LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président

M. le Juge Antonio Cassese

M. le Juge Richard May

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 29 mai 1998

 

LE PROCUREUR

c/

ANTO FURUNDZIJA

_____________________________________________________________

 

DÉCISION RELATIVE À l’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE D’INCOMPÉTENCE SOULEVÉE PAR LA DÉFENSE AUX FINS D'ABANDONNER LES CHEFS 13 & 14 DE L'ACTE D'ACCUSATION (ABSENCE DE COMPÉTENCE RATIONE MATERIAE)

_____________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Patricia Viseur-Sellers

M. Michael Blaxill

M. Rodney Dixon

Le Conseil de la Défense :

M. Luka Misetic

 

I. INTRODUCTION

1. La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") est saisie de l’exception préjudicielle d’incompétence soulevée par la Défense aux fins d’abandonner les chefs 13 & 14 de l’acte d’accusation fondée sur l’absence de compétence ratione materiae, déposée le 21 mai 1998 ("Exception préjudicielle", Registre général du greffe ("RG") cote D770-D777, version en anglais) et de la Réponse du Procureur à ladite Exception préjudicielle, déposée le 27 mai 1998 ("Réponse de l’Accusation" RG D813-D819, version en anglais) ;

2. Aux termes de l’acte d’accusation ("acte d’accusation") daté du 2 novembre 1995 (RG cote D36-D41, D50, version en anglais ; RG cote D7-1/50 bis, version en français) l’accusé, Anto Furund‘ija se serait rendu coupable de violations de l’article 2 du Statut du Tribunal international ("Statut") en commettant des actes constituant des infractions graves aux Conventions de Genève de 1949, et de l’article 3 du Statut en commettant des violations des lois ou coutumes de la guerre. Le 13 mars 1998, la Chambre de première instance a autorisé l’Accusation à retirer les charges relatives aux violations présumées de l’article 2 du Statut figurant au chef 12 de l’acte d’accusation.

3. Le procès d’Anto Furund‘ija doit commencer le 8 juin 1998. Il portera exclusivement sur les chefs 13 et 14, tous deux relatifs à des violations de l’article 3 du Statut. Par ses actes, l’accusé aurait pris part à des tortures et à des atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, qui engagent sa responsabilité pénale individuelle en vertu de l’article 7 1) du Statut.

4. La présente Chambre de première instance estime que les points soulevés dans l’Exception préjudicielle et la Réponse de l’Accusation peuvent être tranchés sans entendre les exposés des parties, en application de l’Ordonnance relative au dépôt des requêtes rendue par la Chambre de première instance le 19 décembre 1997 (RG cote D21-D22, version en anglais ; RG cote D 2-1/22 bis, version en français).

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

VU les arguments écrits des Parties,

REND SA DÉCISION ÉCRITE.

 

II. ARGUMENTS DE LA DÉFENSE

5. La Défense appuie sur plusieurs arguments son Exception préjudicielle contestant la compétence de la Chambre de première instance en matière de torture et d’atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol.

a) Elle avance, tout d’abord, que "la torture et les atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, n’entrent pas dans le cadre de l’article 3 du Statut"* . Ces actes relèvent plutôt de l’article 2 du Statut. Cette position évolue ultérieurement dans la suite de son Exception et elle revêt alors la formulation suivante: "les crimes de viol et de torture ne peuvent être poursuivis en vertu de l’article 3 du Statut que s’ils ont été commis dans le cadre d’un conflit armé interne".

Ce raisonnement se fonde sur l’Arrêt relatif à l’appel de la Défense concernant l’exception préjudicielle d’incompétence ("Arrêt") rendu le 2 octobre 1995 par la Chambre d’appel du Tribunal international dans l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic (RG cote D6413-D6491, version en anglais ; RG cote 88-1/6491 Bis) et sur la conclusion selon laquelle l’article 3 commun aux Conventions de Genève de 1949 ("Article 3 commun") est inclus dans l’article 3 du Statut. L’article 3 commun interdit spécifiquement, entre autres, les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels et les tortures, ainsi que les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants. Les Conventions de Genève spécifient que l’article 3 commun s’applique aux "conflit[ s] armé[ s] ne présentant pas un caractère international". En d’autres termes, il s’applique aux seuls conflits armés internes. En conséquence, le Conseil de la Défense soutient que, comme l’Accusation continue d’affirmer qu’il s’agissait d’un conflit international, elle ne peut se fonder sur l’article 3 commun, ni, partant, sur l’article 3 du Statut.

