Affaire No.: IT-01-47-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit:
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
Mme le Juge Vonimbolana Rasoazanany
M. le Juge Albertus Swart

Assistée de:
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le:
19 décembre 2003

LE PROCUREUR

c/

ENVER HADZIHASANOVIC
AMIR KUBURA

_______________________________________

DECISION RELATIVE AU RAFRAICHISSEMENT DE LA MEMOIRE D’UN TEMOIN ET A UNE DEMANDE DE CERTIFICATION D’APPEL

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Le Bureau du Procureur:

M. Ekkehard Withopf
M. David Re
M. Daryl Mundis
M. Chester Stamp

Le Conseil de la Défense:

Mme Edina Residovic et M. Stéphane Bourgon pour Enver Hadzihasanovic
MM. Fahrudin Ibrisimovic et Rodney Dixon pour Amir Kubura

La Chambre de première instance II (« Chambre de première instance ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (« Tribunal »), saisie d’une requête déposée par l’Accusation le 10 décembre 2003, relative à la décision orale de la Chambre de première instance, en date du 4 décembre 2003, refusant le rafraîchissement de la mémoire d’un témoin («Prosecutor’s motion for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under rule 73(B) »),

VU l’objet de la requête déposée par l’Accusation qui tend à obtenir de la Chambre de première instance qu’elle reconsidère, après avoir pris connaissance d’arguments juridiques supplémentaires, sa décision orale prise le 4 décembre 2003 de ne pas l’autoriser à soumettre à Franjo Batinic, lors de l’interrogatoire principal de ce dernier, des extraits écrits provenant de sa déclaration recueillie le 11 novembre 1999 par un enquêteur de l’Accusation, afin que le témoin puisse avoir sa mémoire rafraîchie,1

VU que dans sa requête, l’Accusation soutient qu’un tel rafraîchissement de la mémoire d’un témoin est une pratique admise par la jurisprudence du Tribunal,2 en particulier au regard d’une décision de la Chambre d’appel dans l’affaire Le Procureur contre Blagoje Simic et al en date du 23 Mai 2003 (« Décision Simic »),3

VU que l’Accusation soutient qu’une telle pratique est aussi autorisée dans de nombreux systèmes judiciaires nationaux et internationaux,4

VU que l’Accusation ajoute qu’en demandant l’autorisation de soumettre à M. Batinic ces extraits écrits, elle ne cherche ni à influencer le témoignage de M. Batinic, ni à les verser en tant que pièces au dossier, mais souhaite simplement contribuer à la manifestation de la verité en rafraîchissant la mémoire du témoin,5

VU que l’Accusation requiert la certification de sa demande d’appel interlocutoire si la Chambre de première instance décidait de ne pas infirmer sa décision orale en date du 4 décembre 2003,6

VU que dans sa réponse déposée le 18 décembre 2003 (« Joint Defence reponse to Prosecutor’s motion of 10 December 2003 for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under Rule 73(B) »), la Défense s’oppose à ce que la Chambre de première instance reconsidère sa décision orale, soutenant que (i) l’argumentation développée par l’Accusation ne satisfait pas aux critères énoncés par la Chambre d’appel pour qu’une Chambre reconsidère une de ses décisions,7 (ii) la jurisprudence du Tribunal citée par l’Accusation concernant l’utilisation de déclarations écrites d’un témoin ne saurait s’appliquer au litige actuel,8 (iii) le fait que d’autres juridictions nationales et internationales admettent la pratique du rafraîchissement de mémoire ne lie pas la Chambre de première instance,9 (iv) l’Accusation n’a pas démontré que la décision du 4 décembre 2003 touche à une question susceptible de compromettre sensiblement le déroulement équitable du procès et que, de plus, elle n’a pas apporté la preuve que cette décision lui était préjudiciable,10 et (v) la Chambre de première instance ne devrait pas certifier l’appel interlocutoire sollicité par l’Accusation,11

ATTENDU que l’Accusation a souhaité être autorisée par la Chambre de première instance à rafraîchir la mémoire de M. Batinic en posant des questions à ce dernier à partir d’extraits de témoignages écrits recueillis par un enquêteur de l’Accusation, demande à laquelle la Défense s’est opposée en audience,12

ATTENDU que la Chambre de première instance a décidé oralement le 4 décembre 2003 que les modalités de l’interrogation du témoin, de principe oral, interdisent cette pratique,13

