LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 22 octobre 1997

 

 

LE PROCUREUR

C/

MILE MRKSIC
MIROSLAV RADIC
VESELIN SLJIVANCANIN
SLAVKO DOKMANOVIC

 

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DE MISE EN LIBERTÉ
DÉPOSÉE PAR L’ACCUSÉ SLAVKO DOKMANOVIC

_____________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann
M. Clint Williamson

Le Conseil de l’accusé Slavko Dokmanovic :

M. Toma Fila et Mme Jelena Lopicic

 

I. INTRODUCTION ET RAPPEL DE LA PROCÉDURE SUIVIE

1. L’accusé Slavko Dokmanovic a saisi la présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international" ou "Tribunal") de requêtes préliminaires contestant la légalité de son arrestation.

2. Le 3 avril 1996, le Juge Fouad Riad a ordonné que le nom de M. Dokmanovic soit ajouté à un acte d’accusation délivré à l’encontre de trois autres accusés, pour la part qu’ils auraient prise dans des sévices et des assassinats d’hommes non-serbes à la ferme d’Ovcara à Vukovar, Croatie, en novembre 1991. ("Amendement de l’acte d’accusation", Répertoire général du Greffe ("RG") pages D1-2/69 bis). Les chefs d’accusation retenus contre M. Dokmanovic sont ceux d’infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, de violations des lois ou coutumes de la guerre et de Crimes contre l’humanité (RG D55-D64). En application de l’article 53 A) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"), le Procureur a déposé, le 1er avril 1996, une "Demande de non-divulgation au public de l’acte d’accusation"* (RG D65-D66). Le Bureau du Procureur ("BdP" ou "Accusation") a avancé les arguments suivants à l’appui de sa demande de mise sous scellés de l’acte d’accusation :

1) Il y a des raisons de penser que SLAVKO DOKMANOVIC vit en République de Croatie.

2) Le Bureau du Procureur a pris contact avec l’Administration transitoire des Nations Unies pour la Slavonie orientale (ATNUSO) à Zagreb, Croatie, au sujet de dispositions visant à l’arrestation immédiate de l’accusé.

3) Il y a des motifs valables de penser que si l’accusé avait connaissance d’une quelconque partie de l’acte d’accusation, il fuirait pour éviter d’être appréhendé.

* NdT : dans l’affaire Dokmanovic, les requêtes et réponses ne sont déposées au Greffe qu’en version anglaise, c’est pourquoi la suite de la présente décision en français s’y référera en citant leurs titres originaux en anglais. En conséquence, les traductions des citations extraites de ces textes ne sont pas officielles. Il en va de même des passages provenant du compte rendu d’audience et des citations d’ouvrages en anglais.

"Convaincu que la non-divulgation ... de l’acte [ d’accusation était] nécessaire aux fins de l’enquête", le Juge Riad a signé le 3 avril 1996 une "Ordonnance de non-divulgation" (RG D1-2/71 bis).

3. Le 3 avril 1996, le Juge Riad a également signé un "Mandat d’arrêt portant ordre de défèrement" rédigé en anglais (RG D91-D95), ordonnant à l’Administration transitoire des Nations Unies pour la Slavonie orientale, la Baranja et le Sirm occidental ("ATNUSO") de rechercher, d’arrêter et de déférer l’accusé au Tribunal international. Le mandat ordonnait également à l’ATNUSO d’informer l’accusé, au moment de son arrestation, dans une langue qu’il comprend :1) de ses droits tels que stipulés à l’article 21 du Statut du Tribunal international ("Statut") et aux articles 42 et 43 du Règlement ; 2) de son droit de garder le silence ; et 3) du fait que toute déclaration qu’il ferait serait enregistrée et pourrait être retenue contre lui. Le 17 juillet 1996, une copie de la confirmation de l’acte d’accusation nommant les trois coaccusés, l’ordonnance de modification de l’acte d’accusation, l’acte d’accusation modifié, le mandat d’arrêt portant ordre de défèrement et une déclaration des droits de l’accusé ont été transmis à l’ATNUSO, en versions anglaise, française et serbo-croate.

4. M. Dokmanovic a été arrêté le 27 juin 1997. La question de la légalité de son arrestation a fait l’objet de plusieurs requêtes et réponses. Le Conseil de l’accusé (la "Défense") a déposé le 7 juillet 1997 une requête préliminaire aux fins de mise en liberté (RG D118-D121) et, le 8 juillet 1997, une modification à cette requête (RG D127-D128). Le 22 juillet 1997, l’Accusation a déposé sa réponse à cette requête préliminaire (RG D155-D169). La Défense a ensuite déposé le 31 juillet 1997 une requête modifiée aux fins de mise en liberté (RG D229-D239), à laquelle l’Accusation a répondu le 14 août 1997 (RG D490-D502). Le 27 août 1997, l’Accusation a déposé une liste de références à l’appui de sa thèse (RG D518-D748). Le 28 août 1997, la Défense a déposé sa réplique à la réponse du Procureur (RG D750-D846). Une audience a été tenue le 8 septembre 1997 et la Défense a déposé d’autres documents le 11 septembre 1997 (RG D885-D890).

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

VU les écritures des parties et ENTENDU les témoignages et les exposés des parties,

REND LA PRÉSENTE DÉCISION.

 

II. DISCUSSION

A. Dispositions applicables

5. Plusieurs articles du Statut et du Règlement du Tribunal s’appliquent à la présente Décision. Les principaux articles qui seront discutés sont les suivants :

1) L’article 15 du Statut dispose que :

Les juges du Tribunal international adopteront un règlement qui régira la phase préalable à l’audience, l’audience et les recours, la recevabilité des preuves, la protection des victimes et des témoins et d’autres questions appropriées.

 

2) L’article 16 , paragraphe 1) du Statut dispose que :

Le Procureur est responsable de l’instruction des dossiers et de l’exercice de la poursuite contre les auteurs de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991.

 

3) L’article 19 , paragraphe 2) du Statut dispose que :

S’il confirme l’acte d’accusation, le juge saisi, sur réquisition du Procureur, décerne les ordonnances et mandats d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès.

 

4) L’article 20 , paragraphe 2) du Statut dispose que :

Toute personne contre laquelle un acte d’accusation a été confirmé est, conformément à une ordonnance ou un mandat d’arrêt décerné par le Tribunal international, placée en état d’arrestation, immédiatement informée des chefs d’accusation portés contre elle et déférée au Tribunal international.

 

5) L’article 21 , paragraphe 4 a) du Statut dispose que :

Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle [ .]

6) L’article 29 du Statut dispose :

Coopération et entraide judiciaire

1. Les États collaborent avec le Tribunal à la recherche et au jugement des personnes accusées d’avoir commis des violations graves du droit international humanitaire.

2. Les États répondent sans retard à toute demande d’assistance ou à toute ordonnance émanant d’une Chambre de première instance et concernant, sans s’y limiter :

(a) L’identification et la recherche des personnes ;

(b) La réunion des témoignages et la production des

preuves ;

(c) L’expédition des documents ;

(d) L’arrestation ou la détention des personnes ;

(e) Le transfert ou la traduction de l’accusé devant le

Tribunal.

 

7) L’article 5 du Règlement dispose :

Effet d’une violation du règlement

Toute exception soulevée par une partie à l’égard d’un acte d’une autre partie et fondée sur une violation du Règlement ou des règlements internes, doit l’être dès que possible ; elle n’est accueillie et l’acte déclaré nul que si ce dernier est incompatible avec les principes fondamentaux de l’équité et a entraîné effectivement un mauvais fonctionnement de la justice.

 

8) L’article 53 du Règlement dispose :

Non-divulgation

A) Lorsque des circonstances exceptionnelles le commandent, un juge ou une Chambre de première instance peut ordonner dans l’intérêt de la justice la non-divulgation au public de tous documents ou informations et ce, jusqu’à décision contraire.

B) Lorsqu’il confirme un acte d’accusation, le juge peut, après avis du Procureur, ordonner sa non-divulgation au public jusqu’à sa signification à l’accusé ou en cas de jonction d’instances, à tous les accusés.

C) Un juge ou une Chambre de première instance, après avis du Procureur, peut également ordonner la non-divulgation au public de tout ou partie de l’acte d’accusation, de toute information et de tout document particuliers, si l’un ou l’autre est convaincu qu’une telle ordonnance est nécessaire pour donner effet à une disposition du Règlement ou préserver des informations confidentielles obtenues par le Procureur ou encore que l’intérêt de la justice le commande.

 

9) L’article 55 du Règlement dispose :

Exécution des mandats d’arrêt

A) Tout mandat d’arrêt doit être signé par un juge et revêtu du sceau du Tribunal. Il est accompagné d’une copie de l’acte d’accusation et d’un document rappelant les droits de l’accusé. Au titre de ces droits figurent ceux qui sont énoncés à l’article 21 du Statut et, mutatis mutandis, aux articles 42 et 43 ci-dessus, ainsi que le droit de garder le silence et d’être averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve.

B) Sous réserve de toute ordonnance d’un Juge ou d’une Chambre, le Greffier transmet le mandat d’arrêt concernant l’accusé et l’ordonnance de défèrement de l’accusé au Tribunal à la personne ou aux autorités auxquelles il est adressé, y compris aux autorités nationales de l’État sur le territoire ou sous la juridiction ou le contrôle duquel l’accusé réside, ou a eu sa dernière résidence connue, ou est considéré par le Greffier comme susceptible de se trouver. Ce mandat est accompagné d’instructions selon lesquelles au moment de son arrestation, l’acte d’accusation, le document rappelant les droits de l’accusé et la mise en garde de l’accusé lui sont lus dans une langue qu’il comprend.

C) Lorsqu’un mandat d’arrêt émis par le Tribunal est exécuté, un membre du Bureau du Procureur peut être présent à compter du moment de l’arrestation.

 

10) L’article 59 bis du Règlement dispose :

Transmission d’un mandat d’arrêt

A) Nonobstant les articles 55 et 59 ci-dessus, le Greffier transmet, à la suite d’une ordonnance d’un juge et selon les modalités prises par celui-ci, une copie du mandat d’arrêt aux fins d’arrestation de l’accusé à l’autorité ou à l’institution internationale compétente ou au Procureur, ainsi qu’une ordonnance de transfert sans délai de l’accusé au Tribunal dans l’éventualité où ce dernier serait placé en rétention par ladite autorité ou institution internationale ou par le Procureur.