b) La Défense soutient, sans s’engager, que les faits reprochés tombent sous le coup de l’article 2 du Statut relatif aux infractions graves aux Conventions de Genève. S’agissant des tortures, la Défense admet que, de toute évidence, l’article 2 b) les interdit spécifiquement. Elle ne se prononce pas sur la question de savoir si le viol constitue ou non une infraction grave.

La Défense soutient que le viol et la torture, commis dans le contexte d’un conflit armé international, ne peuvent être poursuivis qu’en vertu de l’article 2 du Statut, c’est-à-dire que dans un tel conflit, soit ils constituent des infractions graves, soit ils ne sont rien du tout. Appliquant la jurisprudence issue de l’Arrêt de la Chambre d’appel, les actes de torture ne peuvent faire l’objet de poursuites qu’en vertu de l’article 2, en tant qu’infractions graves. En vertu de l’Arrêt, si le viol est une infraction grave aux Conventions de Genève (il n’y est pas spécifiquement mentionné), il ne peut être sanctionné aux termes de l’article 3 du Statut puisque les infractions graves ne peuvent l’être qu’en application de l’article 2.

c) Selon la Défense, une application correcte de l’Arrêt doit signifier que les crimes énumérés à l’article 2 du Statut ne peuvent être jugés en vertu de l’article 3. Plusieurs passages de l’Arrêt concernant l’article 3 sont cités à l’appui de cette interprétation.

 

III. ARGUMENTS DE L’ACCUSATION

6. Dans sa Réponse, l’Accusation riposte aux arguments de la Défense comme suit :

a) Les crimes imputés aux chefs 13 et 14 de l’acte d’accusation constituent des violations des lois ou coutumes de la guerre, reconnues par l’article 3 du Statut. La torture et les atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, sont prohibées par le droit international humanitaire parce que ce sont des infractions distinctes dans tout conflit armé, qu’il soit de nature interne ou internationale. Il est donc approprié de les sanctionner en vertu de l’article 3 du Statut.

b) Dans l’affaire Tadic, la Chambre d’appel a conclu que les actes interdits par l’article 3 commun et, notamment, la torture et les atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, sont répréhensibles dans tout conflit, qu’il soit interne ou international. Les violations de l’article 3 commun peuvent, à juste titre, être poursuivies en vertu de l’article 3 du Statut. Les critères permettant de déterminer si l’article 3 du Statut peut être appliqué sont énoncés dans l’Arrêt :

i) la violation doit porter atteinte à une règle du droit international humanitaire ;

ii) la règle doit être de caractère coutumier ou, si elle relève du droit conventionnel, les conditions requises doivent être remplies ;

iii) la violation doit être grave, c’est-à-dire qu’elle doit constituer une infraction aux règles protégeant des valeurs importantes et cette infraction doit emporter de graves conséquences pour la victime ;

iv) la violation de la règle doit entraîner, aux termes du droit international coutumier ou conventionnel, la responsabilité pénale individuelle de son auteur.

Selon l’Accusation, dans cette affaire, il a été confirmé que les violations de l’article 3 commun remplissaient les conditions pour être sanctionnées en vertu de l’article 3 du Statut.

c) Le viol est prohibé dans les conflits armés internationaux par l’article 27 de la IVe Convention de Genève et l’article 76 du Protocole additionnel II. L’article 4 du Protocole additionnel II, qui affine la définition des infractions reconnues par l’article 3 commun, interdit le viol dans le contexte de conflits armés internes. Dans son Arrêt, la Chambre d’appel a conclu que ces interdictions font partie du droit international coutumier et s’appliquent aux conflits armés internationaux et internes. En conséquence, ces violations sont valablement poursuivies en vertu de l’article 3.

