Affaire No.: IT-01-47-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit:
M. le Juge Jean-Claude Antonetti
Mme la Juge Vonimbolana Rasoazanany
M. le Juge Bert Swart

Assistée de:
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le:
26 octobre 2004

LE PROCUREUR

c/

ENVER HADZIHASANOVIC
AMIR KUBURA

________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE CERTIFICATION DE L’APPEL DE LA DÉCISION RENDUE EN VERTU DE L’ARTICLE 98 BIS DU RÈGLEMENT

________________________________________

Le Bureau du Procureur:

M. Daryl Mundis
Mme Tecla Henry- Benjamin

Le Conseil de la Défense:

Mme Edina Residovic et M. Stéphane Bourgon pour Enver Hadzihasanovic
MM. Fahrudin Ibrisimovic et Rodney Dixon pour Amir Kubura

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II (« Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (« Tribunal »),

SAISIE de la « Demande conjointe de la Défense aux fins de certifier l’appel de la décision de la Chambre de première instance relative aux demandes d’acquittement introduites par Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura », déposée conjointement par les conseils des accusés Enver Hadzihasanovic et Amir Kubura (« Défense ») le 4 octobre 2004 (« Requête »), dans laquelle la Défense demande à la Chambre, sur le fondement de l’article 73 B) du Règlement de Procédure et de Preuve (« Règlement »), de certifier l’appel de la « Décision relative aux demandes d’acquittement introduites en vertu de l’article 98 bis du Règlement », rendue par la Chambre le 27 septembre 2004 (« Décision relative aux demandes d’acquittement »),

VU la « Réponse de l’Accusation à la demande de la Défense aux fins de certifier l’appel de la décision rendue en application de l’article 98 bis du Règlement», déposée par le Bureau du Procureur (« Accusation ») le 11 octobre 2004 (« Réponse »), dans laquelle l’Accusation demande à la Chambre de rejeter la Requête,

VU la « Requête conjointe de la Défense aux fins de demander l’autorisation de déposer une réplique et la réplique à la réponse de l’Accusation à la demande conjointe de certification » (« Joint Defence motion seeking leave to reply and reply to Prosecution response to joint Defence motion for certification »), déposée par la Défense le 15 octobre 2004 (« Réplique »), dans laquelle la Défense demande à la Chambre d’autoriser le dépôt d’une réplique et dans laquelle elle réitère sa demande de certification,

VU l’autorisation de déposer la Réplique donnée oralement par la Chambre le 18 octobre 20041,

VU la décision orale rendue par la Chambre le 19 octobre 2004, dans laquelle la Chambre a précisé qu’une décision écrite explicitant les motifs de la décision serait délivrée2,

L’applicabilité de l’article 73 B) du Règlement

VU la demande de la Défense aux fins de certification de l’appel en vertu de l’article 73 B) du Règlement, et le fait que l’Accusation ne s’oppose pas à l’application de cet article en l’espèce,

ATTENDU que les Chambres de première instance du Tribunal appliquent soit l’article 73 B), soit l’article 108 du Règlement aux demandes de certification de décisions rendues en vertu de l’article 98 bis du Règlement,

ATTENDU qu’aux termes de l’article 73 B) du Règlement « les décisions relatives à toutes les requêtes ne pourront pas faire l’objet d’un appel interlocutoire, à l’exclusion des cas où la Chambre de première instance a certifié l’appel, après avoir vérifié que la décision touche une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et que son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure »,

ATTENDU qu’aux termes de l’article 108 du Règlement « une partie qui entend interjeter appel d’un jugement doit, dans les trente jours de son prononcé, déposer un acte d’appel, exposant ses moyens d’appel »,

ATTENDU que le rejet partiel des demandes d’acquittement dans la Décision relative aux demandes d’acquittement ne constitue pas un jugement sur la culpabilité des accusés, que la Requête ne relève donc pas de l’article 108 du Règlement qui vise l’appel de jugements, qu’il s’agit plutôt d’une « autre requête » au sens de l’article 73 du Règlement, et que, par conséquent, la Chambre estime que l’article 73 B) du Règlement est l’article pertinent en l’espèce,

Eléments de preuve favorables à la Défense

VU la demande de la Défense aux fins de certification de l’appel au motif que « la Chambre a fait une erreur de droit en ne tenant pas compte des éléments de preuve qui pourraient s’avérer favorables à la Défense » (paragraphe 3 a) de la Requête)3,