B) Dès le début de sa rétention, l’accusé est immédiatement avisé dans une langue qu’il comprend des accusations portées contre lui et de son transfert prochain au Tribunal. Immédiatement après son transfert, il lui est donné lecture de l’acte d’accusation et d’un document rappelant les droits de l’accusé, et une mise en garde est prononcée dans ladite langue.

 

B. Arguments des parties

1. Rappel des faits

6. L’accusé, M. Slavko Dokmanovic, né en 1949 à Trpinja, République de Croatie, est diplômé de la Faculté d’agriculture d’Osjek, également en Croatie. Il n’a actuellement aucune nationalité et a déclaré lors de l’audience du 8 septembre 1997 qu’il avait le statut de réfugié. Il a une carte d’identité délivrée en Croatie mais pas de passeport. Avant de devenir réfugié, M. Dokmanovic était un ressortissant de la République socialiste fédérale de Yougoslavie.

7. Au début de 1996, M. Dokmanovic vivait à Vukovar, en Slavonie orientale, Croatie, une région placée sous le contrôle de l’ATNUSO en application d’un résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies. Jusqu’en avril 1996, il était Président de l’Assemblée municipale de Vukovar. Il a ensuite conservé un poste à Vukovar (que la Chambre de première instance n’a pas été en mesure d’identifier), jusqu’au 5 octobre 1996. Mais en juillet 1996, il s’est installé à Sombor, dans la partie serbe de la République fédérale de Yougoslavie ("RFY"), où il a vécu jusqu’à son arrestation.

8. M. Dokmanovic a contacté l’antenne du BdP à Belgrade pour la première fois en décembre 1996, exprimant son désir de témoigner sur les atrocités qui auraient été commises par des Croates à l’encontre de Serbes dans la région de Vukovar. Essayant d’attirer M. Dokmanovic hors de la RFY et dans la région contrôlée par l’ATNUSO où on pourrait l’arrêter, l’enquêteur du BdP, Kevin Curtis, a, après cette première conversation, contacté l’accusé en janvier 1997, en lui proposant de le rencontrer à Vukovar. M. Dokmanovic a déclaré que, pour des raisons personnelles, il ne pourrait se rendre à Vukovar. M. Curtis a alors proposé un certain nombre d’autres lieux de rencontre, mais M. Dokmanovic a affirmé qu’il n’était pas prêt à rencontrer des membres du BdP où que ce soit sur le territoire contrôlé par l’ATNUSO. Lorsque M. Dokmanovic lui a demandé pourquoi il ne viendrait pas plutôt le voir à Sombor, M. Curtis a répondu que compte tenu des troubles à l’ordre public que connaissait Belgrade à l’époque, il ne pouvait pas envisager un tel déplacement.

9. Après d’autres tentatives infructueuses d’accord sur un lieu de rencontre avec M. Dokmanovic, les enquêteurs du BdP l’ont contacté à son domicile de Sombor en juin 1997, pour l’inciter de nouveau à se rendre dans la zone de l’ATNUSO où on pourrait l’arrêter. Le BdP lui a demandé de le rencontrer plus tard le même mois afin de discuter de la déclaration qu’il souhaitait faire concernant des atrocités sans rapport avec celles alléguées dans l’acte d’accusation. La rencontre a eu lieu au domicile de M. Dokmanovic le 24 juin 1997. Ce jour-là, M. Dokmanovic s’est enquis auprès de l’enquêteur du BdP, M. Curtis, des possibilités d’indemnisation pour ses biens en Croatie. Ayant été informé que de telles indemnisations étaient à discuter avec l’Administrateur transitoire, M. Dokmanovic a manifesté de l’intérêt pour une éventuelle rencontre avec le Général Jacques Klein, qui occupait ce poste à l’époque. M. Curtis, par l’entremise d’un interprète, a dit à M. Dokmanovic qu’il se chargerait de contacter le bureau de l’administrateur transitoire pour savoir si un tel rendez-vous pouvait être organisé. Le personnel du BdP a ensuite rencontré les responsables de l’ATNUSO, pour les informer que M. Dokmanovic désirait les rencontrer. Ces derniers ont coopéré avec les enquêteurs en acceptant d’organiser ladite rencontre entre M. Dokmanovic et le Général Klein.

10. M. Curtis et l’interprète sont retournés au domicile de M. Dokmanovic le lendemain, 25 juin 1997, pour l’informer qu’une rencontre avec le Général Klein était possible. M. Curtis a dit à M. Dokmanovic de contacter Michael Hryshchyshyn, le chef de cabinet du Général Klein, le même jour à 10h15, afin d’organiser la rencontre. M. Dokmanovic a appelé M. Hryshchyshyn à l’heure convenue et a confirmé qu’il rencontrerait le Général Klein le 27 juin à 15h30, à Vukovar. M. Hryshchyshyn a promis d’envoyer une véhicule de l’ATNUSO chercher M. Dokmanovic sur le pont qui enjambe le Danube et qui marque la frontière entre la Serbie et la Croatie et où se situait le poste de contrôle de l’ATNUSO.

11. L’après-midi du 27 juin 1997, M. Dokmanovic, accompagné de Milan Knezevic, est arrivé au poste frontière, du côté RFY du pont sur le Danube. S’engageant sur le pont après avoir franchi le poste frontière RFY, M. Dokmanovic et M. Knezevic sont montés juste après 15h00 à bord du véhicule de l’ATNUSO, croyant qu’ils se rendaient à un rendez-vous avec le Général Klein. Le véhicule transportant l’accusé et son compagnon, escorté par deux autres véhicules, a ensuite traversé le pont et pris la route de la base d’Erdut dans la région de Croatie administrée par l’ATNUSO. À l’arrivée à Erdut, des soldats de l’ATNUSO, arme au poing, ont fait sortir M. Dokmanovic et M. Knezevic du véhicule et les ont fouillés. M. Dokmanovic a été menotté et les membres du BdP (par l’entremise d’un interprète) l’ont informé de ses droits et de la nature des charges pesant contre lui. Sa veste et son bagage ont été saisis et on lui a placé un sac sur la tête avant de le conduire à l’aéroport de Cepin. À son arrivée à l’aéroport, il a été examiné par un médecin militaire et placé à bord d’un avion de l’ATNUSO. L’avion a décollé de l’aéroport de Cepin en Croatie vers 16h00 à destination de La Haye, Pays-Bas, pour que M. Dokmanovic y soit détenu et jugé par le Tribunal international. Quelques minutes après le décollage, M. Dokmanovic a reçu une copie de l’acte d’accusation, du mandat d’arrêt et une déclaration rappelant ses droits, tous ces documents étant en serbo-croate.

12. À son arrivée à La Haye, M. Dokmanovic a été pris en charge par des policiers néerlandais et emmené au Quartier pénitentiaire des Nations Unies, situé à la prison de Schéveningue. Au Quartier pénitentiaire, l’enquêteur du BdP, M. Curtis, a fouillé les affaires de M. Dokmanovic devant les responsables de la prison. Dans la veste, il a trouvé un portefeuille et divers papiers et, dans le sac, un certain nombre d’objets, dont un pistolet .357 Magnum Zastafa chargé.

 

2. Arguments de la Défense

13. La Défense prétend que l’arrestation de M. Dokmanovic était illégale, qu’elle constituait une violation du Statut et du Règlement du Tribunal, une atteinte à la souveraineté de la RFY et au droit international. Il semblerait que la Défense avance six arguments distincts à l’appui de cette thèse.

14. Tout d’abord, la Défense soutient que l’arrestation n’a pas été opérée dans les formes, que l’article 55 du Règlement a été en l’occurrence violé. Pour la Défense, les droits fondamentaux de M. Dokmanovic ont été violés "puisqu’il lui a été refusé de lui dire le contenu des actes d’accusation (sic)." De surcroît, la Défense affirme que le paragraphe B) de l’article 55 du Règlement a été violé "parce que la RFY pouvait extrader toute personne qui n’a pas la citoyenneté [ RFY] puisque rien, dans la constitution ou la loi, ne l’en empêche et que M. Slavko Dokmanovic n’est pas citoyen de [ la] République fédérale de Yougoslavie."

15. Deuxièmement, la Défense, tirant argument des dispositions de l’article 55 B) du Règlement, affirme que M. Dokmanovic aurait dû être traduit devant le Tribunal dans les conditions prévues à l’article 29 du Statut. Elle prétend que "[ d’] après cet article, le Tribunal était tenu de demander l’extradition ... de l’accusé," notamment parce que le BdP "savait que l’accusé n’était pas [ un] citoyen de la RFY" et que "rien dans la constitution ou la loi n’empêchait son arrestation et son extradition." Par conséquent, la Défense considère que les articles 55 du Règlement et 29 du Statut réservent à la RFY le pouvoir de déférer l’accusé devant le Tribunal.

16. Troisièmement, la Défense affirme qu’on a eu recours à une supercherie pour arrêter M. Dokmanovic, et que, dès lors, son arrestation est assimilable à un "enlèvement".

17. Quatrièmement, la Défense affirme que le BdP et les responsables de l’ATNUSO ont accordé à M. Dokmanovic un sauf-conduit pour aller de son domicile de Sombor, RFY, en Croatie et vice-versa.

18. Cinquièmement, la Défense prétend que l’arrestation de M. Dokmanovic constitue une atteinte à la souveraineté de la RFY et une violation du droit international, parce qu’il a été arrêté sur le territoire de la RFY sans que les autorités étatiques compétentes en aient été informées ou aient donné leur accord.

19. Sixièmement, la Défense, s’appuyant uniquement sur l’arrêt rendu par une Cour d’appel des États-Unis dans l’affaire U.S. v. Alvarez-Machain, soutient que le Tribunal n’a pas compétence pour juger M. Dokmanovic.

 

3. Arguments de l’Accusation

20. Pour l’Accusation, l’arrestation a été à tous égards conforme au Statut et au Règlement du Tribunal. Concernant notamment la façon prétendument répréhensible dont l’accusé a été attiré dans une région où l’arrestation devenait possible, l’Accusation se prévaut d’une série de décisions judiciaires rendues généralement dans des affaires d’enlèvement. Pour la plupart d’entre elles, ces affaires confortent la thèse selon laquelle la manière dont un défendeur a été amené devant un tribunal n’a pas d’incidence sur la compétence de celui-ci. L’Accusation invoque cinq arguments de poids.