d) En qualifiant l’article 3 de "clause supplétive" dans son Arrêt Tadic, la Chambre d’appel n’excluait pas la possibilité de poursuivre les auteurs de tortures et d’atteintes à la dignité des personnes, y compris de viol, en vertu dudit article. En l’espèce, ces actes sont reprochés à l’accusé en vertu de l’article 3 du Statut en tant que violations de l’article 3 commun et d’autres règles du droit humanitaire ; ils constituent des crimes distincts et autonomes, faisant intervenir des éléments distincts des infractions graves et des crimes contre l’humanité. L’Accusation cite la Décision relative aux contestations de l’acte d’accusation par la Défense pour vice de forme rendue le 15 mai 1998 par la Chambre de première instance dans l’affaire le Procureur c/ Kupreskic et consorts (RG cote D1074-D1076, version en anglais ; RG cote D3-1/1076 Bis, version en français) à l’appui de cette opinion.

e) La conséquence de l’Arrêt de la Chambre d’appel, concluant que l’article 3 du Statut est une clause générale couvrant toutes les violations graves du droit international humanitaire ne relevant pas de l’article 2 ou couvertes par les articles 4 ou 5, est que l’on ne peut pas poursuivre les personnes responsables d’infractions graves, de crimes contre l’humanité ou de génocide en vertu de l’article 3. Par contre, cet article permet d’engager des poursuites en cas de torture ou d’outrages à la dignité des personnes, y compris de viol.

 

IV. EXPOSÉ DES MOTIFS

7. Les Parties se sont fondées sur les articles 2 et 3 du Statut, qui disposent comme suit:

Article 2

Infractions graves aux Conventions de Genève de 1949

Le Tribunal international est habilité à poursuivre les personnes qui commettent ou donnent l’ordre de commettre des infractions graves aux Conventions de Genève du 12 août 1949, à savoir les actes suivants dirigés contre des personnes ou des biens protégés aux termes des dispositions de la Convention de Genève pertinente :

(a) L’homicide intentionnel ;

(b) La torture ou les traitements inhumains, y compris les expériences biologiques ;

(c) Le fait de causer intentionnellement de grandes souffrances ou de porter des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé ;

(d) La destruction et l’appropriation de biens non justifiées par des nécessités militaires et exécutées sur une grande échelle de façon illicite et arbitraire ;

(e) Le fait de contraindre un prisonnier de guerre ou un civil à servir dans les forces armées de la puissance ennemie ;

(f) Le fait de priver un prisonnier de guerre ou un civil de son droit d’être jugé régulièrement et impartialement ;

(g) L’expulsion ou le transfert illégal d’un civil ou sa détention illégale ;

(h) La prise de civils en otages.

Article 3

Violations des lois ou coutumes de la guerre

Le Tribunal international est compétent pour poursuivre les personnes qui commettent des violations des lois ou coutumes de la guerre. Ces violations comprennent, sans y être limitées :

(a) L’emploi d’armes toxiques ou d’autres armes conçues pour causer des souffrances inutiles ;

(b) La destruction sans motif des villes et des villages ou la dévastation que ne justifient pas les exigences militaires ;

(c) L’attaque ou le bombardement, par quelque moyen que ce soit, de villes, villages, habitations ou bâtiments non défendus ;

(d) La saisie, la destruction ou l’endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion, à la bienfaisance et à l’enseignement, aux arts et aux sciences, à des monuments historiques, à des oeuvres d’art et à des oeuvres de caractère scientifique ;

(e) Le pillage de biens publics ou privés.

8. L’article 3 commun est aussi hautement pertinent en l’espèce :

En cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international et surgissant sur le territoire de l’une des Hautes Parties contractantes, chacune des Parties au conflit sera tenue d’appliquer au moins les dispositions suivantes :

1) Les personnes qui ne participent pas directement aux hostilités, y compris les membres de forces armées qui ont déposé les armes et les personnes qui ont été mises hors de combat par maladie, blessure, détention, ou pour toute autre cause, seront, en toutes circonstances, traitées avec humanité, sans aucune distinction de caractère défavorable basée sur la race, la couleur, la religion ou la croyance, le sexe, la naissance ou la fortune, ou toute autre critère analogue.

