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1 Le vendredi 15 avril 2011
2 [Audience publique] [Jugement]
3 [Les accusés sont introduits dans le prétoire]
4 --- L'audience est ouverte à 11 heures 04.
5 M. LE JUGE ORIE : [interprétation] Madame la Greffière, veuillez s'il vous
6 plaît citer l'affaire.
7 Mme LA GREFFIÈRE : [interprétation] Il s'agit de l'affaire IT-06-90-T, le
8 Procureur contre Ante Gotovina, Ivan Cermak et Mladen Markac.
9 M. LE JUGE ORIE : [interprétation] Je vous remercie, Madame la Greffière
10 d'audience.
11 La Chambre de première instance est réunie aujourd'hui pour rendre son
12 jugement dans l'affaire le Procureur contre Ante Gotovina, Ivan Cermak et
13 Mladen Markac.
14 Au cours de la présente audience, la Chambre de première instance
15 résumera brièvement la procédure en l'espèce. Nous tenons à souligner qu'il
16 s'agit uniquement d'un résumé. Seul fait autorité l'exposé des
17 constatations et conclusions de la Chambre de première instance que l'on
18 trouve dans le jugement écrit dont des copies seront disponibles à l'issue
19 de l'audience.
20 L'affaire en l'espèce concerne des crimes qui auraient été commis à partir
21 du mois de juillet 1995, au moins jusqu'aux environs de 30 septembre 1995,
22 contre la population serbe de la Krajina et les biens détenus ou habités
23 par des Serbes dans différentes municipalités de la région de la Krajina.
24 Les crimes allégués par l'Accusation comprennent l'expulsion et le
25 transfert forcé, le pillage de biens privés et publics, la destruction sans
26 motif, le meurtre, des actes inhumains et de traitement cruel. Les crimes
27 allégués inclus de plus la persécution, entre autres, par le biais
28 d'attaques illicites contre des civils et des objectifs civils, des
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1 détentions illégales et l'imposition de mesures restrictives et
2 discriminatoires.
3 Ante Gotovina, Ivan Cermak et Mladen Markac ont été traduits en justice en
4 tant que participants allégués à une entreprise criminelle commune.
5 L'objectif de cette entreprise criminelle alléguée était l'expulsion
6 définitive de la population serbe de la région de la Krajina. L'Accusation
7 avance que ladite entreprise correspondait ou incluait la commission des
8 crimes de persécution, expulsion et transfert forcé, pillage et
9 destruction. A titre subsidiaire, ces crimes étaient une conséquence
10 naturelle et prévisible de la mise en œuvre de cette entreprise. De
11 surcroît, les crimes de meurtre, actes inhumains et traitements cruels
12 étaient également une conséquence naturelle et prévisible de la mise en
13 œuvre de l'entreprise criminelle commune alléguée.
14 Selon l'Accusation, les membres de cette entreprise criminelle commune
15 incluaient, outre les trois accusés, le président croate Franjo Tudjman, le
16 ministre de la Défense Gojko Susak, et les personnes ayant successivement
17 occupé le poste de chef de l'état-major principal de l'armée croate, Janko
18 Bobetko et Zvonimir Cervenko. Ces membres de l'entreprise criminelle
19 commune auraient utilisé d'autres personnes ou coopéré avec elles pour
20 faciliter l'exécution des crimes ou pour les commettre. Ces autres
21 participants comprennent des fonctionnaires du gouvernement, et des membres
22 de l'armée croate, de la police militaire, de la police spéciale et de la
23 police civile. Selon l'Accusation, les accusés ont participé et agi pour
24 mener à bien cette entreprise criminelle commune de différentes façons.
25 L'acte d'accusation allègue que les accusés sont responsables d'avoir
26 planifié, incité à commettre, ordonné ou aidé et encouragé ces crimes. En
27 dernier lieu, l'Accusation fait valoir que la responsabilité pénale des
28 accusés est engagée pour avoir sciemment omis d'empêcher ou de sanctionner
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1 les actes criminels ou les omissions de leurs subordonnés.
2 Cette Chambre de première instance a siégé pendant plus de trois ans, en
3 l'espèce. Toutes les parties, ainsi que la Chambre, ont cité à la barre des
4 témoins lors des différentes phases de l'affaire. Un total de 145 témoins
5 ont été entendus, et la Chambre, en outre, a versé au dossier les éléments
6 de preuve écrits apportés par 38 autres témoins. De plus, les parties ont
7 versé au dossier un grand nombre d'éléments de preuve documentaires afin
8 que la Chambre les prenne en compte. Ces pièces comprenaient des documents
9 militaires, des rapports d'organisations internationales actives en Croatie
10 pendant la période visée par l'acte d'accusation, et des rapports de
11 différents experts.
