LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président
Mme le Juge Elizabeth Odio Benito
M. le Juge Saad Saood Jan
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 22 octobre 1997
LE PROCUREUR
C/
MILE MRKSIC
MIROSLAV RADIC
VESELIN SLJIVANCANIN
SLAVKO DOKMANOVIC
_____________________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ
DÉPOSÉE PAR LACCUSÉ SLAVKO DOKMANOVIC
_____________________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
M. Clint Williamson
Le Conseil de laccusé Slavko Dokmanovic :
M. Toma Fila et Mme Jelena Lopicic
I. INTRODUCTION ET RAPPEL DE LA PROCÉDURE SUIVIE
1. Laccusé Slavko Dokmanovic a saisi la présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international" ou "Tribunal") de requêtes préliminaires contestant la légalité de son arrestation.
2. Le 3 avril 1996, le Juge Fouad Riad a ordonné que le nom de M. Dokmanovic soit ajouté à un acte daccusation délivré à lencontre de trois autres accusés, pour la part quils auraient prise dans des sévices et des assassinats dhommes non-serbes à la ferme dOvcara à Vukovar, Croatie, en novembre 1991. ("Amendement de lacte daccusation", Répertoire général du Greffe ("RG") pages D1-2/69 bis). Les chefs daccusation retenus contre M. Dokmanovic sont ceux dinfractions graves aux Conventions de Genève de 1949, de violations des lois ou coutumes de la guerre et de Crimes contre lhumanité (RG D55-D64). En application de larticle 53 A) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"), le Procureur a déposé, le 1er avril 1996, une "Demande de non-divulgation au public de lacte daccusation"* (RG D65-D66). Le Bureau du Procureur ("BdP" ou "Accusation") a avancé les arguments suivants à lappui de sa demande de mise sous scellés de lacte daccusation :
1) Il y a des raisons de penser que SLAVKO DOKMANOVIC vit en République de Croatie.
2) Le Bureau du Procureur a pris contact avec lAdministration transitoire des Nations Unies pour la Slavonie orientale (ATNUSO) à Zagreb, Croatie, au sujet de dispositions visant à larrestation immédiate de laccusé.
3) Il y a des motifs valables de penser que si laccusé avait connaissance dune quelconque partie de lacte daccusation, il fuirait pour éviter dêtre appréhendé.
* NdT : dans laffaire Dokmanovic, les requêtes et réponses ne sont déposées au Greffe quen version anglaise, cest pourquoi la suite de la présente décision en français sy référera en citant leurs titres originaux en anglais. En conséquence, les traductions des citations extraites de ces textes ne sont pas officielles. Il en va de même des passages provenant du compte rendu daudience et des citations douvrages en anglais.
"Convaincu que la non-divulgation ... de lacte [ daccusation était] nécessaire aux fins de lenquête", le Juge Riad a signé le 3 avril 1996 une "Ordonnance de non-divulgation" (RG D1-2/71 bis).
3. Le 3 avril 1996, le Juge Riad a également signé un "Mandat darrêt portant ordre de défèrement" rédigé en anglais (RG D91-D95), ordonnant à lAdministration transitoire des Nations Unies pour la Slavonie orientale, la Baranja et le Sirm occidental ("ATNUSO") de rechercher, darrêter et de déférer laccusé au Tribunal international. Le mandat ordonnait également à lATNUSO dinformer laccusé, au moment de son arrestation, dans une langue quil comprend :1) de ses droits tels que stipulés à larticle 21 du Statut du Tribunal international ("Statut") et aux articles 42 et 43 du Règlement ; 2) de son droit de garder le silence ; et 3) du fait que toute déclaration quil ferait serait enregistrée et pourrait être retenue contre lui. Le 17 juillet 1996, une copie de la confirmation de lacte daccusation nommant les trois coaccusés, lordonnance de modification de lacte daccusation, lacte daccusation modifié, le mandat darrêt portant ordre de défèrement et une déclaration des droits de laccusé ont été transmis à lATNUSO, en versions anglaise, française et serbo-croate.
4. M. Dokmanovic a été arrêté le 27 juin 1997. La question de la légalité de son arrestation a fait lobjet de plusieurs requêtes et réponses. Le Conseil de laccusé (la "Défense") a déposé le 7 juillet 1997 une requête préliminaire aux fins de mise en liberté (RG D118-D121) et, le 8 juillet 1997, une modification à cette requête (RG D127-D128). Le 22 juillet 1997, lAccusation a déposé sa réponse à cette requête préliminaire (RG D155-D169). La Défense a ensuite déposé le 31 juillet 1997 une requête modifiée aux fins de mise en liberté (RG D229-D239), à laquelle lAccusation a répondu le 14 août 1997 (RG D490-D502). Le 27 août 1997, lAccusation a déposé une liste de références à lappui de sa thèse (RG D518-D748). Le 28 août 1997, la Défense a déposé sa réplique à la réponse du Procureur (RG D750-D846). Une audience a été tenue le 8 septembre 1997 et la Défense a déposé dautres documents le 11 septembre 1997 (RG D885-D890).
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,
VU les écritures des parties et ENTENDU les témoignages et les exposés des parties,
REND LA PRÉSENTE DÉCISION.
II. DISCUSSION
A. Dispositions applicables
5. Plusieurs articles du Statut et du Règlement du Tribunal sappliquent à la présente Décision. Les principaux articles qui seront discutés sont les suivants :
1) Larticle 15 du Statut dispose que :
Les juges du Tribunal international adopteront un règlement qui régira la phase préalable à laudience, laudience et les recours, la recevabilité des preuves, la protection des victimes et des témoins et dautres questions appropriées.
2) Larticle 16 , paragraphe 1) du Statut dispose que :
Le Procureur est responsable de linstruction des dossiers et de lexercice de la poursuite contre les auteurs de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991.
3) Larticle 19 , paragraphe 2) du Statut dispose que :
Sil confirme lacte daccusation, le juge saisi, sur réquisition du Procureur, décerne les ordonnances et mandats darrêt, de détention, damener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès.
4) Larticle 20 , paragraphe 2) du Statut dispose que :
Toute personne contre laquelle un acte daccusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat darrêt décerné par le Tribunal international, placée en état darrestation, immédiatement informée des chefs daccusation portés contre elle et déférée au Tribunal international.
5) Larticle 21 , paragraphe 4 a) du Statut dispose que :
Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :
a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue quelle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de laccusation portée contre elle [ .]
6) Larticle 29 du Statut dispose :
Coopération et entraide judiciaire
1. Les États collaborent avec le Tribunal à la recherche et au jugement des personnes accusées davoir commis des violations graves du droit international humanitaire.
2. Les États répondent sans retard à toute demande dassistance ou à toute ordonnance émanant dune Chambre de première instance et concernant, sans sy limiter :
(a) Lidentification et la recherche des personnes ;
(b) La réunion des témoignages et la production des
preuves ;
(c) Lexpédition des documents ;
(d) Larrestation ou la détention des personnes ;
(e) Le transfert ou la traduction de laccusé devant le
Tribunal.
7) Larticle 5 du Règlement dispose :
Effet dune violation du règlement
Toute exception soulevée par une partie à légard dun acte dune autre partie et fondée sur une violation du Règlement ou des règlements internes, doit lêtre dès que possible ; elle nest accueillie et lacte déclaré nul que si ce dernier est incompatible avec les principes fondamentaux de léquité et a entraîné effectivement un mauvais fonctionnement de la justice.
8) Larticle 53 du Règlement dispose :
Non-divulgation
A) Lorsque des circonstances exceptionnelles le commandent, un juge ou une Chambre de première instance peut ordonner dans lintérêt de la justice la non-divulgation au public de tous documents ou informations et ce, jusquà décision contraire.
B) Lorsquil confirme un acte daccusation, le juge peut, après avis du Procureur, ordonner sa non-divulgation au public jusquà sa signification à laccusé ou en cas de jonction dinstances, à tous les accusés.
C) Un juge ou une Chambre de première instance, après avis du Procureur, peut également ordonner la non-divulgation au public de tout ou partie de lacte daccusation, de toute information et de tout document particuliers, si lun ou lautre est convaincu quune telle ordonnance est nécessaire pour donner effet à une disposition du Règlement ou préserver des informations confidentielles obtenues par le Procureur ou encore que lintérêt de la justice le commande.
9) Larticle 55 du Règlement dispose :
Exécution des mandats darrêt
A) Tout mandat darrêt doit être signé par un juge et revêtu du sceau du Tribunal. Il est accompagné dune copie de lacte daccusation et dun document rappelant les droits de laccusé. Au titre de ces droits figurent ceux qui sont énoncés à larticle 21 du Statut et, mutatis mutandis, aux articles 42 et 43 ci-dessus, ainsi que le droit de garder le silence et dêtre averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve.
B) Sous réserve de toute ordonnance dun Juge ou dune Chambre, le Greffier transmet le mandat darrêt concernant laccusé et lordonnance de défèrement de laccusé au Tribunal à la personne ou aux autorités auxquelles il est adressé, y compris aux autorités nationales de lÉtat sur le territoire ou sous la juridiction ou le contrôle duquel laccusé réside, ou a eu sa dernière résidence connue, ou est considéré par le Greffier comme susceptible de se trouver. Ce mandat est accompagné dinstructions selon lesquelles au moment de son arrestation, lacte daccusation, le document rappelant les droits de laccusé et la mise en garde de laccusé lui sont lus dans une langue quil comprend.
C) Lorsquun mandat darrêt émis par le Tribunal est exécuté, un membre du Bureau du Procureur peut être présent à compter du moment de larrestation.
10) Larticle 59 bis du Règlement dispose :
Transmission dun mandat darrêt
A) Nonobstant les articles 55 et 59 ci-dessus, le Greffier transmet, à la suite dune ordonnance dun juge et selon les modalités prises par celui-ci, une copie du mandat darrêt aux fins darrestation de laccusé à lautorité ou à linstitution internationale compétente ou au Procureur, ainsi quune ordonnance de transfert sans délai de laccusé au Tribunal dans léventualité où ce dernier serait placé en rétention par ladite autorité ou institution internationale ou par le Procureur.
