LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Claude Jorda, Président

M. le Juge Mohamed Shahabuddeen
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Asoka de Z. Gunawardana
M. le Juge Theodor Meron

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
11 décembre 2002

LE PROCUREUR
C/
RADOSLAV BRDJANIN
MOMIR TALIC

___________________________________

DÉCISION RELATIVE À L’APPEL INTERLOCUTOIRE

___________________________________

Le Conseil de l’Appelant Jonathan Randal :

M. Geoffrey Robertson
M. Steven Powles

Le Bureau du Procureur  :

Mme Joanna Korner 
M. Andrew Cayley

Le Conseil de Radoslav Brdjanin :

M. John Ackerman

Le Conseil des Amici curiae  :

M. Floyd Abrams
M. Joel Kurtzberg
Mme Karen Kaiser

I. Contexte

1. La Chambre d’appel du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (la « Chambre d’appel » et le « Tribunal international » respectivement) est saisie de la « Requête aux fins d’interjeter appel de la Décision [de la Chambre de première instance] relative à la Requête aux fins d’annulation d’une injonction de comparaître confidentielle » déposée le 26 juin 2002 (« l’Appel ») par le Conseil de M. Jonathan Randal (« l’Appelant ») en application de l’article 73 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »).

2. L’Appel concerne une injonction de comparaître décernée par la Chambre de première instance II en vue de contraindre un correspondant de guerre à témoigner au sujet d’une interview qu’il avait conduite alors qu’il couvrait le conflit en ex-Yougoslavie . La question se pose de savoir si le Tribunal devrait accorder aux correspondants de guerre une dispense de témoigner relative et, le cas échéant, de déterminer si cette dispense commande d’annuler l’injonction.

3. L’Appelant a été correspondant du Washington Post en Yougoslavie. Le 11  février 1993, le Washington Post a publié un article de l’Appelant (l’« Article  ») contenant des propos attribués à Radoslav Brdjanin, l’un des accusés, concernant la situation à Banja Luka et dans ses environs1. Dans son Article, l’Appelant décrivait Brdjanin comme un « responsable serbe de Bosnie en charge du logement » et un « nationaliste extrémiste déclaré ». Il le citait en train de préconiser « le départ des personnes ne désirant pas défendre [le territoire serbe de Bosnie] » afin de « créer un espace ethniquement pur au moyen d’un départ volontaire ». D’après l’Article, Brdjanin a déclaré que les Musulmans et les Croates « ne devraient pas être tués, mais autorisés à partir — et bon débarras ». Il citait aussi Brdjanin disant que les autorités serbes prêtaient « trop attention aux droits de l’homme » dans le souci de plaire aux gouvernements européens et affirmant : « [n]ous n’avons plus besoin de prouver quoi que ce soit à l’Europe. Nous allons défendre nos frontières quel qu’en soit le prix … et partout où nos hommes se trouvent  ; telle est la situation ». L’Appelant écrivait aussi que Brdjanin était en train de rédiger des lois visant à expulser les non-Serbes des logements d’État afin de faire place aux Serbes. L’Appelant, qui ne parle pas serbo-croate, a mené l’interview avec l’aide d’un autre journaliste qui, lui, parle cette langue.

4. Brdjanin fait l’objet d’un acte d’accusation comportant douze chefs et est accusé , entre autres, d’expulsion, de transfert forcé et d’appropriation de biens, constitutifs de crimes contre l’humanité et d’infractions graves aux Conventions de Genève de 1949. L’Accusation a demandé le versement de l’Article au dossier de première instance , soutenant qu’il était pertinent pour établir que l’accusé avait l’intention requise pour que sa responsabilité soit engagée à raison de plusieurs de ces crimes. La Défense s’y est opposée pour plusieurs raisons, notamment au motif que les propos attribués à Brdjanin n’avaient pas été cités avec exactitude. La Défense a indiqué que, si l’Article était admis, elle demanderait que l’Appelant soit cité à comparaître afin qu’elle contester l’exactitude des citations susmentionnées. L’Accusation a ensuite demandé à la Chambre de première instance de décerner une injonction de comparaître (« l’Injonction de comparaître ») à l’Appelant, ce qu’elle a fait le 29 janvier 2002.

5. L’Injonction de comparaître a été examinée devant la Chambre de première instance aux audiences des 26 et 28 février, et des 1er et 18 mars 2002. Au cours de ces audiences, l’Accusation a informé la Chambre de première instance que l’Appelant avait refusé de se conformer à l’injonction. Le 9 mai 2002, l’Appelant a déposé une requête écrite dans laquelle il demandait l’annulation de l’injonction2. Le même jour, l’Accusation a déposé sa réponse3. Le 10 mai 2002, la Chambre de première instance a entendu les arguments des parties concernant la requête et, le 7 juin 2002, elle a rendu sa décision (la « Décision attaquée »). Refusant d’accorder aux journalistes une dispense de témoigner lorsque la protection de sources confidentielles n’est pas en jeu, la Chambre de première instance a confirmé l’Injonction de comparaître. Elle a également jugé que l’Article était recevable.

6. Le 14 juin 2002, l’Appelant a demandé à la Chambre de première instance de certifier l’acte d’appel de la Décision4. La Chambre de première instance a accédé à cette demande le 19 juin 20025. L’Appelant a interjeté appel le 26 juin 2002 et a déposé, le 4 juillet 2002, des Conclusions écrites à l’appui de la Requête aux fins d’interjeter appel6. L’Accusation a déposé une réponse le 15 juillet 2002 et l’Appelant une réplique le 6 août 20027.

7. Le 1er août 2002, la Chambre d’appel a, en application des articles 74 et 107  du Règlement, fait droit à la requête de 34 entreprises médiatiques et associations de journalistes aux fins de déposer en qualité d’Amici curiae un mémoire à l’appui de l’Appel, qui a été déposé le 16 août 20028. Le 4 septembre 2002, la Chambre d’appel a rendu une ordonnance portant calendrier , accédant à la requête aux fins d’une audience présentée dans les mémoires de l’Appelant et des Amici curiae9. Le 3 octobre  2002, la Chambre d’appel a entendu les arguments des parties et des Amici curiae 10.