21. L’Accusation soutient tout d’abord que l’arrestation de M. Dokmanovic n’est entachée d’aucun vice de forme. Le BdP rappelle que l’ATNUSO détenait un mandat d’arrêt valide, qui a été présenté à l’accusé en même temps qu’une déclaration de ses droits, peu après que l’avion qui l’emmenait à La Haye eut quitté la Croatie. De plus, de l’avis du BdP, ce mandat a été exécuté conformément à l’article 59 bis du Règlement, appuyé par l’article 20 2) du Statut. En fait, selon le BdP, "si l’ATNUSO n’avait pas mis l’accusé en état d’arrestation, elle aurait contrevenu à une ordonnance du Tribunal". De surcroît, l’Accusation affirme que le processus de mise en accusation est exempt de tout vice. D’une part, la confidentialité des actes d’accusation a été prévue et est tout à fait acceptable aux termes de l’article 53 du Règlement et, d’autre part, l’accusé a reçu une copie à la fois de l’acte d’accusation et du mandat d’arrêt, le tout dans une langue qu’il comprend.

22. L’Accusation affirme deuxièmement qu’on ne peut en aucune manière assimiler l’arrestation à un "enlèvement", puisque d’une part, un acte d’accusation et un mandat d’arrêt valide avaient été délivrés à l’encontre de M. Dokmanovic et que, d’autre part, il s’est rendu de son plein gré à Erdut, lieu où il a été arrêté.

23. L’Accusation soutient troisièmement que M. Dokmanovic n’a jamais obtenu de garantie explicite qu’il ne serait pas arrêté par le BdP ou l’ATNUSO, car il ne l’avait pas demandé. L’Accusation affirme que M. Dokmanovic n’a demandé de sauf-conduit que pour se protéger des autorités croates.

24. Quatrièmement, selon l’Accusation, il n’y a pas eu atteinte à la souveraineté de la RFY car : 1) rien n’interdisait la présence de véhicules du côté serbe de la frontière ; 2) M. Dokmanovic est monté à bord du véhicule de son plein gré ; 3) l’arrestation de M. Dokmanovic ne s’est produite qu’après que le véhicule de l’ATNUSO à bord duquel il était eut pénétré sur le territoire croate ; et 4) M. Dokmanovic n’est pas fondé à soulever cette objection.

25. L’Accusation note en cinquième lieu que la Défense a eu tort d’invoquer l’affaire United States v. Alvarez-Machain, puisque l’arrêt de la Cour d’appel a été par la suite annulé par la Cour suprême des États-Unis. S’appuyant sur l’arrêt de la Cour suprême, sur l’affaire Le Procureur général du Gouvernement d’Israël c/ Adolf Eichmann et sur des décisions rendues par diverses juridictions du système de la common law, l’Accusation soutient que la manière dont un accusé est amené devant le Tribunal international n’affecte en rien la compétence de ce dernier.

 

III. CONCLUSIONS

26. Dans leurs diverses écritures et exposés, les parties ont présenté de nombreux arguments, d’une manière qui ne permet pas vraiment de trancher rapidement le litige. La Chambre de première instance considère par conséquent qu’il convient de classer les questions en cinq rubriques, qui naturellement peuvent se chevaucher. Ces rubriques sont les suivantes : A. De l’arrestation de l’accusé ; B. Du pouvoir d’arrêter l’accusé ; C. De la non-divulgation de l’acte d’accusation et de la délivrance du mandat d’arrêt ; D. De la méthode employée pour arrêter l’accusé ; et E. Du sauf-conduit.

A. De l’arrestation de l’accusé

27. La première question à résoudre avant de pouvoir traiter les suivantes est celle de savoir quand et où M. Dokmanovic a été arrêté. Pour les raisons exposées ci-après, la Chambre de première instance conclut que M. Dokmanovic n’a été arrêté et détenu qu’après son arrivée à la base de l’ATNUSO à Erdut, dans la région de Slavonie orientale en Croatie.

28. On considère en droit international que l’arrestation d’une personne implique nécessairement que certaines restrictions soient apportées à sa liberté de la liberté de circulation. L’article 5 1) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales ("CEDH") garantit le "droit [ de toute personne] à la liberté et à la sûreté", le terme "liberté" désignant ici la liberté physique de la personne. Une arrestation ou une détention, au sens de l’article 5, est une forme extrême de restriction apportée à la liberté de circulation. Dans la pratique, la plupart des arrestations sont effectuées par des agents de la force publique dans le cadre de poursuites pénales. Il y a arrestation aux termes de l’article 5 lorsqu’un agent de la force publique fait comprendre à une personne, soit par la force, soit par ses paroles, soit par son comportement, qu’elle n’est plus libre de partir. L’article 9 1) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques ("PIDCP") contient une disposition similaire, qui garantit également "le droit [ d’un individu] à la liberté et à la sécurité de sa personne". Dans cet article, les termes "arrestation" et "détention" désignent respectivement le fait de priver une personne de sa liberté et l’état de privation de liberté.

29. Dans tous les systèmes nationaux de justice pénale que connaît la Chambre de première instance, l’"arrestation" d’un individu suppose à tout le moins que les autorités ou leurs agents apportent quelque restriction à sa liberté. Aux États-Unis, par exemple, constitue une arrestation toute action des agents de la force publique empêchant un suspect d’échapper à la police et mettant en oeuvre les habituels instruments de contrainte associés à la détention policière. Pour déterminer si d’autres types de capture constituent également des arrestations, il faut prendre en compte d’autres facteurs, tels que la durée, le but, les moyens et le lieu de la détention. Au Royaume-Uni, on définit l’arrestation comme le fait de capturer ou de toucher le corps d’une personne en vue de restreindre sa liberté. Des paroles peuvent également être assimilées à une arrestation, si elles visent et réussissent à faire croire à une personne qu’elle est sous l’emprise de la contrainte et qu’elle cède à cette contrainte. En Australie, bien qu’on ne puisse parler d’une "formule magique", on considère que pour procéder à une arrestation, un agent de la force publique doit simplement faire comprendre clairement à la personne, que ce soit par ses actes ou par ses paroles, qu’elle n’est plus en liberté. On considère souvent que des actions moins marquées de la part des agents de la force publique ne valent pas véritablement arrestation.

30. La liberté de circulation de M. Dokmanovic ou sa liberté en général n’a fait l’objet de restrictions qu’à son arrivée à Erdut. Le dossier montre clairement que M. Dokmanovic est monté de son plein gré dans le véhicule de l’ATNUSO qui l’a transporté à la base d’Erdut en Croatie. En fait, l’accusé était tout à fait désireux de monter à bord du véhicule, car il pensait qu’il allait rencontrer l’Administrateur transitoire, le Général Klein, afin de discuter avec lui du sort de ses propriétés sur le territoire croate.

31. De plus, le fait qu’avant son arrivée à Erdut, M. Dokmanovic n’a manifesté absolument aucune appréhension ou peur d’être arrêté est tout à fait parlant. Lors du contre-interrogatoire, M. Dokmanovic a admis qu’il avait ressenti un choc lors de son arrestation à la base :

M. WILLIAMSON : Est-il exact que jusqu’au moment où on vous a vraiment fait sortir du véhicule, vous croyiez encore que vous vous rendiez à un rendez-vous avec le Général Klein ?

M. DOKMANOVIC : Oui.

M. WILLIAMSON : Vous étiez stupéfait quand on vous a fait sortir du véhicule, n’est-ce pas ?

M. DOKMANOVIC : Oui.

Ainsi, jusqu’à son arrivée à la base, M. Dokmanovic était fermement convaincu qu’il allait à un rendez-vous, ce qui prouve que les responsables de l’ATNUSO n’avaient pas créé, avant que l’accusé ne sorte du véhicule à la base d’Erdut, le genre de climat qui fait qu’une personne sait qu’elle n’est plus libre.

32. M. Dokmanovic a déclaré que la portière du véhicule était verrouillée quand il se trouvait à son bord, mais il n’a cependant pas essayé de l’ouvrir. À aucun moment il n’a exprimé le désir de faire arrêter le véhicule ou d’en sortir. De surcroît, on ne l’a ni menotté ni maîtrisé par la force avant son arrivée à Erdut. La Chambre de première instance, ne pouvant savoir avec certitude ce qui aurait pu se produire si l’accusé avait tenté de quitter le véhicule et tenant compte des faits exposés ci-dessus, conclut que l’accusé n’a été arrêté et incarcéré qu’à son arrivée à la base de l’ATNUSO à Erdut, en Croatie.

B. Du pouvoir d’arrêter l’accusé

33. La Chambre de première instance conclut qu’il a été établi que l’arrestation de l’accusé a été effectuée à la base d’Erdut, au moment où des membres de l’ATNUSO l’ont fait sortir du véhicule et lui ont passé les menottes. Immédiatement après, des enquêteurs du BdP l’ont informé de ses droits et de la nature des charges retenues contre lui. Il est donc nécessaire de déterminer si les forces engagées dans l’opération avaient le pouvoir de procéder à une telle arrestation. Deux points distincts mais étroitement liés sont ici à considérer : dans quelle mesure des entités autres que des États sont-elles habilitées à arrêter des personnes mises en accusation par le Tribunal international et l’ATNUSO peut-elle, aux termes de son mandat, participer à une telle arrestation. Il convient également de discuter brièvement du rôle joué par le BdP et les membres de l’ATNUSO dans l’arrestation de M. Dokmanovic.

1. Examen du Statut et du Règlement

34. La Défense prétend que l’article 29 du Statut, lu conjointement avec l’article 55 du Règlement, décrit l’unique manière de s’assurer de la présence des accusés devant le Tribunal international. Selon la Défense, puisque l’accusé résidait en RFY au moment de son arrestation, ce pays était seul responsable de son arrestation et de son transfert à La Haye pour y être jugé. Toute autre manière de procéder constitue, de l’avis de la Défense, une violation du Statut, du Règlement et des principes du droit international. La Chambre de première instance considère, toutefois, que le mécanisme prévu à l’article 59 bis du Règlement fournit une alternative à la procédure envisagée par l’article 29 du Statut et l’article 55 du Règlement et que les circonstances de l’espèce justifiaient le recours à cette alternative.

