Affaire n° : IT-04-84-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Carmel Agius, Président
M. le Juge Hans Henrik Brydensholt
M. le Juge Albin Eser

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
20 mai 2005

LE PROCUREUR

c/

Ramush HARADINAJ
Idriz BALAJ
Lahi BRAHIMAJ

___________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE L’APPLICATION AVANT LE PROCÈS DE MESURES DE PROTECTION EN FAVEUR DE TÉMOINS

___________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Carla del Ponte
M. Dermot Groome
M. Maria Tuma

Les Accusés et les Conseils des Accusés :

Ramush Haradinaj
M. Rodney Dixon
M. Ben Emmerson
M. Conor Gearty
M. Michael O’Reilly

Idriz Balaj
M. Gregor Guy-Smith

Lahi Brahimaj
M. Richard Harvey

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal  »),

VU la requête de l’Accusation aux fins de l’application avant le procès de mesures de protection de témoins (Prosecution Motion for Pre-Trial Protective Measures for Witnesses) (la « Requête »), ainsi que les Annexes A à J confidentielles et partiellement ex parte qui y sont jointes, déposée le 7 avril 2005, par laquelle le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») demande :

1) pour tous les témoins potentiels mentionnés dans les catégories A et B de l’Annexe B confidentielle et de l’annexe C confidentielle et ex parte jointes à la Requête :

a) l’attribution de pseudonymes1,

b) l’autorisation d’expurger les déclarations de témoins que l’Accusation doit communiquer à la Défense de Ramush Haradinaj, d’Idriz Balaj et de Lahi Brahimaj (collectivement, les « Accusés » et la « Défense ») en application des obligations de communication découlant de l’article 66 A) i) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement ») de l’identité et des éléments d’identification des témoins2,

c) l’autorisation de reporter la communication à la Défense des éléments d’identification des témoins précités jusqu’à trente jours avant la date prévue de leur comparution à l’audience (la « première demande »)3  ;

2) pour tous les témoins potentiels mentionnés dans la catégorie C de l’Annexe  B confidentielle et de l’annexe C confidentielle et ex parte jointes à la Requête : l’autorisation d’expurger les déclarations de témoins que l’Accusation doit communiquer à la Défense en application des obligations de communication découlant de l’article 66 A) i) du Règlement des informations indiquant les coordonnées actuelles des témoins précités et citant le nom de certains tiers (la « deuxième demande »)4  ;

3) dans l’hypothèse où la Chambre de première instance ne se prononce pas sur la première et sur la deuxième demande avant le 13 avril 2005, l’autorisation pour l’Accusation de transmettre à la Défense une version expurgée des déclarations de témoins jusqu’à ce qu’une nouvelle ordonnance soit rendue à cet égard (la « troisième demande »)5  ;

4) dans l’hypothèse où la Chambre d’appel refuse l’octroi des mesures de protection demandées à un témoin donné, la suspension de l’obligation faite à l’Accusation de divulguer l’identité des témoins pendant une période de trente jours au moins, le temps de notifier l’intéressé (la « quatrième demande »)6  ;

5) la prise d’ordonnances enjoignant aux tierces parties n’appartenant pas à la Défense et recevant des renseignements confidentiels relatifs à la présente affaire de signer l’accord de non-divulgation joint à l’Annexe A de la Requête, par lequel ces dernières s’engagent à respecter toutes les ordonnances émanant de la Chambre de première instance et à se soumettre de plein gré à la compétence du Tribunal pour toute question soulevée par lesdites ordonnances (la « cinquième demande »)7  ;

VU l’Ordonnance relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection de témoins avant le procès, rendue le 12 avril 2005 par le Juge de la mise en état, ordonnant que l’Accusation communique les pièces relevant de l’article  66 A) i) du Règlement dans la version expurgée proposée, mais que, deux des trois Accusés n’étant pas encore officiellement représentés par un conseil, le délai prévu à l’article 126 bis du Règlement pour le dépôt d’une réponse à la Requête ne coure qu’à partir de la date à laquelle les trois Accusés seront représentés par un conseil engagé par leurs soins ou commis d’office,

ATTENDU que, dans l’intervalle, l’Accusation a informé la Chambre de première instance qu’elle s’était entièrement acquittée de son obligation de communiquer des pièces relevant de l’article 66 A) i) du Règlement, dans une version expurgée 8 pour le moment,

