Affaire n° : IT-04-83-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Ian Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Ordonnance rendue le :
2 décembre 2005

LE PROCUREUR

c/

RASIM DELIC

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ORDONNANCE RELATIVE À REQUÊTE DE JADRANKO PRLIC AUX FINS D’OBTENIR L’ACCÈS À TOUTES LES PIÈCES CONFIDENTIELLES DE L’AFFAIRE LE PROCUREUR C/ RASIM DELIC

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Le Bureau du Procureur :

M. Daryl A. Mundis
Mme Tecla Henry-Benjamin

Le Conseil de l’Accusé Jadranko Prlic :

M. Michael G. Karnavas
Mme Suzana Tomanovic

Le Conseil de l’Accusé Rasim Delic :

Mme Vasvija Vidovic

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal  »),

VU la requête, présentée par Jadranko Prlic en application de l’article 75  G) i) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), aux fins d’obtenir l’accès à toutes les pièces confidentielles de l’affaire Le Procureur c/ Rasim Delic (Jadranko Prlic’s Motion for Access to All Confidential Materials in Prosecutor v. Rasim Delic), déposée le 27 octobre 2005 (la « Requête »), dans laquelle la Défense de Jadranko Prlic (le « Requérant ») fait valoir que les conditions d’accès aux pièces confidentielles produites dans d’autres affaires sont réunies,

VU la Réponse de l’Accusation à la requête de Jadranko Prlic aux fins d’obtenir l’accès à des pièces confidentielles de l’affaire Delic, déposée le 1er novembre 2005 (la « Réponse de l’Accusation »),

VU la Réponse de la Défense de Rasim Delic à la requête de Jadranko Prlic aux fins d’obtenir l’accès à toutes les pièces confidentielles de l’affaire Delic , déposée le 11 novembre 2005 (la « Réponse de Delic »),

VU les observations du Greffe, présentées en application de l’article 33  B) du Règlement de procédure et de preuve, relatives à la requête de la Défense aux fins d’obtenir l’accès à des pièces confidentielles de plusieurs affaires ( Submission of the Registry Pursuant to Rule 33 (B) of the Rules of Procedure and Evidence Regarding Defence Motions Seeking Access to Confidential Material in Several Cases), déposées le 28 octobre 2005 et portant, entre autres, sur l’affaire Le Procureur c/ Jadranko Prlic et consorts,

VU la Réponse de l’Accusation aux observations du Greffe, présentées en application de l’article 33 B) du Règlement de procédure et de preuve, relatives à la requête de la Défense aux fins d’obtenir l’accès à des pièces confidentielles dans plusieurs affaires, déposée le 11 novembre 2005,

ATTENDU que, à l’appui de la Requête tendant à obtenir l’accès à « toutes les pièces confidentielles » de l’affaire Delic1, la Défense invoque les deux moyens suivants : 1) sachant que « les endroits et les faits considérés dans l’acte d’accusation dressé à l’encontre de Jadranko Prlic sont expressément mentionnés dans l’acte d’accusation établi à l’encontre de Rasim Delic », toutes les pièces confidentielles produites dans l’affaire Delic «  présentent un très grand intérêt » pour la Défense du Requérant2  ; 2) sachant qu’il est allégué dans l’acte d’accusation que le Requérant a participé à une entreprise criminelle commune visant à asservir et à chasser définitivement les Musulmans de Bosnie et autres non Croates, « il est primordial que la Défense se voie donner la possibilité de replacer tous les faits dans leur contexte propre »3,

ATTENDU que l’Accusation ne s’oppose pas à ce que le Requérant obtienne l’accès aux pièces recherchées4, sous réserve du respect des trois conditions suivantes : 1) que les comptes rendus d’audience confidentiels soient expurgés de l’identité, des coordonnées actuelles et de tout autre élément d’identification des témoins avant d’être communiqués5  ; 2) que les témoignages ou pièces à conviction confidentiels relevant de l’article 70 du Règlement ne soient pas communiqués sans le consentement de la source les ayant fournis en application dudit article6  ; 3) que les écritures de l’Accusation déposées à titre confidentiel et ex parte ne soient pas communiquées7,