II. Décision attaquée et arguments des parties et des Amici curiae

a) La Décision attaquée

8. La Chambre de première instance a reconnu que « [l]es correspondants de guerre jouent un rôle capital dans la mesure où ils attirent l’attention de la communauté internationale sur les horreurs et les réalités des conflits »11 et qu’ils ne devraient pas être « contraints à témoigner dans n’importe quelle circonstance  »12. Elle a estimé cependant que, quelle que soit l’approche indiquée dès lors que sont en cause des sources ou informations confidentielles13, lorsque le témoignage recherché porte sur des informations déjà publiées et sur des sources déjà identifiées , obliger un journaliste à témoigner ne saurait porter gravement préjudice au travail d’investigation et de diffusion des informations. De fait, la Chambre de première instance a considéré qu’un article publié équivalait à une déclaration publique de son auteur et que, lorsque pareille déclaration était introduite en tant que preuve devant un tribunal et que sa fiabilité était mise en cause, l’auteur, à l’instar de toute personne qui s’exprime publiquement, devait s’attendre à être cité à comparaître pour confirmer l’exactitude de ses propos14.

9. Pour déterminer s’il y avait lieu de décerner une injonction de comparaître à un journaliste afin qu’il témoigne au sujet d’informations et de sources déjà rendues publiques, la Chambre de première instance a conclu qu’il suffisait que le témoignage recherché soit « pertinent » pour l’affaire15. Elle s’est ensuite également demandé si le fait d’exiger de l’Appelant qu’il dépose risquait de le mettre en danger. Après avoir observé que l’Appelant était un correspondant de guerre à la retraite et qu’il résidait en France, la Chambre de première instance a conclu qu’il ne courrait aucun danger à comparaître devant le Tribunal pour témoigner au sujet du contenu de son article. Elle a donc confirmé la validité de l’Injonction de comparaître.

b) l’Appelant

10. L’Appelant demande l’annulation de la Décision attaquée et la révocation de l’Injonction de comparaître. Il soutient que la Chambre de première instance a erré  : i) en refusant de reconnaître au bénéfice des journalistes une dispense de témoigner relative, et ii) en ne concluant pas, au vu des faits de l’affaire, que l’Appelant ne devrait pas être contraint de comparaître en qualité de témoin.

11. En ce qui concerne le premier moyen, l’Appelant fait valoir qu’en refusant de reconnaître en faveur des journalistes une dispense relative, la Chambre de première instance a commis une erreur de droit. L’Appelant affirme que pareille dispense est légitime afin de préserver la capacité des journalistes à mener leurs enquêtes et à relater efficacement les événements survenant dans des régions où sont commis des crimes de guerre. Si les journalistes ne se voient pas accorder une dispense relative, ils risquent de se trouver euxmêmes en danger, de placer leurs informateurs en danger et de se voir désormais refuser l’accès à des sources et à des informations importantes. L’Appelant affirme que cela aurait pour effet de réduire la couverture journalistique des crimes internationaux et d’entraver le processus même de la justice internationale que les tribunaux pénaux internationaux, tels que ce Tribunal, doivent servir. À l’appui de ces affirmations, l’Appelant soumet les déclarations de deux journalistes, à savoir le secrétaire général de la Fédération internationale des journalistes et l’éditeur du Washington Post.

12. L’Appelant suggère que le Tribunal international a accordé des dispenses de déposer à certaines autres catégories de personnes. L’article 97 du Règlement prévoit que les communications entre un avocat et son client sont couvertes par le secret professionnel. Dans l’affaire Simic16, la Chambre de première instance a accordé une dispense absolue à un ancien employé du Comité international de la Croix-Rouge (le « CICR »), qu’elle a exempté de l’obligation de témoigner afin de protéger l’impartialité du CICR. Les chambres de première instance ont aussi accordé ou reconnu certains privilèges quant au témoignages des employés et fonctionnaires du TPIY17 et du Commandant en chef de la FORPRONU18.

13. L’Appelant cite également certains documents juridiques internationaux à l’appui de la dispense relative qu’il demande au Tribunal d’octroyer. Il rappelle que l’article  73 du Règlement de la Cour pénale internationale (la « CPI ») reconnaît qu’une certaine forme de dispense devrait être accordée s’agissant de certaines communications et catégories professionnelles. Il fait valoir que l’article 79 du Ier Protocole additionnel aux Conventions de Genève, qui date de 1977, reconnaît que les journalistes sont exposés à de graves dangers et qu’ils ont donc un statut spécial dans les zones de conflit, comme en attestent aussi plusieurs documents du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe adressés aux États membres, concernant la protection des journalistes en situation de conflit et de tension. L’Appelant soutient également que la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Goodwin c. Royaume-Uni encourage l’établissement d’une dispense relative19.

14. L’Appelant affirme que certaines décisions judiciaires des États-Unis d’Amérique et du Royaume-Uni vont dans le sens de l’établissement d’une dispense relative en faveur des journalistes. L’Appelant attire aussi l’attention du Tribunal sur les directives internes du Département de la justice des États-Unis encadrant la délivrance d’injonctions aux membres des organes de presse. Il fait valoir que ces directives reconnaissent l’importance de ne chercher à délivrer des injonctions de comparaître à des membres de la presse qu’en dernier recours, lorsque les informations recherchées sont essentielles à l’affaire et qu’elles ne peuvent raisonnablement être obtenues d’aucune autre manière.

15. L’Appelant fait valoir que, pour statuer sur la question de savoir s’il y a lieu de décerner une injonction de comparaître à un journaliste, il ne suffit pas de conclure simplement, comme la Chambre de première instance l’a fait, que le témoignage est « pertinent » pour l’affaire. Il affirme qu’une Chambre de première instance devrait plutôt décerner une injonction de comparaître uniquement si elle est convaincue que s’il est forcé de témoigner, le journaliste contraint à comparaître apportera des éléments de preuve recevables : 1) « d’une importance capitale » pour déterminer l’innocence ou la culpabilité de l’accusé ; 2) « ne pouvant être obtenus par aucun autre moyen ni fournis par aucun autre témoin » ; 3) sans devoir manquer à une quelconque obligation de confidentialité ; 4) sans que lui-même, sa famille ou ses informateurs soient exposés à un danger auquel ils peuvent raisonnablement s’attendre ; et 5)  qui ne constitueront pas un précédent « compromettant inutilement l’efficacité et la sécurité d’autres journalistes travaillant dans des zones de conflit »20.