ATTTENDU qu’il convient de constater que le règlement de procédure et de preuve du Tribunal (« Règlement ») est muet sur cette question,

ATTENDU que la Décision Simic citée par l’Accusation avait trait à l’utilisation d’une déclaration obtenue en vertu de l’article 92bis du Règlement, autre que le versement de cette dernière au dossier, comme moyen de preuve14 et que cette décision ne saurait s’appliquer au cas présent, la phase procédurale dans le cas de l’espèce concernant l’interrogatoire principal mené par l’Accusation,

ATTENDU qu’à la lumière de cette décision, plusieurs constats s’imposent, y compris le fait que la Chambre d’appel dans la décision Simic a fait référence à une autre de ses décisions en date du 30 septembre 2002,15 dans laquelle elle indiquait qu’une déclaration écrite pouvait être admise même si elle ne satisfait pas aux critères précisés dans l’article 92bis (i) si aucune objection n’a été soulevée à son encontre, ou (ii) si elle est devenue recevable pour d’autres raisons (lorsque quelqu’un affirme, par exemple, que cette déclaration écrite contient une déclaration antérieure qui contredit la déposition du témoin ),16

ATTENDU que dans le cas présent, il convient d’observer que la Défense s’est opposée formellement à l’admission de la déclaration écrite de M. Batinic,

ATTENDU que la Chambre de première instance note que d’autres Chambres de première instance du Tribunal,17 ainsi que certains systèmes judiciaires nationaux, autorisent à ce qu’une déclaration écrite antérieure d’un témoin soit soumise à ce dernier lors de son témoignage dans le but de lui rafraîchir la mémoire,18

ATTENDU que la Chambre de première instance doit apprécier lors du témoignage la situation de la personne qui prête serment dans le contexte d’une ou plusieurs infractions pénales mentionnée(s) dans l’acte d’accusation,

ATTENDU que le cas qui a donné lieu au litige actuel est celui d’un témoin qui, selon ses déclarations, était un militaire au sein de l’H.V.O. s’étant rendu à des soldats de l’ABiH le 26 janvier 1993,19

ATTENDU que le témoin a indiqué que lui et trois autres soldats de l’H.V. O. ont eu à porter un soldat blessé de l’H.V.O. après leur reddition et que ce dernier est mort par la suite,20

ATTENDU que le témoin, d’après ses dires, a aussi été amené à l’école de musique de Zenica où lui et d’autres membres de son armée ont subi des sévices,21

ATTENDU que l’Accusation a ensuite demandé au témoin de préciser « qui administrait l’école de musique de Zenica en tant que camp de détention»22, question à laquelle le témoin a répondu « [je] n’en suis pas trop sûr»,23

ATTENDU qu’à cette réponse, l’Accusation a demandé au témoin s’il se souvenait avoir été interrogé par un représentant de l’Accusation en 1999, question à laquelle le témoin a répondu affirmativement,24

ATTENDU que l’Accusation a ensuite soumis au témoin, sans en demander l’autorisation à la Chambre de première instance, la déclaration écrite recueillie en 1999, en la faisant « apparaître sur l’écran [de la salle d’audience] »,25 afin de « permettre au témoin d’apporter des éclaircissements pour savoir qui administrait l’école de musique de Zenica ?le 26 janvier 1993g »,26

ATTENDU qu’à ce moment, la Défense s’est opposée à ce que cette déclaration écrite soit montrée au témoin,27

ATTENDU que l’Accusation a néanmoins demandé au témoin qu’il lise un passage de ladite déclaration et que le témoin s’est exécuté, lisant ledit passage à voix haute,28

ATTENDU aussi que le témoin, lors de son contre-interrogatoire par la Défense, a indiqué avoir été interrogé sous serment par un magistrat instructeur du tribunal cantonal de Zenica le 8 mai 2002 dans le cadre d’une procédure pénale dirigée à l’encontre d’un de ses voisins, Edin Hakanovic, concernant la présence de M. Hakanovic dans un champ le 26 janvier 1993,29

ATTENDU que le témoin avait déclaré lors de cet interrogatoire du 8 mai 2002 qu’il ne se souvenait pas s’il avait vu M. Hakanovic dans ledit champ le 26 janvier 1993,30 alors même que le témoin Zeljko Cvijanovic avait indiqué dans son témoignage oral le 2 décembre 2003 que M. Hakanovic avait négocié avec les soldats du H.V.O.31 et que de plus le témoin Batinic avait confirmé la présence d’Hakanovic dans le champ,32

