LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II
Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Liu Daqun
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
23 février 2001
LE PROCUREUR
C/
Radoslav BRÐANIN & Momir TALIC
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DÉCISION RELATIVE À lEXCEPTION PRÉJUDICIELLE SOULEVÉE PAR
RADOSLAV BRÐANIN POUR VICES DE FORME DE LACTE
DACCUSATION MODIFIÉ
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Le Bureau du Procureur :
Mme Joanna Korner
M. Nicolas Koumjian
M. Andrew Cayley
Mme Anna Richterova
Mme Ann Sutherland
Le Conseil de la Défense :
M. John Ackerman, pour Radoslav Brdanin
1. La demande
1. Laccusé Radoslav Brdanin («Brdanin») a déposé une exception préjudicielle en conformité avec larticle 72 du Rcglement de procédure et de preuve (le «Rc
glement»), au motif que lacte daccusation modifié serait entaché dun vice de forme1. Il se plaint de linsuffisance des informations fournies dans ce dernier et demande quil soit ordonné à lAccusation de donner certaines précisions qui, selon lui, auraient dû y figurer2 et sur lesquelles nous reviendrons plus tard.2. Lacte daccusation modifié
2. Les allégations formulées dans lacte daccusation modifié sont exposées de manière suffisamment détaillée rendue le 20 février 2001, à propos dune exception préjudicielle similaire déposée en conformité avec larticle 72 du Règlement par Momir Talic («Talic»)3, également mis en cause dans lacte daccusation en question.
3. La question préliminaire soulevée par lAccusation
3. Dans sa Réponse à la Requête4, lAccusation affirme que cette dernière a été déposée, «en principe», hors délai5. Cest inexact. Larticle 72 du Règlement autorise en effet le dépôt de toute exception préjudicielle fondée sur un vice de forme de lacte daccusation «au plus tard trente jours après que le Procureur a communiqué à la Défense toutes les pièces jointes et déclarations visées à larticle 66 A) i)». Ayant choisi, au prix de certains contretemps, de solliciter des mesures de protection pour que laccusé ne connaisse pas lidentité de certains témoins à ce stade de la procédure6, lAccusation na pas encore satisfait aux exigences de larticle 66 A) i)7.
4. La question préliminaire soulevée par lAccusation est rejetée.
4. Les informations demandées par Brdanin
5. Il nest pas clairement indiqué dans la Requête si la Défense souhaite que les informations demandées par Brdanin figurent dans le nouvel acte daccusation modifié dont la Chambre de premicre instance a déjà évoqué la nécessité ou soient fournies sous forme de précisions. La Défense nayant demandé aucune précision à lAccusation avant de déposer sa Requête, ce quelle aurait dû faire si tel était lobjet de celle-ci8, la Chambre de première instance a interprété la Requête comme demandant la présentation dun acte daccusation plus détaillé9.
6. Ce qui est demandé avant tout, ce sont des informations sur «le rôle quaurait joué laccusé Brdanin» dans chacun des incidents rapportés, ainsi que des précisions concernant la date et le lieu de ces incidents. La demande dinformations part de lidée que Brdanin est accusé, entre autres, de setre personnellement rendu coupable de meurtre, datteintes graves à lintégrité physique ou mentale, de détention, de torture, de violences physiques, de viols et de violences sexuelles, dhumiliations, de destruction, de pillage, de transfert par la force et dautres atteintes aux droits fondamentaux.
7. LAccusation soutient que, le degré de précision nécessaire dans lexposé des faits matériels dépendant de la nature de laffaire et du lien de laccusé avec les événements en cause, Brdanin demande dans sa Requete pa
r trop de précisions, «compte tenu des faits particuliers de lespèce»10. Cet argument, tout autant que les allusions, faites dans la Réponse, aux hautes fonctions de Brdanin11 et à la seule responsabilité du supérieur hiérarchique12, semble indiquer que Brdanin nest poursuivi quen tant que supérieur hiérarchique. Pour les motifs exposés dans la Décision Talic13, tel nest manifestement pas le cas. Si lAccusation nenvisageait effectivement de poursuivre Brdanin quen raison de sa qualité de supérieur hiérarchique, elle aurait dû le préciser clairement. Dans létat actuel des choses, et jusquà ce que lambiguïté soit levée, Brdanin doit partir du principe quil est accusé davoir, entre autres, personnellement commis chacun des crimes qui lui sont reprochés.8. LAccusation affirme en outre14 :
LAccusation reconnaît (comme il est dit dans la Décision Krajinik, paragraphe 13) que, dans son mémoire préalable au procès, elle doit détailler les crimes allégués et le rôle précis que laccusé aurait joué, au sens des articles 7 1) et 7 3) du Statut du Tribunal. Ainsi, le mémoire préalable au procès devra préciser, pour chacun des crimes, la nature de la responsabilité pénale individuelle présumée de laccusé, de même que la manière dont lAccusation entend présenter son dossier. LAccusation estime que cette procédure donne à la Défense une information suffisante sur ses allégations. Il ne servirait à rien de demander le même degré de précision dans lacte daccusation.