12 Les parties et la Chambre ont traité un nombre considérable de questions de
13 procédure lors du procès. A titre d'exemple, le Procureur a demandé le 13
14 juin 2008, que la Chambre ordonne à la République de Croatie de présenter
15 certains documents ou information, notamment un certain nombre de documents
16 d'artillerie. L'Accusation avait dans un premier temps présenté des
17 demandes d'assistance à la Croatie, ce qui a entraîné de longs contentieux
18 impliquant les parties et la Croatie. La Chambre a aussi invité la Croatie
19 à un certain nombre de réunions afin de préciser l'existence de certains
20 documents d'artillerie et, le cas échéant, leur remplacement. Pendant cette
21 phase, certains documents ont été fournis, à la satisfaction de
22 l'Accusation, alors que d'autres n'ont émergé que progressivement. Certains
23 font toujours défaut. Le 26 juillet 2010, la Chambre, tout en reconnaissant
24 que certaines questions relatives aux documents d'artillerie manquants
25 restaient sans réponse, n'a pas fait droit à la demande de l'Accusation
26 d'ordonner à la République de Croatie de présenter certains documents. La
27 Chambre a souligné que la Croatie était toujours tenue de coopérer avec le
28 Tribunal.
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1 La Chambre fait remarquer que les événements en l'espèce se sont déroulés
2 dans le contexte de nombreuses années de tensions entre Serbes et Croates
3 en Krajina. A cet égard, les parties sont convenues qu'un nombre
4 considérable de crimes avait été commis contre des Croates en Krajina. Les
5 événements en l'espèce ont également eu lieu dans le contexte d'un conflit
6 armé déjà en cours depuis des années sur le territoire de l'ex-Yougoslavie.
7 Toutefois, cette affaire ne portait pas sur les crimes précédant la période
8 visée par l'Accusation, elle ne portait pas non plus sur la licéité d'avoir
9 recours à la guerre et de l'avoir menée. L'objectif de cette affaire était
10 de savoir si des civils serbes en Krajina avaient été des cibles de crime,
11 et si la responsabilité pénale des accusés était reconnue pour ces crimes.
12 La Chambre va maintenant résumer ses conclusions.
13 La Chambre a constaté qu'un conflit armé international existait pendant la
14 période visée par l'acte d'accusation dans la région, sur la base des
15 éléments de preuve dont elle a été saisie en vertu de l'accord conclu entre
16 deux des parties de la Défense et l'Accusation.
17 La Chambre a été saisie et a pris en compte des éléments de preuve relatifs
18 à un grand nombre d'incidents particuliers de meurtres allégués. La plupart
19 des moyens de preuve ont été fournis par les membres de familles des
20 victimes ainsi que par des observateurs internationaux. A titre d'exemple,
21 un témoin a déclaré que le 7 août 1995, il a entendu des tirs et a vu des
22 soldats croates à l'extérieur de sa maison, à Mokro Polje, dans la
23 municipalité d'Ervenik. Il a entendu une conversation, quelqu'un disait, et
24 je cite : "J'en ai étouffé un autre", à la suite de quoi le témoin a
25 descendu l'escalier et a trouvé sa mère âgée et son frère handicapé mental
26 abattus tous les deux. La Chambre a conclu qu'ils avaient été tués par des
27 soldats croates.
28 Un autre témoin a déclaré que le 6 août 1995, elle avait vu des
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1 soldats croates faire sortir cinq hommes du sous-sol d'une maison à ou près
2 d'Ocestovo, où elle était également détenue. L'un de ces hommes était son
3 fils. Peu de temps après, des tirs ont été entendus, et les cinq hommes ont
4 par la suite été retrouvés morts suite à des blessures par balle. La
5 Chambre a conclu que des membres de l'armée croate avaient tué ces cinq
6 hommes.
7 La Chambre a conclu que des membres des forces militaires croates et
8 de la police spéciale avaient commis un certain nombre de meurtres
9 qualifiés de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité.
10 La Chambre a été saisie et a pris en compte des éléments de preuve
11 relatifs à un certain nombre d'incidents particuliers de traitements cruels
12 et d'actes inhumains allégués. Un témoin a déclaré qu'un matin, au plus
13 tard le 12 août 1995, à Palanka, des soldats croates avaient perquisitionné
14 sa maison, lui avaient demandé de l'argent, et l'avaient attaché à un
15 arbre. Ils avaient ensuite placé des tissus sous ses pieds et avaient mis
16 le feu. En proie aux flammes, le témoin, bien que fou de douleur, a réussi
17 à rejeter du pied les tissus. Eu égard à cet incident et à d'autres, la
18 Chambre a conclu que des membres des forces militaires croates ou de la
19 police spéciale avaient commis des actes de traitements cruels et d'actes
20 inhumains qualifiés de crimes de guerre et crimes contre l'humanité.
