Affaire n° : IT-03-66-R/77

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie, Juge de la mise en état

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Ordonnance rendue le :
4 mars 2005

LE PROCUREUR

c/

Beqë BEQAJ

_____________________________________

ORDONNANCE AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE

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Le Bureau du Procureur :

M. David Akerson

Le Gouvernement du Royaume des Pays-Bas

Le Conseil de la Défense :

M. Tjarda Eduard van der Spoel

La Mission des Nations Unies au Kosovo (Minuk)

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal »),

VU la requête aux fins de mise en liberté provisoire (Request for Provisional Release) déposée le 28 décembre 2004, par laquelle la Défense de l’accusé Beqë Beqaj (« l’Accusé ») demande que celui-ci soit remis provisoirement en liberté afin de se rendre en Slovénie ou au Kosovo, faisant valoir que 1) s’il est libéré, l’Accusé ne sera pas tenté de fuir, compte tenu du fait qu’il n’encourt, pour outrage au Tribunal, qu’une peine maximale de sept années d’emprisonnement ou de 100 000 euros ; 2) l’Accusé a six enfants à charge qui dépendent de ses revenus en Slovénie ; 3) l’Accusé n’a pas d’antécédents judiciaires et n’a pas tenté de résister à son arrestation ; 4) l’Accusé s’engage à ne pas entrer en contact de quelque manière que ce soit avec des victimes ou des témoins ; et 5) l’Accusé est disposé à se conformer à toute condition qui pourrait lui être imposée par la Chambre,

VU la réponse de l’Accusation à la requête aux fins de mise en liberté provisoire (Prosecution’s Response to Defence Request for Provisional Release), déposée le 5 janvier 2005, par laquelle l’Accusation indique qu’elle ne s’oppose pas à ladite requête, pour autant que l’Accusé s’engage par écrit à ne pas entrer en contact, de quelque manière que ce soit, avec des victimes, des témoins ou des accusés engagés dans une affaire portée devant le Tribunal, et qu’il se conforme à toute autre condition imposée par la Chambre,

VU la réplique de la Défense (Reply to Prosecutor’s Response to Defence Request for Provisional Release), déposée le 7 janvier 2005, par laquelle l’Accusé s’engage « à ne pas entrer en contact avec des victimes, des témoins ou des accusés engagés dans une affaire portée devant le Tribunal » et « à se conformer à toute autre condition imposée par la Chambre »,

ATTENDU que l’Accusé a été arrêté et transféré le 4 novembre 2004 au Quartier pénitentiaire des Nations Unies en application de l’article 64 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »),

ATTENDU que, lors de sa comparution initiale, qui a eu lieu le 8 novembre 2004, l’Accusé a plaidé non coupable de toutes les accusations d’outrage au Tribunal dont il est inculpé dans l’acte d’accusation daté du 21 octobre 2004 et modifié le 8 novembre 2004,

ATTENDU que la requête aux fins de mise en liberté provisoire a été présentée en application des paragraphes A) et B) de l’article 65 du Règlement, qui énoncent comme suit les conditions dans lesquelles une Chambre de première instance peut ordonner la mise en liberté provisoire d’un accusé :

A) Une fois détenu, l’accusé ne peut être mis en liberté que sur ordonnance d’une Chambre.

B) La mise en liberté provisoire ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir entendu le pays hôte, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne.

ATTENDU que l’article 65 du Règlement doit être lu à la lumière du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (le « Pacte international »), de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (la « Convention européenne ») et de la jurisprudence applicable1, et qu’en règle générale, pour refuser de libérer un accusé, il faut apprécier si l’intérêt de la justice et les exigences de l’intérêt public, nonobstant la présomption d’innocence, l’emportent sur la nécessité de veiller au respect de la liberté individuelle de l’accusé,

ATTENDU, en outre, qu’il existe des facteurs propres au fonctionnement du Tribunal qui peuvent influencer l’évaluation du risque de fuite ou de pressions sur les témoins2,

ATTENDU qu’une Chambre de première instance a toujours le pouvoir de refuser de libérer un accusé, si les circonstances propres à l’affaire le justifient, même si elle est convaincue que celui-ci remplit les deux conditions fixées par l’article 65 du Règlement3,

ATTENDU que la Chambre a procédé à une évaluation attentive des arguments avancés par les parties, des conclusions qu’elles ont déposées, des faits de l’espèce, du droit, et des garanties fournies par l’Accusé et par les autorités compétentes, considérés dans leur ensemble,