B) Dès le début de sa rétention, laccusé est immédiatement avisé dans une langue quil comprend des accusations portées contre lui et de son transfert prochain au Tribunal. Immédiatement après son transfert, il lui est donné lecture de lacte daccusation et dun document rappelant les droits de laccusé, et une mise en garde est prononcée dans ladite langue.
B. Arguments des parties
1. Rappel des faits
6. Laccusé, M. Slavko Dokmanovic, né en 1949 à Trpinja, République de Croatie, est diplômé de la Faculté dagriculture dOsjek, également en Croatie. Il na actuellement aucune nationalité et a déclaré lors de laudience du 8 septembre 1997 quil avait le statut de réfugié. Il a une carte didentité délivrée en Croatie mais pas de passeport. Avant de devenir réfugié, M. Dokmanovic était un ressortissant de la République socialiste fédérale de Yougoslavie.
7. Au début de 1996, M. Dokmanovic vivait à Vukovar, en Slavonie orientale, Croatie, une région placée sous le contrôle de lATNUSO en application dun résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Jusquen avril 1996, il était Président de lAssemblée municipale de Vukovar. Il a ensuite conservé un poste à Vukovar (que la Chambre de première instance na pas été en mesure didentifier), jusquau 5 octobre 1996. Mais en juillet 1996, il sest installé à Sombor, dans la partie serbe de la République fédérale de Yougoslavie ("RFY"), où il a vécu jusquà son arrestation.
8. M. Dokmanovic a contacté lantenne du BdP à Belgrade pour la première fois en décembre 1996, exprimant son désir de témoigner sur les atrocités qui auraient été commises par des Croates à lencontre de Serbes dans la région de Vukovar. Essayant dattirer M. Dokmanovic hors de la RFY et dans la région contrôlée par lATNUSO où on pourrait larrêter, lenquêteur du BdP, Kevin Curtis, a, après cette première conversation, contacté laccusé en janvier 1997, en lui proposant de le rencontrer à Vukovar. M. Dokmanovic a déclaré que, pour des raisons personnelles, il ne pourrait se rendre à Vukovar. M. Curtis a alors proposé un certain nombre dautres lieux de rencontre, mais M. Dokmanovic a affirmé quil nétait pas prêt à rencontrer des membres du BdP où que ce soit sur le territoire contrôlé par lATNUSO. Lorsque M. Dokmanovic lui a demandé pourquoi il ne viendrait pas plutôt le voir à Sombor, M. Curtis a répondu que compte tenu des troubles à lordre public que connaissait Belgrade à lépoque, il ne pouvait pas envisager un tel déplacement.
9. Après dautres tentatives infructueuses daccord sur un lieu de rencontre avec M. Dokmanovic, les enquêteurs du BdP lont contacté à son domicile de Sombor en juin 1997, pour linciter de nouveau à se rendre dans la zone de lATNUSO où on pourrait larrêter. Le BdP lui a demandé de le rencontrer plus tard le même mois afin de discuter de la déclaration quil souhaitait faire concernant des atrocités sans rapport avec celles alléguées dans lacte daccusation. La rencontre a eu lieu au domicile de M. Dokmanovic le 24 juin 1997. Ce jour-là, M. Dokmanovic sest enquis auprès de lenquêteur du BdP, M. Curtis, des possibilités dindemnisation pour ses biens en Croatie. Ayant été informé que de telles indemnisations étaient à discuter avec lAdministrateur transitoire, M. Dokmanovic a manifesté de lintérêt pour une éventuelle rencontre avec le Général Jacques Klein, qui occupait ce poste à lépoque. M. Curtis, par lentremise dun interprète, a dit à M. Dokmanovic quil se chargerait de contacter le bureau de ladministrateur transitoire pour savoir si un tel rendez-vous pouvait être organisé. Le personnel du BdP a ensuite rencontré les responsables de lATNUSO, pour les informer que M. Dokmanovic désirait les rencontrer. Ces derniers ont coopéré avec les enquêteurs en acceptant dorganiser ladite rencontre entre M. Dokmanovic et le Général Klein.
10. M. Curtis et linterprète sont retournés au domicile de M. Dokmanovic le lendemain, 25 juin 1997, pour linformer quune rencontre avec le Général Klein était possible. M. Curtis a dit à M. Dokmanovic de contacter Michael Hryshchyshyn, le chef de cabinet du Général Klein, le même jour à 10h15, afin dorganiser la rencontre. M. Dokmanovic a appelé M. Hryshchyshyn à lheure convenue et a confirmé quil rencontrerait le Général Klein le 27 juin à 15h30, à Vukovar. M. Hryshchyshyn a promis denvoyer une véhicule de lATNUSO chercher M. Dokmanovic sur le pont qui enjambe le Danube et qui marque la frontière entre la Serbie et la Croatie et où se situait le poste de contrôle de lATNUSO.
11. Laprès-midi du 27 juin 1997, M. Dokmanovic, accompagné de Milan Knezevic, est arrivé au poste frontière, du côté RFY du pont sur le Danube. Sengageant sur le pont après avoir franchi le poste frontière RFY, M. Dokmanovic et M. Knezevic sont montés juste après 15h00 à bord du véhicule de lATNUSO, croyant quils se rendaient à un rendez-vous avec le Général Klein. Le véhicule transportant laccusé et son compagnon, escorté par deux autres véhicules, a ensuite traversé le pont et pris la route de la base dErdut dans la région de Croatie administrée par lATNUSO. À larrivée à Erdut, des soldats de lATNUSO, arme au poing, ont fait sortir M. Dokmanovic et M. Knezevic du véhicule et les ont fouillés. M. Dokmanovic a été menotté et les membres du BdP (par lentremise dun interprète) lont informé de ses droits et de la nature des charges pesant contre lui. Sa veste et son bagage ont été saisis et on lui a placé un sac sur la tête avant de le conduire à laéroport de Cepin. À son arrivée à laéroport, il a été examiné par un médecin militaire et placé à bord dun avion de lATNUSO. Lavion a décollé de laéroport de Cepin en Croatie vers 16h00 à destination de La Haye, Pays-Bas, pour que M. Dokmanovic y soit détenu et jugé par le Tribunal international. Quelques minutes après le décollage, M. Dokmanovic a reçu une copie de lacte daccusation, du mandat darrêt et une déclaration rappelant ses droits, tous ces documents étant en serbo-croate.
12. À son arrivée à La Haye, M. Dokmanovic a été pris en charge par des policiers néerlandais et emmené au Quartier pénitentiaire des Nations Unies, situé à la prison de Schéveningue. Au Quartier pénitentiaire, lenquêteur du BdP, M. Curtis, a fouillé les affaires de M. Dokmanovic devant les responsables de la prison. Dans la veste, il a trouvé un portefeuille et divers papiers et, dans le sac, un certain nombre dobjets, dont un pistolet .357 Magnum Zastafa chargé.
2. Arguments de la Défense
13. La Défense prétend que larrestation de M. Dokmanovic était illégale, quelle constituait une violation du Statut et du Règlement du Tribunal, une atteinte à la souveraineté de la RFY et au droit international. Il semblerait que la Défense avance six arguments distincts à lappui de cette thèse.
14. Tout dabord, la Défense soutient que larrestation na pas été opérée dans les formes, que larticle 55 du Règlement a été en loccurrence violé. Pour la Défense, les droits fondamentaux de M. Dokmanovic ont été violés "puisquil lui a été refusé de lui dire le contenu des actes daccusation (sic)." De surcroît, la Défense affirme que le paragraphe B) de larticle 55 du Règlement a été violé "parce que la RFY pouvait extrader toute personne qui na pas la citoyenneté [ RFY] puisque rien, dans la constitution ou la loi, ne len empêche et que M. Slavko Dokmanovic nest pas citoyen de [ la] République fédérale de Yougoslavie."
15. Deuxièmement, la Défense, tirant argument des dispositions de larticle 55 B) du Règlement, affirme que M. Dokmanovic aurait dû être traduit devant le Tribunal dans les conditions prévues à larticle 29 du Statut. Elle prétend que "[ d] après cet article, le Tribunal était tenu de demander lextradition ... de laccusé," notamment parce que le BdP "savait que laccusé nétait pas [ un] citoyen de la RFY" et que "rien dans la constitution ou la loi nempêchait son arrestation et son extradition." Par conséquent, la Défense considère que les articles 55 du Règlement et 29 du Statut réservent à la RFY le pouvoir de déférer laccusé devant le Tribunal.
16. Troisièmement, la Défense affirme quon a eu recours à une supercherie pour arrêter M. Dokmanovic, et que, dès lors, son arrestation est assimilable à un "enlèvement".
17. Quatrièmement, la Défense affirme que le BdP et les responsables de lATNUSO ont accordé à M. Dokmanovic un sauf-conduit pour aller de son domicile de Sombor, RFY, en Croatie et vice-versa.
18. Cinquièmement, la Défense prétend que larrestation de M. Dokmanovic constitue une atteinte à la souveraineté de la RFY et une violation du droit international, parce quil a été arrêté sur le territoire de la RFY sans que les autorités étatiques compétentes en aient été informées ou aient donné leur accord.
19. Sixièmement, la Défense, sappuyant uniquement sur larrêt rendu par une Cour dappel des États-Unis dans laffaire U.S. v. Alvarez-Machain, soutient que le Tribunal na pas compétence pour juger M. Dokmanovic.
3. Arguments de lAccusation
20. Pour lAccusation, larrestation a été à tous égards conforme au Statut et au Règlement du Tribunal. Concernant notamment la façon prétendument répréhensible dont laccusé a été attiré dans une région où larrestation devenait possible, lAccusation se prévaut dune série de décisions judiciaires rendues généralement dans des affaires denlèvement. Pour la plupart dentre elles, ces affaires confortent la thèse selon laquelle la manière dont un défendeur a été amené devant un tribunal na pas dincidence sur la compétence de celui-ci. LAccusation invoque cinq arguments de poids.