21 La Chambre a aussi été saisie et a aussi pris en compte des éléments
22 de preuve relatifs à un très grand nombre d'incidents de pillage et de
23 destruction allégués. A titre d'exemple, la Chambre renvoie à des incidents
24 répertoriés dans les municipalités de Gracac et de Knin. Le Témoin
25 Steenbergen a déclaré avoir vu un grand nombre de bâtiments détruits, tels
26 que des maisons incendiées à Gracac le 6 août 1995, notamment des maisons
27 qui étaient encore à l'époque en proie aux flammes. Un grand nombre de
28 témoins, tels que Widen et Boucher, ont aussi déclaré avoir vu des camions
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1 militaires chargés de matériels électroniques et de meubles quittant Knin
2 le 6 août 1995, sans être arrêtés aux postes de contrôle croates. Eu égard
3 à ces incidents et à d'autres, la Chambre a conclu que les forces des
4 membres militaires croates ou de la police spéciale avaient commis des
5 actes de destruction et de pillage qualifiés de crimes de guerre et de
6 crimes contre l'humanité et d'éléments sous-jacents à la persécution.
7 En ce qui concerne les attaques illicites contre les civils et
8 objectifs civils, un acte de persécution, la Chambre a conclu que les 4 et
9 5 août 1995, des unités d'artillerie avaient tiré des projectiles sur les
10 villes de Knin, Benkovac, Gracac, et Obrovac. Le chef de l'artillerie de la
11 région militaire de Split, Marko Rajcic, a présenté à la Chambre des
12 éléments de preuve relatifs aux cibles identifiées par l'armée croate dans
13 ces villes sous la forme de listes de cibles et de documents d'artillerie
14 ou de rapports d'artillerie. La Chambre fait remarquer qu'il se peut
15 qu'elle n'ait pas reçu la totalité des rapports d'artillerie compilés à
16 l'époque. Plusieurs observateurs internationaux ainsi que des résidents
17 serbes de la Krajina présents dans ces villes au moment des bombardements
18 ont témoigné sur les lieux d'impact des projectiles.
19 La Chambre a comparé avec soin les éléments de preuve portant sur les
20 lieux d'impact dans ces villes et les emplacements des cibles militaires
21 éventuelles. En se fondant sur cette comparaison, ainsi que sur les ordres
22 et rapports d'artillerie pertinents, la Chambre a conclu que les forces
23 croates avaient délibérément visé dans ces villes non seulement des cibles
24 militaires préalablement identifiées, mais aussi des zones ne comportant
25 aucune cible militaire. La Chambre a ainsi conclu que les forces croates
26 avaient considéré l'ensemble de ces villes comme cibles de leurs tirs
27 d'artillerie. Elle a donc conclu que les bombardements de Benkovac, Gracac,
28 Knin, et Obrovac, les 4 et 5 août 1995, constituaient une attaque
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1 arbitraire de ces villes et une attaque illicite dirigée contre les civils
2 et les objectifs civils.
3 En ce qui concerne les transferts forcés et expulsions allégués, la
4 Chambre s'est penchée sur le fait que les 4 et 5 août 1995, un grand nombre
5 de personnes avaient quitté les villes de Benkovac, Gracac, Knin, et
6 Obrovac pour se rendre en Bosnie-Herzégovine et en Serbie. La Chambre de
7 première instance a considéré que bien que les Serbes de la Krajina aient
8 disposé pour certaines municipalités de plans d'évacuation, la mesure dans
9 laquelle ceci avait été mis en œuvre a varié. De plus, la population était
10 déjà en mouvement lorsque les autorités serbes de la municipalité ont pris
11 des mesures et lorsque le président de la Krajina serbe, M. Martic, a donné
12 ordre d'évacuation en fin d'après-midi le 4 août 1995. La Chambre de
13 première instance a conclu que les plans d'évacuation et les ordres donnés
14 par les autorités serbes de la Krajina n'avaient eu qu'une influence
15 mineure, voire aucune incidence sur le départ des Serbes de la Krajina. En
16 ce qui concerne Benkovac, Gracac, Knin, et Obrovac, la Chambre a conclu que
17 les bombardements, créant un climat de violence et de contrainte physique,
18 n'ont pas laissé d'autre choix aux personnes sur place que de quitter la
19 région. A titre d'exemple, un témoin a déclaré que les obus, qui pleuvaient
20 partout sur la ville de Knin, semblaient n'avoir pour but que d'effrayer la
21 population et pousser les gens à n'avoir qu'une seule idée : fuir. Un grand
22 nombre de personnes se sont réfugiées dans l'enceinte des Nations Unies,
23 d'où certains ont été finalement transférés en Serbie.
