LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba, Président

M. le Juge Antonio Cassese

M. le Juge Richard May

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 11 juin 1998

 

LE PROCUREUR

c/

ANTO FURUNDZIJA

 

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DECISION RELATIVE A LA REQUETE DU PROCUREUR AUX FINS DE MESURES DE PROTECTION EN FAVEUR DES TEMOINS "A" ET "D" PENDANT LE PROCES

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 Le Bureau du Procureur :

Mme Patricia Viseur-Sellers

M. Michael Blaxill

Le Conseil de la Défense :

M. Luka Miš etic

M. Sheldon Davidson

 

I. INTRODUCTION

1. La Chambre de première instance du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") est saisie de la Requête aux fins de mesures de protection en faveur des témoins "A" et "D" pendant le procès, déposée le 5 juin 1998 ("Requête") (Répertoire général du Greffe ("RG") cote D1398-D1405).

La Chambre de première instance a entendu l’exposé de l’Accusation le 8 juin 1998, date à laquelle le Conseil de la défense représentant Anto Furundzija a répondu à la Requête. La Chambre de première instance a rendu une décision orale, faisant droit à la Requête, et a mis sa décision écrite en délibéré.

La Chambre de première instance rendra une Ordonnance relative à la Requête du Procureur aux fins de mesures de protection en faveur des témoins "B" et "C" pendant le procès ; la présente Décision porte donc uniquement sur les mesures de protection demandées pour les témoins "A" et "D".

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, APRES EXAMEN des conclusions écrites et orales des parties,

REND SA DECISION ECRITE.

II. EXAMEN

2. Dans sa Requête, l’Accusation demande que les mesures de protection soient étendues à un certain nombre de témoins à charge pendant le procès, en application de l’article 22 du Statut du Tribunal international ("Statut") et de l’article 75 de son Règlement de procédure et de preuve ("Règlement"). Les mesures demandées pendant la déposition de deux de ces témoins, le témoin "A" et le témoin "D", sont les suivantes : l’emploi d’un pseudonyme, l’utilisation de moyens techniques d’altération de l’image et de la voix et leur audition à huis clos. Le 10 juin 1998, le Procureur a ensuite retiré sa demande aux fins d’utiliser des moyens techniques d’altération de l’image et de la voix. Le Procureur fait observer que la Chambre de première instance a déjà fait droit à certaines mesures de protection en faveur du témoin "A" dans l’Ordonnance relative à la requête du Procureur aux fins de protection des victimes et des témoins, rendue le 13 février 1998. En outre, l’Accusation avance que l’octroi de mesures de protection est une pratique bien établie du Tribunal international. De plus, le Procureur fait valoir que les circonstances justifient les mesures demandées en faveur des témoins "A’ et "D".

3. Lors de l’audience du 8 juin 1998, la Défense a répondu à la Requête en arguant que l’article 21 du Statut garantit le droit de l’accusé à un procès équitable et public, et que le droit à un procès public implique la communication au public de l’identité des témoins, sauf dans des circonstances exceptionnelles. La Défense soutient que le fait de permettre la déposition des témoins "A" et "D" à huis clos prive l’accusé de son droit à ce que l’essentiel de sa cause soit entendue publiquement.

4. Le Procureur se fonde sur l’article 22 du Statut alors que la Défense s’appuie sur son article 21. Ces deux articles reflètent la mesure dont doit faire preuve la Chambre de première instance lorsqu’il s’agit de concilier le droit de l’accusé à un procès public d’une part, et la protection des victimes et des témoins d’autre part. L’article 21, paragraphe 2, dispose :

Toute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du statut.

 

Le droit d’un accusé à un procès public n’est, par conséquent, pas absolu, mais est subordonné à l’article 22 du Statut qui dispose :

Le Tribunal international prévoit dans ses règles de procédure et de preuve des mesures de protection des victimes et des témoins. Les mesures de protection comprennent, sans y être limitées, la tenue d’audiences à huis clos et la protection de l’identité des victimes.

L’octroi de mesures de protection dans des circonstances exceptionnelles est conforme au Statut et se fait en application de l’article 75 du Règlement, qui dispose :

(A) Un Juge ou une Chambre peut, d’office ou à la demande d’une des parties ou de la victime ou du témoin intéressé, ou de la Division d’aide aux victimes et aux témoins, ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité de victimes ou de témoins, à condition toutefois que lesdites mesures ne portent pas atteinte aux droits de l’accusé.