21. LAccusation soutient tout dabord que larrestation de M. Dokmanovic nest entachée daucun vice de forme. Le BdP rappelle que lATNUSO détenait un mandat darrêt valide, qui a été présenté à laccusé en même temps quune déclaration de ses droits, peu après que lavion qui lemmenait à La Haye eut quitté la Croatie. De plus, de lavis du BdP, ce mandat a été exécuté conformément à larticle 59 bis du Règlement, appuyé par larticle 20 2) du Statut. En fait, selon le BdP, "si lATNUSO navait pas mis laccusé en état darrestation, elle aurait contrevenu à une ordonnance du Tribunal". De surcroît, lAccusation affirme que le processus de mise en accusation est exempt de tout vice. Dune part, la confidentialité des actes daccusation a été prévue et est tout à fait acceptable aux termes de larticle 53 du Règlement et, dautre part, laccusé a reçu une copie à la fois de lacte daccusation et du mandat darrêt, le tout dans une langue quil comprend.
22. LAccusation affirme deuxièmement quon ne peut en aucune manière assimiler larrestation à un "enlèvement", puisque dune part, un acte daccusation et un mandat darrêt valide avaient été délivrés à lencontre de M. Dokmanovic et que, dautre part, il sest rendu de son plein gré à Erdut, lieu où il a été arrêté.
23. LAccusation soutient troisièmement que M. Dokmanovic na jamais obtenu de garantie explicite quil ne serait pas arrêté par le BdP ou lATNUSO, car il ne lavait pas demandé. LAccusation affirme que M. Dokmanovic na demandé de sauf-conduit que pour se protéger des autorités croates.
24. Quatrièmement, selon lAccusation, il ny a pas eu atteinte à la souveraineté de la RFY car : 1) rien ninterdisait la présence de véhicules du côté serbe de la frontière ; 2) M. Dokmanovic est monté à bord du véhicule de son plein gré ; 3) larrestation de M. Dokmanovic ne sest produite quaprès que le véhicule de lATNUSO à bord duquel il était eut pénétré sur le territoire croate ; et 4) M. Dokmanovic nest pas fondé à soulever cette objection.
25. LAccusation note en cinquième lieu que la Défense a eu tort dinvoquer laffaire United States v. Alvarez-Machain, puisque larrêt de la Cour dappel a été par la suite annulé par la Cour suprême des États-Unis. Sappuyant sur larrêt de la Cour suprême, sur laffaire Le Procureur général du Gouvernement dIsraël c/ Adolf Eichmann et sur des décisions rendues par diverses juridictions du système de la common law, lAccusation soutient que la manière dont un accusé est amené devant le Tribunal international naffecte en rien la compétence de ce dernier.
III. CONCLUSIONS
26. Dans leurs diverses écritures et exposés, les parties ont présenté de nombreux arguments, dune manière qui ne permet pas vraiment de trancher rapidement le litige. La Chambre de première instance considère par conséquent quil convient de classer les questions en cinq rubriques, qui naturellement peuvent se chevaucher. Ces rubriques sont les suivantes : A. De larrestation de laccusé ; B. Du pouvoir darrêter laccusé ; C. De la non-divulgation de lacte daccusation et de la délivrance du mandat darrêt ; D. De la méthode employée pour arrêter laccusé ; et E. Du sauf-conduit.
A. De larrestation de laccusé
27. La première question à résoudre avant de pouvoir traiter les suivantes est celle de savoir quand et où M. Dokmanovic a été arrêté. Pour les raisons exposées ci-après, la Chambre de première instance conclut que M. Dokmanovic na été arrêté et détenu quaprès son arrivée à la base de lATNUSO à Erdut, dans la région de Slavonie orientale en Croatie.
28. On considère en droit international que larrestation dune personne implique nécessairement que certaines restrictions soient apportées à sa liberté de la liberté de circulation. Larticle 5 1) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de lHomme et des Libertés fondamentales ("CEDH") garantit le "droit [ de toute personne] à la liberté et à la sûreté", le terme "liberté" désignant ici la liberté physique de la personne. Une arrestation ou une détention, au sens de larticle 5, est une forme extrême de restriction apportée à la liberté de circulation. Dans la pratique, la plupart des arrestations sont effectuées par des agents de la force publique dans le cadre de poursuites pénales. Il y a arrestation aux termes de larticle 5 lorsquun agent de la force publique fait comprendre à une personne, soit par la force, soit par ses paroles, soit par son comportement, quelle nest plus libre de partir. Larticle 9 1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("PIDCP") contient une disposition similaire, qui garantit également "le droit [ dun individu] à la liberté et à la sécurité de sa personne". Dans cet article, les termes "arrestation" et "détention" désignent respectivement le fait de priver une personne de sa liberté et létat de privation de liberté.
29. Dans tous les systèmes nationaux de justice pénale que connaît la Chambre de première instance, l"arrestation" dun individu suppose à tout le moins que les autorités ou leurs agents apportent quelque restriction à sa liberté. Aux États-Unis, par exemple, constitue une arrestation toute action des agents de la force publique empêchant un suspect déchapper à la police et mettant en oeuvre les habituels instruments de contrainte associés à la détention policière. Pour déterminer si dautres types de capture constituent également des arrestations, il faut prendre en compte dautres facteurs, tels que la durée, le but, les moyens et le lieu de la détention. Au Royaume-Uni, on définit larrestation comme le fait de capturer ou de toucher le corps dune personne en vue de restreindre sa liberté. Des paroles peuvent également être assimilées à une arrestation, si elles visent et réussissent à faire croire à une personne quelle est sous lemprise de la contrainte et quelle cède à cette contrainte. En Australie, bien quon ne puisse parler dune "formule magique", on considère que pour procéder à une arrestation, un agent de la force publique doit simplement faire comprendre clairement à la personne, que ce soit par ses actes ou par ses paroles, quelle nest plus en liberté. On considère souvent que des actions moins marquées de la part des agents de la force publique ne valent pas véritablement arrestation.
30. La liberté de circulation de M. Dokmanovic ou sa liberté en général na fait lobjet de restrictions quà son arrivée à Erdut. Le dossier montre clairement que M. Dokmanovic est monté de son plein gré dans le véhicule de lATNUSO qui la transporté à la base dErdut en Croatie. En fait, laccusé était tout à fait désireux de monter à bord du véhicule, car il pensait quil allait rencontrer lAdministrateur transitoire, le Général Klein, afin de discuter avec lui du sort de ses propriétés sur le territoire croate.
31. De plus, le fait quavant son arrivée à Erdut, M. Dokmanovic na manifesté absolument aucune appréhension ou peur dêtre arrêté est tout à fait parlant. Lors du contre-interrogatoire, M. Dokmanovic a admis quil avait ressenti un choc lors de son arrestation à la base :
M. WILLIAMSON : Est-il exact que jusquau moment où on vous a vraiment fait sortir du véhicule, vous croyiez encore que vous vous rendiez à un rendez-vous avec le Général Klein ?
M. DOKMANOVIC : Oui.
M. WILLIAMSON : Vous étiez stupéfait quand on vous a fait sortir du véhicule, nest-ce pas ?
M. DOKMANOVIC : Oui.
Ainsi, jusquà son arrivée à la base, M. Dokmanovic était fermement convaincu quil allait à un rendez-vous, ce qui prouve que les responsables de lATNUSO navaient pas créé, avant que laccusé ne sorte du véhicule à la base dErdut, le genre de climat qui fait quune personne sait quelle nest plus libre.
32. M. Dokmanovic a déclaré que la portière du véhicule était verrouillée quand il se trouvait à son bord, mais il na cependant pas essayé de louvrir. À aucun moment il na exprimé le désir de faire arrêter le véhicule ou den sortir. De surcroît, on ne la ni menotté ni maîtrisé par la force avant son arrivée à Erdut. La Chambre de première instance, ne pouvant savoir avec certitude ce qui aurait pu se produire si laccusé avait tenté de quitter le véhicule et tenant compte des faits exposés ci-dessus, conclut que laccusé na été arrêté et incarcéré quà son arrivée à la base de lATNUSO à Erdut, en Croatie.
B. Du pouvoir darrêter laccusé
33. La Chambre de première instance conclut quil a été établi que larrestation de laccusé a été effectuée à la base dErdut, au moment où des membres de lATNUSO lont fait sortir du véhicule et lui ont passé les menottes. Immédiatement après, des enquêteurs du BdP lont informé de ses droits et de la nature des charges retenues contre lui. Il est donc nécessaire de déterminer si les forces engagées dans lopération avaient le pouvoir de procéder à une telle arrestation. Deux points distincts mais étroitement liés sont ici à considérer : dans quelle mesure des entités autres que des États sont-elles habilitées à arrêter des personnes mises en accusation par le Tribunal international et lATNUSO peut-elle, aux termes de son mandat, participer à une telle arrestation. Il convient également de discuter brièvement du rôle joué par le BdP et les membres de lATNUSO dans larrestation de M. Dokmanovic.
1. Examen du Statut et du Règlement
34. La Défense prétend que larticle 29 du Statut, lu conjointement avec larticle 55 du Règlement, décrit lunique manière de sassurer de la présence des accusés devant le Tribunal international. Selon la Défense, puisque laccusé résidait en RFY au moment de son arrestation, ce pays était seul responsable de son arrestation et de son transfert à La Haye pour y être jugé. Toute autre manière de procéder constitue, de lavis de la Défense, une violation du Statut, du Règlement et des principes du droit international. La Chambre de première instance considère, toutefois, que le mécanisme prévu à larticle 59 bis du Règlement fournit une alternative à la procédure envisagée par larticle 29 du Statut et larticle 55 du Règlement et que les circonstances de lespèce justifiaient le recours à cette alternative.
