LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Devant :
M. le Juge David Hunt, Juge de la mise en état

Assisté de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
2 mai 2001

LE PROCUREUR

C/

RADOSLAV BRDJANIN et MOMIR TALIC

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DÉCISION RELATIVE À LA NOUVELLE REQUÊTE DE L’ACCUSATION aux fins de MESURES DE PROTECTION

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Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
M. Nicolas Koumjian
M. Andrew Cayley
Mme Anna Richterova
Mme Ann Sutherland

Le Conseil de la Défense :

M. John Ackerman, pour Radoslav Brđanin
Me Xavier de Roux et Me Michel Pitron, pour Momir Talic

 

 

1 Rappel de la procédure

1. Les deux accusés, Radoslav Brdjanin («Brdjanin») et Momir Talic («Talic») ont demandé à cette Chambre de première instance d’avoir accès à des documents et des comptes rendus d’audience relatifs à d’autres affaires jugées devant le Tribunal, qui se rapportent ou se rapportaient à la même région et à la même époque que celles des événements allégués dans l’acte d’accusation de l’espèce. Cette demande était fondée sur le fait que l’accès à ces pièces, y compris des pièces confidentielles, placerait l’accusé sur un pied d’égalité avec l’Accusation, et pourrait avoir une valeur considérable pour la préparation de son dossier. Ces pièces confidentielles ne pourraient être mises à la disposition de l’accusé qu’après la modification, par les Chambres de première instance qui les ont rendues, des ordonnances accordant les mesures de protection en vigueur dans les autres affaires1.

2. Deux des affaires auxquelles l’accès était demandé, Le Procureur c/ Tadic2 et Le Procureur c/ Kovacevic3, avaient été jugées par la Chambre de première instance II alors qu’elle était composée différemment. Dans ces circonstances, seul le Président du Tribunal est habilité à modifier les mesures de protection accordées dans ces deux affaires. La demande lui a donc été transmise pour qu’il décide des modifications à apporter aux mesures de protection accordées dans ces affaires afin de permettre à Brđanin, Talic et leurs Conseils d’accéder aux pièces confidentielles desdites affaires. Le Président a ordonné au Greffier i) de communiquer à Brđanin et Talic les pièces à conviction et comptes rendus d’audience confidentiels relatifs à ces deux affaires,4 et, ii) de prescrire les mêmes mesures de protection, mutatis mutandis, dont bénéficiaient les pièces à conviction et les comptes rendus d’audiences confidentiels relatifs à ces affaires.5

3. L’Accusation a déposé une requête auprès du Président aux fins de réexaminer cette ordonnance. 6 L’Accusation objecte que le Président n’a pas précisé si les comptes rendus et pièces à conviction confidentiels devraient être communiqués sous une forme expurgée, afin de préserver la confidentialité de l’identité des témoins, ou si leur identité serait communiquée à Brđanin, Talic et leurs Conseils.7 L’Accusation a fait valoir que les comptes rendus d’audience confidentiels des affaires Tadic et Kovacevic ne faisaient pas partie des pièces jointes à l’acte d’accusation modifié dans l’espèce lorsqu’il a été soumis pour confirmation,8 mais que, même dans des cas où pareils comptes rendus d’audience confidentiels d’une affaire faisaient partie des pièces jointes à l’acte d’accusation dans une autre affaire, l’Accusation «a toujours eu pour règle» de ne pas révéler l’identité des témoins protégés d’une espèce aux accusés et aux conseils de l’autre affaire.9 L’Accusation a demandé au Président de modifier son ordonnance de sorte que les pièces des affaires Tadic et Kovacevic communiquées à Brđanin, Talic et leurs Conseils, soient expurgées pour garder confidentielle l’identité de tous les témoins protégés.10 L’Accusation a tenté de justifier cette restriction par le fait que les accusés n’ont pas «présenté de motifs valables établissant que les informations demandées seraient utiles à leur dossier [ ...] s’agissant de l’identité des témoins protégés».11

4. Talic s’est opposé à la Requête aux fins de réexamen au motif, entre autres, que son conseil et lui recevraient les pièces relatives aux deux affaires sous obligation de respecter les mêmes mesures de protection que les parties dans lesdites affaires.12 Brđanin n’a pas déposé de réponse. Le Président a estimé que l’Accusation n’avait pas fourni de nouveau motif justifiant le réexamen de sa Première ordonnance, à deux précisions près :13