16. Le deuxième moyen de l’Appelant est que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait en concluant que son témoignage était pertinent pour la cause de l’Accusation. L’Appelant affirme que son témoignage ne peut aider sensiblement ni l’Accusation ni la Défense. L’Appelant ne parlant pas serbo-croate, l’interview a été conduite par le truchement d’un autre journaliste qui, lui, parle cette langue . L’Appelant affirme par conséquent qu’il ne peut que commenter le comportement de Brdjanin durant l’interview, mais qu’il n’est pas en mesure d’attester que les propos qu’il a imputés à M. Brdjanin dans l’Article sont des traductions exactes de ce qu’il a réellement dit.

17. En outre, l’Appelant affirme que la Chambre de première instance aurait dû examiner attentivement l’importance de son témoignage avant de décerner l’Injonction de comparaître , et non juste après.

c) Les Amici curiae

18. Les arguments des Amici curiae sont largement les mêmes que ceux de l’Appelant en ce qui concerne l’importance d’octroyer aux journalistes une dispense relative afin de leur garantir la capacité d’enquêter et de relater les événements survenant dans les régions où sont commis des crimes de guerre. Si les journalistes sont contraints à témoigner contre leurs propres sources, confidentielles ou non, il est probable que les nouveaux informateurs seront moins disposés à se faire connaître, qu’ils parleront moins librement, et qu’ils craindront que les journalistes n’agissent au service de leur futur procureur. Les correspondants de guerre seront privés de leur statut d’observateurs pour devenir des participants, ce qui nuira à leur crédibilité et à leur indépendance et entamera leur capacité à réunir des informations. Les Amici curiae affirment que l’apport précieux des journalistes au public et aux tribunaux s’en trouvera réduit.

19. Les Amici curiae affirment qu’en concluant qu’il suffit que le témoignage soit « pertinent », la Chambre de première instance permet au Tribunal international de contraindre des journalistes à témoigner même lorsque la pertinence de leur déposition est douteuse. D’après les Amici curiae, le critère retenu par la Chambre de première instance est si vague qu’il créera nécessairement incertitude et confusion au sein de la profession journalistique et aboutira à ce que des journalistes soient inutilement assignés à comparaître.

20. Ces arguments conduisent les Amici curiae à proposer un critère plus simple et relativement moins contraignant, s’agissant de la dispense relative proposée , que celui préconisé par l’Appelant. D’après les Amici curiae, une Chambre de première instance ne devrait décerner une injonction de comparaître à un journaliste que si elle est convaincue que : 1) le témoignage est essentiel pour le règlement de l’affaire, et 2) que les informations ne peuvent être obtenues par aucun autre moyen. Pour que la première condition soit remplie, il faut que le témoignage soit « essentiel aux fins d’apporter la preuve de l’innocence ou de la culpabilité de l’accusé »21.

21. Appliquant ce critère, les Amici curiae affirment que l’Appelant ne devrait pas être contraint de témoigner. Ils pensent que son témoignage n’est absolument pas essentiel à l’affaire. À supposer qu’il le soit, l’Accusation n’a pas montré que ces informations ne pouvaient pas être obtenues d’une autre source.

d) L’Accusation

22. L’Accusation fait valoir que la Chambre de première instance : i) a, à bon droit , renoncé à créer une dispense précise en faveur des journalistes, comme l’Appelant l’avait invitée à le faire, et ii) a jugé à bon droit, compte tenu des faits de l’affaire, que l’Appelant devrait être contraint de témoigner.

23. L’Accusation affirme que, quels que soient les effets positifs qu’une protection des sources et des informations confidentielles puisse avoir pour ce qui est d’encourager des activités de reportage énergiques et, au bout du compte, de servir la cause de la justice internationale, ces effets ne découlent pas d’une dispense de déposer concernant des documents qui ont été publiés et des sources identifiées au grand jour. L’Accusation affirme que l’espèce relève de cette catégorie. Selon elle, les risques que courent véritablement les journalistes opérant dans des zones de guerre — dangers physiques et risques de ne plus avoir accès à certaines sources — viennent de la publication de leurs articles exposant l’attitude des parties au conflit, et non de l’éventualité qu’ils soient cités à comparaître au sujet d’éléments qu’ils ont déjà révélés au public dans leurs articles22.

24. L’Accusation maintient que l’adoption de la dispense préconisée par l’Appelant compromettrait la bonne administration de la justice par le Tribunal international en prescrivant l’exclusion d’éléments de preuve essentiels. L’Accusation ajoute qu’une dispense trop large pourrait porter atteinte au droit des accusés à une procédure régulière23.

25. L’Accusation affirme que les dispenses de témoigner accordées par le Tribunal international à certaines autres catégories de personnes se distinguent de la dispense proposée ici pour les journalistes. Ces autres dispenses reposent sur des préoccupations de confidentialité (CICR), sont profondément ancrées dans les systèmes juridiques internes (avocat — client) ou trouvent un fondement indépendant dans le droit international (CICR, immunité fonctionnelle des responsables officiels). L’Accusation pense en revanche qu’une dispense accordée aux journalistes s’agissant d’informations qui ne sont pas confidentielles serait sans précédent dans les systèmes juridiques tant internationaux qu’internes.

26. L’Accusation affirme que la Chambre de première instance a bien interprété la décision rendue par la Cour européenne des droits de l’homme dans l’affaire Goodwin 24 et la jurisprudence des États -Unis et du Royaume-Uni comme concernant largement, si ce n’est exclusivement, la protection des sources confidentielles.