ATTENDU que la Réponse de Delic ne s’oppose pas à ce que le Requérant obtienne l’accès aux pièces recherchées8, qu’elle concède qu’il existe un lien entre les deux affaires9, mais rejette la qualification donnée aux actes reprochés à Delic dans la Requête, et notamment tout ce qui porterait à croire que Delic exerçait un contrôle effectif sur l’unité El Moudjahid de l’Armée de la République de Bosnie-Herzégovine (l’« ABiH »)10,

ATTENDU que l’acte d’accusation modifié dans Le Procureur c/ Prlic et consorts (l’« acte d’accusation Prlic ») met le Requérant en cause pour des crimes commis par les forces du Conseil de défense croate (le « HVO ») et d’autres entités croates de Bosnie dans un certain nombre de municipalités de Bosnie centrale – notamment Mostar11, Vares12, Novi Travnik13, Gornji Vakuf14, Busovaca15, Jablanica16 et Prozor17 – entre novembre 1991 et avril 199418 ; et ATTENDU, en outre, que l’acte d’accusation évoque à plusieurs reprises le conflit sous- jacent entre le HVO et l’ABiH19,

ATTENDU, en premier lieu, que l’acte d’accusation dans Le Procureur c/ Delic (l’« acte d’accusation Delic ») met l’accusé en cause pour avoir omis d’empêcher ou de punir les crimes commis par les troupes de l’ABiH placées sous son contrôle effectif à Travnik and Zavidovici20  ; ATTENDU, en deuxième lieu, que ces deux municipalités se situent à proximité d’un grand nombre de celles mentionnées dans l’acte d’accusation Prlic21  ; ATTENDU, en troisième lieu, qu’il est allégué dans l’acte d’accusation Delic que ces crimes ont été commis entre la mi-1993 et 199522  ; ATTENDU, enfin, que le conflit sous-jacent entre l’ABiH et le HVO23 est évoqué dans l’Acte d’accusation Delic,

VU la Décision relative à la requête de Hadzihasanovic, Alagic et Kubura aux fins d’accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels de l’affaire Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, rendue le 23 janvier 2003, par laquelle la Chambre d’appel a autorisé trois chefs de l’ABiH mis en cause à consulter des pièces confidentielles, en partie au motif que « l’affaire Hadzihasanovic et consorts [sic] est, en substance, l’autre face des poursuites engagées contre le HVO, dont l’affaire Kordic et Cerkez est un exemple »24,

ATTENDU qu’une partie a toujours le droit de chercher des documents provenant de n’importe quelle source afin de l’aider à préparer son dossier si les documents recherchés ont été identifiés, ou leur nature générale décrite, et si un but légitime juridiquement pertinent justifiant l’obtention de cet accès a été établi25,

ATTENDU que la pertinence des pièces recherchées par une partie peut être déterminée dès lors que l’existence d’un lien est établi entre l’affaire du requérant et les affaires dans le cadre desquelles ces pièces ont été présentées26, et ATTENDU que l’accès aux pièces peut par conséquent être accordé si la partie requérante démontre l’existence de « recoupements géographiques, temporels et matériels » entre les deux affaires27,

ATTENDU que l’accès à des pièces confidentielles et inter partes d’une autre affaire est accordée dès lors que la partie requérante démontre qu’il existe « de bonnes chances pour que l’accès à ces pièces aide matériellement le requérant à préparer sa cause », et ATTENDU que la partie requérante n’a pas besoin de démontrer que ces pièces constitueraient probablement des éléments de preuves admissibles ou créeraient un précédent juridique applicable dans sa propre affaire 28,

ATTENDU, cependant, que les pièces soumises ex parte, « du fait de leur niveau de confidentialité supérieur, contiennent par nature des informations qui n’ont pas été communiquées inter partes, et ceci uniquement pour des considérations relatives aux intérêts de sécurité d’un État, à d’autres intérêts publics ou aux intérêts de confidentialité d’une personne ou d’une institution »29, ces pièces ne doivent pas être communiquées à moins que ne soit démontrée l’existence d’un but légitime juridiquement pertinent30,

ATTENDU que, si les pièces recherchées relèvent de l’article 70 du Règlement, la partie les ayant obtenues dans une précédente affaire doit obtenir le consentement de la source les ayant fournies en application dudit article avant de les communiquer 31, même si ladite source avait accepté que les pièces en question soient utilisées lors de la précédente affaire,

ATTENDU que les pièces recherchées ont été identifiées ou leur nature générale exposée comme il convient compte tenu de l’ignorance du Requérant quant à la forme et la nature des pièces recherchées,