ATTENDU que l’attention de la Chambre de première instance avait été attirée par la Défense, dès le début de l’audience du 3 décembre 2003, sur l’existence d’une procédure d’instruction menée par un juge de Zenica,33 que dans cette procédure le témoin avait déclaré ne pas se souvenir de ce qui s’était passé le 26 janvier 1993, et que la Chambre de première instance en avait déduit que M. Batinic se trouvait dans la situation soit d’un simple témoin, soit d’un « témoin-suspect »,

ATTENDU que par la suite, le versement à la procédure du compte-rendu de l’interrogatoire mené le 8 mai 2002 a permis à la Chambre de première instance de constater que M. Batinic avait été informé des conséquences d’un faux témoignage,34

ATTENDU donc que M. Batinic est potentiellement un témoin-suspect car il a été précédemment entendu dans le cadre d’une procédure pénale nationale,

ATTENDU que, comme le prévoient de nombreux systèmes judiciaires35 ainsi que les articles 90(E) et 91(A) du Règlement, le témoin-suspect dispose du droit de ne pas faire de déclaration susceptible de l’incriminer et doit donc être informé par les enquêteurs de ses droits dès le début d’une procédure, et notamment lors de son témoignage écrit, s’il n’est pas exclu que celui-ci puisse être ultérieurement poursuivi soit par l’Accusation, soit par le Ministère Public de son état d’origine ; dans la mesure où le témoin-suspect n’a pas été informé de ses droits, il convient de refuser lors de son interrogatoire oral toute production de document car celui -ci pourrait être utilisé ultérieurement à charge pour le poursuivre,

ATTENDU que l’Accusation a demandé à la Chambre de première instance de questionner le témoin à partir de sa déclaration écrite recueillie en 1999,

ATTENDU que la Chambre de première instance, ayant eu connaissance dès le 3 décembre 2003 de la situation particulière de M. Batinic, en raison de son audition du 8 mai 2002, a constaté que la production de la déclaration écrite recueillie en 1999 dans les formes usuelles d’une déclaration de témoin ou « witness statement  » pouvait porter préjudice au témoin et que les formes de cette déclaration de témoin ne prévoient pas les mêmes garanties juridiques que celles prévues par l’article 92bis(B)(ii)(c) du Règlement,

ATTENDU qu’ainsi la Chambre de première instance, après délibération, avait pris la décision de refuser à l’Accusation le droit de produire la déclaration écrite du témoin recueillie en 1999,

ATTENDU qu’il n’est pas anormal que le témoignage oral puisse ne pas être identique au témoignage écrit en raison de l’ancienneté des faits et de la date du témoignage écrit et du témoignage oral (faits du 26 janvier 1993, déclaration écrite recueillie en 1999, témoignage oral des 3 et 4 décembre 2003),

ATTENDU que l’interrogatoire mené par l’Accusation uniquement à partir de la déclaration écrite peut aboutir à une divergence sur la narration des faits ; que cette divergence peut être atténuée voire supprimée par le biais de questions précises posées oralement au témoin sans induire sa déclaration et ce sous le contrôle de la Chambre de première instance, ce que l’Accusation a omis de faire,

ATTENDU qu’au surplus, les juges de la Chambre de première instance peuvent poser au témoin défaillant des questions pour lui rafraîchir la mémoire,

ATTENDU par ailleurs que le Règlement a prévu la possibilité pour l’Accusation d’utiliser une déclaration écrite dans les formes prévues par l’article 92bis  ; qu’il n’est pas sans intérêt de noter que le témoin dans cette hypothèse produit une attestation écrite selon laquelle le contenu de la déclaration est, pour autant qu’il le sache et s’en souvienne, véridique et exact et que, de plus, cette déclaration est recueillie en présence d’une personne habilitée à certifier une telle déclaration en conformité avec le droit et la procédure d’un état ou d’un officier instrumentaire désigné par le Greffier conformément à l’article 92bis(B)(i) du Règlement,

ATTENDU que la déclaration écrite de M. Batinic recueillie par le représentant de l’Accusation ne présente pas les garanties juridiques prévues par les articles 92bis(B)(i) et 92bis(B)(ii)(c) du Règlement,