24 En outre, la Chambre a conclu que des crimes, y compris des meurtres,
25 des destructions, des pillages, et des actes inhumains commis par les
26 membres des forces militaires et des forces de la police spéciale croate
27 ont provoqué chez les victimes une peur de la violence et de la contrainte
28 physique, tout comme pour les témoins oculaires. Ces crimes ont participé à
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1 l'instauration d'un environnement qui ne pouvait que pousser ces personnes
2 à quitter les lieux. La Chambre a conclu que les déplacements forcés commis
3 par les membres des forces militaires et par les forces de la police
4 spéciale croate dans des attaques illicites contre les villes de la Krajina
5 les 4 et 5 août 1995, et que la commission d'autres crimes au cours du mois
6 d'août 1995, étaient des éléments constitutifs du crime d'expulsion. La
7 Chambre a conclu que parmi les nombreux Serbes ayant fui la Krajina pendant
8 et après l'opération Tempête, au moins 20 000 avaient été expulsés de cette
9 façon en août 1995.
10 En ce qui concerne l'imposition de mesures discriminatoires alléguées à un
11 acte de persécution, la Chambre s'est penchée sur un certain nombre
12 d'instruments juridiques croates concernant les biens rentrés en vigueur
13 après l'opération Tempête. La Chambre a constaté que la motivation sous-
14 jacente à ces instruments juridiques, ainsi que leur effet, était de mettre
15 à la disposition de Croates les biens abandonnés par les Serbes de la
16 Krajina dans les régions libérées, et donc de priver ces Serbes de la
17 jouissance de leurs demeures et de leurs biens. La Chambre a conclu que
18 cette imposition de mesures discriminatoires portant sur les demeures et
19 les biens, lorsqu'elles étaient prises en compte avec l'expulsion et les
20 autres crimes perpétrés contre les Serbes de la Krajina, constituait une
21 persécution.
22 Pour résumer, la Chambre de première instance a conclu que les forces
23 militaires et les forces de la police spéciale croate avaient commis les
24 meurtres, traitements cruels, actes inhumains, destructions, pillages,
25 persécutions, et expulsions, tels qu'ils étaient allégués dans l'acte
26 d'accusation. Etant donné le grand nombre de crimes commis contre la
27 population serbe de la Krajina en un si court laps de temps, la Chambre a
28 aussi conclu à une attaque systématique et généralisée dirigée contre cette
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1 population civile serbe.
2 Comme déjà mentionné, l'Accusation a reproché aux trois accusés d'avoir
3 participé à une entreprise criminelle commune. L'objectif de cette
4 entreprise criminelle commune alléguée était de chasser pour toujours la
5 population serbe de la région de la Krajina.
6 Afin d'évaluer l'existence éventuelle d'une telle entreprise criminelle
7 commune, la Chambre a longuement étudié les discussions tenues lors de la
8 réunion de Brioni le 31 juillet 1995, quelques jours avant le lancement de
9 l'opération Tempête. Lors de cette réunion, le président Tudjman a
10 rencontré des officiers hauts gradés afin de parler des opérations
11 militaires. La Chambre a conclu que les participants à cette réunion
12 avaient aussi discuté de l'importance du départ des Serbes de la Krajina,
13 qui devait résulter de l'attaque imminente tout en faisant partie de celle-
14 ci. En réponse à une déclaration du président Tudjman sur le sujet, M.
15 Gotovina a répondu, et je le cite :
16 "Un grand nombre de civils évacuent déjà Knin et se dirigent vers Banja
17 Luka et Belgrade. Ce qui signifie que si nous continuons d'exercer cette
18 pression, pendant encore un moment, il n'y aura plus beaucoup de ces
19 civils, à part ceux qui doivent rester, et qui sont dans l'impossibilité de
20 partir."
21 La Chambre a étudié avec soin les déclarations faites par de hauts
22 fonctionnaires croates lors de cette réunion et d'autres, ainsi qu'en
23 public. La Chambre a pris en compte ces déclarations dans le contexte d'une
24 de ces conclusions relatives à l'expulsion, aux attaques illicites contre
25 des civils et objectifs civils, et à l'imposition de mesures
26 discriminatoires, tout acte commis contre les Serbes de la Krajina.