35. Le Statut du Tribunal a été adopté le 25 mai 1993 par le Conseil de sécurité des Nations Unies, dans sa résolution 827. Celle-ci exige de tous les États quils apportent leur coopération au Tribunal et quils prennent toutes les mesures nécessaires en vertu de leur droit interne pour mettre en application le Statut et se conformer aux ordonnances émanant dune Chambre de première instance en application de larticle 29 du Statut. Larticle 29 oblige tous les États à coopérer avec le Tribunal et à lui apporter une assistance judiciaire pleine et entière. De plus, les paragraphes 2 d) et e) de larticle 29 du Statut disposent que les États doivent répondre à toute ordonnance concernant larrestation ou la détention des personnes et le transfert ou la traduction des accusés devant le Tribunal. Le Rapport du Secrétaire général souligne que la création du tribunal par voie de décision adoptée au titre du Chapitre VII "signifie que tous les États ont lobligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour donner suite à cette décision." Le Rapport précise également quune "ordonnance de transfert sous la garde du Tribunal émanant dune Chambre de première instance ser[ a] considérée[ ] comme donnant effet à une mesure coercitive relevant du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies." Cependant, ni les termes de larticle lui-même, ni le Rapport du Secrétaire général ne disent que cette obligation faite aux États empêche larrestation et le transfert de laccusé par dautres méthodes.
36. Aux termes de larticle 59 bis du Règlement, une fois quun mandat darrêt a été transmis à lautorité ou institution internationale ou au Bureau du Procureur, laccusé visé par ledit mandat peut être écroué sans intervention de lÉtat dans lequel il se trouve. Cet article a été adopté par les juges du Tribunal lors de la 9e session plénière de janvier 1996, conformément à larticle 15 du Statut, qui leur confère le pouvoir d"adopter[ ...] un règlement qui régira la phase préalable à laudience, laudience et les recours ... et dautres questions appropriées." La procédure établie par larticle 59 bis est valide et pleinement conforme aux dispositions du Statut.
37. Larticle 19 2) du Statut donne en tout état de cause au juge ayant confirmé lacte daccusation pouvoir de délivrer toute ordonnance ou tout mandat darrêt, de détention, damener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès. Ce pouvoir, de nature discrétionnaire, indique clairement que larticle 19 2) nenvisage pas que les mandats darrêt ne puissent être adressés quaux États. On peut donc considérer que larticle 59 bis du Règlement donne effet à cet article du Statut, lorsque le juge de confirmation de lacte daccusation a rendu une décision imposant à des entités autres que les États de recevoir et dexécuter des mandats darrêt, de détention, damener ou de remise des personnes accusées. Le Juge Riad a adressé en lespèce le mandat darrêt à lATNUSO, sur requête de lAccusation. Cette dernière avait indiqué quelle avait des raisons de croire que laccusé se trouvait sur le territoire de Slavonie orientale, administré par lATNUSO en application dune résolution du Conseil de sécurité. Le juge a donc considéré quune telle ordonnance était requise en application de larticle 19 2) du Statut et le mécanisme établi par larticle 59 bis du Règlement a ainsi été déclenché.
38. Larticle 20 2) du Statut est la disposition la plus précise pour ce qui est de la procédure à suivre après la confirmation de lacte daccusation et il donne plus de poids aux dispositions de larticle 59 bis du Règlement. Les termes de cet article du Statut sont dépourvus dambiguïté : une personne accusée doit être placée en état darrestation, informée des chefs daccusation retenus contre elle et déférée au Tribunal international. Il ny est pas fait mention des États, ni dune quelconque limitation du pouvoir qua une institution internationale ou le Procureur de participer à larrestation.
39. La RFY na pas adopté de loi dapplication qui lui permettrait de remplir les obligations que lui impose larticle 29 du Statut. Sa position consiste à dire que sa constitution ne lui permet pas dextrader ses ressortissants pour quils soient jugés par le Tribunal et que, par conséquent, toute loi prévoyant la remise de ressortissants yougoslaves serait inconstitutionnelle. Cependant,
[
i] l existe en droit international un principe universellement reconnu aux termes duquel une faille ou une déficience en droit national, ou toute absence de la législation nationale nécessaire, ne décharge pas les États et autres sujets internationaux de leurs obligations internationales ; en conséquence, aucun sujet de droit international ne peut s'appuyer sur les dispositions d'une législation nationale ou sur les lacunes de cette législation pour être déchargé de ces obligations ; lorsqu'ils le font, ils contreviennent aux dites obligations."La position adoptée par la RFY est également en contradiction directe avec larticle 58 du Règlement, qui dispose que lobligation de remettre les personnes accusées prévaut sur toute disposition nationale.
40. Cependant, comme établi ci-dessus, larticle 29 du Statut impose aux États une obligation de comportement mais ne contient aucune clause dexclusivité. Dès que le Tribunal est devenu opérationnel, il est apparu clairement que plusieurs États ne sacquittaient pas de lobligation qui leur était faite darrêter et de remettre les personnes mises en accusation. Cest ce qui ressort clairement du recours, en cinq occasions différentes, à la procédure prévue par larticle 61 du Règlement. Les juges ont, par conséquent, adopté, dans le cadre des paramètres des articles 19 et 20 du Statut, larticle 59 bis du Règlement, pour mettre en place un mécanisme qui vient sajouter à celui prévu à larticle 55 du Règlement, lequel fixe néanmoins toujours les principales modalités darrestation et de remise de personnes au Tribunal. Une telle interprétation du Statut est tout à fait conforme à ses fonctions et buts en tant quinstrument constitutif dun organe judiciaire international chargé de prendre des mesures concrètes pour traduire en justice les personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire. Sans la présence à La Haye des personnes mises en accusation, il nest pas possible détablir leur innocence ou leur culpabilité et le fonctionnement du Tribunal est considérablement entravé. Même si le Règlement ne peut étendre les pouvoirs du Tribunal au delà de ceux envisagés par le Statut, ladoption dune disposition réglementaire qui ne contredit manifestement pas le Statut et est fidèle à son esprit ne peut être considérée que comme légitime.
41. Une interprétation de larticle 55 du Règlement fondée sur larticle 29 du Statut et lidée dexclusivité aboutirait à ignorer les dispositions de larticle 59 bis du Règlement. Il est évident quon ne peut vider une disposition de son sens en adoptant une interprétation restrictive dune autre disposition du même texte. Les termes de larticle 59 bis du Règlement sont clairs et ils sont étayés par le Statut du Tribunal. Il convient par conséquent de considérer que cet article est valide et complète larticle 55 du Règlement. De fait, larticle 59 bis dispose explicitement quil sapplique "nonobstant les articles 55 et 59", ce qui confirme quil a pour objet de mettre en place un mécanisme supplémentaire.
42. De surcroît, la RFY na pas pu ou na pas voulu exécuter les mandats darrêt qui restent en vigueur contre les trois coaccusés dont les noms figurent dans lacte daccusation établi à lencontre de M. Dokmanovic. Il sensuit quil aurait été vain dutiliser la procédure prévue à larticle 55 pour les arrestations. De plus, lorsque le mandat darrêt a été délivré à lencontre de M. Dokmanovic, il y avait des motifs valables de penser quil résidait dans la région de Slavonie orientale. De fait, les éléments de preuve montrent que jusquen juillet 1996, il résidait effectivement en Slavonie orientale, et quil sest installé ensuite à Sombor, en RFY. Dans ces circonstances, le recours à la procédure prévue à larticle 59 bis était tout à fait approprié. Même si le mandat darrêt a été délivré en avril 1996, lATNUSO ne la reçu quen juillet 1996, époque à laquelle laccusé ne résidait déjà plus en Slavonie orientale. Ainsi lATNUSO a-t-elle arrêté M. Dokmanovic quand il est retourné sur le territoire quelle contrôlait.
2. Du rôle de lATNUSO
43. Le fait que les forces de lATNUSO et des représentants du BdP aient participé à cette arrestation nest pas contesté. Pour autant, le Procureur na jamais prétendu avoir reçu un mandat darrêt signé par M. le Juge Riad, ainsi quil est prévu à larticle 59 bis du Règlement. Dans cette affaire, le seul mandat darrêt figurant au dossier est celui adressé à lATNUSO. Aussi, à ce stade, la Chambre de première instance doit-elle, sans sattarder sur le rôle qua pu jouer le BdP en lespèce, examiner le mandat transmis à lATNUSO, instance internationale habilitée à recevoir et exécuter les mandats darrêt lancés par le Tribunal.
44. Laccord fondamental concernant la région de la Slavonie orientale, de la Baranja et du Sirm Occidental ("Accord fondamental") a été signé par les représentants de la République fédérale de Yougoslavie et de la Croatie le 12 novembre 1995. Cet accord prévoyait une période de transition de douze mois au cours de laquelle la région serait gouvernée par une entité internationale, qualifiée dadministration transitoire. Il a été demandé au Conseil de sécurité de créer cette administration et dautoriser le déploiement dune force internationale pour maintenir la paix et la sécurité et contribuer à la mise en oeuvre de laccord fondamental.
45. Ayant reçu un rapport du Secrétaire général, établi à la demande des Parties à laccord fondamental, concernant tous les aspects de la mise en place de ladministration et de la force, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1037 le 15 janvier 1996. Celle-ci soulignait que cette région faisait partie intégrante du territoire croate et entérinait la proposition, contenue dans laccord fondamental, de créer un organe transitoire chargé de son administration en attendant sa réintégration au sein de la Croatie. Le Conseil de sécurité, invoquant le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, lançait ainsi une opération de maintien de la paix comportant une double composante, civile et militaire, lATNUSO. LATNUSO a clairement été dotée dun mandat très large, comme le Secrétaire général lavait envisagé dans son rapport et comme les déclarations de certains États membres, prononcées à loccasion de ladoption de la résolution le laissaient entrevoir. Lorsquil a témoigné devant la Chambre de première instance, ladjoint militaire de ladministrateur transitoire, M. Michael Hryshchyshyn, a, lui aussi, exprimé lopinion selon laquelle ladministrateur transitoire détenait "tout le pouvoir exécutif sur la région."