27. L’Accusation fait valoir que rien ne justifie l’octroi aux journalistes d’une quelconque dispense spécifique. La Chambre d’appel devrait plutôt reprendre à son compte l’approche de la Chambre de première instance qui, selon l’Accusation, était d’opérer un arbitrage entre « les intérêts légitimes du journaliste », « l’intérêt de la communauté internationale et des victimes de crimes à garantir l’accès à tous les éléments pertinents et probants » et, le cas échéant, « l’intérêt de l’Accusé à exercer son droit d’interroger les témoins à charge »25. Après s’être livrée à un tel arbitrage, s’être rendue compte que les déclarations de l’accusé en question avaient déjà été publiées et attribuées à leur auteur, et avoir remarqué que l’Appelant lui-même ne courait aucun danger physique et ne risquait pas de perdre la possibilité d’exercer sa profession en ex-Yougoslavie, la Chambre de première instance a conclu à bon droit que rien ne justifiait d’exonérer l’Appelant de son obligation de témoigner.

28. En outre, l’Accusation affirme que, même si elle avait retenu les critères proposés par l’Appelant et les Amici curiae, la Chambre de première instance aurait eu raison de décerner l’Injonction de comparaître. Premièrement, les propos attribués à l’Accusé dans l’Article sont essentiels pour la cause de l’Accusation car ils constituent une preuve directe de l’intention requise pour que la responsabilité de l’accusé soit engagée pour certains des crimes qui lui sont reprochés. Deuxièmement , les éléments de preuve en question ne peuvent être obtenus d’aucune autre source , l’unique autre témoin des déclarations de l’Accusé étant le journaliste qui a servi d’interprète à l’Appelant.

III. Discussion

a) Remarques liminaires

29. La Chambre d'appel tient à souligner d’emblée que, bien que les parties et les Amici curiae lui présentent la question comme un problème concernant les journalistes en général, il est important de savoir qu’elle concerne en réalité un groupe plus restreint, les correspondants de guerre. C’est la nature particulière du travail de ceux qui couvrent les événements survenant dans les zones de conflit et des risques qu’ils encourent qui est ici en jeu. Par « correspondants de guerre  », la Chambre d'appel entend les individus qui se rendent dans une zone de conflit pendant une période donnée pour diffuser les informations ayant trait au conflit en question (ou pour enquêter à cette fin). La présente décision ne concerne que ce groupe de personnes.

30. C’est la première fois que se pose la question de contraindre des correspondants de guerre à témoigner devant un tribunal jugeant des crimes de guerre. Il ne semble pas exister de jurisprudence traitant directement de cette question, et les correspondants de guerre qui ont déjà témoigné devant le Tribunal international l’ont fait de leur plein gré26. Les correspondants de guerre sont bien sûr libres de déposer devant le Tribunal international, et leur témoignage aide celui-ci à s’acquitter de sa fonction, qui consiste à poursuivre et juger les individus présumés responsables de violations graves du droit international humanitaire. La présente décision ne concerne que les cas où un correspondant de guerre refuse de venir témoigner lorsqu’on le lui a demandé.

31. Ni le Statut du Tribunal international (le « Statut »), ni le Règlement ne fournissent d’indications à ce sujet. En vertu de l’article 54 du Règlement, à la demande d’une des parties ou d’office, la Chambre de première instance peut délivrer une injonction de comparaître si elle estime que c’est « nécessaire aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès ». Les chambres de première instance ne jouissent cependant pas d’un pouvoir discrétionnaire illimité. Elles doivent tenir compte de plusieurs autres aspects avant de délivrer une injonction de comparaître parce qu’elles ne sauraient le faire à la légère. La délivrance d’injonctions nécessite de recourir à des mesures de coercition et elle est susceptible d’entraîner l’application de sanctions pénales.

32. Pour déterminer s’il y a lieu de délivrer une injonction de comparaître, la Chambre de première instance doit tout d’abord prendre en compte la recevabilité et la valeur potentielle des éléments de preuve recherchés. En vertu de l’article  89 C) du Règlement, une Chambre de première instance « peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante », et en vertu de l’article  89 D), elle peut « exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable ». Ensuite, il se pourrait qu’elle doive tenir compte d’autres aspects, comme la dispense de témoigner. Par exemple , l’article 97 du Règlement dispose que « toutes les communications entre un avocat et son client sont considérées comme couvertes par le secret professionnel, et leur divulgation ne peut pas être ordonnée à moins que : i) le client ne consente à leur divulgation ; ou ii) le client n’en ait volontairement divulgué le contenu à un tiers et que ce tiers n’en fasse état au procès ». De même, dans l’affaire Simic , la Chambre de première instance a précisé que le droit international coutumier conférait au CICR le droit de ne pas divulguer ses informations, de sorte que ses employés ne peuvent être contraints de témoigner devant le Tribunal international 27.

33. Dans la présente décision, la Chambre d'appel examinera les aspects qu’il convient de prendre en compte avant d’enjoindre à des correspondants de guerre de témoigner .

b) Examen

34. La Chambre d'appel estime que la question juridique fondamentale qui se pose se subdivise en trois questions subsidiaires. Le travail des correspondants de guerre sert-il un intérêt général ? Dans l’affirmative, le fait de contraindre des correspondants de guerre à témoigner devant un Tribunal pourrait-il porter atteinte à leur capacité à faire leur travail ? Dans l’affirmative, quel critère convient-il d’appliquer pour concilier l’intérêt général qu’il y a à faciliter le travail des correspondants de guerre et celui de mettre tous les éléments de preuve pertinents à la disposition de la Chambre, et, le cas échéant, le droit de l’accusé à contester les éléments de preuve à charge ? Chacune de ces questions sera examinée séparément par la Chambre d'appel.

i) Le travail des correspondants de guerre sert-il un intérêt général ?