[ La Première ordonnance] prévoit en outre que la protection des témoins doit être assurée et qu’en conséquence les mêmes mesures de protection concernant les pièces à conviction et les comptes rendus d’audiences confidentiels relatifs aux affaires «Le Procureur c/ Tadic» et «Le Procureur c/ Kovacevic» doivent mutatis mutandis être garanties ; [ ...] cependant, [ ...] il n’en résulte pas que tous les comptes rendus d’audience et pièces à conviction doivent être communiqués sous une forme expurgée, les Conseils de la défense étant tenus de respecter toutes les mesures de protection prises précédemment ; [ et] [ ...] il y a lieu de préciser que le Procureur peut requérir de la Chambre de première instance II, destinataire des comptes rendus des dépositions de témoins et des pièces à conviction, des mesures de protection supplémentaires, telles que l’adoption de pseudonymes différents et l’interdiction de mentionner qu’un témoin a déjà été entendu par le Tribunal [ ...] .

2 La présente requête

5. L’Accusation a ensuite demandé à cette Chambre de première instance, prétendument en conformité avec la citation du Président dans sa Deuxième ordonnance, les mesures de protection supplémentaires suivantes :

1) le sursis à la communication aux accusés et à leurs conseils des documents confidentiels 57, 58 et 59 dans l’affaire Kovacevic, jusqu’à ce que la «confusion» suscitée par les Première et Deuxième ordonnances du Président et une ordonnance concernant des mesures de protection dans l’affaire Kovacevic rendue proprio motu par les Juges May et Mumba 14 peu après la Deuxième ordonnance du Président15 soit clarifié et

2) les comptes rendus confidentiels des dépositions de témoins et les pièces à conviction confidentielles, à charge et à décharge, dans l’affaire Tadic qui révéleraient l’identité de témoins confidentiels ne seront communiqués à la Défense et aux accusés en l’espèce «que lorsque ceux-ci auront dûment démontré que l’identité d’un témoin est essentielle à la conduite de leur défense».16

6. S’agissant de la première mesure demandée, la «confusion» alléguée suscitée par les ordonnances du Président et celle des Juges May et Mumba dans l’affaire Kovacevic soulève la question de savoir si deux juges d’une Chambre de première instance qui ont accordé des mesures de protection peuvent (après le départ du troisième juge de ladite Chambre) modifier ou annuler lesdites mesures,17 ou si seul le Président est habilité à le faire. Il faut également rechercher si le Président aurait dû consulter le Juge May ou le Juge Mumba (en tant que membres de la Chambre initiale) avant de rendre sa Deuxième ordonnance.18 Ces questions supposent l’examen des articles 12 du Statut du Tribunal («Composition des Chambres») et 75 D) du Règlement («Mesures destinées à assurer la protection des victimes et des témoins»). La présente Chambre de première instance ne saurait régler ces questions s’agissant de l’affaire Kovacevic.19 Elles seront formellement transmises au Président du Tribunal et aux Juges May et Mumba afin qu’ils en décident entre eux.

7. S’agissant de la deuxième mesure demandée, l’Accusation a soutenu que la Deuxième ordonnance du Président semblait, à première vue, conférer à la présente Chambre «le pouvoir de rendre les ordonnances qu’elle estime appropriées s’agissant des documents confidentiels»,20 et donc d’accorder des mesures de protection empêchant la communication de l’identité des témoins aux accusés et à leurs conseils en l’espèce. Brdjanin s’oppose à la Requête aux motifs, entre autres, d’une part, que le principe d’égalité et d’égal accès aux pièces et aux témoins commande que les conseils de la défense disposent des mêmes informations relatives à l’identité des témoins que le Procureur et le conseil de la défense dans d’autres affaires, et, d’autre part, que le Procureur n’a pas apporté de preuve qui justifierait de taire de telles informations à l’accusé.21 Talic n’a pas déposé de réponse.

8. Il est toutefois inutile d’examiner les arguments avancés par Brdjanin.22 L’article 75 D) permet seulement à la Chambre de première instance qui a accordé des mesures de protection de les modifier ou de les annuler, hormis lorsque la Chambre initiale n’est plus constituée des mêmes juges, auquel cas seul le Président est habilité à autoriser la modification des mesures ou leur levée demandée. La Chambre initiale ou le Président peuvent, bien entendu, déléguer ce pouvoir à la Chambre de première instance saisie de l’affaire où est demandé l’accès aux pièces confidentielles. La Chambre de première instance I a délégué son pouvoir à la présente Chambre s’agissant des pièces confidentielles demandées relatives à l’affaire Le Procureur c/ Kvocka,23 lorsque la présente Chambre a ordonné des mesures qui se rapprochent de ce que demande l’Accusation dans la présente Requête.24 En revanche, les pouvoirs confiés à la présente Chambre par le Président concernant les pièces confidentielles demandées relatives à l’affaire Tadic sont bien plus restreints.