35. Le Statut du Tribunal a été adopté le 25 mai 1993 par le Conseil de sécurité des Nations Unies, dans sa résolution 827. Celle-ci exige de tous les États qu’ils apportent leur coopération au Tribunal et qu’ils prennent toutes les mesures nécessaires en vertu de leur droit interne pour mettre en application le Statut et se conformer aux ordonnances émanant d’une Chambre de première instance en application de l’article 29 du Statut. L’article 29 oblige tous les États à coopérer avec le Tribunal et à lui apporter une assistance judiciaire pleine et entière. De plus, les paragraphes 2 d) et e) de l’article 29 du Statut disposent que les États doivent répondre à toute ordonnance concernant l’arrestation ou la détention des personnes et le transfert ou la traduction des accusés devant le Tribunal. Le Rapport du Secrétaire général souligne que la création du tribunal par voie de décision adoptée au titre du Chapitre VII "signifie que tous les États ont l’obligation de prendre toutes les mesures nécessaires pour donner suite à cette décision." Le Rapport précise également qu’une "ordonnance de transfert sous la garde du Tribunal émanant d’une Chambre de première instance ser[ a] considérée[ ] comme donnant effet à une mesure coercitive relevant du Chapitre VII de la Charte des Nations Unies." Cependant, ni les termes de l’article lui-même, ni le Rapport du Secrétaire général ne disent que cette obligation faite aux États empêche l’arrestation et le transfert de l’accusé par d’autres méthodes.

36. Aux termes de l’article 59 bis du Règlement, une fois qu’un mandat d’arrêt a été transmis à l’autorité ou institution internationale ou au Bureau du Procureur, l’accusé visé par ledit mandat peut être écroué sans intervention de l’État dans lequel il se trouve. Cet article a été adopté par les juges du Tribunal lors de la 9e session plénière de janvier 1996, conformément à l’article 15 du Statut, qui leur confère le pouvoir d’"adopter[ ...] un règlement qui régira la phase préalable à l’audience, l’audience et les recours ... et d’autres questions appropriées." La procédure établie par l’article 59 bis est valide et pleinement conforme aux dispositions du Statut.

37. L’article 19 2) du Statut donne en tout état de cause au juge ayant confirmé l’acte d’accusation pouvoir de délivrer toute ordonnance ou tout mandat d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise de personnes et toutes autres ordonnances nécessaires pour la conduite du procès. Ce pouvoir, de nature discrétionnaire, indique clairement que l’article 19 2) n’envisage pas que les mandats d’arrêt ne puissent être adressés qu’aux États. On peut donc considérer que l’article 59 bis du Règlement donne effet à cet article du Statut, lorsque le juge de confirmation de l’acte d’accusation a rendu une décision imposant à des entités autres que les États de recevoir et d’exécuter des mandats d’arrêt, de détention, d’amener ou de remise des personnes accusées. Le Juge Riad a adressé en l’espèce le mandat d’arrêt à l’ATNUSO, sur requête de l’Accusation. Cette dernière avait indiqué qu’elle avait des raisons de croire que l’accusé se trouvait sur le territoire de Slavonie orientale, administré par l’ATNUSO en application d’une résolution du Conseil de sécurité. Le juge a donc considéré qu’une telle ordonnance était requise en application de l’article 19 2) du Statut et le mécanisme établi par l’article 59 bis du Règlement a ainsi été déclenché.

38. L’article 20 2) du Statut est la disposition la plus précise pour ce qui est de la procédure à suivre après la confirmation de l’acte d’accusation et il donne plus de poids aux dispositions de l’article 59 bis du Règlement. Les termes de cet article du Statut sont dépourvus d’ambiguïté : une personne accusée doit être placée en état d’arrestation, informée des chefs d’accusation retenus contre elle et déférée au Tribunal international. Il n’y est pas fait mention des États, ni d’une quelconque limitation du pouvoir qu’a une institution internationale ou le Procureur de participer à l’arrestation.

39. La RFY n’a pas adopté de loi d’application qui lui permettrait de remplir les obligations que lui impose l’article 29 du Statut. Sa position consiste à dire que sa constitution ne lui permet pas d’extrader ses ressortissants pour qu’ils soient jugés par le Tribunal et que, par conséquent, toute loi prévoyant la remise de ressortissants yougoslaves serait inconstitutionnelle. Cependant,

[ i] l existe en droit international un principe universellement reconnu aux termes duquel une faille ou une déficience en droit national, ou toute absence de la législation nationale nécessaire, ne décharge pas les États et autres sujets internationaux de leurs obligations internationales ; en conséquence, aucun sujet de droit international ne peut s'appuyer sur les dispositions d'une législation nationale ou sur les lacunes de cette législation pour être déchargé de ces obligations ; lorsqu'ils le font, ils contreviennent aux dites obligations."

La position adoptée par la RFY est également en contradiction directe avec l’article 58 du Règlement, qui dispose que l’obligation de remettre les personnes accusées prévaut sur toute disposition nationale.

40. Cependant, comme établi ci-dessus, l’article 29 du Statut impose aux États une obligation de comportement mais ne contient aucune clause d’exclusivité. Dès que le Tribunal est devenu opérationnel, il est apparu clairement que plusieurs États ne s’acquittaient pas de l’obligation qui leur était faite d’arrêter et de remettre les personnes mises en accusation. C’est ce qui ressort clairement du recours, en cinq occasions différentes, à la procédure prévue par l’article 61 du Règlement. Les juges ont, par conséquent, adopté, dans le cadre des paramètres des articles 19 et 20 du Statut, l’article 59 bis du Règlement, pour mettre en place un mécanisme qui vient s’ajouter à celui prévu à l’article 55 du Règlement, lequel fixe néanmoins toujours les principales modalités d’arrestation et de remise de personnes au Tribunal. Une telle interprétation du Statut est tout à fait conforme à ses fonctions et buts en tant qu’instrument constitutif d’un organe judiciaire international chargé de prendre des mesures concrètes pour traduire en justice les personnes responsables de violations graves du droit international humanitaire. Sans la présence à La Haye des personnes mises en accusation, il n’est pas possible d’établir leur innocence ou leur culpabilité et le fonctionnement du Tribunal est considérablement entravé. Même si le Règlement ne peut étendre les pouvoirs du Tribunal au delà de ceux envisagés par le Statut, l’adoption d’une disposition réglementaire qui ne contredit manifestement pas le Statut et est fidèle à son esprit ne peut être considérée que comme légitime.

41. Une interprétation de l’article 55 du Règlement fondée sur l’article 29 du Statut et l’idée d’exclusivité aboutirait à ignorer les dispositions de l’article 59 bis du Règlement. Il est évident qu’on ne peut vider une disposition de son sens en adoptant une interprétation restrictive d’une autre disposition du même texte. Les termes de l’article 59 bis du Règlement sont clairs et ils sont étayés par le Statut du Tribunal. Il convient par conséquent de considérer que cet article est valide et complète l’article 55 du Règlement. De fait, l’article 59 bis dispose explicitement qu’il s’applique "nonobstant les articles 55 et 59", ce qui confirme qu’il a pour objet de mettre en place un mécanisme supplémentaire.

42. De surcroît, la RFY n’a pas pu ou n’a pas voulu exécuter les mandats d’arrêt qui restent en vigueur contre les trois coaccusés dont les noms figurent dans l’acte d’accusation établi à l’encontre de M. Dokmanovic. Il s’ensuit qu’il aurait été vain d’utiliser la procédure prévue à l’article 55 pour les arrestations. De plus, lorsque le mandat d’arrêt a été délivré à l’encontre de M. Dokmanovic, il y avait des motifs valables de penser qu’il résidait dans la région de Slavonie orientale. De fait, les éléments de preuve montrent que jusqu’en juillet 1996, il résidait effectivement en Slavonie orientale, et qu’il s’est installé ensuite à Sombor, en RFY. Dans ces circonstances, le recours à la procédure prévue à l’article 59 bis était tout à fait approprié. Même si le mandat d’arrêt a été délivré en avril 1996, l’ATNUSO ne l’a reçu qu’en juillet 1996, époque à laquelle l’accusé ne résidait déjà plus en Slavonie orientale. Ainsi l’ATNUSO a-t-elle arrêté M. Dokmanovic quand il est retourné sur le territoire qu’elle contrôlait.

2. Du rôle de l’ATNUSO

43. Le fait que les forces de l’ATNUSO et des représentants du BdP aient participé à cette arrestation n’est pas contesté. Pour autant, le Procureur n’a jamais prétendu avoir reçu un mandat d’arrêt signé par M. le Juge Riad, ainsi qu’il est prévu à l’article 59 bis du Règlement. Dans cette affaire, le seul mandat d’arrêt figurant au dossier est celui adressé à l’ATNUSO. Aussi, à ce stade, la Chambre de première instance doit-elle, sans s’attarder sur le rôle qu’a pu jouer le BdP en l’espèce, examiner le mandat transmis à l’ATNUSO, instance internationale habilitée à recevoir et exécuter les mandats d’arrêt lancés par le Tribunal.

44. L’accord fondamental concernant la région de la Slavonie orientale, de la Baranja et du Sirm Occidental ("Accord fondamental") a été signé par les représentants de la République fédérale de Yougoslavie et de la Croatie le 12 novembre 1995. Cet accord prévoyait une période de transition de douze mois au cours de laquelle la région serait gouvernée par une entité internationale, qualifiée d’administration transitoire. Il a été demandé au Conseil de sécurité de créer cette administration et d’autoriser le déploiement d’une force internationale pour maintenir la paix et la sécurité et contribuer à la mise en oeuvre de l’accord fondamental.

45. Ayant reçu un rapport du Secrétaire général, établi à la demande des Parties à l’accord fondamental, concernant tous les aspects de la mise en place de l’administration et de la force, le Conseil de sécurité a adopté la résolution 1037 le 15 janvier 1996. Celle-ci soulignait que cette région faisait partie intégrante du territoire croate et entérinait la proposition, contenue dans l’accord fondamental, de créer un organe transitoire chargé de son administration en attendant sa réintégration au sein de la Croatie. Le Conseil de sécurité, invoquant le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, lançait ainsi une opération de maintien de la paix comportant une double composante, civile et militaire, l’ATNUSO. L’ATNUSO a clairement été dotée d’un mandat très large, comme le Secrétaire général l’avait envisagé dans son rapport et comme les déclarations de certains États membres, prononcées à l’occasion de l’adoption de la résolution le laissaient entrevoir. Lorsqu’il a témoigné devant la Chambre de première instance, l’adjoint militaire de l’administrateur transitoire, M. Michael Hryshchyshyn, a, lui aussi, exprimé l’opinion selon laquelle l’administrateur transitoire détenait "tout le pouvoir exécutif sur la région."