35. La Chambre d'appel considère que, de toute évidence, il faut répondre par l’affirmative à la première question, comme l’a expressément reconnu la Chambre de première instance . Les sources de jurisprudence internationales et nationales étayent les affirmations connexes suivantes, à savoir qu’une presse énergique est essentielle au fonctionnement des sociétés ouvertes et que le fait de contraindre trop souvent et trop facilement des journalistes à fournir des éléments de preuve est susceptible, dans certaines circonstances, d’entraver leur capacité à obtenir des informations et à les diffuser . La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que les journalistes jouaient un « rôle indispensable de chien de garde », essentiel dans les sociétés démocratiques et que, dans certaines circonstances, le fait de les contraindre à témoigner pourrait amoindrir l’aptitude de la presse « à fournir des informations précises et fiables 28 ». Les organes législatifs et judiciaires nationaux ont également reconnu ces principes en établissant des lois ou des règles de preuve qui dispensent les journalistes de divulguer certains types d’informations . Comme l’a déclaré une cour d’appel fédérale aux États-Unis, « l’intérêt de la société à protéger l’intégrité du travail du journaliste et à assurer la libre circulation des informations à destination du public suffit à justifier que l’administration de la justice se trouve incidemment privée de la connaissance de la source de certains faits29 » [traduction non officielle] .

36. La Chambre d'appel pense que l’intérêt de la société à protéger l’intégrité du travail du journaliste est particulièrement clair et important dans le cas des correspondants de guerre. Les guerres sont inévitablement synonymes de mort, de destruction, de souffrance à grande échelle et, trop souvent, d’atrocités de toutes sortes, comme ce fut le cas lors du conflit en exYougoslavie. Dans les zones de guerre, il est souvent difficile d’obtenir des informations précises, et également parfois de les diffuser ou de les faire circuler. La diffusion de ces informations est indispensable pour informer le public international de telles questions de vie ou de mort. Il peut être tout aussi crucial d’aider ceux qui empêchent les violations du droit international humanitaire relevant de la compétence du Tribunal ou qui en punissent les auteurs. À cet égard, il y a lieu de rappeler que ce sont des correspondants de guerre qui ont diffusé les images des souffrances atroces endurées par les détenus au camp d’Omarska, images qui ont joué le rôle important de faire prendre conscience à la communauté internationale de la gravité de la situation des droits de l’homme lors du conflit en BosnieHerzégovine. La Chambre d'appel se rallie sans réserve à la position de la Chambre de première instance lorsqu’elle dit que les correspondants de guerre « jouent un rôle capital dans la mesure où ils attirent l’attention de la communauté internationale sur les horreurs et les réalités des conflits30  ». Les informations découvertes par les correspondants de guerre ont plus d’une fois fourni d’importantes pistes aux enquêteurs du Tribunal31. Pour toutes ces raisons, la Chambre d’appel est d’avis que les correspondants de guerre servent un intérêt général.

37. L’intérêt général que représente le travail des correspondants de guerre est également corroboré par le droit de recevoir des informations, qui est de plus en plus reconnu au sein de la communauté internationale. L’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme prévoit que « [t]out individu a droit à la liberté d'opinion et d'expression, ce qui implique le droit de ne pas être inquiété pour ses opinions et celui de chercher, de recevoir et de répandre, sans considérations de frontières, les informations et les idées par quelque moyen d'expression que ce soit ». On retrouve ce principe dans tous les principaux instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme32. Comme il a été observé33, le droit à la liberté d’expression ne comprend pas uniquement le droit des journalistes et des organisations médiatiques à communiquer des informations en toute liberté, il englobe également le droit du public à recevoir ces informations. Comme le déclare la Cour européenne des droits de l’homme dans la décision rendue dans l’affaire Fressoz et Roire c. France : « À la fonction de la presse qui consiste à diffuser des informations et des idées sur des questions d’intérêt public, s’ajoute le droit, pour le public, d’en recevoir34  ».

38. La reconnaissance de l’intérêt général important que sert le travail des correspondants de guerre ne repose pas sur l’idée que ceux-ci appartiennent à une catégorie professionnelle particulière. C’est plutôt parce que le travail énergique d’investigation et de diffusion des informations qu’ils réalisent permet aux citoyens de la communauté internationale de recevoir des informations cruciales provenant des zones de conflit que la Chambre d'appel considère qu’il faut accorder une importance particulière à la sauvegarde de la capacité des correspondants de guerre à faire leur travail .

ii) Le fait de contraindre des correspondants de guerre à témoigner devant un tribunal jugeant des crimes de guerre pourrait-il porter atteinte à leur capacité à faire leur travail ?

39. La Chambre de première instance a estimé que, puisque la question ne concernait que des informations publiées et non pas des sources confidentielles, le fait de contraindre l’Appelant à témoigner ne constituait pas une menace pour la capacité des correspondants de guerre à effectuer leur travail d’investigation. Elle a donc décidé qu’elle « ne vo[yai]t pas en quoi l’objectivité et l’indépendance d’un journaliste p[ouvai]ent être atteintes ou menacées s’il témoign[ait], […] tout particulièrement lorsque le fruit de ce travail a déjà été publié35.  »

40. Les Amici curiae, au contraire, insistent sur le fait que « [m]ême lorsque le fruit du travail est publié et que les sources sont connues, le lien entre la communication forcée et la perte d’indépendance des journalistes est décisif, en ce qu’il change considérablement la manière de travailler des journalistes, ainsi que la volonté des sources de se soumettre à leurs interviews36.  » L’Appelant est du même avis :

Si l’on vient à apprendre, dans les zones en proie à la guerre, que l’on peut contraindre les journalistes à témoigner au sujet de crimes dont ils pourraient avoir été témoins ou que des responsables auraient imprudemment revendiqué devant eux, il ne leur sera plus accordé ni interviews importantes, ni moyens. Les journalistes seront de plus en plus exclus des zones de conflit et des endroits ou des positions d’où ils pourraient être témoins de crimes de guerre. Les coupables cesseront de se vanter de leurs crimes et même de donner des interviews37.

La Chambre d'appel reconnaît qu’il est impossible de déterminer avec certitude si , et dans quelle mesure, le fait de contraindre des correspondants de guerre à témoigner devant le Tribunal international pourrait porter atteinte à leur capacité à faire leur travail. Cependant, la Chambre d'appel pense qu’une telle possibilité ne peut être écartée à la légère, comme l’a conclu la Chambre de première instance, pour la simple raison que les moyens de preuve recherchés concernaient des informations publiées et non pas des sources confidentielles. Telles que l’Appelant et les Amici curiae les ont présentées, les conséquences que cela pourrait avoir sur le travail d’investigation et sur la sécurité des correspondants de guerre sont considérables.