27 La Chambre a conclu que certains dirigeants politiques et militaires
28 croates partageaient l'objectif commun d'expulser définitivement la
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1 population civile serbe de la Krajina par la force ou sous la menace de la
2 force, ce qui incluait et équivalait à l'expulsion, transfert forcé, et
3 persécution par le truchement de l'imposition des mesures restrictives et
4 discriminatoires, d'attaques illicites contre les civils et objections
5 civils, expulsion, et transfert forcé.
6 Cette entreprise criminelle commune a vu le jour au plus tard à la fin du
7 mois de juillet 1995 et s'est poursuivie pendant toute la période visée par
8 l'acte d'accusation. En outre, la Chambre a conclu que l'objectif commun ne
9 constituait pas, ou n'impliquait pas, la commission de crimes de
10 persécution au moyen de disparitions, destructions sans motif, pillages,
11 meurtres, actes inhumains, traitements cruels, détentions illicites, ou
12 destructions, pillages, meurtres, actes inhumains, et traitements cruels.
13 La Chambre a conclu que Franjo Tudjman, le principal dirigeant politique et
14 militaire en Croatie avant, pendant, et après la période visée par l'acte
15 d'accusation, était un membre essentiel de l'entreprise criminelle commune.
16 Tudjman avait l'intention de repeupler de Croates la Krajina et s'est
17 assuré que grâce à sa position de force en tant que président et commandant
18 suprême des forces armées, ses idées en l'espèce soient transformées en
19 politique et action. De surcroît, la Chambre a conclu que parmi les autres
20 membres de l'entreprise criminelle commune se trouvait Gojko Susak,
21 ministre de la Défense et proche collaborateur de Tudjman, ainsi que
22 Zvonimir Cervenko, chef de l'état-major principal de l'armée croate.
23 D'autres dirigeants politiques et militaires croates qui ont participé aux
24 réunions présidentielles et étaient proches collaborateurs de Tudjman
25 faisaient bel et bien en partie de l'entreprise criminelle commune.
26 Lors de la réunion de Brioni, Tudjman et de hauts gradés militaires ont
27 parlé de la façon dont les forces militaires devraient être employées pour
28 assurer le départ de la Krajina non seulement de l'armée de la Krajina
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1 serbe, mais aussi de la population civile serbe. La Chambre a conclu que de
2 hauts gradés militaires, notamment Tudjman, Susak, et Cervenko, ont eu
3 recours aux forces militaires et à la police spéciale croate afin de
4 commettre les crimes s'inscrivant dans l'objectif de l'entreprise
5 criminelle commune. Les forces militaires croates incluaient l'armée croate
6 et la police militaire, ainsi que des unités de l'armée croate de Bosnie
7 qui avaient été subordonnées aux commandants de l'armée croate. La Chambre
8 n'a pas conclu que les forces de police, à l'exception de la police
9 spéciale, avaient été employées par les membres de l'entreprise criminelle
10 commune pour commettre des crimes.
11 La Chambre va maintenant considérer dans quelle mesure la responsabilité
12 pénale des accusés est engagée pour les crimes de persécutions, expulsions,
13 destructions, pillages, meurtres, actes inhumains, et traitements cruels.
14 La Chambre a jugé qu'Ante Gotovina détenait le grade de lieutenant-général
15 dans l'armée croate et était le commandant du district militaire de Split
16 pendant la période visée par l'acte d'accusation. De par sa fonction, M.
17 Gotovina commandait toutes les unités du district militaire de Split, ainsi
18 que celles qui y étaient rattachées. Les unités de la police militaire du
19 district militaire de Split étaient subordonnées à M. Gotovina pour les
20 tâches courantes de la police militaire. De plus, la Chambre a conclu que
21 la prévention de la criminalité et les poursuites en cas de crime
22 relevaient de l'autorité de M. Gotovina pour la police militaire.
23 La Chambre a conclu que les bombardements de Benkovac, Knin et
24 Obrovac, les 4 et 5 août 1995, ordonnés par M. Gotovina, constituaient des
25 attaques illicites dirigées contre les civils et objectifs civils. Les
26 attaques illicites étaient un élément important de l'exécution de
27 l'entreprise criminelle commune. De surcroît, la Chambre a conclu que lors
28 de la réunion de Brioni, M. Gotovina avait participé et contribué à la
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1 planification et préparation de l'opération Tempête. De plus, M. Gotovina
2 n'a pas déployé d'efforts sérieux pour prévenir et assurer le suivi des
3 crimes commis contre les Serbes de la Krajina par ses subordonnés, et qui
4 avaient fait l'objet d'un rapport. Ce faisant, il a contribué à instaurer
5 le climat général envers la criminalité qui prévalait dans le district
6 militaire de Split. S'appuyant sur ces considérations, la Chambre a conclu
7 que le comportement de M. Gotovina constituait une contribution importante
8 à l'entreprise criminelle commune. En outre, la Chambre a conclu que
9 l'ordre d'attaques illicites des civils et objectifs civils de M. Gotovina
10 constituait en soi une contribution importante à l'entreprise criminelle
11 commune.