VU la Réponse de l’Accusation qui s’y oppose en soulignant qu’une reconsidération de la Décision relative aux demandes d’acquittement tenant compte des pièces favorables à la Défense risque d’allonger sensiblement la procédure, ce qui irait à l’encontre de l’objet de l’article 98 bis du Règlement4,

ATTENDU que la question relative à la certification de l’appel en vertu de l’article 73 B) du Règlement est de savoir si le fait de ne pas avoir examiné les pièces favorables à la Défense est « susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue », et si « son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure », 

ATTENDU que ces deux critères doivent être remplis cumulativement,

ATTENDU que l’objet de l’article 98 bis du Règlement est de déterminer si, eu égard aux moyens de preuve à charge, un juge du fait raisonnable pourrait prononcer une condamnation au-delà de tout doute raisonnable5, que les moyens à charge doivent être appréciés à leur valeur maximale, qu’une décision prise en vertu de l’article 98 bis du Règlement ne nécessite pas une appréciation de la crédibilité ou de la fiabilité des moyens à charge, que la Chambre est donc tenue de considérer que les éléments de preuve de l’Accusation sont dignes de foi, à moins qu’ils ne soient invraisemblables6,

ATTENDU qu’en l’espèce, la Chambre a constaté qu’il existait suffisamment d’éléments de preuve qui pourraient permettre à une Chambre raisonnable de conclure, au-delà de tout doute raisonnable, que les allégations portées contre les accusés dans le troisième acte d’accusation modifié (« Acte d’accusation ») ont été prouvées, à l’exception des allégations pour lesquelles la Chambre a prononcé un acquittement,

ATTENDU que, lors de l’analyse des pièces à charge, la Chambre a considéré les moyens à charge dignes de foi, à moins qu’ils n’aient été invraisemblables,

ATTENDU qu’une analyse des pièces favorables à la Défense serait équivalente à une appréciation de la crédibilité et de la fiabilité des moyens à charge, ce qui dépasserait le cadre d’une décision en application de l’article 98 bis du Règlement,

ATTENDU, par conséquent, que le fait de ne pas avoir apprécié les pièces favorables à la Défense n’est pas susceptible de porter atteinte aux droits des accusés ainsi qu’énoncés à l’article 21 du Statut,

ATTENDU qu’en cas de certification de l’appel, les parties et la Chambre devraient poursuivre le procès dans une situation d’incertitude jusqu’à ce que la Chambre d’appel se prononce sur la question de savoir si la Chambre aurait dû prendre en considération les pièces favorables à la Défense dans la Décision relative aux demandes d’acquittement, et que la date à laquelle la Chambre d’appel se prononcerait sur cette question n’est pas prévisible,

ATTENDU qu’en cas de certification de l’appel, la Chambre serait éventuellement tenue de suspendre la procédure jusqu’à ce que la Chambre d’appel rende sa décision,

ATTENDU qu’une reconsidération éventuelle de la Décision relative aux demandes d’acquittement tenant compte des pièces favorables à la Défense occuperait la Chambre pendant quelque temps, ce qui poserait encore la question de savoir si la procédure devrait être suspendue,

ATTENDU qu’une nouvelle Décision relative aux demandes d’acquittement qui pourrait s’ensuivre pourrait, de nouveau, faire l’objet d’un appel, soit par l’Accusation en vertu de l’article 108 du Règlement, soit par la Défense en vertu de l’article 73 B) ainsi qu’expliqué ci-dessus7,

ATTENDU que le fait de certifier l’appel au motif que la Chambre n’a pas examiné les pièces favorables à la Défense risquerait, par conséquent, de prolonger et compliquer sensiblement la procédure, ce qui ne serait pas en conformité avec l’article 73 B) du Règlement, et qu’il n’y a donc pas lieu de certifier l’appel sur ce motif en vertu de l’article 73 B) du Règlement,

Nature du conflit armé et droit applicable

VU la demande de certification de l’appel au motif que « la Chambre a fait une erreur de droit en n’abordant pas la question de la nature du conflit armé qui se déroulait en Bosnie centrale en 1993 » (paragraphe 3 b) de la Requête)8,

VU la Réponse de l’Accusation qui fait valoir que cette question a déjà été débattue en l’espèce et que le fait que la Chambre d’appel ne se soit pas prononcée sur cette question dans sa Décision relative à l’exception d’incompétence, rendue dans la présente affaire le 16 juillet 2003, démontre qu’il n’est pas nécessaire de qualifier le conflit armé9,