À cet effet, sont et demeurent prohibés, en tout temps et en tout lieu, à l’égard des personnes mentionnées ci-dessus :

a) les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels, tortures et supplices ;

b) les prises d’otages ;

c) les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants ;

d) les condamnations prononcées et les exécutions effectuées sans un jugement préalable, rendu par un tribunal régulièrement constitué, assorti des garanties judiciaires reconnues comme indispensables par les peuples civilisés.

2) Les blessés et malades seront recueillis et soignés.

[ ...]

À maintes reprises, les Parties se sont aussi référées à l’Arrêt de la Chambre d’appel, dont voici les passages pertinents :

Paragraphe 87 : "[ ...] Quand on considère cette liste dans le contexte général de l’examen par le Secrétaire général des Règles de La Haye et du droit international humanitaire, nous concluons qu’elle peut être interprétée comme incluant d’autres infractions au droit international humanitaire. La seule limite est que ces infractions ne doivent pas déjà être couvertes par l’article 2 (autrement cette disposition deviendrait superflue). L’article 3 doit être considéré comme couvrant toutes les violations du droit international humanitaire autres que les "infractions graves" aux quatre Conventions de Genève relevant de l’article 2 (ou, de fait, les violations visées par les articles 4 et 5 dans la mesure où les articles 3, 4 et 5 se recouvrent).

[ Les passages cités par la Défense sont indiqués en caractères gras]

Paragraphe 89 : À la lumière des remarques qui précèdent, on peut soutenir que l’article 3 est une clause générale, couvrant toutes les violations du droit humanitaire ne relevant pas de l’article 2 ou couvertes par les articles 4 ou 5, plus spécifiquement : i) les violations des Règles de La Haye sur les conflits internationaux ; ii) les atteintes aux dispositions des Conventions de Genève autres que celles classées comme "infractions graves" par lesdites Conventions ; iii) les violations de l’article 3 commun et autres règles coutumières relatives aux conflits internes ; iv) les violations des accords liant les parties au conflit, considérés comme relevant du droit conventionnel, c’est-à-dire des accords qui ne sont pas devenus du droit international coutumier [ ...]

Paragraphe 91 : Ainsi, l’article 3 confère au Tribunal international compétence sur toute violation grave du droit international humanitaire qui n’est pas couverte par les articles 2, 4 ou 5. L’article 3 est une disposition fondamentale établissant que toute "violation grave du droit international humanitaire" doit faire l’objet de poursuites par le Tribunal international. En d’autres termes, l’article 3 opère comme une clause supplétive visant à garantir qu’aucune violation grave du droit international humanitaire n’échappe à la compétence du Tribunal international. L’article 3 vise à rendre cette compétence inattaquable et incontournable.

[ Les passages cités par la Défense sont indiqués en caractères gras]

10. L’Arrêt de la Chambre d’appel

L’interprétation que la Chambre d’appel donne de la compétence ratione materiae du Tribunal international repose sur un examen des règles prohibant certaines conduites dans des conflits armés et de leur distribution dans le Statut. Les règles prohibant, entre autres, le viol et la torture des personnes protégées, qui sont incorporées à l’article, 2 ont un caractère spécifique et ne s’appliquent que si les conditions définies par les Conventions de Genève de 1949 sont remplies. Les règles prohibant ce type de conduite dans les conflits armés, qu’ils soient internes ou internationaux, tombent sous le coup de l’article 3. Ce dernier interdit les violations graves du droit international humanitaire qui ne relèvent pas des dispositions spécifiques contenues dans les articles 2, 4 ou 5.

La Chambre de première instance souligne que le Statut confère compétence au Tribunal international pour toutes les violations graves du droit international humanitaire et que l’article 3 vise à garantir que le Tribunal international puisse remplir sa mission et que tous les actes de ce type fassent effectivement l’objet de poursuites.