ATTENDU, en particulier, que la Chambre prend dûment acte du fait que l’Accusé s’est engagé par écrit « à ne pas entrer en contact avec des victimes, des témoins ou des accusés engagés dans une affaire portée devant le Tribunal » et « à se conformer à toute autre condition imposée par la Chambre »,

ATTENDU que le Conseil de la Défense de l’Accusé a indiqué que celui-ci avait perdu son emploi en Slovénie et qu’il ne sollicite donc plus une mise en liberté provisoire dans ce pays,

ATTENDU que, ayant apprécié, comme le requiert l’article 65 B) du Règlement, toutes les circonstances pertinentes, la Chambre de première instance estime qu’il serait justifié de faire droit à la demande de mise en liberté provisoire et de permettre à l’Accusé de se rendre au Kosovo, qu’il a choisi comme lieu de résidence,

ATTENDU que, en application de l’article 65 C) du Règlement, la Chambre de première instance « peut subordonner la mise en liberté provisoire de l’accusé aux conditions qu’elle juge appropriées, y compris la mise en place d’un cautionnement et, le cas échéant, l’observation de conditions nécessaires pour garantir la présence de l’accusé au procès et la protection d’autrui », et que l’Accusé a accepté de se conformer à toutes les conditions requises,

ATTENDU, cependant, que la Mission des Nations Unies au Kosovo (MINUK), chargée d’assurer la sécurité au Kosovo, a été consultée en l’espèce, mais qu’elle n’a pas indiqué si elle pouvait ou entendait fournir des garanties afin de certifier que l’Accusé ne menacera, n’intimidera et ne mettra pas en danger pas des victimes, des témoins ou des accusés engagés dans une autre affaire portée devant le Tribunal,

ATTENDU que la Chambre d’appel a estimé qu’il n’était pas indispensable, pour accéder à une demande de mise en liberté provisoire, d’obtenir de l’état dans lequel l’accusé est provisoirement remis en liberté des garanties écrites certifiant que l’accusé ne menacera, n’intimidera et ne mettra pas en danger pas les victimes ou les témoins et qu’il comparaîtra au procès4,

ATTENDU qu’en l’espèce et compte tenu de la déclaration solennelle présentée par l’Accusé à cet effet, la Chambre est convaincue que l’Accusé ne menacera, n’intimidera et ne mettra pas en danger pas les témoins ou les victimes, et qu’il comparaîtra au procès,

En Application des articles 54 et 65 du Règlement,

FAIT DROIT à la requête aux fins de mise en liberté provisoire ET ORDONNE la mise en liberté provisoire de l’Accusé à compter de la date de la présente ordonnance ou dans un délai aussi raisonnable que possible, et ce, aux conditions suivantes :

ORDONNE À L’ACCUSÉ :

1. dès son retour au Kosovo, d’établir son lieu de résidence à l’adresse suivante :
Ruga Anton çeta 52, 38412 Shtime, Kosovo,

2. de ne pas s’éloigner de plus de 20 km de Shtime sans en avoir reçu l’autorisation de la Chambre par écrit,

3. de s’engager à ne pas prendre contact avec des victimes, des témoins ou des accusés engagés dans une affaire portée devant le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie et de ne pas chercher à les intimider ou les mettre en danger,

4. de remettre son passeport et de se présenter chaque semaine au poste de police le plus proche où est affecté du personnel de la police civile de la MinuK,

5. de regagner La Haye pour y comparaître lorsque la Chambre l’ordonnera,

6. de prendre acte du fait qu’en cas de violation des conditions énoncées ci-dessus, il sera arrêté et renvoyé au Quartier pénitentiaire des Nations Unies au Pays-Bas.

PRIE LES AUTORITÉS DE LA MINUK :

1. de charger le fonctionnaire de la police de la MINUK affecté au poste de police local le plus proche du lieu de résidence de l’Accusé de faire savoir à la Chambre, par l’intermédiaire de la MINUK, si l’Accusé s’est conformé à l’obligation qui lui impose de se présenter en personne chaque semaine audit poste de police,

2. de s’assurer à intervalles réguliers que l’Accusé s’est conformé aux conditions énoncées par la Chambre aux fins de sa mise en liberté provisoire et de se rendre à l’improviste au lieu de résidence de l’Accusé afin d’y vérifier sa présence ; et de tenir un registre de ces visites, qui sera joint au rapport mensuel qu’elles présenteront à la Chambre,

3. de veiller dans toute la mesure du possible à la sécurité de l’Accusé durant la présence de celui-ci au Kosovo dans le cadre de sa mise en liberté provisoire et de signaler immédiatement au Greffe si la sécurité de l’Accusé est menacée durant cette période, en précisant le résultat des enquêtes menées à ce sujet,