46. De surcroît, la résolution enjoignait lATNUSO de coopérer avec le Tribunal international dans lexécution de son mandat ; elle lui ordonnait explicitement de coopérer avec les enquêteurs du BdP. Lors de ladoption de cette résolution, limportance de cette coopération a été soulignée par le représentant de lItalie au Conseil de sécurité, sexprimant au nom de lUnion européenne, mais aussi par les représentants du Chili et de la Pologne. Que cette coopération puisse aller jusquà larrestation des personnes accusées par le Tribunal ressort clairement des déclarations des représentants de lÉgypte et de la République de Corée, et aucun État membre ne sest élevé contre cette idée.
47. Les composantes civile et militaire de lATNUSO ont été créées par le Conseil de sécurité en vertu du pouvoir que lui confère le Chapitre VII. Lun des objectifs fixés à sa composante militaire était "de contribuer, par sa présence, au maintien de la paix et de la sécurité", cependant que lune des missions assignée au Tribunal international, lui aussi établi en application du Chapitre VII, était de "contribuer à la restauration et au maintien de la paix". Il apparaît donc clairement que le Conseil de sécurité considérait que lATNUSO et le Tribunal devaient oeuvrer à la réalisation dun objectif commun. Cest pourquoi il leur incombe de coopérer pleinement lun avec lautre et de coordonner leurs activités. La résolution 1037 rappelle lobligation faite aux États de coopérer avec le Tribunal et de lui prêter assistance, mais elle fait également obligation à lATNUSO de coopérer avec le Tribunal. Il apparaît donc clairement que le Conseil de sécurité était davis que les obligations des États et le mandat de lATNUSO ne sexcluaient pas mutuellement.
48. Aux termes de la résolution 1037, le Secrétaire général doit régulièrement faire rapport au Conseil de sécurité sur le fonctionnement de lATNUSO et lexécution de son mandat. Ces rapports indiquent clairement que lATNUSO a pleinement gouverné dans la région. Il importe ici de noter que la démilitarisation effectuée sous le contrôle de la composante militaire de lATNUSO a été totale. Les seules forces autorisées à porter les armes étaient celles de lATNUSO et de la Force de police transitoire, créée par ses soins. Les forces de police locales ont été dissoutes et lATNUSO a été chargée de former et de superviser la Force de police transitoire. Par conséquent, il ny avait dans la région aucune force de police croate à même dexécuter les mandats darrêt au nom du Gouvernement croate, comme il est prévu à larticle 55 du Règlement.
49. Comme nous lavons déjà mentionné, larticle 59 bis du Règlement prévoit, sans vouloir les remplacer, une alternative appropriée aux procédures envisagées par larticle 55, et il est étayé par les articles 19 et 20 du Statut. Dailleurs, lATNUSO est une autorité internationale au sens de larticle 59 bis du Règlement qui, en arrêtant laccusé, remplissait sa mission, qui était de coopérer avec le Tribunal.
3. Du rôle du Bureau du Procureur
50. Dans ses écritures, lAccusation ne se prononce pas clairement sur la question de savoir si cest lATNUSO ou elle-même qui a arrêté laccusé. À laudience du 8 septembre, lAccusation a fait valoir, en invoquant larticle 59 bis, que larrestation avait été effectuée par le personnel militaire de lATNUSO et les représentants du BdP. M. Hryshchyshyn a, cependant, déclaré que selon lui, laccusé avait été arrêté par les enquêteurs de lAccusation, avec laide de lATNUSO qui avait assuré sa détention.
51. Dans la présente Décision, la Chambre de première instance a jugé quune personne est en état darrestation lorsque, par la contrainte physique, le comportement ou lemploi de certains termes, on lui fait savoir quelle nest plus libre de partir. Lexamen des cassettes audio, de leur transcription et du film vidéo de larrestation montre clairement que laccusé a été arrêté par les forces militaires de lATNUSO. Immédiatement après, il a été informé de ses droits et des accusations retenues contre lui par un enquêteur du BdP. Si, en lespèce, larrestation a été effectuée en application de larticle 59 bis du Règlement, la présence du BdP lors dune arrestation est également explicitement envisagée par lautre article traitant des arrestations, cest-à-dire larticle 55 C) du Règlement. Bien que le mandat darrêt enjoigne lATNUSO de rechercher, darrêter, de transférer laccusé au Tribunal et de linformer sans délai de ses droits et de la nature des accusations portées contre lui, cest en fait le BdP qui sest chargé de linformer de ses droits et desdites accusations. En définitive, ce qui importe, cest que laccusé soit informé de ses droits et des accusations portées contre lui, et cela a été dûment fait. Nul ne saurait contester que le BdP est habilité à le faire.
52. Pendant ce que lAccusation a qualifié d"opération conjointe", les droits de laccusé ont été pleinement respectés. Laccusé a été informé de lobjet de sa détention et de son arrestation, des accusations portées contre lui et de ses droits. Cest ainsi que les droits reconnus à laccusé sont préservés. Il convient en outre de noter que larticle 5 du Règlement stipule que tout acte non conforme au Règlement ne peut être déclaré nul que sil est incompatible avec les principes fondamentaux de léquité et a entraîné effectivement un mauvais fonctionnement de la justice. Contrairement à ce quaffirme la Défense, ces principes ont été pleinement respectés.
C. De la non-divulgation de lacte daccusation et de la délivrance du mandat darrêt.
53. Le 3 avril 1996, le nom de M. Dokmanovic a été ajouté à lacte daccusation dressé contre trois autres accusés dans la même affaire, acte qui a fait lobjet dune ordonnance de non-divulgation en application de larticle 53 du Règlement. Le BdP a dû demander la délivrance dordonnances de non-divulgation car certains États refusaient de collaborer à lexécution des mandats darrêt lancés par le Tribunal. Il ne semble pas que la Défense ait globalement mis en cause la légitimité de la pratique consistant à dresser des actes daccusation confidentiels. Il est utile de citer ici le compte rendu de laudience du 8 septembre 1997 :
M. FILA : Non, ce que je veux dire, cest quune procédure darrestation est prévue par les Nations Unies à travers le Statut. Laccusé était réfugié sur le territoire dun État indépendant appelé Yougoslavie. Les arrestations ne peuvent y être effectuées. Il aurait fallu demander à la Yougoslavie de procéder à larrestation. Ses droits ont été bafoués parce quil a été arrêté de manière inhumaine. Je dis que cela ne se serait pas produit si larrestation sétait déroulée dans les formes appropriées ; si la police régulière - car lATNUSO dispose dune force de police - était venue larrêter, nous serions, dès aujourdhui ou demain, fondés à établir sil est coupable ou innocent. Jestime quune arrestation illégale constitue une atteinte à la souveraineté de la Yougoslavie. Il a été arrêté par la ruse, et ceci est tout simplement inacceptable.
[
...]MME LE JUGE MCDONALD : Donc, votre position ne consiste pas à affirmer quun accusé a le droit dêtre arrêté sous certains délais. Ce que vous défendez, cest que larticle 29 du Statut prescrit la seule méthode permise pour arrêter un accusé, consistant à demander la coopération dun État, et que lATNUSO nest ni compétente ni qualifiée pour conduire une arrestation...
M. FILA : LATNUSO nest pas un État et, troisièmement, il faut aussi tenir compte du fait quil ny a pas de délai fixé pour lexécution du mandat darrêt, que lÉtat doit lexécuter sans retard indu et non pas quand quelquun décide que le temps est venu de passer à laction, après un, deux ou trois ans. Cest ainsi.
MME LE JUGE MCDONALD : Donc, ce que vous dites, cest que lorsque lacte daccusation est confidentiel, lÉtat ne peut se conformer à ses obligations visées par larticle 29 du Statut parce quil y est question dexécution "sans retard". Voulez-vous dire quil doit être exécuté sans retard par rapport au moment où lÉtat le reçoit ou par rapport au moment où lacte est signé par le Juge ?
M. FILA : Oui.
MME LE JUGE MCDONALD : Veuillez répondre à ma question.
M. FILA : Il ne peut leur être soumis parce quils ne sont pas informés. Or, si un Juge lance un mandat darrêt, il doit être signifié à lÉtat sur le territoire duquel se trouve laccusé. Je ne crois pas que les actes daccusation soient dissimulés aux États, ils sont cachés aux criminels. Cest ainsi que je lentends. Je ne lis pas dans larticle 59 du Règlement une dissimulation aux États, puisquils ils sont tenus de les exécuter. Autrement, larticle aurait un sens différent, il signifierait que nous disposons de forces que lon peut parachuter dans différents États pour y conduire des opérations et en faire sortir les personnes recherchées.
Il semble donc que largument de la Défense nest pas que les droits de laccusé ont été violés parce que M. Dokmanovic na pas été informé de lexistence dun acte daccusation ou dun mandat darrêt établi à son encontre. Il semble plutôt que la Défense estime que, lacte daccusation étant confidentiel, la RFY na pas eu la possibilité de le signifier à laccusé et quainsi, en quelque sorte, il y a eu atteinte à sa souveraineté.
54. Larticle 53 du Règlement prévoit la possibilité pour un juge dordonner la non-divulgation au public dun acte daccusation tant quil na pas été signifié à laccusé concerné. Lallégation de la Défense, selon laquelle la RFY ne serait pas visée par cette "non-divulgation au public" est sans fondement, car larticle est aussi clair quil est absolu dans sa formulation. Au demeurant, nul ne conteste que le 3 avril 1996, lors de la confirmation de lacte daccusation, de la délivrance du mandat darrêt et du dépôt de lordonnance de non-divulgation, laccusé nhabitait pas en RFY mais en Slavonie orientale, en Croatie. Cest également pour cette raison que, à lépoque, lacte daccusation navait pas à être transmis à la RFY pour quelle le signifie à personne. Dailleurs, en labsence de toute coopération de la RFY avec le Tribunal, il est raisonnable de conclure que pour parvenir à arrêter laccusé, il fallait que lordonnance de non-divulgation demeure en vigueur au-delà doctobre 1996, date à laquelle laccusé a cessé de travailler en Slavonie Orientale et quil sest installé à Sombor, en RFY. En conséquence, la Chambre de première instance dit que la non-divulgation de lacte daccusation ne peut être invoquée pour contester larrestation de laccusé.