12 En s'appuyant sur les actes et la conduite de M. Gotovina, et sur sa
13 participation à la réunion de Brioni et sur les déclarations qu'il y a
14 faites, la Chambre a conclu que M. Gotovina avait l'état d'esprit pour que
15 les crimes faisant partie de l'objectif soient exécutés. Par conséquent, la
16 Chambre a déterminé que M. Gotovina était un membre de l'entreprise
17 criminelle commune et souhaitait donc que ses actions contribuent à cette
18 entreprise. De surcroît, la Chambre a conclu que les autres crimes dont il
19 est accusé ne faisaient certes pas partie de l'objectif commun, mais
20 étaient les conséquences naturelles et prévisibles de l'exécution de
21 l'entreprise criminelle commune, y compris pour M. Gotovina.
22 La Chambre en vient maintenant à M. Ivan Cermak.
23 La Chambre a conclu que la nomination officielle et le titre de M. Cermak
24 était commandant de la garnison de Knin, et que ses responsabilités
25 dépassaient celles d'un commandant de garnison. Les éléments de preuve ont
26 permis de déterminer que M. Cermak exerçait une certaine influence sur la
27 police civile et militaire, mais qu'il n'avait pas la responsabilité de
28 l'ordre public ni l'autorité juridique pour faire régner celui-ci. M.
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1 Cermak n'avait pas le contrôle effectif des unités de l'armée croate hormis
2 de celles de la garnison qui lui était subordonnée, et la Chambre ne
3 dispose d'aucun élément de preuve fiable indiquant que ses subordonnés
4 aient commis des crimes.
5 La Chambre a conclu que les activités de M. Cermak comprenaient les
6 rapports avec les membres de la communauté internationale, le nettoyage de
7 Knin, l'amélioration des conditions d'hygiène, la mise à disposition d'une
8 soupe populaire, la remise en service de l'hôpital, la remise en état de
9 l'adduction d'eau, de la fourniture d'électricité et des services publics,
10 l'amélioration des conditions de transport, la remise en fonctionnement des
11 usines et autres entreprises, ainsi que le déminage de Knin et de ses
12 environs.
13 Les éléments de preuve ne permettent pas de déterminer que M. Cermak
14 savait que ses activités contribuaient à l'objectif de peuplement de la
15 Krajina par des Croates plutôt que par des Serbes, et il n'a pas été
16 déterminé qu'il en avait l'intention.
17 En ce qui concerne la conduite de M. Cermak eu égard aux crimes
18 commis sur le terrain, la Chambre a conclu qu'il avait nié et dissimulé les
19 crimes commis à Grubori le 25 août 1995. De plus, elle a conclu que M.
20 Cermak, de façon générale, avait leurré la communauté internationale en lui
21 assurant que des mesures étaient ou seraient prises pour empêcher la
22 commission de crimes contre les Serbes. Toutefois, hormis ceci, la Chambre
23 a conclu que l'Accusation n'avait pas prouvé ses allégations suivant
24 lesquelles M. Cermak avait permis, minimisé, nié ou dissimulé les crimes
25 commis contre les Serbes, ni qu'il avait fourni des informations erronées,
26 incomplètes ou induisant en erreur ou encore de fausses garanties à la
27 communauté internationale.
28 La Chambre a conclu que les éléments de preuve n'ont pas permis de
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1 déterminer que M. Cermak était membre de l'entreprise criminelle commune ou
2 qu'il y a contribué de façon importante et intentionnelle. La Chambre a
3 également conclu que M. Cermak n'était responsable d'aucune autre forme de
4 responsabilité qui lui était reprochée.