ATTENDU que la Chambre s’est prononcée sur le droit applicable, notamment sur le droit relatif aux chefs 5, 6 et 7, qu’elle a constaté qu’il n’existe pas de différence en droit selon la nature du conflit, et que, par conséquent, la nature du conflit armé n’est pas une question pertinente en l’espèce,

La non validité des chefs 5, 6 et 7

VU l’argument de la Défense selon lequel « la Chambre a fait une erreur de droit en ne tenant pas compte de l’argument de la Défense selon lequel les chefs d’accusation 5, 6 et 7 ne sont pas valables » [..] « puisque les dispositions prétendument enfreintes n’ont pas été identifiées » (paragraphe 3 c) de la Requête)10,

VU la Réponse de l’Accusation qui qualifie ce motif d’exception fondée sur un vice de forme de l’acte d’accusation sur laquelle il aurait convenu de statuer avant l’ouverture du procès11,

ATTENDU qu’il n’incombe pas à l’Accusation de prouver le droit applicable,

ATTENDU que la Chambre n’est compétente que pour connaître du droit international coutumier, que les chefs 5, 6 et 7 de l’Acte d’accusation sont formulés de façon claire et non équivoque en faisant référence à l’article 3 du Statut qui s’applique aux conflits armés internationaux et internes12, que la jurisprudence du Tribunal s’est prononcée sur les éléments des crimes de destruction sans motif de villes et de villages que ne justifient pas les exigences militaires, de pillage de biens publics ou privés, et de destruction ou endommagement délibéré d’édifices consacrés à la religion, à maintes reprises, et que ces crimes sont donc bien définis,

ATTENDU, par conséquent, que les accusés sont à même de connaître les allégations portées contre eux dans l’Acte d’accusation, et qu’il n’y a pas d’atteinte à leurs droits en vertu de l’article 21 du Statut,

Le droit applicable aux chefs 5, 6 et 7

VU le motif de la Défense dans sa Requête selon lequel la Chambre a fait une erreur de droit en se déclarant compétente pour juger des chefs 5, 6 et 7 (paragraphe 3 d)-f) de la Requête)13,

VU la Réponse de l’Accusation qui qualifie ce motif d’exception préjudicielle d’incompétence sur laquelle il aurait convenu de statuer avant l’ouverture du procès, et qui soutient que ce type de question juridique sort du champ d’application strict de l’article 98 bis du Règlement14,

ATTENDU que dans sa Décision relative aux demandes d’acquittement la Chambre s’est prononcée sur la question de savoir si la Chambre est compétente pour connaître des chefs 5, 6 et 7,

ATTENDU que d’autres Chambres de première instance du Tribunal se sont également prononcées sur des questions de droit dans le cadre des décisions rendues en application de l’article 98 bis du Règlement, lorsque ces questions de droit avaient des conséquences pour l’issue des décisions respectives15,

ATTENDU que la question du droit applicable aux chefs 5, 6 et 7 de l’Acte d’accusation ne s’est posée clairement qu’après l’ouverture du procès, quand, lors de la présentation de ses moyens à charge, l’Accusation a fait savoir qu’elle ne comptait pas caractériser la nature du conflit armé,

ATTENDU, par ailleurs, que la Chambre d’appel dans l’affaire Brdjanin a déclaré que l’objectif de l’article 98 bis du Règlement n’empêchait pas les chambres de première instance de prendre en considération les questions juridiques dans le cas où leur règlement immédiat était dans l’intérêt des parties et pouvait faire progresser la procédure16,

ATTENDU qu’à ce stade, la Chambre ne peut se prononcer sur la nature exacte du conflit, qu’il soit interne ou international,

ATTENDU que dans l’hypothèse où la Chambre conclurait que le conflit serait de nature interne, la question de compétence posée par la Défense dans sa Requête prendrait toute son importance, et que, s’agissant d’une question fondamentale de droit, elle est susceptible de compromettre sensiblement l’issue du procès,

ATTENDU qu’un règlement de cette question par la Chambre d’appel, de préférence avant que la Chambre ne rende son jugement, pourrait concrètement faire progresser la procédure, dans la mesure où une décision qui déclarait l’incompétence de la Chambre réduirait les chefs allégués en l’espèce de 6 à 3 chefs17 et limiterait le champ du jugement, et que, par conséquent, les critères énoncés à l’article 73 B) du Règlement sont remplis en ce qui concerne ce motif,