ATTENDU que dans ces conditions, la Chambre de première instance ne voit aucun motif de modifier le sens de sa décision orale concernant la présentation par l’Accusation à M. Batinic d’une déclaration écrite antérieure afin de rafraîchir la mémoire de ce dernier,

ATTENDU qu’il n’est pas nécessaire à la Chambre de première instance de se prononcer quant à d’autres situations que celle du témoin-suspect dans lesquelles une des parties pourrait souhaiter rafraîchir la mémoire d’un témoin au moyen d’une déclaration écrite antérieure, ainsi que la Chambre de première instance l’a fait oralement dans sa décision du 4 décembre 2003,

ATTENDU que la présente décision de la Chambre de première instance, concernant le cas d’un témoin-suspect potentiel, touche cependant une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et que son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure,

EN APPLICATION des articles 73(B), 89(B) et 90(F) du Règlement,

CONFIRME partiellement sa décision orale du 4 décembre 2003,

CERTIFIE l’appel interlocutoire requis par l’Accusation.

 

Fait en anglais et en français, la version en français faisant foi.

Le 19 décembre 2003
Fait à La Haye (Pays-Bas)

______________
Le Juge présidant
Jean-Claude Antonetti


1 - Prosecutor’s motion for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under rule 73(B), paras. 1 et 4.
2 - Prosecuior’s motion for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under rule 73(B), paras. 7 - 10.
3 - Le Procureur contre Blagoje Simic et al, IT-95-9-AR73.6 et IT-95-9-AR-73.7.
4 - Prosecutor’s motion for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under rule 73(B), paras. 7 - 12.
5 - Prosecutor’s motion for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under rule 73(B), paras. 17 - 18 et 22.
6 - Prosecutor’s motion for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under rule 73(B), paras. 22 - 24.
7 - Joint Defence reponse to Prosecutor’s motion of 10 December 2003 for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under Rule 73(B), paras. 2 – 6.
8 - Joint Defence reponse to Prosecutor’s motion of 10 December 2003 for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under Rule 73(B), paras. 8 – 13.
9 - Joint Defence reponse to Prosecutor’s motion of 10 December 2003 for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under Rule 73(B) , paras. 14 – 15.
10 - Joint Defence reponse to Prosecutor’s motion of 10 December 2003 for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under Rule 73(B) , paras. 16 – 17 et 21.
11 - Joint Defence reponse to Prosecutor’s motion of 10 December 2003 for reconsideration of decision of 4 December 2003 regarding refreshing recollection or alternatively certification under Rule 73(B) , paras. 20 – 21.
12 - T. 517 - 518.
13 - T. 530 - 532.
14 - Le Procureur contre Blagoje Simic et al, IT-95-9-AR73.6 et IT-95-9-AR-73.7, para. 18.
15 - Le Procureur contre Slobodan Milosevic, IT-02-54-AR73.2.
16 - Le Procureur contre Slobodan Milosevic, IT-02-54-AR73.2, para. 18.
17 - Voir Le Procureur contre Vidoje Blagojevic et al, IT-02-60-T, T. 2748 et Le Procureur contre Radoslav Brdanin et al, IT-02-60-T, T. 677 - 678.
18 - Voir par exemple, pour le système judiciaire des Etats-Unis, la Règle 612 des règles fédérales américaines concernant la preuve. Voir aussi, pour le système judiciaire de la Grande-Bretagne, R. v. Richardson (1971) 2 Q.B. 484.
19 - Batinic, T. 496 – 497, 505 et 507 – 510.
20 - Batinic, T. 510 - 511.
21 - Batinic, T. 513 - 515.
22 - Batinic, T. 517.
23 - Batinic, T. 517.
24 - Batinic, T. 517.
25 - Batinic, T. 517.
26 - Batinic, T. 518.
27 - Batinic, T. 517 – 518.
28 - Batinic, T. 519.
29 - Batinic, T. 557 – 559. Voir aussi la pièce n. DH7/E.
30 - Batinic, T. 558.
31 - Cvijanovic, T. 423.
32 - Batinic, T. 508.
33 - T. 500 – 502.
34 - Pièce n. DH7/E.
35 - Voir pour l’Allemagne les paragraphes 1 et 2 de l’article 55 du code penal, pour les Etats-Unis le 5ème amendement de la constitution ainsi que Miranda v. Arizona 384 U.S. 436 (1966), et pour la France les articles 105 et 116 du code de procédure pénale.