5 En dernier lieu, la Chambre en vient maintenant à M. Mladen Markac.
6 La Chambre a conclu que pendant la période visée par l'acte
7 d'accusation, M. Markac occupait le poste de ministre adjoint de
8 l'Intérieur chargé des questions relevant de la police spéciale. Alors
9 qu'en temps ordinaire la police spéciale fait partie du ministère de
10 l'Intérieur croate, pendant l'opération Tempête et lors des opérations de
11 perquisition qui l'ont suivie, environ 2 200 membres de la police spéciale,
12 notamment des membres de l'Unité antiterroriste Lucko, ont été subordonnés
13 à l'état-major principal de l'armée croate et ont participé à des
14 opérations militaires. De par sa fonction, M. Markac assurait le contrôle
15 général des forces de la police spéciale, et pendant l'opération Tempête et
16 les opérations de perquisition qui l'ont suivie, il les a commandés
17 conformément aux ordres donnés par le chef de l'état-major principal. M.
18 Markac a également commandé une partie des systèmes d'artillerie du groupe
19 d'artillerie de l'armée croate, TS-5, qui avait été rattaché à la police
20 spéciale le 3 août 1995, à des fins opérationnelles.
21 La Chambre a conclu que M. Markac avait participé à la réunion de
22 Brioni, et contribuait à la planification de l'opération Tempête. Elle a
23 également jugé qu'il avait donné l'ordre à la police spéciale de bombarder
24 Gracac les 4 et 5 août 1995, ce qui a constitué une attaque illicite contre
25 des civils et des objectifs civils, et provoqué le déplacement forcé de
26 personnes. L'ordre de bombarder Gracac constituait en soi une contribution
27 importante à l'entreprise criminelle commune.
28 La Chambre a aussi conclu, M. le Juge Kinis exprimant une opinion
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1 dissidente, que les membres de la police spéciale avaient participé à la
2 destruction d'une partie importante de Gracac les 5 et 6 août. La Chambre a
3 conclu qu'ils avaient aussi participé à la destruction et au pillage de
4 biens appartenant à des Serbes de la Krajina à Donji Lapac les 7 et 8 août
5 1995. La Chambre a conclu que M. Markac avait connaissance de la
6 participation de ses subordonnés à la commission de ces crimes, mais qu'il
7 n'avait pris aucune mesure pour en identifier les auteurs afin de
8 diligenter les poursuites qui s'imposaient contre eux, ni pour empêcher la
9 commission d'autres crimes.
10 Le 25 août 1995, des membres de la police spéciale ont tué plusieurs
11 villageois âgés dans le hameau de Grubori. Ce jour-là et le lendemain, la
12 même unité a aussi brûlé des biens à Grubori et dans le village de
13 Ramljane. M. Markac a présenté des versions erronées des faits et a
14 participé à la dissimulation des crimes commis par ses subordonnés contre
15 des Serbes de la Krajina et leurs biens.
16 Eu égard à la commission de crimes par la police spéciale, la Chambre
17 a conclu que si M. Markac avait reçu les renseignements relatifs aux crimes
18 que ses subordonnés auraient commis, il était tenu d'en informer la police
19 criminelle afin que celle-ci diligente des enquêtes. M. Markac pouvait
20 aussi demander la mise à pied des membres de la police spéciale.
21 La Chambre a conclu que, par ses actes et omissions, M. Markac a
22 laissé s'instaurer parmi ses subordonnés un crime d'impunité, qui avait
23 encouragé la commission de crimes contre les Serbes de la Krajina et leurs
24 biens.
25 S'appuyant sur ces considérations, la Chambre a conclu que la
26 conduite de M. Markac constituait une contribution considérable à
27 l'entreprise criminelle commune.
28 S'appuyant sur ses actes dans le cadre de la préparation Tempête,
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1 ainsi que ses actes et omissions eu égard aux crimes commis par les membres
2 de la police spéciale, la Chambre a jugé que M. Markac avait l'état
3 d'esprit pour que les crimes faisant partie de l'objectif de l'entreprise
4 criminelle commune soient exécutés. Par conséquent, la Chambre a conclu que
5 M. Markac était un membre de l'entreprise criminelle commune et que, par
6 ses actes et omissions, il avait l'intention d'y contribuer. Qui plus est,
7 la Chambre a conclu que les autres crimes dont il est accusé ne faisaient
8 certes pas partie de l'objectif commun, mais étaient les conséquences
9 naturelles et prévisibles de l'exécution de l'entreprise criminelle commune
10 et étaient donc prévisibles pour M. Markac.
11 Après avoir résumé ses conclusions, la Chambre va maintenant rendre
12 son verdict.