55. Le mandat darrêt initial signé par le Juge et transmis à lATNUSO était rédigé en anglais et, selon le Greffier, une copie traduite en serbo-croate lui était annexée. Dans la version serbo-croate, le mandat était établi à ladresse de la Croatie et non de lATNUSO. À laudience du 8 septembre, le Greffier a expliqué que cette erreur sétait produite au sein du Greffe et quelle avait par la suite été corrigée dans le dossier officiel. La Défense, quant à elle, soutient que la copie du mandat darrêt signifiée en langue serbo-croate à M. Dokmanovic lors de son arrestation était la version adressée à la Croatie et non celle destinée à lATNUSO et quil sagit-là dune erreur délibérée faisant fi des droits de laccusé.
56. La Chambre de première instance fait observer quaucune disposition du Statut ou du Règlement ne précise que laccusé a droit à une copie du mandat darrêt émis contre lui dans sa propre langue. En vertu de larticle 55 du Règlement, lacte daccusation, le rappel des droits de laccusé et la mise en garde lui sont lus dans une langue quil comprend. En vertu de larticle 59 bis, laccusé, dès le début de sa détention, est avisé dans une langue quil comprend des accusations portées contre lui et de son transfert prochain au Tribunal. Immédiatement après son transfert, il lui est donné lecture dans ladite langue de lacte daccusation, dun rappel de ses droits et dune mise en garde. LAccusation est libre de fournir à laccusé copie du mandat darrêt. De plus, la version officielle du mandat signée par M. le Juge Riad était en anglais. Sa traduction en serbo-croate ne fait pas foi.
D. De la méthode employée pour arrêter laccusé
57. Si lAccusation admet volontiers quelle a eu recours à "une supercherie, à une ruse" et que "depuis le début, lintention du Procureur était darrêter M. Dokmanovic", la Chambre de première instance ne considère pas pour autant quil y a eu enlèvement ou séquestration. Comme il a été établi, laccusé est monté de son plein gré à bord du véhicule de lATNUSO qui la conduit à la base dErdut en Croatie ; il était en fait impatient dy prendre place, car il croyait aller à un rendez-vous pour discuter de ses droits de propriété sur le territoire de Slavonie Orientale, administré par lATNUSO. Cependant, laccusé ayant été abusé, dupé et attiré par la ruse en Slavonie Orientale, où il a ensuite été arrêté et incarcéré, la Chambre de première instance doit maintenant se prononcer sur la légalité de la méthode employée. Pour les raisons analysées dans la suite, la Chambre de première instance estime quun tel recours à la "ruse" est compatible avec les principes du droit international et la souveraineté de la RFY.
58. Comme nous lavons mentionné lorsque nous avons examiné quand et où laccusé avait été arrêté, en droit international, larticle 5 1) de la CEDH stipule, dans la partie qui nous intéresse : "Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf dans les cas [ cités à la suite] et selon les voies légales"[ non souligné dans loriginal] . Larticle 9 1) du PIDCP contient une disposition quasiment analogue : "Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire lobjet dune arrestation ou dune détention arbitraires. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce nest pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi" [ non souligné dans loriginal] .
59. Lexpression "voie légale" figurant à larticle 5 1) de la CEDH a été interprétée comme incluant la procédure suivie par un tribunal lorsquil ordonne un placement en détention et les règles de droit régissant une arrestation. La Cour européenne des droits de lHomme a indiqué que cette condition signifie que la procédure à suivre doit être conforme à la CEDH et au droit interne, et ne doit pas être arbitraire. Lexigence de "légalité" formulée dans cet article a été interprétée comme sappliquant à la fois à la forme et au fond.
60. Dans le cadre de larticle 9 1) du PIDCP, le terme de "loi", figurant dans lexpression "conformément à la procédure prévu[ e] par la loi" doit être entendue dans un sens abstrait et général : il désigne aussi bien une loi votée par un Parlement, un texte équivalent, quune norme non écrite de la common law qui soit accessible aux personnes justiciables des juridictions en question. Le principe de légalité vise la régularité tant de la forme que du fond. Le contexte historique dans lequel sinscrit larticle 9 1) est tel quil convient dinterpréter linterdiction de larbitraire au sens large. Toute privation de liberté prévue par la loi ne peut être injuste, imprévisible, manifestement disproportionnée, discriminatoire, ou inappropriée compte tenu des circonstances de lespèce. Aussi, pour déterminer si M. Dokmanovic a été arrêté dans les conditions prévues par larticle 5 1) de la CEDH et larticle 9 1) du PIDCP, il convient de se reporter au Statut et au Règlement du Tribunal pour vérifier que laccusé a été arrêté de manière non arbitraire et "selon les voies légales", cest-à-dire, en loccurrence, conformément à la loi du Tribunal.
61. Dans notre Statut, seuls les articles 20 2) et 21 4) évoquent la procédure à suivre pour avoir compétence sur un accusé. Fondé sur le Statut, larticle 59 bis B) du Règlement reprend les principes énoncés dans ses articles 20 2) et 21 4). En ce qui concerne laccusé dans la présente affaire, ces procédures ont été respectées. Comme il a été dit plus haut, il existe contre M. Dokmanovic un acte daccusation et un "Mandat darrêt portant ordre de déferement" valables. Laccusé a été avisé des accusations portées contre lui, dès son arrestation, dans une langue quil comprend et il a été transféré sans délai au Tribunal international pour y être détenu et jugé.
62. Les articles 5 1) de la CEDH et 9 1) du PIDCP ont fait lobjet dune interprétation dans quelques affaires internationales de dol et denlèvement. En ce qui concerne larticle 5 1), dans laffaire Stocké c/ Allemagne, portée devant la Cour européenne des droits de lHomme, un citoyen allemand soupçonné de fraude fiscale, M. Stocké, a fui son pays lorsque les autorités ont voulu le réincarcérer parce quil navait pas respecté les conditions mises à sa libération provisoire. Il sest dabord enfui en Suisse, puis à Strasbourg, en France. Un informateur de la police a alors obtenu, au moyen dune supercherie, le retour de M. Stocké en Allemagne. Cet informateur lui a parlé dune affaire qui réclamait sa participation à une réunion au Luxembourg. M. Stocké est alors monté à bord dun avion quil croyait à destination du Luxembourg. Sil avait été prévenu que lavion survolerait pendant peu de temps le territoire allemand, il ignorait que le pilote avait reçu lordre dy atterrir. Sur place, il a été immédiatement arrêté, avant dêtre reconnu coupable et condamné à six années de réclusion.
63. M. Stocké a fait valoir que les autorités allemandes étaient au courant du stratagème imaginé pour obtenir son retour en Allemagne et quil avait été victime dune collusion illicite entre lesdites autorités et linformateur. Invoquant les articles 5 1) et 6 1) de la CEDH, il a soutenu que son arrestation et son procès étaient de ce fait même entachés dillégalité.
64. La Cour Européenne des Droits de lHomme a conclu quil ny avait pas eu violation des articles 5 et 6 de la CEDH, car il nexistait pas de preuves suffisantes pour établir que lAllemagne était partie prenante à la machination montée contre M. Stocké. La Commission européenne des Droits de lHomme, qui avait renvoyé laffaire devant la Cour, avait elle aussi conclu quil ny avait pas de preuves suffisantes de la participation de lÉtat pour conclure à une violation de larticle 5 1). Cependant, elle a également laissé entrevoir dans le cours de son raisonnement une possible violation de la CEDH si les autorités étatiques avaient pris part à une telle supercherie. La Commission a encore déclaré :
[
U] ne personne qui se trouve sur le territoire dune Haute Partie Contractante ne peut être arrêtée que conformément au droit de cet État. Une arrestation effectuée par les autorités dun État sur le territoire dun autre État sans lautorisation préalable de lÉtat en cause non seulement engage la responsabilité de lÉtat vis-à-vis de cet autre État mais porte atteinte également au droit individuel de la personne à la sûreté selon larticle 5 § 1".65. Laffaire Bozano c/ France, elle aussi entendue par la CEDH, a également donné lieu à une interprétation de larticle 5 1) de la CEDH, mais cette fois, dans le cadre dune affaire denlèvement. Dans cette affaire, M. Bozano avait été condamné par contumace par une juridiction italienne pour diverses infractions pénales. Il avait ultérieurement été arrêté par la gendarmerie française, car il sétait réfugié en France. Une juridiction français avait refusé son extradition vers lItalie et il avait été remis en liberté. Peu après, il avait été interpellé par des policiers en civil français, forcé de monter à bord dun véhicule banalisé, menotté et conduit en Suisse, en application dun ordre dexpulsion. De là, il avait été extradé vers lItalie. M. Bozano a fait valoir, entre autres, que son expulsion vers la Suisse équivalait à un enlèvement et que son départ forcé de France portait atteinte à son droit à la liberté, garanti par larticle 5 1) de la CEDH. La Commission européenne des Droits de lHomme a déclaré sa plainte recevable et a renvoyé laffaire devant la Cour européenne des Droits de lHomme, qui, à son tour, a jugé son expulsion illégale et incompatible avec son droit "à la sûreté". La Cour a conclu que la France avait eu tort de tourner la procédure normale dextradition et que la détention de M. Bozano était insuffisamment motivée.
66. La Chambre de première instance a recensé quatre affaires portées devant le Comité des Droits de lHomme, créé pour contrôler lapplication du PIDCP, dans lesquelles larticle 9 1) du PIDCP a été interprété dans un contexte qui nous intéresse ici. Le Comité a conclu dans chacune de ces affaires que lenlèvement dune personne dans un État pour la conduire dans un autre État où elle sera incarcérée constitue une arrestation et une détention arbitraires contraires à larticle 9 1).