LAccusation na pas opposé cet argument à Talic lorsquil a soulevé la même exception préjudicielle, laquelle a donné lieu à la Décision Talic.
9. De prime abord, le passage susmentionné semble clairement affirmer que lAccusation nest pas tenue dindiquer «le rôle précis que laccusé aurait joué, au sens des articles 7 1) et 7 3) du Statut du Tribunal», ni «la nature de la responsabilité pénale individuelle présumée de laccusé», avant de déposer son mémoire préalable au procès. Si cest bien ce que voulait dire lAccusation, ce serait contraire à ce qui était dit dans les décisions examinées dans la Décision Talic.
10. Lallusion faite à la «Décision Krajisnik» est une allusion à laffaire Le Procureur c/ Krajisnik15. Cette Décision de la Chambre de première instance ne révèle pas le degré de généralité des allégations formulées dans lacte daccusation contesté, bien quil soit difficile dimaginer que lacte daccusation présenté dans ladite affaire ait pu être moins précis que celui présenté en lespèce. Les allégations en question concernaient essentiellement, semble-t-il, des actes commis non pas par laccusé lui-même mais par des personnes dont il était présumé responsable. Cette Chambre de première instance a souligné que les précisions à donner quant aux faits matériels sont celles qui se rapportent aux agissements de laccusé, et non aux actes commis par des personnes dont il est présumé responsable ; cest là une distinction que la Chambre de première instance saisie de laffaire susmentionnée a expressément reconnue elle aussi16. La présente Chambre de première instance ne trouve dans la Décision précitée rien de nature à justifier le point de vue que semble avoir exprimé lAccusation dans sa Réponse. La Chambre de première instance est convaincue quune telle approche ne serait pas conforme aux obligations imposées à lAccusation par le Statut et le Règlement.
11. Larticle 21 4) a) du Statut du Tribunal («Les droits de laccusé») prévoit que toute personne contre laquelle une accusation est portée est «informée, dans le plus court délai, [ ] et de façon détaillée, de la nature et des motifs de laccusation portée contre elle17. Larticle 20 3) du Statut exige, quant à lui, que la Chambre de première instance devant laquelle laccusé doit comparaître sans délai après avoir été transféré à La Haye18, donne lecture de lacte daccusation et «sassure que les droits de laccusé sont respectés».19 Larticle 47 du Règlement stipule par ailleurs que lacte daccusation doit présenter «une relation concise des faits de laffaire et de la qualification quils revêtent». Le droit de laccusé dêtre informé dans le plus court délai de la nature de laccusation portée contre lui ne permet pas davancer que celle-ci na pas à être révélée avant le dépôt du mémoire préalable au procès.
12. Le mémoire préalable au procès nest pas présenté avant un stade avancé de la procédure. Larticle 65 ter E) du Règlement précise quil ne peut être déposé quune fois achevée la communication des pièces en application des articles 66 et 68 et tranchée toute exception préjudicielle soulevée dans le délai fixé à larticle 72. Si la Défense doit attendre le dépôt du mémoire préalable au procès pour obtenir des informations relatives à la nature de la responsabilité pénale de laccusé pour les événements rapportés, elle sera, dans lintervalle, quasiment dans lincapacité de mener des investigations utiles en vue de la préparation du procès. Certains des fondements de la responsabilité évoqués dans lacte daccusation peuvent ne pas être explicites dans le mémoire préalable au procès lorsque ce dernier est déposé, plusieurs mois plus tard. Il serait invraisemblable dattendre de laccusé quil perde son temps à enquêter sur ces différents fondements de la responsabilité envisagés dans les articles 7 1) et 7 3) du Statut.
13. Tout acte daccusation doit informer équitablement laccusé de la nature des accusations portées contre lui et en indiquer les grandes lignes, ainsi que les faits sur lesquels lAccusation se fonde pour établir sa responsabilité. Ces «faits matériels» doivent être exposés dans lacte daccusation20. Le degré de précision des accusations dépend, comme la déclaré cette Chambre de première instance, du lien présumé de laccusé avec les faits incriminés21. Il est toutefois essentiel que laccusé puisse déduire de lacte daccusation en quoi consiste exactement ce lien présumé. La Chambre de première instance ne peut se prononcer sur une exception préjudicielle pour vice de forme de lacte daccusation si le lien présumé de laccusé avec les faits incriminés nest pas précisé avant que le mémoire préalable au procès ne soit déposé, ce dépôt ne devant intervenir quaprès que la question de lexception préjudicielle aura été tranchée.
