Affaire n° : IT-95-14-R

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Fausto Pocar, Président
M. le Juge Mehmet Güney
M. le Juge Liu Daqun
Mme le Juge Andrésia Vaz
M. le Juge Wolfgang Schomburg

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
16 janvier 2006

LE PROCUREUR

c/

TIHOMIR BLASKIC

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MODIFICATION DE MESURES DE PROTECTION PRÉSENTÉE PAR L’ACCUSATION DANS L’AFFAIRE LE PROCUREUR C/ MARIJACIC ET REBIC

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. David Akerson
Mme Rebecca Graham
M. Salvatore Cannata

Les Conseils de Tihomir Blaskic :

M. Anto Nobilo
M. Russel Hayman

Les Conseils d’Ivica Marijacic et de Markica Rebic :

M. Marin Ivanovic pour Ivica Marijacic
M. Kresimir Krsnik pour Markica Rebic

LA CHAMBRE D’APPEL du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »), saisie de la demande de révision en l’espèce,

AYANT ETE SAISIE d’une demande de modification de mesures de protection déposée le 1er novembre 2005 à titre confidentiel et ex parte1 (Prosecution’s Motion for a Variance of Protective Measures, la « Demande  »), par laquelle l’Accusation, dans l’affaire d’outrage Le Procureur c/ Ivica Marijacic et Markica Rebic2, prie la Chambre d’appel de rapporter les mesures de protection concernant l’identité et le témoignage de Johannes van Kuijk (le « Témoin ») que la Chambre de première instance a ordonnées en l’espèce,

ATTENDU que l’Accusation demande en particulier que i) toutes les mesures de protection appliquées au Témoin le 6 juin 19973, le 16 décembre 19974 et le 1er décembre  20005 soient rapportées, et que ii)  les parties dans l’affaire Marijacic et Rebic soient autorisées à désigner le Témoin par son véritable nom, à mentionner qu’il a déposé en l’espèce et à faire référence à sa déclaration et aux comptes rendus de sa déposition en tout ou en partie6,

ATTENDU que la Défense de Tihomir Blaskic a informé la Chambre d’appel qu’elle ne s’opposait pas à la Demande,

ATTENDU que l’article 75 A) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement ») dispose qu’« [u]n Juge ou une Chambre peut […] ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité de victimes ou de témoins […] »,

ATTENDU que l’article 75 F) i) du Règlement précise qu’« [u]ne fois que des mesures de protection ont été ordonnées en faveur d’une victime ou d’un témoin dans le cadre d’une affaire portée devant le Tribunal (la première affaire) », comme c’est le cas en l’espèce, « ces mesures continuent de s’appliquer mutatis mutandis dans toute autre affaire portée devant le Tribunal (la deuxième affaire) », comme par exemple l’affaire Marijacic et Rebic, « et ce, jusqu’à ce qu’elles soient annulées, modifiées ou renforcées selon la procédure exposée dans le présent article […] »7,

ATTENDU que, selon l’article 75 G) i) du Règlement, l’Accusation, en tant que « partie à la deuxième affaire, qui souhaite obtenir l’annulation, la modification ou le renforcement de mesures ordonnées dans la première affaire », doit soumettre sa demande « à toute Chambre encore saisie de la première affaire, quelle que soit sa composition […] », ce qu’elle a fait en présentant la Demande,

ATTENDU, par conséquent, que la Demande de l’Accusation a été soumise à la Chambre d’appel, Chambre saisie de la première affaire conformément à l’article  75 du Règlement,

ATTENDU que, dans la Décision du 6 juin 1997, la Chambre de première instance a ordonné de façon générale à l’accusé, ses avocats et leurs représentants de ne révéler au public ou aux médias ni le nom des témoins séjournant sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, ni quelque information permettant de les identifier, à moins que ce ne soit strictement nécessaire pour la préparation de la défense8,

ATTENDU qu’à l’Audience du 16 décembre 1997, le Témoin a rapporté que, cette année-là, il était lieutenant de l’armée néerlandaise affecté à la SFOR dans la municipalité de Vitez en Bosnie centrale9,

ATTENDU que, dans la Décision du 6 juin 1997, la Chambre de première instance a ordonné des mesures de protection par souci de la sécurité des témoins « séjournant sur le territoire de l’ex-Yougoslavie » qui étaient susceptibles d’être appelés à déposer devant elle dans le cadre du procès10, et que l’Accusation n’a donc pas établi dans la Demande que le Témoin bénéficiait desdites mesures de protection puisque celui-ci a déclaré qu’il était officier d’infanterie de l’armée néerlandaise basé en Bosnie central pour une période bien définie11,

ATTENDU qu’à l’Audience du 16 décembre 1997, la Chambre de première instance a ordonné que le Témoin dépose à huis clos et en présence d’un représentant des autorités néerlandaises en réponse aux demandes de l’Accusation et du Gouvernement des Pays-Bas, et ce, non pas par souci de la sécurité personnelle du Témoin, mais parce que celui-ci devait « rapporter des informations extrêmement sensibles » et que les questions qui allaient lui être posées pouvaient « toucher à des questions militaires confidentielles […] » (l’« Ordonnance du 16 décembre 1997 »)12,

ATTENDU qu’aux termes de l’article 79 A) ii) du Règlement, « [l]a Chambre de première instance peut ordonner que la presse et le public soient exclus de la salle pendant tout ou partie de l’audience » à titre de mesure de protection « pour assurer la sécurité et la protection d’une victime ou d’un témoin ou pour éviter la divulgation de son identité en conformité à l’article 75 ci-dessus […] »,