11. La Chambre d’appel a considéré que la compétence ratione materiae du Tribunal international couvre toutes les violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991. Ces violations relèvent de catégories distinctes : i) actes commis dans des circonstances assimilables à des infractions graves tombant dans le champ de l’article 2 ; ii) actes assimilables au génocide, répréhensibles en vertu de l’article 4 et, iii) actes répondant à la norme des crimes contre l’humanité, prohibés par l’article 5. Il existe, en outre, des actes assimilables à des violations graves du droit international humanitaire qui n’entrent dans aucune de ces catégories spécifiques : il s’agit des violations des lois ou coutumes de la guerre, relevant de l’article 3. Les articles 2 et 3 entretiennent des rapports que l’on pourrait caractériser d’inclusifs : les infractions graves constituent une variété de violations des lois ou coutumes de la guerre. La Chambre d’appel a conclu que, lorsqu’un acte répond aux normes d’une infraction grave en vertu de l’article 2 et, partant, de l’article 3, il relève de la compétence ratione materiae de la clause plus spécifique, à savoir l’article 2. Cette conclusion revêt une importance cruciale pour la contestation par la Défense de la compétence de la Chambre de première instance en matière de tortures et d’atteintes à la dignité des personnes, y compris de viol, en vertu de l’article 3.

12. L’interprétation des conclusions de l’Arrêt par la Défense est viciée. Toute infraction grave constitue une violation des lois ou coutumes de la guerre. En théorie, si elle répond aux deux critères à la fois, elle peut revêtir l’une ou l’autre qualification. Cependant, , il existe un principe général de droit international(la doctrine de la spécialité, lex specialis derogat generali [ la loi spéciale déroge à la loi générale] ) qui veut que, lorsqu’une infraction peut relever de deux dispositions dont l’une couvre un champ plus étendu et englobe entièrement l’autre, on applique la disposition la plus spécifique. Or, en l’espèce, la Chambre de première instance n’est pas placée devant diverses accusations relevant de plusieurs articles du Statut. Le Procureur a déjà effectué son choix en renonçant à l’accusation spécifique d’infractions graves présumées aux Conventions de Genève. La Chambre de première instance conclut que l’Accusation est en droit de recourir à la clause supplétive pour s’assurer qu’aucune violation grave du droit international humanitaire n’échappe à la compétence du Tribunal international. Ce raisonnement est absolument fidèle à l’esprit de l’Arrêt de la Chambre d’appel.

13. L’argument de la Défense selon lequel la torture et les atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, ne sont pas couvertes par l’article 3 du Statut.

L’argument selon lequel "la torture et les atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol, ne sont pas couvertes par l’article 3 du Statut" résulte d’une interprétation erronée du Statut. Ces actes sont prohibés par le droit international coutumier à tout moment. Comme le fait remarquer l’Accusation, durant un conflit armé, ils sont, en outre, assimilables à des violations des lois ou coutumes de la guerre, qui incluent les actes prohibés en vertu des Conventions de La Haye de 1907 et de l’article 3 commun.

14. La modification ultérieure de cette déclaration incorrecte de la Défense est également erronée : "[ l] es crimes de viol et de torture ne peuvent être poursuivis en vertu de l’article 3 que s’ils sont commis dans le contexte d’un conflit armé interne". Dans son Arrêt, la Chambre d’appel a conclu que la nature du conflit armé importe peu lorsque les actes en cause enfreignent les dispositions minimales contenues dans l’article 3 commun. Elle a, en outre, établi que l’article 3 du Statut se réfère implicitement, entre autres, aux règles coutumières issues de l’article 3 commun. L’article 3 commun interdit spécifiquement, entre autres, les atteintes portées à la vie et à l’intégrité corporelle, notamment le meurtre sous toutes ses formes, les mutilations, les traitements cruels et les tortures, ainsi que les atteintes à la dignité des personnes, notamment les traitements humiliants et dégradants.

Les Conventions de Genève précisent que l’article 3 commun s’applique "en cas de conflit armé ne présentant pas un caractère international", c’est-à-dire en cas de conflit armé interne. Nonobstant, la Chambre d’appel a conclu que, en droit international coutumier, les normes définies à l’article 3 commun s’appliquent à tous les cas de conflit armé. Elle a cité l’Affaire relative aux activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre lui, dans laquelle la Cour internationale de justice a confirmé que ces normes reflètent "les considérations élémentaires d’humanité" devant être respectées en vertu du droit international coutumier dans tout conflit armé, qu’il soit interne ou international. L’Accusation, qui persiste dans son affirmation du caractère international du conflit, est fondée à se référer aux règles de droit international coutumier issues de l’article 3 commun et, partant, elle est fondée à accuser Anto Furund‘ija de violations de l’article 3 du Statut.