4. de procéder à l’arrestation immédiate de l’Accusé si celui-ci venait à enfreindre ou à tenter d’enfreindre les conditions posées par la Chambre aux fins de sa mise en liberté provisoire, de signaler immédiatement à la Chambre toute violation ou tentative de violation de ces conditions, et de prendre les dispositions nécessaires en vue de son retour au Quartier pénitentiaire des Nations Unies à La Haye,

5. de veiller à ce que l’Accusé regagne les Pays-Bas pour comparaître dès que la Chambre l’aura ordonné et à ce qu’il soit accompagné d’un fonctionnaire de la MINUK désigné à cet effet depuis le Kosovo jusqu’à l’aéroport de Schiphol (ou tout autre aéroport des Pays-Bas désigné à cet effet), et de remettre l’Accusé à la garde des autorités néerlandaises avec son passeport et autres documents de voyage,

6. de faciliter la communication et la coopération entre les parties en l’espèce et veiller au respect de la confidentialité des informations échangées.

PRIE LE GREFFIER DU TRIBUNAL :

1) de veiller à ce que l’Accusé soit dûment escorté de l’aéroport de Schiphol à son lieu de résidence au Kosovo,

2) de consulter le Ministère néerlandais de la justice et la MINUK au sujet des modalités pratiques de la mise en liberté provisoire de l’Accusé et de son retour en vue de sa comparution au procès,

3) de maintenir l’Accusé en détention jusqu’à ce que les dispositions voulues soient prises en vue de son voyage,

4) de veiller à ce que tous les frais occasionnés par le voyage aller et retour de l’Accusé entre les Pays-Bas et son lieu de résidence soient couverts,

5) de transmettre la présente ordonnance aux autorités compétentes.

PRIE LES AUTORITÉS DU ROYAUME DES PAYS-BAS :

1) de conduire l’Accusé à l’aéroport de Schiphol (ou, au besoin, tout autre aéroport des Pays-Bas) dès que possible,

2) à l’aéroport, de remettre l’Accusé à la garde d’un fonctionnaire du Tribunal désigné à cet effet,

3) lors du retour de l’Accusé, de tenir celui-ci sous bonne garde au lieu, à la date et à l’heure qui leur seront communiqués par la Chambre et de le reconduire au quartier pénitentiaire des Nations Unies.

PRIE LES AUTORITÉS DE TOUT ÉTAT SUR LE TERRITOIRE DUQUEL L’ACCUSÉ SERAIT AMENÉ À SE TROUVER AU COURS DE SON VOYAGE :

1) de tenir l’Accusé sous bonne garde pendant tout le temps qu’il passera en transit à l’aéroport,

2) si l’Accusé tentait de prendre la fuite, de procéder à son arrestation et de le placer en détention jusqu’à ce qu’il soit transféré au Quartier pénitentiaire des Nations Unies.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 4 mars 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
_____________
Liu Daqun

[Sceau du Tribunal]


1. L’article 21 3) du Statut du Tribunal dispose que toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie. Cette disposition exprime et reprend les normes internationales consacrées, entre autres, par l’article 14 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par l’article 6 2) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. En outre, l’article 9 3) du Pacte international souligne, entre autres, que « [l]a détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l’intéressé à l’audience ». L’article 5 3) de la Convention européenne dispose notamment que « [t]oute personne arrêtée ou détenue […] a le droit d’être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l’intéressé à l’audience. » Ces instruments de protection des droits de l’homme font partie intégrante du droit international public.
2. Le Procureur c/ Miodrag Jokic, affaire nº IT-01-42-PT, Ordonnance relative à la requête de Miodrag Jokic aux fins de mise en liberté provisoire, 20 février 2002, par. 22.
3. Voir, par exemple, Le Procureur c/ Kovacevic, affaire nº IT-97-24-PT, Décision relative à la requête de la Défense aux fins de mise en liberté provisoire, 2[0] janvier 1998 ; Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin et Momir Talic, affaire nº IT-99-36-PT, Décision relative à la requête de Momir Talic aux fins de mise en liberté provisoire, 28 mars 2001.
4. Voir la décision relative à un appel interlocutoire rendue le 2 décembre 2004 par la Chambre d’appel dans l’affaire Le Procureur c/ Cermak et Markac (IT-03-73-AR65.1), par. 30 ; et la décision relative à l’appel interjeté par Dragan Jokic en date du 18 décembre 2002 par la Chambre d’appel dans l’affaire Blagojevic (IT-02-53-AR65), par. 10.