67. Les affaires qui, portées devant la Cour européenne des droits de lhomme et le Comité des droits de lhomme, ont donné lieu à une interprétation des articles 5 1) de la CEDH et 9 1) du PIDCP posent le problème de lillégalité des arrestations opérées au mépris des procédures établies en vue dobtenir lincarcération dun suspect (souvent dans le cadre de traités dextradition) ou à la faveur dun enlèvement considéré comme manifestement arbitraire. Entre le Tribunal international et lATNUSO ou la RFY, en revanche, il nexiste aucun traité dextradition ou accord de coopération de la sorte. Clairement, le Tribunal international et lATNUSO ne sont pas des États et ne peuvent conclure avec des États des traités dextradition. De surcroît, il ny a pas daccord ancien détaillé entre le Tribunal ou lATNUSO et la RFY qui organise le transfert à La Haye daccusés repérés en RFY et qui pourrait être assimilé à un traité dextradition entre États souverains égaux. Enfin, il ny a pas eu, en lespèce, denlèvement pouvant être considéré comme manifestement arbitraire. La Chambre de première instance estime que la procédure établie par le Tribunal pour les arrestations a été suivie par lorgane qui a procédé à larrestation, à savoir lATNUSO. Les motifs invoqués pour établir linfraction, ou léventuelle infraction aux articles 5 1) de la CEDH et 9 1) du PIDCP dans les affaires de dol et denlèvement évoquées plus haut ne peuvent être repris dans le cas de larrestation de M. Dokmanovic.
68. Après avoir examiné ces affaires internationales, qui, dans une certaine mesure, posent la question à laquelle nous devons ici répondre, la Chambre de première instance juge bon danalyser certaines jurisprudences nationales. La Chambre de première instance estime que dans la plupart de ces systèmes nationaux, lidée prévaut que le fait dattirer un suspect par la ruse dans un autre État où il pourrait être arrêté ne porte pas atteinte aux droits du suspect ou nentache pas la procédure dirrégularité.
69. Dans laffaire United States v/ Yunis, laccusé, un ressortissant libanais, avait été attiré par la ruse hors de son pays dorigine et arrêté dans les eaux internationales au large des côtes chypriotes. Il avait ensuite été amené contre son gré aux États-Unis pour y répondre dune prise dotage et dun détournement davion. Son conseil a notamment fait valoir que les personnes chargées de lappréhender avaient porté atteinte à ses droits constitutionnels. Laccusé a donc demandé labandon des poursuites au motif, premièrement, que les États-Unis avaient manqué aux obligations découlant pour eux des traités dextradition conclus avec Chypre et le Liban et, deuxièmement, que les pouvoirs publics avaient, au mépris de son droit à une procédure régulière, consacré par le Cinquième amendement à la Constitution des États-Unis, fait un usage excessif et choquant de la force au moment de larrestation.
70. La cour saisie de laffaire Yunis avait conclu que laction des autorités américaines "nétaient pas à ce point choquante quelle heurtait les consciences" et justifiait le non-lieu." Elle sétait largement inspirée de la norme de comportement établie dans laffaire United States v/ Toscanino. Dans celle-ci, une cour dappel du deuxième circuit avait jugé quun tribunal devait se déclarer incompétent dès lors quil navait pu être saisi qu"au prix dune atteinte délibérée, injustifiée et déraisonnable de la part des pouvoirs publics aux droits constitutionnels de laccusé." Cela étant, la juridiction saisie de laffaire Yunis a estimé quil nétait pas prouvé que les autorités avaient eu "un comportement brutal, inhumain et choquant justifiant labandon des poursuites comme dans laffaire Toscanino." Elle avait également relevé que "chaque fois que des accusés avaient demandé labandon des poursuites au seul motif quils avaient été attirés par la ruse aux États-Unis, les juridictions avaient refusé de se déclarer incompétentes."
71. Dans les affaires United States v/ Wilson et United States v/ Reed, il a été également jugé quen matière pénale, il était possible dattirer un suspect par la ruse dans un endroit pour quil y soit arrêté. Dans laffaire Wilson, un agent secret avait persuadé laccusé de quitter son asile libyen. La cour a rejeté le non-lieu au motif que "Wilson avait simplement été victime dune supercherie sans violence....toute irrégularité dans larrestation de laccusé nentache pas les poursuites engagées contre lui dun vice de forme." Dans laffaire Reed, laccusé avait, par la ruse, été incité à quitter une île des Bahamas par la C.I.A. Il avait été informé que lavion privé à bord duquel il prenait place se dirigeait vers Nassau, alors quen réalité, il était à destination de Fort Lauderdale, en Floride. Une fois à bord, il avait été placé en détention et des agents de la force publique lattendaient à son arrivée en Floride. La cour a notamment conclu que les droits de laccusé garantis par le Quatrième amendement navaient pas été violés puisquil existait un mandat darrêt valable, la procédure avait été régulière et laccusé navait subi aucun traitement brutal, inhumain ou choquant, comme cela avait été le cas dans laffaire Toscanino.
72. Lautre affaire, Re Hartnett and the Queen ; Re Hudson and the Queen nest pas non plus sans analogie avec celle qui nous occupe. Là encore, un tribunal canadien a estimé que la supercherie imaginée pour attirer les requérants au Canada ne faisait pas obstacle aux poursuites. Les requérants avaient été invités par les autorités canadiennes à se rendre des États-Unis à Toronto pour y témoigner devant la Commission des opérations de bourse de lOntario. À leur arrivée au Canada, ils avaient été arrêtés pour fraude. Leur défense a fait valoir que la demande de témoignage était en fait une ruse destinée à les attirer en un endroit où ils pourraient être arrêtés. La juridiction a déclaré que la méthode employée pour les traduire en justice et le fait de ne pas engager de procédure dextradition ne constituaient pas une violation de leurs droits. Elle a rejeté leur demande dannulation du renvoi en justice et a confirmé quelle avait compétence pour tenir une audience préliminaire, nonobstant les conditions darrestation.
73. Dans laffaire In re Schmidt, la Chambre des Lords a estimé quune personne attirée en Angleterre sous des prétextes fallacieux par des agents de la force publique pouvait légitimement être extradée afin dêtre jugée au pénal dans une pays tiers. Un citoyen allemand, accusé dans son pays dinfractions graves à la loi sur les stupéfiants sétait installé en Irlande. Des responsables allemands ont cherché à obtenir son extradition, sans succès. Après quils eurent informé leurs homologues anglais des visites fréquentes de laccusé au Royaume-Uni sous couvert de faux passeports, les autorités anglaises ont accepté douvrir une enquête. Un détective anglais a alors contacté cette personne et son avocat en Irlande, leur a fait croire quil enquêtait sur une affaire sans rapport avec la leur et quil souhaitait simplement sassurer quil pouvait exclure son nom de lenquête. Cette personne a ensuite été attirée en Angleterre sous prétexte que la police souhaitait ly entendre. De surcroît, il a été informé que sil ne se présentait pas pour être entendu, il serait soupçonné davoir commis linfraction et arrêté dès son prochain voyage au Royaume-Uni. Il sest donc rendu en Angleterre, où il a été arrêté et placé en détention, en attendant son extradition. Lintéressé a alors saisi la Hign Court et fait valoir, notamment, que la façon dont il avait été attiré sur le territoire du Royaume-Uni constituait un détournement de procédure et un abus de pouvoir. La Chambre des Lords a rejeté sa requête au motif quen matière dextradition, il ny avait pas dautorité de contrôle à proprement parler et a ajouté que, quand bien même une telle autorité existerait, elle naurait pas eu à connaître de laffaire Schmidt.
74. Cependant, dans certaines affaires, des tribunaux nationaux se sont refusé à admettre quune personne puisse être attirée par la ruse en un endroit où elle pourrait être arrêtée. Mais, à notre connaissance, dans toutes les affaires nationales et internationales dans lesquelles il a été jugé que le recours à la ruse était contraire à certains principes de droit international ou bafouait les droits dun suspect, il existait un traité dextradition qui avait été tourné ou le suspect avait été victime de brutalités injustifiées.
75. Comme nous lavons dit plus haut, aucun traité dextradition na été tourné lors de larrestation de M. Dokmanovic. Ce dernier aurait pu être arrêté et transféré à La Haye en application de larticle 55 du Règlement, mais comme nous lavons dit, ce nétait pas la seule méthode possible pour appréhender le suspect. De surcroît, lors de larrestation de M. Dokmanovic, il ny a pas eu de comportement "brutal, inhumain ou choquant comme dans laffaire Toscanino" qui justifierait labandon des poursuites. Laccusé na aucunement été maltraité pendant le voyage jusquà la base dErdut. Rien dans son arrestation ne heurte les consciences. En fait, il sagissait dune arrestation ordinaire au regard de la plupart des normes : laccusé na opposé aucune résistance et les membres de lATNUSO qui lui ont passé les menottes nont pas fait usage de la force. Les cassettes vidéo et audio de larrestation confirment quune procédure régulière a été suivie pour détenir M. Dokmanovic et le transférer à La Haye.