14. La Chambre de première instance rejette une telle approche. La véritable nature de la responsabilité de laccusé pour les événements rapportés est un fait matériel essentiel qui doit être exposé dans lacte daccusation. Elle ne la pas été dans lacte daccusation modifié en lespèce (du moins, pas sans ambiguïté), et il convient de dissiper toute ambiguïté dans lacte daccusation.
15. Dans sa Réplique, Brdanin a suggéré, en termes quelque peu excessifs, que la Réponse de lAccusation «ne f?aig
t que refléter un mépris certain des instructions données oralement par la Chambre» (sagissant de la préparation dun acte daccusation modifié), lors des conférences de mise en état de novembre 2000 et du début de ce mois22, et révèle une «attitude ouvertement méprisante à légard de la Chambre»23. Il ny a pas eu d«instructions données oralement par la Chambre». Lors des conférences de mise en état susmentionnées, le Juge de la mise en état na fait quattirer lattention de lAccusation sur le manque apparent de précision de lacte daccusation modifié et lui a recommandé dentreprendre - avant même que la décision relative à lexception préjudicielle soulevée par Talic pour vices de forme de lacte daccusation modifié ne soit rendue24 - la révision de lacte daccusation modifié afin de tenir compte des principes examinés dans les décisions rendues précédemment par la Chambre de première instance dans laffaire Le Procureur c/ Krnojelac25. Il a été précisé que le nouvel acte daccusation modifié devrait être déposé peu après que la décision ne soit rendue26.16. Lemploi des expressions «mépris certain» et «attitude ouvertement méprisante» pour qualifier le comportement de lAccusation était donc injuste et navait pas lieu dêtre. Brdanin avait néanmoins de bonnes raisons de sinquiéter de ce que, malgré les promesses formelles du Premier Substitut du Procureur selon lesquelles lAccusation respecterait les principes examinés dans les décisions Krnojelac en ce qui concerne lexposé des faits, cette dernière semblait à présent interpréter la jurisprudence du Tribunal en la matière dune façon radicalement opposée.
17. LAccusation a cherché à sexpliquer comme suit27 :
LAccusation, sachant quune décision était sur le point dêtre rendue, ne faisait, dans sa Réponse, que renvoyer la Chambre de première instance à une décision récente portant sur la question de la forme de lacte daccusation et a repris le libellé de ladite décision pour faire valoir que le degré de précision demandé par le Conseil de Brdanin était excessif et déraisonnable.
Ce passage peut expliquer pourquoi lAccusation ne sest pas cru tenue de donner au nombre des faits matériels le détail précis des faits et gestes de Brdanin, lorsquil a personnellement commis des meurtres, attenté gravement à lintégrité physique ou mentale de personnes ou accompli les autres actes allégués dans lacte daccusation, meme si lon présume que, malgré le libellé de lacte daccusation, lAccusation na pas eu lintention daccuser Brdanin davoir personnellement commis ces crimes. Toutefois, cela ne saurait en rien expliquer que lAccusation ait clairement laissé entendre quelle nétait pas tenue didentifier «le rôle précis que laccusé aurait joué, au sens des articles 7 1) et 7 3) du Statut du Tribunal» ni «la nature de [s]a responsabilité pénale individuelle présumée» avant de déposer son mémoire préalable au procès.
18. Dans la Décision Talic, la Chambre de première instance avait déjà enjoint à lAccusation de déposer, le 13 mars 2001 au plus tard, un nouvel acte daccusation modifié qui respecte les principes énoncés dans les parties 4 et 5 de ladite Décision, en ce qui concerne lexposé des faits28. Le respect des instructions données dans cette Décision garantira nécessairement que des informations suffisantes seront fournies à Brdanin et à Talic. Le dispositif de la présente Décision est conçu à cet effet.
5. Dispositif
Pour ces motifs et pour les motifs énoncés dans la Décision Talic, la Chambre de première instance statue comme suit :
i) Le grief tiré par Radoslav Brdanin du manque de précision de lacte daccusation modifié est retenu.
ii) LAccusation doit déposer, le 13 mars 2001 au plus tard, un nouvel acte daccusation modifié qui :
a) respecte les principes énoncés dans les parties 4 et 5 de la Décision Talic, en ce qui concerne lexposé des faits, et
b) indique au nombre des faits matériels, le rôle précis quaurait joué laccusé et la nature de sa responsabilité pénale individuelle présumée.
iii) Au cas où surviendrait un problème imprévisible qui empêcherait lAccusation de le faire dans les délais qui lui sont impartis, celle-ci peut présenter au Juge de la mise en état une demande de prorogation des délais.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Fait le 23 février 2001
La Haye (Pays-Bas)
(signé)
M. le Juge David Hunt
Président de la Chambre de première instance
[Sceau du Tribunal]