41. À l’instar de la Chambre de première instance, la Chambre d'appel reconnaît que de nombreuses juridictions nationales n’accordent aux journalistes une dispense de témoigner que lorsqu’il s’agit de protéger des sources confidentielles38. Elle observe toutefois que, dans certains pays, une dispense de témoigner est également accordée lorsqu’il s’agit d’informations non confidentielles39. Dans tous les cas, la portée de la dispense dépend de la manière dont le législateur ou les juridictions apprécient la nécessité de protéger le travail d’investigation des journalistes. Par analogie, la Chambre d'appel considère que le degré de protection qui devrait être accordé aux correspondants de guerre est directement proportionnel aux conséquences que leur témoignage devant le Tribunal international pourrait avoir sur leur travail d’investigation.

42. La Chambre d'appel estime que l’Appelant et les Amici curiae sont fondés à soutenir qu’afin de pouvoir faire leur travail correctement, les correspondants de guerre doivent être considérés comme des observateurs indépendants plutôt que comme des témoins à charge potentiels. Dans le cas contraire, des menaces plus fréquentes et plus graves pourraient peser sur leur sécurité et sur celle de leurs sources. Contrairement à ce qu’a conclu la Chambre de première instance, ces problèmes subsistent même lorsque le témoignage des correspondants de guerre ne concerne pas des sources confidentielles.

43. Ce qui importe vraiment, c’est l’idée que les correspondants de guerre puissent être contraints à témoigner contre les personnes qu’ils ont interviewées. En effet , les différences juridiques entre les sources confidentielles et les autres formes d’éléments de preuve risquent d’échapper à l’homme de la rue qui se trouve dans une zone de conflit et qui doit décider s’il peut donner ses informations à un correspondant de guerre en toute confiance. Publier les informations obtenues de la personne interviewée est une chose ­ c’est souvent dans ce but précis qu’une personne se soumet à une interview ­ mais témoigner contre cette personne sur la base de l’interview en est une autre. Les conséquences pour la personne interviewée sont bien plus graves dans le deuxième cas, puisqu’elle pourrait être reconnue coupable de crimes de guerre et privée de sa liberté. Si les correspondants de guerre étaient considérés comme des témoins à charge potentiels, cela entraînerait deux conséquences. Premièrement , ils pourraient éprouver des difficultés à obtenir des informations importantes parce que les personnes interviewées, en particulier celles qui commettent des violations des droits de l’homme, risqueraient de leur parler moins librement et de leur refuser l’accès aux zones de conflit. Deuxièmement, les correspondants de guerre pourraient perdre leur statut d’observateurs d’individus commettant des violations des droits de l’homme et devenir leurs cibles, mettant ainsi leur vie en danger.

44. Au vu de ce qui précède, la Chambre d'appel estime que contraindre les correspondants de guerre à témoigner régulièrement devant le Tribunal international pourrait entraîner de graves conséquences sur leur capacité d’obtenir des informations et donc sur leur capacité d’informer le public des questions d’intérêt général. La Chambre d'appel ne veut pas entraver inutilement le travail de professions qui servent l’intérêt général. La Chambre d'appel déterminera ci-après comment il peut être garanti que justice soit faite sans pour autant entraver inutilement le travail d’investigation des correspondants de guerre.

iii) Quel critère convient-il d’appliquer pour concilier l’intérêt général qu’il y a à faciliter le travail des correspondants de guerre et celui de mettre tous les éléments de preuve pertinents à la disposition de la Chambre ?

45. Pour la délivrance d’injonctions de comparaître aux correspondants de guerre , l’Appelant propose un critère qui se subdivise en cinq conditions40. La Chambre d’appel est d’avis qu’appliquer ce critère reviendrait à leur accorder une dispense quasi absolue. Les Amici curiae, quant à eux, proposent un critère moins strict. Selon eux, les correspondants de guerre ne devraient être tenus de déposer que si leur témoignage est essentiel pour l’affaire et si les éléments en question ne peuvent pas être obtenus d’une autre source. Par « essentiel », ils entendent un témoignage crucial pour conclure à la culpabilité ou à l’innocence des accusés pour une accusation donnée41. L’Accusation affirme que les deux critères proposés sont trop restrictifs. Dans la Décision attaquée, la Chambre de première instance a, quant à elle, justifié la délivrance de l’Injonction de comparaître au motif que le témoignage recherché était « pertinent » pour la cause de l’Accusation.

46. La Chambre d'appel estime que, pour déterminer s’il convient ou non d’obliger un correspondant de guerre à déposer devant le Tribunal international, une Chambre de première instance doit arbitrer entre les intérêts divergents en jeu dans une affaire. D’une part, il est dans l’intérêt de la justice que tous les éléments de preuve pertinents soient présentés aux chambres de première instance afin de leur permettre d’apprécier correctement la culpabilité de l’individu en cause. D’autre part, il est dans l’intérêt du public que les correspondants de guerre puissent exercer leur métier, c’est-à-dire recueillir des informations, sans subir de contraintes inutiles, afin que la communauté internationale puisse recevoir suffisamment d’informations sur des questions d’intérêt général.

47. Le critère de la « pertinence » appliqué par ladite Chambre semble insuffisant pour protéger l’intérêt que présente le travail du correspondant de guerre pour le public. Le mot « pertinent » est si général que ce critère ne semblerait pas conférer aux correspondants de guerre une protection plus étendue que celle dont bénéficient les autres témoins. Ainsi, le critère retenu par la Chambre de première instance, s’il est censé prendre en compte de l’intérêt que revêt pour le public le travail du correspondant de guerre, ne protégerait pas, en fait, cet intérêt public. Par ailleurs, le critère proposé par l’Appelant, nous l’avons dit, reviendrait à accorder une dispense quasi absolue. Même celui préconisé par les Amici curiae apparaît trop strict en ce que son application risquerait de laisser de côté d’importants témoignages.