15. L’argument de la Défense selon lequel en cas de conflit armé international, seul l’article 2 du Statut permet d’engager des poursuites pour torture et viol.

La Défense a tort d’affirmer que, dans le cadre d’un conflit armé international, la torture et le viol ne peuvent donner lieu à des poursuites qu’en application de l’article 2 du Statut et que, en d’autres termes, ils constituent des infractions graves ou ne sont rien du tout. Le viol et la torture, commis dans des circonstances qui ne sont pas assimilables à des infractions graves en vertu de l’article 2, peuvent relever de l’article 3. Cette interprétation met en lumière la conclusion de la Chambre d’appel selon laquelle l’article 3 opère comme une clause supplétive visant à garantir qu’aucune violation grave du droit international humanitaire n’échappe à la compétence du Tribunal international.

16. La Défense a également tort d’affirmer que, en suivant le raisonnement de la Chambre d’appel, il faudrait conclure que la torture (spécifiquement mentionnée à l’article 2 b)) ne peut être sanctionnée qu’en tant qu’infraction grave, en application de l’article 2 du Statut. Elle avance que si le viol est une infraction grave aux Conventions de Genève, il s’ensuit, conformément à l’Arrêt, qu’il ne peut être sanctionné en vertu de l’article 3 du Statut parce que les infractions graves relèvent exclusivement de l’article 2.

En l’espèce, les accusations ne portent plus sur des infractions graves. L’Accusation, après avoir abandonné le chef 12 de l’acte d’accusation, s’apprête à engager le procès sur la base d’accusations portées en vertu de l’article 3, à propos desquelles des présomptions ont été établies au cours de la procédure de confirmation de l’acte d’accusation. La chambre d’appel faisait référence à des normes et non à des accusations effectivement formulées. Si, en théorie, il est concevable que, de par les circonstances dans lesquels ils ont été commis, les crimes en cause soient assimilables à des infractions graves, l’Accusation a choisi d’engager le procès sur la base de charges relevant de l’article 3. Ce choix entre deux dispositions étant fait, il n’appartient pas à la Chambre de première instance de s’immiscer dans un domaine laissé à la discrétion de l’Accusation. Ce fait est corroboré par les conclusions auxquelles nous sommes parvenus plus tôt, aux paragraphes 12 et 14, à savoir que, en droit, vu la nature des actes présumés, le Procureur est effectivement habilité à poursuivre l’accusé en vertu de l’article 3.

17. Critère d’applicabilité de l’article 3

La Chambre de première instance fait sien l’argument de l’Accusation selon lequel le critère d’applicabilité de l’article 3 du Statut est celui énoncé par la Chambre d’appel dans l’Arrêt Tadic. Elle retient également l’argument de l’Accusation qui veut que les actes prohibés par l’article 3 commun répondent aux critères définis par l’Arrêt.

18. Conclusion

Pour récapituler, la Chambre de première instance conclut que, selon la Défense, les violations graves présumées du droit international humanitaire devraient échapper à la compétence du Tribunal international. Les arguments avancés à l’appui de cette proposition ne résistent pas à un examen attentif. La conclusion de la Défense va à l’encontre du raisonnement et de la raison d’être même de l’Arrêt rendu par la Chambre d’appel. Au vu de ce qui précède, la Chambre de première instance conclut que l’article 3 du Statut couvre la torture et les atteintes à la dignité des personnes, y compris le viol et qu’elle est compétente pour juger Anto Furund‘ija, au titre de violations présumées de l’article 3 du Statut.

 

V. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 72 DU RÈGLEMENT,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETTE l’Exception préjudicielle d’incompétence soulevée par la Défense aux fins d’abandonner les chefs 13 & 14 de l’acte d’accusation (absence de compétence ratione materiae) déposée le 21 mai 1998.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la

Chambre de première instance

/signé/

Florence Ndepele Mwachande Mumba

Fait le vingt-neuf mai 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]


* NdT : les écritures de la Défense et de l’Accusation n’étant pas déposées au Greffe en version française, les citations en provenant ne sont pas des traductions officielles.