76. Enfin, largument de la Défense selon lequel le fait davoir attiré laccusé en Croatie par la ruse constitue une atteinte à la souveraineté de la RFY est sans fondement. Par contre, contrairement à ce quaffirme lAccusation, laccusé est libre dinvoquer cet argument. Dans lArrêt relatif à lappel de la Défense concernant lexception préjudicielle dincompétence dans laffaire Le Procureur c/ Dusko Tadic (IT-94-1-ART72, 2 octobre 1995, RG D413-D491), la Chambre dappel a estimé quun accusé est en droit dexciper dune atteinte à la souveraineté dun autre pays. La Chambre dappel a déclaré sans ambiguïté :
"Quelle que soit la situation au plan des litiges internes, la doctrine traditionnelle [ ...] ne peut se concilier, devant le présent Tribunal international, avec lopinion quun accusé, ayant droit à une défense totale, ne saurait être privé dun argument si intimement lié au droit international et fondé sur ce droit, comme moyen de défense fondé sur la violation de la souveraineté de lÉtat. Interdire à un accusé de soulever un tel argument revient à décider que, à notre époque, un tribunal international ne peut pas, dans une affaire pénale mettant en jeu la liberté de laccusé, examiner un argument soulevant la question de la violation de la souveraineté de lÉtat".(paragraphe 55)
77. Sur le fond, néanmoins, largument de la Défense résiste mal à lexamen. Comme il a été établi dans la présente Décision, M. Dokmanovic a été arrêté sans quil y ait violation physique du territoire de la RFY. Larrestation sest produite en territoire croate. Lon serait peut-être en droit de se demander si la souveraineté de la RFY aurait été violée si laccusé avait été attiré par la ruse puis arrêté par un État tiers, mais la question ne se pose pas en lespèce. Comme il a été dit plus haut, la force qui a arrêté laccusé, lATNUSO, a été créée en vertu du Chapitre VII qui lie la communauté internationale, et partant, elle nentretient pas, à la différence des autres États souverains, une relation horizontale avec la RFY. Dans la Décision relative à linjonction de produire, la Chambre de première instance a déclaré :
"Tous les États, en ayant souverainement décidé dadhérer à lOrganisation des Nations Unies, ont reconnu la primauté de lautorité du Conseil de sécurité pour tout ce qui touche à la paix et à la sécurité internationale. [ ...] [ L] e Conseil de sécurité na pas délégué ses propres attributions au Tribunal international, il a créé un organe subsidiaire indépendant à vocation spécialisée. Une ordonnance décernée à un État, relevant du mandat du Tribunal international, à linstar de toute action contraignante décidée par le Conseil de sécurité lui-même, nenfreint en rien la souveraineté de cet État. Que le Tribunal international soit habilité à exiger que des États prennent des mesures ressortant de sa compétence dérive logiquement de la vocation et de la mission particulières du Tribunal international".
En arrêtant laccusé, lATNUSO remplissait lobligation qui lui était faite par la résolution 1037 de coopérer avec le Tribunal et de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationales.
78. Enfin, tandis que la Défense et lAccusation fondent lessentiel de leur analyse juridique sur laffaire United States v/ Alvarez-Machain, jugée par la Cour dappel des États-Unis (9eme circuit) et la Cour suprême, qui a cassé larrêt de la Cour dappel, nous jugeons inutile dexaminer lidée qui est à la base de la décision de la Cour suprême, à savoir quun requérant ne peut arguer de lirrégularité de son arrestation pour contester la compétence dun tribunal. La Chambre de première instance ayant conclu que la méthode employée pour arrêter et détenir M. Dokmanovic était justifiée et régulière, il nest pas nécessaire à ce stade dexaminer si le Tribunal international a compétence pour juger un défendeur illégalement appréhendé à létranger.
E. Du Sauf-conduit
79. Enfin, la Chambre de première instance doit décider si M. Dokmanovic bénéficiait ou non dun sauf-conduit pour se rendre de RFY en Croatie et retourner en RFY. Nous devons, pour ce faire, répondre à deux questions : premièrement, quelles garanties le BdP et lATNUSO ont donné à M. Dokmanovic, si tant est quils en aient donné ? Deuxièmement, si des garanties ont effectivement été données, constituaient-elles un sauf-conduit juridiquement contraignant ?
80. Sagissant du premier point, M. Dokmanovic a déclaré que M. Michael Hryshchyshyn, représentant lATNUSO, lui avait donné toutes les garanties dun sauf-conduit pour son aller-retour entre la RFY et la Croatie. Laccusé affirme que ces garanties lui ont été données par téléphone le 25 juin 1997, au cours dune conversation portant sur la préparation du voyage et de sa rencontre avec le Général Klein. M. Hryshchyshyn, pour sa part, a déclaré au cours de sa déposition, quil navait pas assuré M. Dokmanovic quil ne serait pas arrêté sil se rendait sur le territoire de lATNUSO. Il lui a seulement dit quil naurait aucune difficulté à pénétrer dans la région sous mandat de lATNUSO. En outre, le Témoin A, interprète qui a traduit la conversation téléphonique entre MM. Dokmanovic et Hryshchyshyn, a confirmé les dires de ce dernier, déclarant que M. Dokmanovic navait reçu aucune garantie de M. Hryshchyshyn concernant son voyage en Croatie et son retour.
81. M. Dokmanovic a également déclaré à laudience, que peu après cette conversation téléphonique avec M. Hryshchyshyn, M. Kevin Curtis, du BdP, lui avait affirmé quil bénéficierait de "toutes les assurances et garanties". Pourtant, M. Curtis a indiqué quil navait donné aucune assurance ou garantie de ce type. M. Curtis a déclaré que la seule assurance que voulait avoir M. Dokmanovic était de ne pas avoir affaire à la police ou aux autorités croates. Répondant à ce souhait, M. Curtis avait accepté den parler à lATNUSO quand il organiserait lentrevue.
82. En fait, si M. Dokmanovic a quitté la Croatie pour sinstaller en RFY, cest parce que les autorités croates avaient lancé contre lui un mandat darrêt et quil redoutait quelles larrêtent. Lors de ses entretiens avec le BdP et lATNUSO, il savait que son nom ne figurait pas sur la liste des Serbes amnistiés par les autorités croates. Par contre, il ignorait quil faisait lobjet dun acte daccusation du Tribunal international et quun mandat darrêt avait été décerné à son encontre. Partant, il navait aucune raison de demander au BdP ou à lATNUSO lassurance quil ne serait pas arrêté par eux, mais il avait quelque raison de leur demander lassurance de ne pas être arrêté par les autorités croates. Aussi, la Chambre de première instance considère-t-elle que les témoignages de MM. Curtis et Hryshchyshyn et du Témoin A, affirmant quaucune garantie de sauf-conduit particulière ou générale, na été donnée à laccusé, sont plus crédibles que celui de M. Dokmanovic.
83. Même si M. Dokmanovic avait reçu des assurances, comme il le prétend, celles-ci ne rempliraient pas les conditions requises pour que lon puisse y voir une garantie de sauf-conduit juridiquement contraignante. Les conditions nécessaires à la délivrance dun sauf-conduit ont été définies par la Chambre de première instance II (composée de Mme le Juge McDonald, Président et de MM. les Juges Stephen et Vohrah, le Procureur c/ Dusko Tadic) dans sa Décision relative aux requêtes de la Défense aux fins de citer à comparaître et de protéger les témoins à décharge et de présenter des témoignages par vidéoconférence du 25 juin 1996 (RG D9148-D9162). Dans cette affaire, la Chambre avait jugé que : premièrement, elle était habilitée à délivrer des sauf-conduits en application de larticle 54 du Règlement ; deuxièmement, ces sauf-conduits sont destinés à garantir la comparution des témoins lorsquils viennent de zones situées en dehors du ressort du tribunal ; et troisièmement, les termes employés doivent être précis. Limmunité est accordée pour les crimes du ressort du Tribunal et pour la durée pendant laquelle le témoin se trouve au siège du Tribunal pour y effectuer sa déposition.
84. Si lon applique ces critères aux assurances que M. Dokmanovic prétend avoir reçues, il appert quelles nauraient pas constitué des garanties de sauf-conduit juridiquement valables. Seul un juge ou une Chambre de première instance est habilité à délivrer un sauf-conduit et ni le BdP ni lATNUSO ne peuvent le faire. Ces ordonnances sont délivrées aux témoins afin dobtenir leur comparution. En lespèce, M. Dokmanovic nétait pas recherché en qualité de témoin mais daccusé. Les assurances quil se targue davoir reçues nétaient pas limitées dans le temps et dans lespace et lobjet pour lequel elles avaient été données nétait pas précisé.
85. En résumé, la Chambre de première instance déclare quen fait, nulle assurance de sauf-conduit na été donnée à M. Dokmanovic et que, quand bien même une telle assurance aurait été donnée, elle naurait pas eu de valeur légalement contraignante.
F. Conclusion
86. En somme, la Chambre de première instance conclut que M. Dokmanovic a été arrêté par les forces de lATNUSO dans la région de Croatie administrée par lATNUSO, avec le concours du Bureau du Procureur. LATNUSO a légitimement exécuté le mandat darrêt qui lui avait été adressé en application de larticle 59 bis du Règlement et le BdP a informé laccusé de ses droits. Larticle 59 bis du Règlement prévoit un mode darrestation qui vient sajouter à celui envisagé à larticle 55 du Règlement et qui est pleinement étayé par le Statut.
87. Les éléments de preuve produits donnent à penser que M. Dokmanovic na reçu des représentants du BdP ou de lATNUSO aucune garantie ni aucune assurance de ne pas être arrêté. Au demeurant, un tel sauf-conduit naurait pu être suivi deffet puisque, au Tribunal international, seules les Chambres de première instance sont habilitées à les délivrer.
88. Enfin, les moyens mis en oeuvre pour procéder à larrestation de M. Dokmanovic nont enfreint aucun principe de droit international et nont pas porté atteinte à la souveraineté de la RFY. Au contraire, en sacquittant de son obligation de coopérer avec le Tribunal international et en exécutant le mandat que lui confère le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, lATNUSO assure lefficacité des procédures du Tribunal et contribue ainsi au maintien de la paix et de la sécurité internationales comme elle est censée le faire.
IV. DISPOSITIF
PAR CES MOTIFS, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie dune requête préliminaire contestant la légalité de larrestation de laccusé Slavko Dokmanovic, déposée par la Défense,
EN APPLICATION DE LARTICLE 72 DU RÈGLEMENT,
REJETTE les Requêtes aux fins de mise en liberté de laccusé.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre de première instance
(signé)
Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald
Fait le vingt-deux octobre 1997
La Haye, Pays-Bas
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Sceau du Tribunal]