48. De l’avis de la Chambre d'appel, ce n’est que lorsque la Chambre de première instance conclut que le témoignage demandé par la partie sollicitant la délivrance de l’injonction de comparaître a un rapport direct et crucial avec les questions essentielles d’une affaire qu’elle peut obliger un correspondant de guerre à déposer devant le Tribunal international. L’adoption de ce critère devrait garantir que tous les éléments de preuve réellement importants pour une cause soient mis à la disposition des chambres de première instance. Par ailleurs, elle devrait empêcher que les correspondants de guerre soient inutilement cités à comparaître.

49. En outre, si l’on peut raisonnablement penser que l’élément de preuve souhaité peut être obtenu d’une autre source qu’un correspondant de guerre, la Chambre de première instance devrait d’abord examiner cette possibilité. En l’espèce, elle ne l’a pas fait.

50. Au vu de ce qui précède, la Chambre d'appel estime que pour qu’une chambre de première instance délivre une injonction de comparaître à un correspondant de guerre , deux conditions doivent être réunies. Premièrement, la partie requérante doit démontrer que le témoignage demandé présente un intérêt direct et d’une particulière importance pour une question fondamentale de l’affaire concernée. Deuxièmement, elle doit prouver que ce témoignage ne peut raisonnablement être obtenu d’une autre source.

51. Enfin, la Chambre d'appel n’examinera pas les conclusions des parties sur le deuxième moyen d’appel, qui concerne l’application du critère juridique approprié aux faits de l’espèce. Ayant déterminé les principes régissant le témoignage des correspondants de guerre devant le Tribunal international, la Chambre d'appel estime qu’il appartient à la Chambre de première instance de les appliquer compte tenu des circonstances de l’espèce. La Chambre d'appel souhaite toutefois faire les commentaires suivants.

52. Premièrement, contrairement à ce que la Chambre de première instance semblait craindre42, décider que l’Appelant ne doit pas être contraint de comparaître n’implique pas nécessairement qu’elle doit exclure l’Article (portant ainsi préjudice à l’Accusation). La recevabilité de l’Article dépend essentiellement de sa valeur probante au regard de l’article  89 C) du Règlement et de l’arbitrage à faire entre cette valeur probante et des atteintes qui pourraient être portées à l’équité du procès, tel qu’envisagé à l’article  89 D). Dans la mesure où l’Article est un élément de preuve par ouï-dire, la Chambre de première instance voudra également examiner les indices de fiabilité ou de non -fiabilité qu’il présente43. Comme c’est souvent le cas des témoignages indirects, le fait qu’une partie ne puisse en contester l’exactitude en procédant au contreinterrogatoire de leur auteur ( en l’occurrence l’Appelant) ne justifie pas pour autant que ces éléments soient exclus44. L’absence de contreinterrogatoire aurait plutôt pour effet d’amoindrir la foi de la Chambre en l’exactitude de l’élément en cause et, partant, le poids qu’elle pourrait lui accorder.

53. Parallèlement, et contrairement à ce que la Chambre de première instance semblait craindre concernant une potentielle injustice faite à l’accusé45, admettre l’Article sans contraindre l’Appelant à déposer ne porte pas nécessairement atteinte aux droits de l’accusé. La Défense peut encore mettre en doute l’exactitude de l’Article et la Chambre de première instance prendra en compte l’absence de l’Appelant pour apprécier le poids qu’elle doit accorder à l’Article.

54. En dernier lieu, quelle que soit la valeur probante de l’Article, il incombe à la Chambre de première instance de déterminer si le témoignage de l’Appelant a lui-même un intérêt direct et une particulière importance pour une question fondamentale de l’affaire concernée. La Défense a avancé deux arguments qui, selon elle, justifient la déposition de l’Appelant. Premièrement, son témoignage permettra à la Défense de contester l’exactitude des déclarations attribuées à Brdjanin dans l’Article. Deuxièmement, faire déposer l’Appelant permettrait de replacer les déclarations de Brdjanin dans un contexte les montrant sous un jour plus favorable. S’agissant en particulier du premier argument - concernant l’exactitude - étant donné que l’Appelant ne parle pas serbo-croate, et qu’il s’est donc fondé sur l’interprétation faite par un autre journaliste, la Chambre d'appel conclut qu’il est difficile d’imaginer en quoi le témoignage pourrait revêtir un intérêt direct et une particulière importance pour une question fondamentale de l’affaire concernée46. En tout état de cause, eu égard à ces deux arguments, l’appréciation de l’intérêt direct et crucial que le témoignage de l’Appelant peut présenter pour un point essentiel de l’espèce repose sur des constatations factuelles qu’il revient dûment à la Chambre de première instance de faire.

55. En conséquence, si l’Accusation (ou la Défense) souhaite toujours que l’Appelant soit cité à comparaître devant le Tribunal international, elle devra déposer une nouvelle requête devant la Chambre de première instance, compte tenu des principes dégagés dans la présente Décision.

Dispositif

56. Par ces motifs, la Chambre d'appel :

1) Fait droit à l’Appel ;

2) Annule la Décision attaquée ;

3) En conséquence, ordonne l’annulation de l’Injonction à comparaître ;

 

Fait en anglais et en français, la version en français faisant foi.

_________________

M. le Juge Claude Jorda
Président

Le Juge Shahabuddeen joint une opinion séparée à la Décision.