46. De surcroît, la résolution enjoignait l’ATNUSO de coopérer avec le Tribunal international dans l’exécution de son mandat ; elle lui ordonnait explicitement de coopérer avec les enquêteurs du BdP. Lors de l’adoption de cette résolution, l’importance de cette coopération a été soulignée par le représentant de l’Italie au Conseil de sécurité, s’exprimant au nom de l’Union européenne, mais aussi par les représentants du Chili et de la Pologne. Que cette coopération puisse aller jusqu’à l’arrestation des personnes accusées par le Tribunal ressort clairement des déclarations des représentants de l’Égypte et de la République de Corée, et aucun État membre ne s’est élevé contre cette idée.

47. Les composantes civile et militaire de l’ATNUSO ont été créées par le Conseil de sécurité en vertu du pouvoir que lui confère le Chapitre VII. L’un des objectifs fixés à sa composante militaire était "de contribuer, par sa présence, au maintien de la paix et de la sécurité", cependant que l’une des missions assignée au Tribunal international, lui aussi établi en application du Chapitre VII, était de "contribuer à la restauration et au maintien de la paix". Il apparaît donc clairement que le Conseil de sécurité considérait que l’ATNUSO et le Tribunal devaient oeuvrer à la réalisation d’un objectif commun. C’est pourquoi il leur incombe de coopérer pleinement l’un avec l’autre et de coordonner leurs activités. La résolution 1037 rappelle l’obligation faite aux États de coopérer avec le Tribunal et de lui prêter assistance, mais elle fait également obligation à l’ATNUSO de coopérer avec le Tribunal. Il apparaît donc clairement que le Conseil de sécurité était d’avis que les obligations des États et le mandat de l’ATNUSO ne s’excluaient pas mutuellement.

48. Aux termes de la résolution 1037, le Secrétaire général doit régulièrement faire rapport au Conseil de sécurité sur le fonctionnement de l’ATNUSO et l’exécution de son mandat. Ces rapports indiquent clairement que l’ATNUSO a pleinement gouverné dans la région. Il importe ici de noter que la démilitarisation effectuée sous le contrôle de la composante militaire de l’ATNUSO a été totale. Les seules forces autorisées à porter les armes étaient celles de l’ATNUSO et de la Force de police transitoire, créée par ses soins. Les forces de police locales ont été dissoutes et l’ATNUSO a été chargée de former et de superviser la Force de police transitoire. Par conséquent, il n’y avait dans la région aucune force de police croate à même d’exécuter les mandats d’arrêt au nom du Gouvernement croate, comme il est prévu à l’article 55 du Règlement.

49. Comme nous l’avons déjà mentionné, l’article 59 bis du Règlement prévoit, sans vouloir les remplacer, une alternative appropriée aux procédures envisagées par l’article 55, et il est étayé par les articles 19 et 20 du Statut. D’ailleurs, l’ATNUSO est une autorité internationale au sens de l’article 59 bis du Règlement qui, en arrêtant l’accusé, remplissait sa mission, qui était de coopérer avec le Tribunal.

3. Du rôle du Bureau du Procureur

50. Dans ses écritures, l’Accusation ne se prononce pas clairement sur la question de savoir si c’est l’ATNUSO ou elle-même qui a arrêté l’accusé. À l’audience du 8 septembre, l’Accusation a fait valoir, en invoquant l’article 59 bis, que l’arrestation avait été effectuée par le personnel militaire de l’ATNUSO et les représentants du BdP. M. Hryshchyshyn a, cependant, déclaré que selon lui, l’accusé avait été arrêté par les enquêteurs de l’Accusation, avec l’aide de l’ATNUSO qui avait assuré sa détention.

51. Dans la présente Décision, la Chambre de première instance a jugé qu’une personne est en état d’arrestation lorsque, par la contrainte physique, le comportement ou l’emploi de certains termes, on lui fait savoir qu’elle n’est plus libre de partir. L’examen des cassettes audio, de leur transcription et du film vidéo de l’arrestation montre clairement que l’accusé a été arrêté par les forces militaires de l’ATNUSO. Immédiatement après, il a été informé de ses droits et des accusations retenues contre lui par un enquêteur du BdP. Si, en l’espèce, l’arrestation a été effectuée en application de l’article 59 bis du Règlement, la présence du BdP lors d’une arrestation est également explicitement envisagée par l’autre article traitant des arrestations, c’est-à-dire l’article 55 C) du Règlement. Bien que le mandat d’arrêt enjoigne l’ATNUSO de rechercher, d’arrêter, de transférer l’accusé au Tribunal et de l’informer sans délai de ses droits et de la nature des accusations portées contre lui, c’est en fait le BdP qui s’est chargé de l’informer de ses droits et desdites accusations. En définitive, ce qui importe, c’est que l’accusé soit informé de ses droits et des accusations portées contre lui, et cela a été dûment fait. Nul ne saurait contester que le BdP est habilité à le faire.

52. Pendant ce que l’Accusation a qualifié d’"opération conjointe", les droits de l’accusé ont été pleinement respectés. L’accusé a été informé de l’objet de sa détention et de son arrestation, des accusations portées contre lui et de ses droits. C’est ainsi que les droits reconnus à l’accusé sont préservés. Il convient en outre de noter que l’article 5 du Règlement stipule que tout acte non conforme au Règlement ne peut être déclaré nul que s’il est incompatible avec les principes fondamentaux de l’équité et a entraîné effectivement un mauvais fonctionnement de la justice. Contrairement à ce qu’affirme la Défense, ces principes ont été pleinement respectés.

C. De la non-divulgation de l’acte d’accusation et de la délivrance du mandat d’arrêt.

53. Le 3 avril 1996, le nom de M. Dokmanovic a été ajouté à l’acte d’accusation dressé contre trois autres accusés dans la même affaire, acte qui a fait l’objet d’une ordonnance de non-divulgation en application de l’article 53 du Règlement. Le BdP a dû demander la délivrance d’ordonnances de non-divulgation car certains États refusaient de collaborer à l’exécution des mandats d’arrêt lancés par le Tribunal. Il ne semble pas que la Défense ait globalement mis en cause la légitimité de la pratique consistant à dresser des actes d’accusation confidentiels. Il est utile de citer ici le compte rendu de l’audience du 8 septembre 1997 :

M. FILA : Non, ce que je veux dire, c’est qu’une procédure d’arrestation est prévue par les Nations Unies à travers le Statut. L’accusé était réfugié sur le territoire d’un État indépendant appelé Yougoslavie. Les arrestations ne peuvent y être effectuées. Il aurait fallu demander à la Yougoslavie de procéder à l’arrestation. Ses droits ont été bafoués parce qu’il a été arrêté de manière inhumaine. Je dis que cela ne se serait pas produit si l’arrestation s’était déroulée dans les formes appropriées ; si la police régulière - car l’ATNUSO dispose d’une force de police - était venue l’arrêter, nous serions, dès aujourd’hui ou demain, fondés à établir s’il est coupable ou innocent. J’estime qu’une arrestation illégale constitue une atteinte à la souveraineté de la Yougoslavie. Il a été arrêté par la ruse, et ceci est tout simplement inacceptable.

[ ...]

MME LE JUGE MCDONALD : Donc, votre position ne consiste pas à affirmer qu’un accusé a le droit d’être arrêté sous certains délais. Ce que vous défendez, c’est que l’article 29 du Statut prescrit la seule méthode permise pour arrêter un accusé, consistant à demander la coopération d’un État, et que l’ATNUSO n’est ni compétente ni qualifiée pour conduire une arrestation...

M. FILA : L’ATNUSO n’est pas un État et, troisièmement, il faut aussi tenir compte du fait qu’il n’y a pas de délai fixé pour l’exécution du mandat d’arrêt, que l’État doit l’exécuter sans retard indu et non pas quand quelqu’un décide que le temps est venu de passer à l’action, après un, deux ou trois ans. C’est ainsi.

MME LE JUGE MCDONALD : Donc, ce que vous dites, c’est que lorsque l’acte d’accusation est confidentiel, l’État ne peut se conformer à ses obligations visées par l’article 29 du Statut parce qu’il y est question d’exécution "sans retard". Voulez-vous dire qu’il doit être exécuté sans retard par rapport au moment où l’État le reçoit ou par rapport au moment où l’acte est signé par le Juge ?

M. FILA : Oui.

MME LE JUGE MCDONALD : Veuillez répondre à ma question.

M. FILA : Il ne peut leur être soumis parce qu’ils ne sont pas informés. Or, si un Juge lance un mandat d’arrêt, il doit être signifié à l’État sur le territoire duquel se trouve l’accusé. Je ne crois pas que les actes d’accusation soient dissimulés aux États, ils sont cachés aux criminels. C’est ainsi que je l’entends. Je ne lis pas dans l’article 59 du Règlement une dissimulation aux États, puisqu’ils ils sont tenus de les exécuter. Autrement, l’article aurait un sens différent, il signifierait que nous disposons de forces que l’on peut parachuter dans différents États pour y conduire des opérations et en faire sortir les personnes recherchées.

Il semble donc que l’argument de la Défense n’est pas que les droits de l’accusé ont été violés parce que M. Dokmanovic n’a pas été informé de l’existence d’un acte d’accusation ou d’un mandat d’arrêt établi à son encontre. Il semble plutôt que la Défense estime que, l’acte d’accusation étant confidentiel, la RFY n’a pas eu la possibilité de le signifier à l’accusé et qu’ainsi, en quelque sorte, il y a eu atteinte à sa souveraineté.

54. L’article 53 du Règlement prévoit la possibilité pour un juge d’ordonner la non-divulgation au public d’un acte d’accusation tant qu’il n’a pas été signifié à l’accusé concerné. L’allégation de la Défense, selon laquelle la RFY ne serait pas visée par cette "non-divulgation au public" est sans fondement, car l’article est aussi clair qu’il est absolu dans sa formulation. Au demeurant, nul ne conteste que le 3 avril 1996, lors de la confirmation de l’acte d’accusation, de la délivrance du mandat d’arrêt et du dépôt de l’ordonnance de non-divulgation, l’accusé n’habitait pas en RFY mais en Slavonie orientale, en Croatie. C’est également pour cette raison que, à l’époque, l’acte d’accusation n’avait pas à être transmis à la RFY pour qu’elle le signifie à personne. D’ailleurs, en l’absence de toute coopération de la RFY avec le Tribunal, il est raisonnable de conclure que pour parvenir à arrêter l’accusé, il fallait que l’ordonnance de non-divulgation demeure en vigueur au-delà d’octobre 1996, date à laquelle l’accusé a cessé de travailler en Slavonie Orientale et qu’il s’est installé à Sombor, en RFY. En conséquence, la Chambre de première instance dit que la non-divulgation de l’acte d’accusation ne peut être invoquée pour contester l’arrestation de l’accusé.