ATTENDU par conséquent que, par l’Ordonnance du 16 décembre 1997, la Chambre de première instance a accordé au Témoin le bénéfice de mesures de protection, comme l’y autorise l’article 79 du Règlement,

ATTENDU que, dans l’Ordonnance du 1er décembre 2000, la Chambre de première instance a, de façon générale, exigé qu’il soit immédiatement mis un terme à la publication des déclarations ou des comptes rendus de déposition de tout témoin protégé à peine de poursuites pour outrage au Tribunal international, mais n’a accordé aucune mesure de protection supplémentaire13,

ATTENDU par conséquent que, par l’Ordonnance du 1er décembre 2000, la Chambre de première instance n’a accordé aucune mesure de protection qui puisse être modifiée en réponse à la Demande,

ATTENDU que l’Accusation met en avant à l’appui de la Demande les éléments de preuve essentiels que constituent dans l’affaire d’outrage Marijacic et Rebic des articles de presse qui désignent le Témoin par son nom en tant que témoin protégé et font référence à sa déclaration à l’Accusation et à sa déposition devant la Chambre de première instance14,

ATTENDU que l’Accusation soutient en outre que si les mesures de protection accordées au Témoin en l’espèce ne sont pas rapportées, « il sera difficile pendant le procès [Marijacic et Rebic] d’évoquer le contenu des articles en cause sans devoir constamment passer à huis clos ou à huis clos partiel afin de respecter les mesures de protection qui restent applicables15  »,

ATTENDU en outre que l’Accusation a fait savoir que ni le Témoin ni le Ministère néerlandais de la défense ne s’opposaient à l’abrogation demandée16,

ATTENDU que l’article 78 du Règlement prévoit que la procédure devant une Chambre de première instance est publique, et qu’elle n’est confidentielle que si des raisons exceptionnelles le justifient,

ATTENDU qu’il n’existe aucune raison exceptionnelle de maintenir les mesures de protection initialement ordonnées en faveur du Témoin à l’Audience du 16 décembre  1997, compte tenu de l’état d’avancement de la présente affaire, des déclarations du Témoin et du Ministère néerlandais de la défense selon lesquelles lesdites mesures de protection ne sont plus nécessaires, et du fait qu’il serait, dans ces conditions , inutilement astreignant pour la Chambre de première instance et les parties dans l’affaire Marijacic et Rebic de passer constamment au huis clos,

PAR CES MOTIFS, en application des articles 75 G) i) et I) du Règlement, ACCUEILLE partiellement la Demande et DÉCIDE

1) de rapporter toutes les mesures de protection dont bénéficiait le Témoin à l’Audience du 16 décembre 1997, et

2) qu’il peut être fait état publiquement, et notamment en audience publique, de ce que Johannes van Kuijk a témoigné, de sa déclaration à l’Accusation et du compte rendu de sa déposition en l’espèce,

REJETTE la Demande pour le surplus17.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 16 janvier 2006
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
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Fausto Pocar

[Sceau du Tribunal international]


1. La Chambre d’appel observe que cette demande était à l’origine ex parte car la procédure en révision engagée en l’espèce était alors confidentielle, confidentialité qui a toutefois été levée le 5 décembre 2005. Voir Ordonnance portant levée de la confidentialité des ordonnances et décisions de la mise en état en révision, 5 décembre 2005, p. 3. Par la suite, le 13 janvier 2005, l’Accusation a informé le Greffe du Tribunal international qu’elle ne s’opposait pas à ce que sa demande devienne inter partes et le Greffe l’a signifiée alors à la Défense de Tihomir Blaskic.
2. Affaire n° IT-95-14-R77.2.
3. Décision de la Chambre de première instance I sur les requêtes du Procureur des 12 et 14 mai 1997 en matière de protection des témoins, 6 juin 1997 (la « Décision du 6 juin 1997 »).
4. Ordonnance de huis clos rendue oralement par la Chambre de première instance, compte rendu confidentiel de l’audience du 16 décembre 1997 (l’« Audience du 16 décembre 1997 »), p. 5524 et 5525.
5. Ordonnance aux fins de mettre un terme immédiat à la violation des mesures de protection octroyées à des témoins, 1er décembre 2000 (l’« Ordonnance du 1er décembre 2000 »).
6. Demande, par. 14.
7. Guillemets internes non reproduits.
8. Décision du 6 juin 1997, par. 12.
9. Audience du 16 décembre 1997, p. 5529.
10. Décision du 6 juin 1997, par. 10 et 12.
11. Audience du 16 décembre 1997, p. 5529. La Chambre d’appel observe que le Témoin n’a pas précisé dans sa déposition pendant quelle période il était basé en Bosnie centrale en 1997. Il a affirmé toutefois qu’il était à Vitez le 22 juillet 1997. Ibidem.
12. Ibid., p. 5524 à 5527.
13. Ordonnance du 1er décembre 2000, p. 3.
14. Demande, par. 5 à 9.
15. Ibidem, par. 12.
16. Ibid., par. 13.
17. La Chambre d’appel fait observer que, étant donné que la présente décision lève la confidentialité de l’Audience du 16 décembre 1997 s’agissant du Témoin, que la Décision du 6 juin 1997 et l’Ordonnance du 1er décembre 2000 n’ont pas été rendues à titre confidentiel, et que la confidentialité de la présente procédure en révision a été levée le 5 décembre 2005, il n’est pas nécessaire de rendre la présente décision à titre confidentiel. Voir aussi supra, note de bas de page 2.