(B) Une Chambre peut tenir une audience à huis clos pour déterminer s'il y a lieu d'ordonner notamment :

(i) des mesures de nature à empêcher la divulgation au public ou aux médias de l'identité d'une victime ou d'un témoin, d'une personne qui leur est apparentée ou associée ou du lieu où ils se trouvent, telles que:

(a) la suppression, dans les dossiers du Tribunal, du nom de l'intéressé et des indications permettant de l'identifier,

(b) l'interdiction de l'accès du public à toute pièce du dossier identifiant la victime,

(c) lors des témoignages, l'utilisation de moyens techniques permettant l'altération de l'image ou de la voix ou l'usage d'un circuit de télévision fermé, et

(d) l'emploi d'un pseudonyme ;

(ii) la tenue d'audiences à huis clos conformément à l'article 79 ci-après ;

(iii) les mesures appropriées en vue de faciliter le témoignage d'une victime ou d'un témoin vulnérable, par exemple au moyen d'un circuit de télévision fermé unidirectionnel.

(C) La Chambre assure le cas échéant le contrôle du déroulement des interrogatoires aux fins d'éviter toute forme de harcèlement ou d'intimidation.

 

De surcroît, la Chambre de première instance peut ordonner le huis clos en application de l’article 79 du Règlement, qui dispose :

(A) La Chambre de première instance peut ordonner que la presse et le public soient exclus de la salle pendant tout ou partie de l'audience :

(i) pour des raisons d'ordre public ou de bonnes moeurs ;

(ii) pour assurer la sécurité et la protection d'une victime ou d'un témoin ou pour éviter la divulgation de son identité en conformité à l'article 75 ci-dessus ; ou

(iii) en considération de l'intérêt de la justice.

(B) La Chambre de première instance rend publiques les raisons de sa décision.

5. La Chambre de première instance prend également en compte l’article 14, paragraphe 1er, du Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, qui dispose :

. . . Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal compétent, indépendant et impartial, établi par la loi . . . . Le huis clos peut être prononcé pendant la totalité ou une partie du procès soit dans l’intérêt des bonne moeurs, de l’ordre public ou de la sécurité nationale dans une société démocratique, soit lorsque l’intérêt de la vie privée des parties en cause l’exige, soit encore dans la mesure où le tribunal l’estimera absolument nécessaire lorsqu’en raison des circonstances particulières de l’affaire la publicité nuirait aux intérêts de la justice1. . .

Cet article confirme que le droit d’un accusé à un procès public est subordonné à d’autres paramètres. En l’espèce, le fait d’autoriser des dépositions publiques irait à l’encontre de l’intérêt de la vie privée des témoins "A" et "D". En outre, ordonner à ces témoins de déposer en audience publique pourrait les pousser à ne pas vouloir témoigner du tout et, dans la mesure où les témoins "A" et "D" sont cruciaux pour le dossier du Procureur, ce refus nuirait aux intérêts de la justice.

6. L’octroi de mesures de protection en faveur des témoins dans des circonstances exceptionnelles est une pratique bien établie au Tribunal international, en particulier dans le cas de victimes de viols ou de violences sexuelles2. Cette pratique repose sur le principe consacré par le paragraphe 108 du Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la Résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, (Documents de l’ONU, S/25704, 3 mai 1993) ("Rapport"), qui indique :

Étant donné le caractère particulier des crimes perpétrés dans l’ex-Yougoslavie, le Tribunal international devra assurer la protection des victimes et des témoins. Les règles de procédures et de preuve devront par conséquent prévoir les mesures de protection voulues des victimes et des témoins, s’agissant notamment des cas de viols ou de sévices sexuels. . . .

7. La Chambre de première instance estime que l’affaire dont elle est saisie est exceptionnelle à plus d’un titre. Premièrement, la situation en ex-Yougoslavie est toujours instable, en raison de la haine et des tensions ethniques incessantes. Les témoins y ont, dès lors, plus à craindre pour leur propre sécurité et celle de leur famille que dans les pays où règnent la paix et la stabilité. À cet égard, les affaires portées devant le Tribunal international ne sont, en conséquence, pas comparables aux affaires dont sont saisies les juridictions internes.