55. Le mandat d’arrêt initial signé par le Juge et transmis à l’ATNUSO était rédigé en anglais et, selon le Greffier, une copie traduite en serbo-croate lui était annexée. Dans la version serbo-croate, le mandat était établi à l’adresse de la Croatie et non de l’ATNUSO. À l’audience du 8 septembre, le Greffier a expliqué que cette erreur s’était produite au sein du Greffe et qu’elle avait par la suite été corrigée dans le dossier officiel. La Défense, quant à elle, soutient que la copie du mandat d’arrêt signifiée en langue serbo-croate à M. Dokmanovic lors de son arrestation était la version adressée à la Croatie et non celle destinée à l’ATNUSO et qu’il s’agit-là d’une erreur délibérée faisant fi des droits de l’accusé.

56. La Chambre de première instance fait observer qu’aucune disposition du Statut ou du Règlement ne précise que l’accusé a droit à une copie du mandat d’arrêt émis contre lui dans sa propre langue. En vertu de l’article 55 du Règlement, l’acte d’accusation, le rappel des droits de l’accusé et la mise en garde lui sont lus dans une langue qu’il comprend. En vertu de l’article 59 bis, l’accusé, dès le début de sa détention, est avisé dans une langue qu’il comprend des accusations portées contre lui et de son transfert prochain au Tribunal. Immédiatement après son transfert, il lui est donné lecture dans ladite langue de l’acte d’accusation, d’un rappel de ses droits et d’une mise en garde. L’Accusation est libre de fournir à l’accusé copie du mandat d’arrêt. De plus, la version officielle du mandat signée par M. le Juge Riad était en anglais. Sa traduction en serbo-croate ne fait pas foi.

D. De la méthode employée pour arrêter l’accusé

57. Si l’Accusation admet volontiers qu’elle a eu recours à "une supercherie, à une ruse" et que "depuis le début, l’intention du Procureur était d’arrêter M. Dokmanovic", la Chambre de première instance ne considère pas pour autant qu’il y a eu enlèvement ou séquestration. Comme il a été établi, l’accusé est monté de son plein gré à bord du véhicule de l’ATNUSO qui l’a conduit à la base d’Erdut en Croatie ; il était en fait impatient d’y prendre place, car il croyait aller à un rendez-vous pour discuter de ses droits de propriété sur le territoire de Slavonie Orientale, administré par l’ATNUSO. Cependant, l’accusé ayant été abusé, dupé et attiré par la ruse en Slavonie Orientale, où il a ensuite été arrêté et incarcéré, la Chambre de première instance doit maintenant se prononcer sur la légalité de la méthode employée. Pour les raisons analysées dans la suite, la Chambre de première instance estime qu’un tel recours à la "ruse" est compatible avec les principes du droit international et la souveraineté de la RFY.

58. Comme nous l’avons mentionné lorsque nous avons examiné quand et où l’accusé avait été arrêté, en droit international, l’article 5 1) de la CEDH stipule, dans la partie qui nous intéresse : "Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté sauf dans les cas [ cités à la suite] et selon les voies légales"[ non souligné dans l’original] . L’article 9 1) du PIDCP contient une disposition quasiment analogue : "Tout individu a droit à la liberté et à la sécurité de sa personne. Nul ne peut faire l’objet d’une arrestation ou d’une détention arbitraires. Nul ne peut être privé de sa liberté, si ce n’est pour des motifs et conformément à la procédure prévus par la loi" [ non souligné dans l’original] .

59. L’expression "voie légale" figurant à l’article 5 1) de la CEDH a été interprétée comme incluant la procédure suivie par un tribunal lorsqu’il ordonne un placement en détention et les règles de droit régissant une arrestation. La Cour européenne des droits de l’Homme a indiqué que cette condition signifie que la procédure à suivre doit être conforme à la CEDH et au droit interne, et ne doit pas être arbitraire. L’exigence de "légalité" formulée dans cet article a été interprétée comme s’appliquant à la fois à la forme et au fond.

60. Dans le cadre de l’article 9 1) du PIDCP, le terme de "loi", figurant dans l’expression "conformément à la procédure prévu[ e] par la loi" doit être entendue dans un sens abstrait et général : il désigne aussi bien une loi votée par un Parlement, un texte équivalent, qu’une norme non écrite de la common law qui soit accessible aux personnes justiciables des juridictions en question. Le principe de légalité vise la régularité tant de la forme que du fond. Le contexte historique dans lequel s’inscrit l’article 9 1) est tel qu’il convient d’interpréter l’interdiction de l’arbitraire au sens large. Toute privation de liberté prévue par la loi ne peut être injuste, imprévisible, manifestement disproportionnée, discriminatoire, ou inappropriée compte tenu des circonstances de l’espèce. Aussi, pour déterminer si M. Dokmanovic a été arrêté dans les conditions prévues par l’article 5 1) de la CEDH et l’article 9 1) du PIDCP, il convient de se reporter au Statut et au Règlement du Tribunal pour vérifier que l’accusé a été arrêté de manière non arbitraire et "selon les voies légales", c’est-à-dire, en l’occurrence, conformément à la loi du Tribunal.

61. Dans notre Statut, seuls les articles 20 2) et 21 4) évoquent la procédure à suivre pour avoir compétence sur un accusé. Fondé sur le Statut, l’article 59 bis B) du Règlement reprend les principes énoncés dans ses articles 20 2) et 21 4). En ce qui concerne l’accusé dans la présente affaire, ces procédures ont été respectées. Comme il a été dit plus haut, il existe contre M. Dokmanovic un acte d’accusation et un "Mandat d’arrêt portant ordre de déferement" valables. L’accusé a été avisé des accusations portées contre lui, dès son arrestation, dans une langue qu’il comprend et il a été transféré sans délai au Tribunal international pour y être détenu et jugé.

62. Les articles 5 1) de la CEDH et 9 1) du PIDCP ont fait l’objet d’une interprétation dans quelques affaires internationales de dol et d’enlèvement. En ce qui concerne l’article 5 1), dans l’affaire Stocké c/ Allemagne, portée devant la Cour européenne des droits de l’Homme, un citoyen allemand soupçonné de fraude fiscale, M. Stocké, a fui son pays lorsque les autorités ont voulu le réincarcérer parce qu’il n’avait pas respecté les conditions mises à sa libération provisoire. Il s’est d’abord enfui en Suisse, puis à Strasbourg, en France. Un informateur de la police a alors obtenu, au moyen d’une supercherie, le retour de M. Stocké en Allemagne. Cet informateur lui a parlé d’une affaire qui réclamait sa participation à une réunion au Luxembourg. M. Stocké est alors monté à bord d’un avion qu’il croyait à destination du Luxembourg. S’il avait été prévenu que l’avion survolerait pendant peu de temps le territoire allemand, il ignorait que le pilote avait reçu l’ordre d’y atterrir. Sur place, il a été immédiatement arrêté, avant d’être reconnu coupable et condamné à six années de réclusion.

63. M. Stocké a fait valoir que les autorités allemandes étaient au courant du stratagème imaginé pour obtenir son retour en Allemagne et qu’il avait été victime d’une collusion illicite entre lesdites autorités et l’informateur. Invoquant les articles 5 1) et 6 1) de la CEDH, il a soutenu que son arrestation et son procès étaient de ce fait même entachés d’illégalité.

64. La Cour Européenne des Droits de l’Homme a conclu qu’il n’y avait pas eu violation des articles 5 et 6 de la CEDH, car il n’existait pas de preuves suffisantes pour établir que l’Allemagne était partie prenante à la machination montée contre M. Stocké. La Commission européenne des Droits de l’Homme, qui avait renvoyé l’affaire devant la Cour, avait elle aussi conclu qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes de la participation de l’État pour conclure à une violation de l’article 5 1). Cependant, elle a également laissé entrevoir dans le cours de son raisonnement une possible violation de la CEDH si les autorités étatiques avaient pris part à une telle supercherie. La Commission a encore déclaré :

[ U] ne personne qui se trouve sur le territoire d’une Haute Partie Contractante ne peut être arrêtée que conformément au droit de cet État. Une arrestation effectuée par les autorités d’un État sur le territoire d’un autre État sans l’autorisation préalable de l’État en cause non seulement engage la responsabilité de l’État vis-à-vis de cet autre État mais porte atteinte également au droit individuel de la personne à la sûreté selon l’article 5 § 1".

65. L’affaire Bozano c/ France, elle aussi entendue par la CEDH, a également donné lieu à une interprétation de l’article 5 1) de la CEDH, mais cette fois, dans le cadre d’une affaire d’enlèvement. Dans cette affaire, M. Bozano avait été condamné par contumace par une juridiction italienne pour diverses infractions pénales. Il avait ultérieurement été arrêté par la gendarmerie française, car il s’était réfugié en France. Une juridiction français avait refusé son extradition vers l’Italie et il avait été remis en liberté. Peu après, il avait été interpellé par des policiers en civil français, forcé de monter à bord d’un véhicule banalisé, menotté et conduit en Suisse, en application d’un ordre d’expulsion. De là, il avait été extradé vers l’Italie. M. Bozano a fait valoir, entre autres, que son expulsion vers la Suisse équivalait à un enlèvement et que son départ forcé de France portait atteinte à son droit à la liberté, garanti par l’article 5 1) de la CEDH. La Commission européenne des Droits de l’Homme a déclaré sa plainte recevable et a renvoyé l’affaire devant la Cour européenne des Droits de l’Homme, qui, à son tour, a jugé son expulsion illégale et incompatible avec son droit "à la sûreté". La Cour a conclu que la France avait eu tort de tourner la procédure normale d’extradition et que la détention de M. Bozano était insuffisamment motivée.