10. Le passage pertinent de la Deuxième ordonnance du Président a été cité plus haut.25 Les mesures de protection que le Président a autorisé la présente Chambre à prendre concernant les affaires Tadic et Kovacevic tendent généralement à empêcher la communication de l’identité des témoins au public. Le Président a déjà rejeté des mesures de protection empêchant la communication de leur identité aux accusés et aux conseils de l’espèce. Le pouvoir conféré par le Président à la présente Chambre ne saurait être interprété comme lui permettant de prendre les mesures de protection qu’il a précisément rejetées auparavant. L’argument de l’Accusation selon lequel la présente Chambre est investie d’un pouvoir illimité s’agissant des pièces confidentielles de l’affaire Tadic est manifestement erroné.

11. La présente Chambre n’est donc pas à même d’accorder la mesure demandée par l’Accusation s’agissant de l’affaire Tadic.

12. Pour les raisons susmentionnées :

1) La mesure demandée par l’Accusation dans sa Requête concernant l’affaire Le Procureur c/ Tadic est rejetée.

2) Nous sollicitons du Président et des Juges May et Mumba qu’ils décident entre eux des mesures de protection supplémentaires à accorder s’agissant de l’affaire Le Procureur c/ Kovacevic.

 

 

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Fait le 2 mai 2001
La Haye (Pays-Bas)

 

Le Juge de la mise en état
(signé)
_______________
Le Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1 - Article 75 D) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le «Règlement»).
2 - Affaire n°  IT-94-1-T.
3 - Affaire n°  IT-97-24-T.
4 - Article 75 D). L’un des membres de la Chambre de première instance II de l’époque n’est plus juge au Tribunal.
5 - Ordonnance relative aux requêtes de Momir Talic et Radoslav Brdjanin aux fins d’accès à des informations confidentielles des affaires Le Procureur c/ Tadic et Le Procureur c/ Kovacevic, 11 septembre 2000 («Première ordonnance du Président»), p. 3 et 4.
6 - Requête de l’Accusation aux fins de réexaminer l’ordonnance rendue le 11 septembre 2000 par le Président, 22 septembre 2000, («Requête aux fins de réexamen»).
7 - Ibid.,
par. 15.
8 - Ibid.,
par. 17.
9 - Ibid.,
par. 21.
10 - Ibid.,
par. 27.
11 - Ibid.,
par. 25.
12- Réponse à la requête du Procureur aux fins de reconsidération de l’ordonnance rendue par le Président du Tribunal le 11 septembre 2000, 28 septembre 2000, par. 4.2.
13 - Ordonnance relative à la requête de l’Accusation aux fins de réexaminer l’ordonnance rendue le 11 septembre 2000 par le Président, 11 janvier 2001 (la «Deuxième ordonnance du Président»), p. 4.
14 - Le Procureur c/ Kovacevic
, Ordonnance aux fins de divulgation du compte rendu d’audience à huis clos, 18 janvier 2001.
15 - Requête de l’Accusation relative aux documents confidentiels concernant les affaires Tadic et Kovacevic, 26 janvier 2001 (la «Requête»), par. 12, 18 2).
16 - Ibid.,
par. 18 3), 18 4) et 18 5).
17 - Voir Le Procureur c/ Kupreskic, IT-95-16-AR73.3, Décision relative à l’appel interjeté par Dragan Papic contre la décision de procéder par voie de déposition, 17 juillet 1999, par. 14 ; Opinion séparée du Juge David Hunt concernant l’appel interjeté par Dragan Papic contre la décision de procéder par déposition, par. 21 et 22.
18 - L’obligation pour le Président de consulter tout juge de la Chambre qui a initialement accordé les mesures de protection et qui demeure en fonction au Tribunal est entrée en vigueur le 19 janvier 2001 : 19ème modification du Règlement.
19 - La Chambre de première instance l’a mis en évidence dans son Ordonnance portant calendrier du 3 avril 2001, p. 2.
20 - Requête, par. 8.
21 - Réponse de la Défense à la requête de l’Accusation relative aux documents confidentiels concernant les affaires Tadic et Kovacevic, 20 avril 2001, par. 4.
22 - Ils semblent contredire substantiellement ce qu’a dit la présente Chambre dans sa Deuxième décision relative aux requêtes de Radoslav Brđanin et Momir Talic aux fins d’accès à des documents confidentiels, 15 novembre 2000 («Deuxième décision relative à l’accès»), par. 10 à 13.
23 - Affaire n°  IT-98-30-T. Les conditions de la délégation sont citées dans la Deuxième décision relative à l’accès, par. 7.
24 - Ibid.,
par. 12 2).
25 - Paragraphe 4, supra.