13 Monsieur Gotovina, veuillez vous lever, je vous prie.
14 Pour les raisons résumées ci-dessus, la Chambre, après avoir pris en
15 compte la totalité des éléments de preuve et des arguments des parties, le
16 Statut et le Règlement, et en se basant sur les constatations et
17 conclusions juridiques consignées dans le jugement, vous déclare coupable,
18 en tant que membre d'une entreprise criminelle commune, des chefs suivants
19 :
20 Chef 1, persécution, un crime contre l'humanité;
21 Chef 2, expulsion, un crime contre l'humanité;
22 Chef 4, pillage de biens publics et privés, une violation des lois et
23 coutumes de la guerre;
24 Chef 5, destruction sans motif, une violation des lois et coutumes de
25 la guerre;
26 Chef 6, assassinat, un crime contre l'humanité;
27 Chef 7, meurtre, un crime contre les lois et coutumes de la guerre;
28 Chef 8, actes inhumains, un crime contre l'humanité;
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1 Chef 9, traitement cruel, une violation des lois et coutumes de la
2 guerre.
3 La Chambre vous déclare non coupable du Chef 3, actes inhumains
4 (transfert forcé), un crime contre l'humanité.
5 En ce qui concerne la peine, la Chambre a considéré que la gravité
6 des actes dont vous vous êtes rendu coupable représentent une circonstance
7 aggravante, notamment le grand nombre de crimes commis sur un territoire
8 étendu, la vulnérabilité des victimes, et l'abus de votre position
9 d'autorité. En revanche, la Chambre a pris en compte votre comportement en
10 détention et dans le prétoire pour vous accorder une circonstance
11 atténuante. La Chambre a aussi pris en compte les pratiques portant sur les
12 peines existantes dans l'ex-Yougoslavie.
13 Pour avoir commis ces crimes, la Chambre vous condamne, Monsieur
14 Gotovina, à une peine unique de 24 ans de prison. Le temps que vous avez
15 passé en détention, c'est-à-dire 1 956 jours, sera déduit de la durée
16 totale de votre peine.
17 Vous pouvez vous asseoir.
18 Monsieur Cermak, veuillez vous lever.
19 La Chambre, après avoir pris en compte la totalité des éléments de
20 preuve et des arguments des parties, le Statut et le Règlement, en se
21 basant sur les constatations et conclusions juridiques consignées dans le
22 jugement, vous déclare non coupable de tous les chefs d'accusation. La
23 Chambre ordonne que vous soyez libéré du quartier pénitentiaire des Nations
24 Unies une fois toutes dispositions pratiques prises par le greffier.
25 Vous pouvez vous asseoir.
26 Monsieur Markac, veuillez vous lever, je vous prie.
27 Pour les raisons énumérées et résumées ci-dessus, la Chambre, après
28 avoir pris en compte la totalité des éléments de preuve et des arguments
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1 des parties, le Statut et le Règlement, et se basant sur les constatations
2 et conclusions juridiques consignées dans le jugement, vous déclare
3 coupable, en tant que membre d'une entreprise criminelle commune, des chefs
4 suivants :
5 Chef 1, persécution, un crime contre l'humanité;
6 Chef 2, expulsion, un crime contre l'humanité;
7 Chef 4, pillage de biens publics et privés, une violation des lois et
8 coutumes de la guerre;
9 Chef 5, destruction sans motif, une violation des lois et coutumes de
10 la guerre;
11 Chef 6, assassinat, un crime contre l'humanité;
12 Chef 7, meurtre, une violation des lois et coutumes de la guerre;
13 Chef 8, actes inhumains, un crime contre l'humanité;
14 Chef 9, traitement cruel, une violation des lois et coutumes de la
15 guerre.
16 La Chambre vous déclare non coupable du Chef 3, actes inhumains
17 (transfert forcé), un crime contre l'humanité.
18 En ce qui concerne la peine, la Chambre a considéré que la gravité
19 des actes dont vous vous êtes rendu coupable représente une circonstance
20 aggravante, notamment le grand nombre de crimes commis sur un territoire
21 étendu au cours d'une longue période de temps, ainsi que la vulnérabilité
22 des victimes. La Chambre a aussi considéré que l'abus de votre position
23 d'autorité constituait une circonstance atténuante. En revanche, la Chambre
24 a pris en compte votre santé pour vous accorder une circonstance
25 atténuante, ainsi que les pratiques portant sur les peines dans l'ex-
26 Yougoslavie.
27 Pour avoir commis ces crimes, la Chambre vous condamne, Monsieur
28 Markac, à une peine unique de 18 ans de prison.
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1 Le temps que vous avez passé en détention, à savoir 1 477 jours, sera
2 déduit de la durée totale de votre peine.
3 Vous pouvez vous asseoir.
4 Ce prononcé de jugement est maintenant terminé. Des exemplaires du
5 jugement seront disponibles pour tous.
6 L'audience est levée.
7 --- L'audience est levée à 11 heures 56.
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