66. La Chambre de première instance a recensé quatre affaires portées devant le Comité des Droits de l’Homme, créé pour contrôler l’application du PIDCP, dans lesquelles l’article 9 1) du PIDCP a été interprété dans un contexte qui nous intéresse ici. Le Comité a conclu dans chacune de ces affaires que l’enlèvement d’une personne dans un État pour la conduire dans un autre État où elle sera incarcérée constitue une arrestation et une détention arbitraires contraires à l’article 9 1).

67. Les affaires qui, portées devant la Cour européenne des droits de l’homme et le Comité des droits de l’homme, ont donné lieu à une interprétation des articles 5 1) de la CEDH et 9 1) du PIDCP posent le problème de l’illégalité des arrestations opérées au mépris des procédures établies en vue d’obtenir l’incarcération d’un suspect (souvent dans le cadre de traités d’extradition) ou à la faveur d’un enlèvement considéré comme manifestement arbitraire. Entre le Tribunal international et l’ATNUSO ou la RFY, en revanche, il n’existe aucun traité d’extradition ou accord de coopération de la sorte. Clairement, le Tribunal international et l’ATNUSO ne sont pas des États et ne peuvent conclure avec des États des traités d’extradition. De surcroît, il n’y a pas d’accord ancien détaillé entre le Tribunal ou l’ATNUSO et la RFY qui organise le transfert à La Haye d’accusés repérés en RFY et qui pourrait être assimilé à un traité d’extradition entre États souverains égaux. Enfin, il n’y a pas eu, en l’espèce, d’enlèvement pouvant être considéré comme manifestement arbitraire. La Chambre de première instance estime que la procédure établie par le Tribunal pour les arrestations a été suivie par l’organe qui a procédé à l’arrestation, à savoir l’ATNUSO. Les motifs invoqués pour établir l’infraction, ou l’éventuelle infraction aux articles 5 1) de la CEDH et 9 1) du PIDCP dans les affaires de dol et d’enlèvement évoquées plus haut ne peuvent être repris dans le cas de l’arrestation de M. Dokmanovic.

68. Après avoir examiné ces affaires internationales, qui, dans une certaine mesure, posent la question à laquelle nous devons ici répondre, la Chambre de première instance juge bon d’analyser certaines jurisprudences nationales. La Chambre de première instance estime que dans la plupart de ces systèmes nationaux, l’idée prévaut que le fait d’attirer un suspect par la ruse dans un autre État où il pourrait être arrêté ne porte pas atteinte aux droits du suspect ou n’entache pas la procédure d’irrégularité.

69. Dans l’affaire United States v/ Yunis, l’accusé, un ressortissant libanais, avait été attiré par la ruse hors de son pays d’origine et arrêté dans les eaux internationales au large des côtes chypriotes. Il avait ensuite été amené contre son gré aux États-Unis pour y répondre d’une prise d’otage et d’un détournement d’avion. Son conseil a notamment fait valoir que les personnes chargées de l’appréhender avaient porté atteinte à ses droits constitutionnels. L’accusé a donc demandé l’abandon des poursuites au motif, premièrement, que les États-Unis avaient manqué aux obligations découlant pour eux des traités d’extradition conclus avec Chypre et le Liban et, deuxièmement, que les pouvoirs publics avaient, au mépris de son droit à une procédure régulière, consacré par le Cinquième amendement à la Constitution des États-Unis, fait un usage excessif et choquant de la force au moment de l’arrestation.

70. La cour saisie de l’affaire Yunis avait conclu que l’action des autorités américaines "n’étaient pas à ce point choquante qu’elle heurtait les consciences" et justifiait le non-lieu." Elle s’était largement inspirée de la norme de comportement établie dans l’affaire United States v/ Toscanino. Dans celle-ci, une cour d’appel du deuxième circuit avait jugé qu’un tribunal devait se déclarer incompétent dès lors qu’il n’avait pu être saisi qu’"au prix d’une atteinte délibérée, injustifiée et déraisonnable de la part des pouvoirs publics aux droits constitutionnels de l’accusé." Cela étant, la juridiction saisie de l’affaire Yunis a estimé qu’il n’était pas prouvé que les autorités avaient eu "un comportement brutal, inhumain et choquant justifiant l’abandon des poursuites comme dans l’affaire Toscanino." Elle avait également relevé que "chaque fois que des accusés avaient demandé l’abandon des poursuites au seul motif qu’ils avaient été attirés par la ruse aux États-Unis, les juridictions avaient refusé de se déclarer incompétentes."

71. Dans les affaires United States v/ Wilson et United States v/ Reed, il a été également jugé qu’en matière pénale, il était possible d’attirer un suspect par la ruse dans un endroit pour qu’il y soit arrêté. Dans l’affaire Wilson, un agent secret avait persuadé l’accusé de quitter son asile libyen. La cour a rejeté le non-lieu au motif que "Wilson avait simplement été victime d’une supercherie sans violence....toute irrégularité dans l’arrestation de l’accusé n’entache pas les poursuites engagées contre lui d’un vice de forme." Dans l’affaire Reed, l’accusé avait, par la ruse, été incité à quitter une île des Bahamas par la C.I.A. Il avait été informé que l’avion privé à bord duquel il prenait place se dirigeait vers Nassau, alors qu’en réalité, il était à destination de Fort Lauderdale, en Floride. Une fois à bord, il avait été placé en détention et des agents de la force publique l’attendaient à son arrivée en Floride. La cour a notamment conclu que les droits de l’accusé garantis par le Quatrième amendement n’avaient pas été violés puisqu’il existait un mandat d’arrêt valable, la procédure avait été régulière et l’accusé n’avait subi aucun traitement brutal, inhumain ou choquant, comme cela avait été le cas dans l’affaire Toscanino.

72. L’autre affaire, Re Hartnett and the Queen ; Re Hudson and the Queen n’est pas non plus sans analogie avec celle qui nous occupe. Là encore, un tribunal canadien a estimé que la supercherie imaginée pour attirer les requérants au Canada ne faisait pas obstacle aux poursuites. Les requérants avaient été invités par les autorités canadiennes à se rendre des États-Unis à Toronto pour y témoigner devant la Commission des opérations de bourse de l’Ontario. À leur arrivée au Canada, ils avaient été arrêtés pour fraude. Leur défense a fait valoir que la demande de témoignage était en fait une ruse destinée à les attirer en un endroit où ils pourraient être arrêtés. La juridiction a déclaré que la méthode employée pour les traduire en justice et le fait de ne pas engager de procédure d’extradition ne constituaient pas une violation de leurs droits. Elle a rejeté leur demande d’annulation du renvoi en justice et a confirmé qu’elle avait compétence pour tenir une audience préliminaire, nonobstant les conditions d’arrestation.

73. Dans l’affaire In re Schmidt, la Chambre des Lords a estimé qu’une personne attirée en Angleterre sous des prétextes fallacieux par des agents de la force publique pouvait légitimement être extradée afin d’être jugée au pénal dans une pays tiers. Un citoyen allemand, accusé dans son pays d’infractions graves à la loi sur les stupéfiants s’était installé en Irlande. Des responsables allemands ont cherché à obtenir son extradition, sans succès. Après qu’ils eurent informé leurs homologues anglais des visites fréquentes de l’accusé au Royaume-Uni sous couvert de faux passeports, les autorités anglaises ont accepté d’ouvrir une enquête. Un détective anglais a alors contacté cette personne et son avocat en Irlande, leur a fait croire qu’il enquêtait sur une affaire sans rapport avec la leur et qu’il souhaitait simplement s’assurer qu’il pouvait exclure son nom de l’enquête. Cette personne a ensuite été attirée en Angleterre sous prétexte que la police souhaitait l’y entendre. De surcroît, il a été informé que s’il ne se présentait pas pour être entendu, il serait soupçonné d’avoir commis l’infraction et arrêté dès son prochain voyage au Royaume-Uni. Il s’est donc rendu en Angleterre, où il a été arrêté et placé en détention, en attendant son extradition. L’intéressé a alors saisi la Hign Court et fait valoir, notamment, que la façon dont il avait été attiré sur le territoire du Royaume-Uni constituait un détournement de procédure et un abus de pouvoir. La Chambre des Lords a rejeté sa requête au motif qu’en matière d’extradition, il n’y avait pas d’autorité de contrôle à proprement parler et a ajouté que, quand bien même une telle autorité existerait, elle n’aurait pas eu à connaître de l’affaire Schmidt.

74. Cependant, dans certaines affaires, des tribunaux nationaux se sont refusé à admettre qu’une personne puisse être attirée par la ruse en un endroit où elle pourrait être arrêtée. Mais, à notre connaissance, dans toutes les affaires nationales et internationales dans lesquelles il a été jugé que le recours à la ruse était contraire à certains principes de droit international ou bafouait les droits d’un suspect, il existait un traité d’extradition qui avait été tourné ou le suspect avait été victime de brutalités injustifiées.

75. Comme nous l’avons dit plus haut, aucun traité d’extradition n’a été tourné lors de l’arrestation de M. Dokmanovic. Ce dernier aurait pu être arrêté et transféré à La Haye en application de l’article 55 du Règlement, mais comme nous l’avons dit, ce n’était pas la seule méthode possible pour appréhender le suspect. De surcroît, lors de l’arrestation de M. Dokmanovic, il n’y a pas eu de comportement "brutal, inhumain ou choquant comme dans l’affaire Toscanino" qui justifierait l’abandon des poursuites. L’accusé n’a aucunement été maltraité pendant le voyage jusqu’à la base d’Erdut. Rien dans son arrestation ne heurte les consciences. En fait, il s’agissait d’une arrestation ordinaire au regard de la plupart des normes : l’accusé n’a opposé aucune résistance et les membres de l’ATNUSO qui lui ont passé les menottes n’ont pas fait usage de la force. Les cassettes vidéo et audio de l’arrestation confirment qu’une procédure régulière a été suivie pour détenir M. Dokmanovic et le transférer à La Haye.