ATTENDU que, bien que les recoupements géographiques, temporels et matériels entre l’affaire du Requérant et l’affaire Delic ne soient pas incontestables, le Requérant est néanmoins parvenu à démontrer qu’il y avait de bonnes chances pour que l’accès aux pièces demandées l’aide à préparer sa défense,

ATTENDU, en conséquence, que le Requérant a établi l’existence d’un lien entre son affaire et l’affaire Delic et qu’il a donc démontré l’existence d’un but légitime juridiquement pertinent justifiant l’accès à toutes les pièces confidentielles inter partes de l’affaire Delic,

ATTENDU, cependant, que le Requérant n’a pas démontré l’existence d’un but légitime juridiquement pertinent justifiant l’accès aux pièces confidentielles ex parte de l’affaire Delic32,

ATTENDU qu’il n’y a pas lieu d’expurger les comptes rendus confidentiels de l’identité, des coordonnées et autres éléments d’identification des témoins avant leur communication – compte tenu en particulier des points du dispositif ci-après énumérés – étant donné que les mesures de protection ordonnées dans l’affaire Delic suffisent à protéger la sécurité de tous les témoins considérés,

EN APPLICATION des articles 54, 75 et 127 du Règlement,

PAR CES MOTIFS,

FAIT PARTIELLEMENT DROIT à la Requête ET ORDONNE CE QUI SUIT :

1) Le Conseil de Rasim Delic est autorisé à déposer la Réponse de Delic.

2) Sous réserve de la condition énoncée au paragraphe 3 ci-dessous, le Greffe permettra au Requérant de consulter toutes les pièces confidentielles et inter partes de l’affaire Delic.

3) Le Greffe permettra au Requérant de consulter les pièces confidentielles et inter partes obtenues en application de l’article 70 du Règlement uniquement si les parties ont recueilli le consentement des sources les ayant fournies. La partie intéressée devra déterminer dès que possible si une pièce demandée relève de l’article 70 du Règlement et prendra contact sans délai avec la source l’ayant fournie pour savoir si elle accepte que ladite pièce soit communiquée, et ce même si elle avait déjà accepté que la pièce en question soit utilisée dans une précédente affaire. Les parties sont tenues d’en informer le Greffe, s’il y a lieu.

4) Les mesures qui ont déjà été ordonnées pour protéger les pièces devant être mises à la disposition du Requérant resteront en vigueur.

5) Le Requérant et ses conseils ne tenteront de prendre contact avec aucun témoin dont l’identité est protégée par des mesures prononcées dans l’affaire Delic.

6) Le Requérant et ses conseils ne doivent pas communiquer au public les pièces confidentielles ou non publiques de l’affaire Delic qui lui sont communiquées, sauf dans la mesure, limitée, où la communication à des membres du public est directement et particulièrement nécessaire à la préparation et à la présentation de la défense du Requérant. Si des pièces confidentielles ou non publiques sont communiquées au public, la Défense doit informer toute personne à qui lesdites pièces auront été communiquées qu’elle ne peut copier, reproduire ou publier, aucune information confidentielle ou non publique, ni la révéler à quiconque ; en outre, si une personne a reçu de telles pièces, la Défense doit l’informer qu’elle devra les restituer au Requérant ou à ses conseils dès qu’elles ne lui seront plus nécessaires pour la préparation des moyens à décharge.

7) Le surplus de la Requête est rejeté.

Aux fins de la présente ordonnance, le terme « public » s’entend de toutes les personnes, organisations, entités et associations ainsi que de tous les gouvernements, usagers et groupes, autres que les juges du Tribunal et le personnel du Greffe, le Procureur et ses représentants, le Requérant et ses conseils, ainsi que tous les employés ayant reçu l’instruction ou l’autorisation du conseil du Requérant de consulter les pièces confidentielles. Le terme « public » inclut aussi, mais non exclusivement, la famille, les amis et les relations du Requérant, les accusés et les conseils de la Défense dans d’autres affaires ou procès en cours devant le Tribunal, les médias et les journalistes.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 2 décembre 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Président
_______________
Patrick Robinson

[Sceau du Tribunal]


