ledit document qui pouvait présenter un intérêt pour les questions évoquées au procès.

3. Aux fins de la présente affaire et en application de la présente décision, le Greffe tiendra une liste de toutes les personnes qui font partie de la Défense ou qui la représente. La Défense de chaque accusé déposera la liste initiale de ses collaborateurs dans les dix jours de la date de la présente décision et le Greffe sera avisé par écrit de toute modification apportée à chaque liste dans les dix jours de la date de ladite modification.

4. La Défense ne devra en aucune façon communiquer, au public (y compris aux médias ) directement ou indirectement, les pièces (y compris les dépositions et déclarations de témoins) et le nom des témoins ou groupes de témoins (explicitement ou implicitement ) que l’Accusation lui aura transmis, à moins que ces informations ne soient nécessaires pour que la Défense puisse raisonnablement préparer son dossier, intervenir dans les débats et présenter ses moyens ou qu’elles ne soient rendues publiques lors d’une audience publique tenue en l’espèce.

5. Si la Défense a connaissance des coordonnées actuelles d’un témoin à charge ou en est informée, elle s’abstiendra de la communiquer au public (y compris aux médias), sauf le cas où la Défense en aura raisonnablement besoin pour préparer son dossier, intervenir dans les débats et présenter ses moyens, et si ces informations sont rendues publiques dans le cadre d’une audience publique tenue en l’espèce.

6. Dans la mesure où elle en a raisonnablement besoin pour préparer son dossier, intervenir dans les débats et présenter ses moyens, la Défense peut chercher à obtenir de l’Accusation les coordonnées actuelles d’un témoin ou d’un témoin potentiel. Aucune personne agissant pour le compte de la Défense n’entrera en relation avec le témoin sans en aviser au préalable l’Accusation par écrit, dans des conditions qui lui permettent de prendre les mesures nécessaires et appropriées pour assurer la sécurité de ce témoin et protéger sa vie privée.

7. À l’issue de la procédure en l’espèce, y compris tout appel, la Défense restitue au Greffe, qui devra les détruire, tous les documents que l’Accusation lui aura communiqués l’Accusation ainsi que toutes les copies desdits documents. Si une personne vient à se retirer de l’équipe de la Défense de l’un ou l’autre accusé en l’espèce ou à la quitter dans d’autres circonstances, tous les documents et copies de ces documents que détient cette personne seront transmis ou restitués sans exception à la personne agissant alors en qualité de Conseil principal de l’accusé concerné.

8. Rien dans la présente décision n’empêche toute partie ou personne de demander des mesures de protection supplémentaires ou une modification des présentes, ni la Chambre de première instance de prendre d’office de telles mesures, selon ce qu’elle jugera nécessaire pour protéger un témoin, un témoin potentiel ou un élément de preuve particulier.

RAPPELONS que toute violation de la présente décision sera sanctionnée conformément aux dispositions de l’article 77 du Règlement (« Outrage au Tribunal »).

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 20 juin 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Juge de la mise en état
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Albin Eser

[Sceau du Tribunal]


1 - Décision provisoire relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de victimes et de témoins, 28 avril 2005, p. 2 et 3.
2 - Prosecution’s Notice of Compliance with Disclosure Obligations Pursuant to Rule 66(A)(i) with Confidential Attachment 1, 3 mai 2005, par. 4.
3 - Il était précisé dans la Décision provisoire (p. 3) que le délai prévu à l’article 126 bis du Règlement pour déposer une réponse à la Requête « commencera[it] à courir pour les deux accusés à partir du moment où Ljube Boskoski sera[it] représenté par un conseil ». Dans sa Décision du 6 mai 2005, déposée le 9 mai 2005, le Greffier adjoint commet Me Dragan Gozdo à la défense de Ljube Boskoski pour une période de 120 jours à compter du 6 mai 2005, date de la Décision.
4 - La Chambre de première instance est également convaincue qu’au vu des éléments de preuve, des « circonstances exceptionnelles » au sens de l’article 53 A) du Règlement justifient cette ordonnance, même si la Requête ne se fonde pas expressément sur cette disposition : voir Le Procureur c/ Dragoljub Ojdanic, affaire n° IT-99-37-PT, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’une ordonnance de non-divulgation au public des pièces jointes communiquées en application de l’article 66 A) i) du Règlement, 7 juin 2002, par. 3 (la « Décision Ojdanic »).
5 - Requête, par. 18 b).
6 - Ibidem, par. 8 ; non souligné dans l’original.
7 - Voir Le Procureur c/ Sefer Halilovic, affaire n° IT-01-48-PT, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’une ordonnance de non-divulgation, 22 janvier 2004, p. 4 (la « Décision Halilovic »).
8 - Le gros de la jurisprudence, et notamment les dernières décisions rendues par la présente Chambre, adopte ce point de vue : voir Le Procureur c/ Ivan Cermak et Mladen Markac, affaire n° IT-03-73-PT, Décision et ordonnance relatives à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de victimes et témoins, 1er avril 2004, p. 4 (la « Décision Cermak et Markac) ; Décision Ojdanic, note 4 supra, par. 10 ; Le Procureur c/ Milomir Stakic, affaire n° IT-97-24-PT, Ordonnance relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection particulières, 29 janvier 2002, p. 3. Contra : voir Décision Halilovic, note 7 supra, p. 3.
9 - Requête, par. 14.
10 - Décision Cermak et Markac, note 8 supra, p. 4. La Chambre de première instance constate qu’une conclusion opposée est exposée dans la Décision Ojdanic, note 4 supra, par. 10. Toutefois, la Chambre incline vers la décision qu’elle a rendue plus récemment dans l’affaire Cermak et Markac et note que la définition de la « Défense » à l’article 2 du Règlement (« l’accusé, et/ou le conseil de l’accusé ») est trop étroite pour faire respecter la présente décision et ordonnance, et qu’elle doit également englober les assistants juridiques et les proches collaborateurs des conseils de la Défense.
11 - Décision Ojdanic, note 4 supra, par. 8 et 11 a) ii) ; voir aussi Décision Cermak et Markac, note 8 supra, p. 5.
12 - Dans sa Requête l’Accusation semble indiquer que la Défense devrait en outre établir l’existence d’un « besoin légitime » pour obtenir de telles informations : Requête, par. 18 f). La Chambre de première instance estime que cette conception est préjudiciable aux droits des accusés au sens des articles 20 1) et 21 du Statut : voir Décision Cermak et Markac, note 8 supra, p. 5, l’ordonnance ne faisant état d’aucun « besoin légitime » pour entrer en relation avec un témoin ou un témoin à charge potentiel.
13 - Cette mesure a été entérinée dans de récentes affaires, notamment Cermak et Markac, note 8 supra, p. 5 ; Le Procureur c/ Jadranko Prlic et consorts, affaire n° IT-04-74-PT, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection s’appliquant à la communication de pièces confidentielles à Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura, 5 octobre 2004, p. 5.