Zone de contrôle

VU qu’en dernier lieu, la Défense a fondé sa Requête sur le motif que « la Chambre a fait une erreur de droit en concluant que le simple fait que « des édifices religieux de Guca Gora » et l’ « église de Travnik » se trouvaient dans la « zone de contrôle » de l’ABiH suffisait à engager la « responsabilité de l’accusé Hadzihasanovic » au sens de l’article 7 3) du Statut » (paragraphe 3 g) de la Requête)18,

VU que l’Accusation n’a pas répondu à ce point dans sa Réponse,

ATTENDU que la Chambre n’a nulle part dans sa Décision relative aux demandes d’acquittement statué sur la responsabilité des accusés, cela n’étant pas l’objectif d’une décision rendue en vertu de l’article 98 bis du Règlement, ainsi qu’expliqué ci-dessus,

ATTENDU qu’en vertu de la structure suivie tout au long de la décision, le droit applicable en général et les faits en l’espèce sont discutés séparément,

ATTENDU que la discussion du droit relative à la responsabilité du supérieur hiérarchique se trouve aux paragraphes 163 à 167 de la Décision relative aux demandes d’acquittement, et que les paragraphes 153 et 155, qui traitent des conclusions factuelles, ne tentent pas d’expliquer le droit applicable en vertu de l’article 7 3) du Statut,

ATTENDU que les paragraphes 153 et 155 de la Décision indiquaient qu’il existe suffisamment d’éléments de preuve qui indiquent que des édifices religieux à Guca Gora et Travnik ont été endommagés au mois de juin 1993 par des forces sous le contrôle de l’Accusé Hadzihasanovic,

ATTENDU que la notion de « forces sous le contrôle » doit être, notamment, lue à la lumière du paragraphe 164 de la Décision relative aux demandes d’acquittement,

ATTENDU que, par conséquent, le motif avancé par la Défense n’est pas pertinent et que les critères énoncés à l’article 73 B) du Règlement ne sont pas remplis,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION de l’article 73 B) du Règlement,

FAIT DROIT à la Requête pour ce qui est du motif énoncé au paragraphe 3 d), e) et f),

ET REJETTE le reste de la Requête.

 

Fait en anglais et en français, la version en français faisant foi.

_____________
Le Président de la Chambre
Jean-Claude Antonetti

Le 26 octobre 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Compte rendu d’audience, 18 octobre 2004, page 10176.
2. Compte rendu d’audience, 19 octobre 2004, page 10252.
3. Requête, paras. 3 a) et 5-13, ainsi que Réplique, paras. 11-16.
4. Réponse, paras. 11-13.
5. Le Procureur c/ Goran Jelisic, affaire n. IT-95-10-A, Arrêt, 5 juillet 2001 (« Arrêt Jelisic »), para. 37 ; Voir aussi Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts (Celebici), affaire n. IT-96-21-A, Arrêt, 20 février 2001, para. 434.
6. Arrêt Jelisic, para. 55.
7. Voir ci-dessus, page 3.
8. Requête, paras. 3 b), 14-19.
9. Voir notamment, Réponse, para. 16.
10. Voir notamment, Requête, paras. 3 c) et 20-26.
11. Voir notamment, Réponse, paras. 14 et 15.
12. Voir à cet égard à titre d’exemple les actes d’accusation dans les affaires le Procureur c/ Pavle Strugar, affaire n. IT-01-42, et le Procureur c/ Radoslav Brdjanin, affaire n. IT-99-36, qui se limitent également à une référence à l’article 3 du Statut, sans spécifier d’autres normes du droit international violées.
13. Voir notamment, Requête, paras. 3 d)-f), 27-35.
14. Réponse, paras. 14-18.
15. Voir notamment Procureur c/ Milomir Stakic, affaire n. IT-97-24, Décision relative à la demande d’acquittement déposée en application de l’article 98 bis du Règlement, rendue le 31 octobre 2002, para. 45, et Procureur c/ Dragoljub Kunarac, Radomir Kovac et Zoran Vukovic, affaire n. IT-96-23, Décision relative à la requête aux fins d’acquittement, rendue le 3 juillet 2000, para. 11.
16. Procureur c/ Radoslav Brdjanin, affaire n. IT-99-36-A, Décision relative à l’appel interlocutoire, 19 mars 2004, para. 11.
17. Les accuses ont été acquittés du chef 2 dans la Décision relative aux demandes d’acquittement.
18. Requête, paras. 3 g) et 36-40, Réplique, paras. 31-34.