8. Cela ne signifie pas, pour autant, qu’il convient d’accorder des mesures de protection dans chaque affaire analogue à l’espèce ; ces mesures de protection doivent uniquement être accordées dans des circonstances exceptionnelles. Chaque affaire doit être tranchée au cas par cas. Les allégations dont il est fait état dans la présente affaire ont, entre autres, trait à un cas grave de viol et les mesures de protection demandées sont, par conséquent, justifiées.

9. En outre, la Chambre de première instance estime que, dans ce cas particulier, les mesures de protection demandées sont dans l’intérêt de la justice. La première obligation de la Chambre de première instance est la recherche de la vérité. Les mesures demandées contribueront à assurer aux témoins "A" et "D" une certaine liberté psychologique lorsqu’il déposeront, encourageant ainsi la recherche de la vérité.

10. En tout état de cause, toutes les procédures devant le Tribunal international sont enregistrées sur bandes vidéo afin de conserver un compte rendu durable de l’affaire. De surcroît, lorsque le Jugement sera rendu, celui-ci reprendra l’ensemble des moyens de preuve présentés au procès.

 

III. DISPOSITIF

Par ces motifs

EN APPLICATION DES ARTICLES 21 et 22 du Statut et DES ARTICLES 75 et 79 du Règlement

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE FAIT DROIT à la Requête du Procureur aux fins de mesures de protection en faveur des témoins "A" et "D" pendant le procès, déposée le 5 juin 1998, et ordonne ce qui suit :

(1) les nom, adresse, coordonnées et autres éléments d’identification relatifs aux personnes désignées par les pseudonymes "Témoin A" et "Témoin D" ne seront pas communiqués au public et aux médias ;

(2) les nom, adresse, coordonnées et autres éléments d’identification relatifs au statut des témoins "A" et "D" seront conservés sous scellés et n’apparaîtront dans aucun dossier du Tribunal international ouvert au public ;

(3) dans la mesure où le nom, l’adresse, les coordonnées ou d’autres éléments d’identification relatifs au statut des témoins "A" et "D" apparaissent dans des documents du Tribunal international ouverts au public, ces informations seront expurgées desdits documents ;

(4) les documents du Tribunal international identifiant les témoins "A" et "D" ne seront pas communiqués au public et aux médias ;

(5) les pseudonymes "A" et "D" seront utilisés chaque fois qu’il sera fait référence à ces personnes en leur qualité de témoins comparaissant dans le cadre de ce procès devant la Chambre de première instance et lors des discussions entre les parties au procès ;

(6) la déposition des témoins "A" et "D" sera entendue à huis clos ;

(7) l’accusé, son Conseil, l’Accusation et leurs représentants agissant sur leurs instructions ou à leur demande ne révéleront ni au public ni aux médias les noms ou autres éléments d’identification relatifs aux témoins "A" et "D", sauf dans la mesure limitée où il est nécessaire de communiquer ces éléments à des membres du public pour les besoins de l’enquête sur lesdits témoins. Toute communication de ce type se fera de façon à minimiser le risque que le nom des témoins soit révélé à l’ensemble du public ou aux médias ;

(8) le public et les médias s’abstiendront de photographier, de filmer ou de dessiner les témoins "A" et "D" lorsque ceux-ci se trouvent dans l’enceinte du Tribunal international.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre

de première instance,

/signé/

Florence Ndepele Mwachande Mumba

Fait le onze juin 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]


1. Non souligné dans l’original.

2. Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par le Procureur aux fins d’obtenir des mesures de protection pour les victimes et les témoins rendue le 10 août 1995 dans l’affaire Le Procureur c/ Duš ko Tadi} (IT-94-1-T) ; Décision relative aux requêtes déposées par l'Accusation aux fins d'obtention de mesures de protection pour les témoins à charge "B" à "M", rendue le 28 avril 1997 dans l’affaire Le Procureur c/ Zejnil Delali}, Zdravko Muci}, Hazim Deli} et Esad Land`o (IT-96-21-T) ; Décision relative à la requête de l'accusation aux fins d'expurger le dossier ouvert au public rendue le 5 juin 1997 dans l’affaire Le Procureur c/ Zejnil Delali}, Zdravko Muci}, Hazim Deli} et Esad Land`o (IT-96-21-T).