Fait le 11 décembre 2002
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Jonathan C. Randal, « Preserving the Fruits of Ethnic Cleansing ; Bosnian Serbs, Expulsion Victims See Process as Beyond Reversal », Washington Post, 11 février 1993, p. A34. Les citations contenues dans ce paragraphe sont tirées de cet article. Voir aussi Le Procureur c/ Brdjanin et Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Décision relative à la requête aux fins d’annulation d’une injonction de comparaître confidentielle », 7 juin 2002, par. 28 A) ii).
2 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction de comparaître confidentielle datée du 29 janvier 2002 », 9 mai 2002.
3 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Réponse de l’Accusation aux "Conclusions écrites déposées au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation de l’injonction de comparaître confidentielle datée du 29 janvier 2002" », 9 mai 2002.
4 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Requête aux fins de certification par la Chambre de première instance de l’appel de la "décision relative à la requête aux fins d’annulation d’une injonction de comparaître confidentielle" », 14 juin 2002.
5 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-T, « Décision certifiant la nécessité de former appel contre la "décision relative à la requête aux fins d’annulation d’une injonction de comparaître confidentielle" rendue par la Chambre de première instance », 19 juin 2002.
6 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-AR73.9, « Conclusions écrites à l’appui de la Requête aux fins d’interjeter appel de la "Décision relative à la Requête déposée au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation d’une injonction de comparaître confidentielle" rendue par la Chambre de première instance », 4 juillet 2002.
7 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-AR73.9, « Réplique de l’Appelant à la "Réponse de l’Accusation aux Conclusions écrites à l’appui de la Requête aux fins d’interjeter appel de la Décision relative à la Requête déposée au nom de Jonathan Randal en vue de l’annulation d’une injonction de comparaître confidentielle rendue par la Chambre de première instance", déposées le 4 juillet 2002 », 6 août 2002.
8 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-AR73.9, « Décision relative à la requête aux fins de prorogation de délai et autorisant à comparaître en qualité d’Amici curiae », 1er août 2002.
9 - Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire n° IT-99-36-AR73.9, Ordonnance portant calendrier, 4 septembre 2002.
10 - M. Ackerman, le conseil de l’accusé, avait informé la Chambre d’appel qu’il comparaîtrait à l’audience mais ne s’est pas présenté, sans donner de justification.
11 - Décision attaquée, par. 25.
12 - Ibid., par. 27.
13 - La Chambre de première instance a donné à entendre qu’il existait une dispense relative autorisant les journalistes à ne pas divulguer des sources ou des informations confidentielles. Ibid., par. 31.
14 - Ibid., par. 26.
15 - Ibid., par. 32.
16 - Le Procureur c/ Simic et consorts, « Décision relative à la requête de l’Accusation en application de l’article 73 du Règlement concernant la déposition d’un témoin », affaire n° IT-95-9-PT, 27 juillet 1999 (la « Décision CICR »).
17 - Le Procureur c/ Delalic et consorts, affaire n° IT-96-21-T, « Décision relative à la requête non contradictoire de la défense de Zdravko Mucic concernant la délivrance d’une assignation de comparaître à une interprète », 8 juillet 1997.
18 - Le Procureur c/ Blaskic, affaire n° IT-95-14-T, Décision de la Chambre de première instance I aux fins de mesures de protection en faveur du général Philippe Morillon, témoin de la Chambre, 12 mai 1999.
19 - Goodwin c. Royaume-Uni, Arrêt du 22 février 1996, 22 EHRR 123.
20 - Par. 18.
21 - Par. 43.
22 - Par. 6 à 8, 25.
23 - Par. 26.
24 - Supra n° 14.
25 - Par. 58.
26 - E.G. Martin Bell (BBC), Jacky Rowland (BBC) et Ed Vulliamy (The Observer/Guardian).
27 - Voir note 11 ci-dessus, en particulier les paragraphes 73 et 74 et le dispositif.
28 - Voir note 14 ci-dessus, par. 40.
29 - Schoen v. Schoen, 5 F 3d p.1292 (9th Cir. 1993).
30 - Décision attaquée, par. 25.
31 - Voir par exemple Pièce A jointe au mémoire des Amici curiae, déclaration sous serment d’Elisabeth Neuffler.
32 - Article 10 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 3 septembre 1953 ; article 49 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 23 mars 1976 ; article 13 de la Convention américaine relative aux droits de l’homme du 18 juillet 1978 ; et article 9 1) de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples du 26 juin 1981.
33 - Weramantry C.G., « Access to Information : A New Human Right. The Right to Know », Asian Yearbook of International Law, Vol. 4, 1995, p. 99 à 111.
34 - Voir Fressoz et Roire c. France, Arrêt du 21 janvier 1999, CEDH, par. 51 ; Erdogdu et Ince c. Turquie, Arrêt du 8 juillet 1999, CEDH, par. 48 ; et Sener c. Turquie, Arrêt du 18 juillet 2000, CEDH, par. 41 et 42.
35 - Décision attaquée, par. 26.
36 - Mémoire des Amici curiae, par. 36.
37 - Mémoire de l’Appelant, par. 9.
38 - Voir par exemple l’article 10 de la Contempt of Court Act de 1981 (Royaume-Uni), l’article 109 du Code de procédure pénale (France) et l’article 200 2) du Codice di Procedura Penale (Italie).
39 - Voir le paragraphe 53 du Strafprozessordnung (Allemagne), tel que modifié le 15 février 2002 ; United States v. LaRouche Campaign, 841 F.2d p. 1176, 1181 et 1182 (1st Cir. 1988) ; United States v. Cuthbertson, 630 F.2d p. 139, 147 et 148 (3d Cir. 1980) (États-Unis). La Chambre d’appel note également que le Département de la justice des États-Unis a adopté plusieurs directives internes recommandant aux procureurs fédéraux de ne délivrer des injonctions de comparaître à des membres de la presse que lorsque les informations recherchées sont essentielles et qu’elles ne peuvent raisonnablement être obtenues d’une autre source non médiatique. Ces directives semblent s’appliquer aux injonctions délivrées en vue d’obtenir des informations tant confidentielles que non confidentielles. Voir 28 CFR § 50.10 (2002).
40 - Voir supra par. 13 ; Mémoire de l’Appelant, par. 18.
41 - Voir supra par. 17 ; Mémoire des Amici curiae, par. 43.
42 - Décision attaquée, par. 32.
43 - Voir Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, affaire n° IT-95-14/2-AR73.5, Décision relative à l’appel concernant la déclaration d’un témoin décédé, par. 23 et 24.
44 - Voir Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski, affaire n° IT-95-14/1-AR73.5, Arrêt relatif à l’appel du Procureur concernant l’admissibilité d’éléments de preuve, par. 27.
45 - Décision attaquée, par. 32.
46 - La Chambre d’appel fait cette observation tout en reconnaissant que les arguments curieusement contradictoires avancés par l’Appelant concernant sa capacité à attester de l’exactitude des déclarations tirées de l’Article ont placé la Chambre de première instance dans une situation délicate.