76. Enfin, l’argument de la Défense selon lequel le fait d’avoir attiré l’accusé en Croatie par la ruse constitue une atteinte à la souveraineté de la RFY est sans fondement. Par contre, contrairement à ce qu’affirme l’Accusation, l’accusé est libre d’invoquer cet argument. Dans l’Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence dans l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic (IT-94-1-ART72, 2 octobre 1995, RG D413-D491), la Chambre d’appel a estimé qu’un accusé est en droit d’exciper d’une atteinte à la souveraineté d’un autre pays. La Chambre d’appel a déclaré sans ambiguïté :

"Quelle que soit la situation au plan des litiges internes, la doctrine traditionnelle [ ...] ne peut se concilier, devant le présent Tribunal international, avec l’opinion qu’un accusé, ayant droit à une défense totale, ne saurait être privé d’un argument si intimement lié au droit international et fondé sur ce droit, comme moyen de défense fondé sur la violation de la souveraineté de l’État. Interdire à un accusé de soulever un tel argument revient à décider que, à notre époque, un tribunal international ne peut pas, dans une affaire pénale mettant en jeu la liberté de l’accusé, examiner un argument soulevant la question de la violation de la souveraineté de l’État".(paragraphe 55)

77. Sur le fond, néanmoins, l’argument de la Défense résiste mal à l’examen. Comme il a été établi dans la présente Décision, M. Dokmanovic a été arrêté sans qu’il y ait violation physique du territoire de la RFY. L’arrestation s’est produite en territoire croate. L’on serait peut-être en droit de se demander si la souveraineté de la RFY aurait été violée si l’accusé avait été attiré par la ruse puis arrêté par un État tiers, mais la question ne se pose pas en l’espèce. Comme il a été dit plus haut, la force qui a arrêté l’accusé, l’ATNUSO, a été créée en vertu du Chapitre VII qui lie la communauté internationale, et partant, elle n’entretient pas, à la différence des autres États souverains, une relation horizontale avec la RFY. Dans la Décision relative à l’injonction de produire, la Chambre de première instance a déclaré :

"Tous les États, en ayant souverainement décidé d’adhérer à l’Organisation des Nations Unies, ont reconnu la primauté de l’autorité du Conseil de sécurité pour tout ce qui touche à la paix et à la sécurité internationale. [ ...] [ L] e Conseil de sécurité n’a pas délégué ses propres attributions au Tribunal international, il a créé un organe subsidiaire indépendant à vocation spécialisée. Une ordonnance décernée à un État, relevant du mandat du Tribunal international, à l’instar de toute action contraignante décidée par le Conseil de sécurité lui-même, n’enfreint en rien la souveraineté de cet État. Que le Tribunal international soit habilité à exiger que des États prennent des mesures ressortant de sa compétence dérive logiquement de la vocation et de la mission particulières du Tribunal international".

En arrêtant l’accusé, l’ATNUSO remplissait l’obligation qui lui était faite par la résolution 1037 de coopérer avec le Tribunal et de contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationales.

78. Enfin, tandis que la Défense et l’Accusation fondent l’essentiel de leur analyse juridique sur l’affaire United States v/ Alvarez-Machain, jugée par la Cour d’appel des États-Unis (9eme circuit) et la Cour suprême, qui a cassé l’arrêt de la Cour d’appel, nous jugeons inutile d’examiner l’idée qui est à la base de la décision de la Cour suprême, à savoir qu’un requérant ne peut arguer de l’irrégularité de son arrestation pour contester la compétence d’un tribunal. La Chambre de première instance ayant conclu que la méthode employée pour arrêter et détenir M. Dokmanovic était justifiée et régulière, il n’est pas nécessaire à ce stade d’examiner si le Tribunal international a compétence pour juger un défendeur illégalement appréhendé à l’étranger.

E. Du Sauf-conduit

79. Enfin, la Chambre de première instance doit décider si M. Dokmanovic bénéficiait ou non d’un sauf-conduit pour se rendre de RFY en Croatie et retourner en RFY. Nous devons, pour ce faire, répondre à deux questions : premièrement, quelles garanties le BdP et l’ATNUSO ont donné à M. Dokmanovic, si tant est qu’ils en aient donné ? Deuxièmement, si des garanties ont effectivement été données, constituaient-elles un sauf-conduit juridiquement contraignant ?

80. S’agissant du premier point, M. Dokmanovic a déclaré que M. Michael Hryshchyshyn, représentant l’ATNUSO, lui avait donné toutes les garanties d’un sauf-conduit pour son aller-retour entre la RFY et la Croatie. L’accusé affirme que ces garanties lui ont été données par téléphone le 25 juin 1997, au cours d’une conversation portant sur la préparation du voyage et de sa rencontre avec le Général Klein. M. Hryshchyshyn, pour sa part, a déclaré au cours de sa déposition, qu’il n’avait pas assuré M. Dokmanovic qu’il ne serait pas arrêté s’il se rendait sur le territoire de l’ATNUSO. Il lui a seulement dit qu’il n’aurait aucune difficulté à pénétrer dans la région sous mandat de l’ATNUSO. En outre, le Témoin A, interprète qui a traduit la conversation téléphonique entre MM. Dokmanovic et Hryshchyshyn, a confirmé les dires de ce dernier, déclarant que M. Dokmanovic n’avait reçu aucune garantie de M. Hryshchyshyn concernant son voyage en Croatie et son retour.

81. M. Dokmanovic a également déclaré à l’audience, que peu après cette conversation téléphonique avec M. Hryshchyshyn, M. Kevin Curtis, du BdP, lui avait affirmé qu’il bénéficierait de "toutes les assurances et garanties". Pourtant, M. Curtis a indiqué qu’il n’avait donné aucune assurance ou garantie de ce type. M. Curtis a déclaré que la seule assurance que voulait avoir M. Dokmanovic était de ne pas avoir affaire à la police ou aux autorités croates. Répondant à ce souhait, M. Curtis avait accepté d’en parler à l’ATNUSO quand il organiserait l’entrevue.

82. En fait, si M. Dokmanovic a quitté la Croatie pour s’installer en RFY, c’est parce que les autorités croates avaient lancé contre lui un mandat d’arrêt et qu’il redoutait qu’elles l’arrêtent. Lors de ses entretiens avec le BdP et l’ATNUSO, il savait que son nom ne figurait pas sur la liste des Serbes amnistiés par les autorités croates. Par contre, il ignorait qu’il faisait l’objet d’un acte d’accusation du Tribunal international et qu’un mandat d’arrêt avait été décerné à son encontre. Partant, il n’avait aucune raison de demander au BdP ou à l’ATNUSO l’assurance qu’il ne serait pas arrêté par eux, mais il avait quelque raison de leur demander l’assurance de ne pas être arrêté par les autorités croates. Aussi, la Chambre de première instance considère-t-elle que les témoignages de MM. Curtis et Hryshchyshyn et du Témoin A, affirmant qu’aucune garantie de sauf-conduit particulière ou générale, n’a été donnée à l’accusé, sont plus crédibles que celui de M. Dokmanovic.

83. Même si M. Dokmanovic avait reçu des assurances, comme il le prétend, celles-ci ne rempliraient pas les conditions requises pour que l’on puisse y voir une garantie de sauf-conduit juridiquement contraignante. Les conditions nécessaires à la délivrance d’un sauf-conduit ont été définies par la Chambre de première instance II (composée de Mme le Juge McDonald, Président et de MM. les Juges Stephen et Vohrah, le Procureur c/ Dusko Tadic) dans sa Décision relative aux requêtes de la Défense aux fins de citer à comparaître et de protéger les témoins à décharge et de présenter des témoignages par vidéoconférence du 25 juin 1996 (RG D9148-D9162). Dans cette affaire, la Chambre avait jugé que : premièrement, elle était habilitée à délivrer des sauf-conduits en application de l’article 54 du Règlement ; deuxièmement, ces sauf-conduits sont destinés à garantir la comparution des témoins lorsqu’ils viennent de zones situées en dehors du ressort du tribunal ; et troisièmement, les termes employés doivent être précis. L’immunité est accordée pour les crimes du ressort du Tribunal et pour la durée pendant laquelle le témoin se trouve au siège du Tribunal pour y effectuer sa déposition.

84. Si l’on applique ces critères aux assurances que M. Dokmanovic prétend avoir reçues, il appert qu’elles n’auraient pas constitué des garanties de sauf-conduit juridiquement valables. Seul un juge ou une Chambre de première instance est habilité à délivrer un sauf-conduit et ni le BdP ni l’ATNUSO ne peuvent le faire. Ces ordonnances sont délivrées aux témoins afin d’obtenir leur comparution. En l’espèce, M. Dokmanovic n’était pas recherché en qualité de témoin mais d’accusé. Les assurances qu’il se targue d’avoir reçues n’étaient pas limitées dans le temps et dans l’espace et l’objet pour lequel elles avaient été données n’était pas précisé.

85. En résumé, la Chambre de première instance déclare qu’en fait, nulle assurance de sauf-conduit n’a été donnée à M. Dokmanovic et que, quand bien même une telle assurance aurait été donnée, elle n’aurait pas eu de valeur légalement contraignante.

F. Conclusion

86. En somme, la Chambre de première instance conclut que M. Dokmanovic a été arrêté par les forces de l’ATNUSO dans la région de Croatie administrée par l’ATNUSO, avec le concours du Bureau du Procureur. L’ATNUSO a légitimement exécuté le mandat d’arrêt qui lui avait été adressé en application de l’article 59 bis du Règlement et le BdP a informé l’accusé de ses droits. L’article 59 bis du Règlement prévoit un mode d’arrestation qui vient s’ajouter à celui envisagé à l’article 55 du Règlement et qui est pleinement étayé par le Statut.

87. Les éléments de preuve produits donnent à penser que M. Dokmanovic n’a reçu des représentants du BdP ou de l’ATNUSO aucune garantie ni aucune assurance de ne pas être arrêté. Au demeurant, un tel sauf-conduit n’aurait pu être suivi d’effet puisque, au Tribunal international, seules les Chambres de première instance sont habilitées à les délivrer.

88. Enfin, les moyens mis en oeuvre pour procéder à l’arrestation de M. Dokmanovic n’ont enfreint aucun principe de droit international et n’ont pas porté atteinte à la souveraineté de la RFY. Au contraire, en s’acquittant de son obligation de coopérer avec le Tribunal international et en exécutant le mandat que lui confère le Chapitre VII de la Charte des Nations Unies, l’ATNUSO assure l’efficacité des procédures du Tribunal et contribue ainsi au maintien de la paix et de la sécurité internationales comme elle est censée le faire.

IV. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS, LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie d’une requête préliminaire contestant la légalité de l’arrestation de l’accusé Slavko Dokmanovic, déposée par la Défense,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 72 DU RÈGLEMENT,

REJETTE les Requêtes aux fins de mise en liberté de l’accusé.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance

(signé)

Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald

 Fait le vingt-deux octobre 1997

La Haye, Pays-Bas

[ Sceau du Tribunal]