1 - Requête, p. 1.
2 - Ibidem., par. 6.
3 - Ibid., par. 7 (souligné dans l’original).
4 - Réponse de l’Accusation, par. 3.
5 - Ibidem, par. 4.
6 - Ibid., par. 5.
7 - Ibid., par. 6.
8 - Réponse de Delic, par. 2.
9 - Ibid., par. 7.
10 - Ibid., par. 5 à 7.
11 - Le Procureur c/ Prlic, Stojic, Praljak, Petkovic, Coric et Pusic, affaire n° IT-04-74-PT, Acte d’accusation modifié, 16 novembre 2005, par. 17.1 t), 27, 35, 88 à 118.
12 - Ibidem, par. 204 à 217.
13 - Ibid., par. 28 et 31.
14 - Ibid., par. 17.1 l), 31, 61 à 72.
15 - Ibid., par. 31.
16 - Ibid., par. 73 à 87.
17 - Ibid., par. 17.1 m), 43 à 60.
18 - Ibid., par. 15.
19 - Voir, par ex., Ibid., par. 36, 38, 45, 56, 58 et 59, 63 à 65, 98, 100, 103, 108, 111, 121, 127, 136, 206 à 208, 212, 232.
20 - Le Procureur c/ Delic, affaire nº IT-04-83-PT, Acte d’accusation, 17 mars 2005, par. 24 à 43.
21 - Ainsi, Zavidovici a une frontière commune avec Vares et Travnik avec Novi Travnik.
22 - Ibidem, par. 20.
23 - Ibid., par. 10 et 24.
24 - Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, affaire n° IT-95-14/2-A, Décision relative à la requête de Hadzihasanovic, Alagic et Kubura aux fins d’accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels de l’affaire Le Procureur c/ Kordic et Cerkez, 23 janvier 2003 (la « Décision Kordic et Cerkez en appel »), p. 3 (note de bas de page omise) ; Ibidem, p. 4 à 6.
25 - Le Procureur c/ Blaskic, affaire n° IT-95-14-A, Décision relative à la requête des appelants Dario Kordic et Mario Cerkez aux fins de consultation de mémoires d’appel, d’écritures et de comptes rendus d’audience confidentiels postérieurs à l’appel déposés dans l’affaire Le Procureur c/ Blaskic, 16 mai 2002 (la « Décision Blaskic en appel 2002 »), par. 14.
26 - Ibidem, par. 15.
27 - Voir la Décision Kordic et Cerkez en appel, p. 4.
28 - Le Procureur c/ Blagojevic et Jokic, affaire n° IT-02-60-A, Decision on Motions for Access to Confidential Materials, 16 novembre 2005, par. 11. Voir également la Décision Blaskic en appel 2002, par. 15.
29 - Le Procureur c/ Simic, affaire n° IT-95-9-A, Décision relative à la requête de la Défense de Franko Simatovic aux fins d’avoir accès à des comptes rendus d’audience, pièces à conviction, requêtes et éléments de preuve documentaires déposés dans l’affaire Simic et consorts, 13 avril 2005 (la « Décision Simic en appel »), p. 4.
30 - Le Procureur c/ Rasevic et Todovic, affaire n° IT-97-25/1-PT, Décision relative à la requête présentée par la Défense de Savo Todovic aux fins d’accès à tous les documents confidentiels et sous scellés de l’affaire Krnojelac, 30 juin 2005, p. 2 ; Le Procureur c/, Stojic, Praljak, Petkovic, Coric, et Pusic, affaire n° IT-04-74-PT, Décision relative à la requête de la Défense aux fins de prendre connaissance de pièces confidentielles, 9 mars 2005, p. 3.
31 - Voir Le Procureur c/ Blaskic, affaire n° IT-95-14-A, Décision relative à la « réponse préliminaire et requête de l’Accusation aux fins de clarification concernant la Décision relative à la requête conjointe déposée le 24 janvier 2003 par Hadzihasanovic, Alagic et Kubura », 23 mai 2003, par. 11 et 12. Voir également la Décision Blaskic en appel 2002, par. 26 ; Le Procureur c/ Milosevic, affaires n° IT-02-54-AR108 bis et IT-02-54-AR73.3, Version publique de la Décision confidentielle relative à l’interprétation et à l’application de l’article 70 du Règlement, 23 octobre 2002, par. 19 ; Le Procureur c/ Oric, affaire n° IT-03-68-AR73, Version publique expurgée de la Décision relative à l’appel interlocutoire concernant l’application de l’article 70 du Règlement, 26 mars 2004, par. 6 et 7.
32 - Voir Décision Simic en appel, p. 4.