VU la réponse d’Idriz Balaj et de Lahi Brahimaj à la Requête (Idriz Balaj’s and Lahi Brahimaj’s Response to Prosecution Motion for Pre-Trial Protective Measures for Witnesses with Confidential and ex parte Annexes) (la « Réponse de Balaj et Brahimaj »), déposée le 2 mai 2005, dans laquelle la Défense des deux Accusés s’oppose à la première et à la deuxième demande aux motifs : 1) que le dépôt par l’Accusation d’annexes ex parte prive la Défense de la possibilité d’examiner les pièces en question et, partant, d’en commenter la teneur9  ; 2) qu’il n’existe en l’espèce aucun « cas exceptionnel » comme le prévoit l’article  69 A) du Règlement qui pourrait justifier que soit ordonnée la non-divulgation de l’identité des témoins et que, par ailleurs, l’admission de la Requête, incompatible avec les droits fondamentaux de l’Accusé, porterait atteinte à l’équité de la procédure 10 ; 3) que, dans certains cas, l’Accusation cherche à obtenir des mesures de protection en faveur de témoins n’ayant pas eux -mêmes exprimé d’inquiétudes quant à leur sécurité11,

VU la réponse de Ramush Haradinaj à la Requête (Defence Response on Behalf of Ramush Haradinaj to Prosecution Motion for Pre-Trial Measures for Witnesses ) (la « Réponse de Haradinaj »), déposée le 3 mai 2005, dans laquelle la Défense de l’Accusé indique, d’une part, ne pas s’opposer aux mesures de protection demandées dans la Requête, à condition que celles-ci soient examinées et modifiées par la Chambre de première instance à un stade ultérieur12, et, d’autre part, être en mesure de commencer à préparer le procès à partir des pièces justificatives relevant de l’article 66 A) i) du Règlement communiquées par l’Accusation dans une version expurgée13,

ATTENDU qu’aux termes de l’article 69 du Règlement : « A) Dans des cas exceptionnels, le Procureur peut demander à un juge ou à la Chambre de première instance d’ordonner la non-divulgation de l’identité d’une victime ou d’un témoin pour empêcher qu’ils ne courent un danger ou des risques, et ce jusqu’au moment où ils seront placés sous la protection du Tribunal. […] C) Sans préjudice des dispositions de l’article 75 ci-dessous, l’identité de cette victime ou de ce témoin devra être divulguée avant le commencement du procès et dans des délais permettant à la défense de se préparer »,

ATTENDU qu’aux termes de l’article 75 A) du Règlement : « [u]n Juge ou une Chambre peut, d’office ou à la demande d’une des parties14, de la victime, du témoin intéressé ou de la Section d’aide aux victimes et aux témoins, ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité de victimes ou de témoins, à condition toutefois que lesdites mesures ne portent pas atteinte aux droits de l’accusé »,

ATTENDU que la Chambre de première instance a le devoir de trouver un juste équilibre entre le droit de l’accusé à un procès équitable d’un côté et la protection des victimes et des témoins ainsi que le droit d’accès du public à l’information de l’autre, le droit de l’accusé s’entendant notamment du droit de disposer du temps nécessaire à la préparation de sa défense et de celui de contre-interroger les témoins à charge,

ATTENDU que, en vertu de l’article 75 A) du Règlement, l’Accusation a la faculté de demander des mesures de protection en faveur d’un témoin, que ce dernier soutienne ou non cette demande,

ATTENDU que les dépôts ex parte ne devraient être autorisés que dans la mesure où il est probable que la communication à l’autre partie des informations contenues dans la requête nuirait injustement soit à la partie requérante soit à toute personne concernée par la demande ou s’y rattachant, le requérant étant dans l’obligation de préciser en quoi la divulgation à l’autre partie des informations figurant dans la demande est susceptible de causer pareil préjudice15,

ATTENDU que les Annexes ex parte16 jointes à la Requête contiennent des informations sensibles dont la divulgation à la Défense serait de nature à nuire injustement aux intéressés d’une part et irait à l’encontre des objectifs recherchés par la Requête d’autre part, celles-ci sont par conséquent acceptées,

ATTENDU que, s’agissant de la première demande et après avoir pesé les intérêts en présence, la Chambre de première instance estime :

a) que l’attribution de pseudonymes est justifiée pour protéger la vie privée et la sécurité des témoins concernés et des membres de leur famille,

b) que l’expurgation des déclarations de témoins de l’identité et des éléments d’identification est justifiée, compte tenu de la situation des témoins concernés,

c) qu’il y a lieu de reporter la divulgation à la Défense des éléments d’identification des témoins jusqu’à trente (30) jours avant l’ouverture du procès, à moins que la Chambre de première instance n’en décide autrement à la suite d’une nouvelle demande émanant de l’une ou l’autre des parties, compte tenu de la situation des témoins concernés ; qu’en revanche, les renseignements fournis par l’Accusation ne justifient pas de différer la divulgation des éléments d’identification jusqu’à trente jours avant la date prévue de la comparution des témoins à l’audience,

ATTENDU que, s’agissant de la deuxième demande et après avoir pesé les intérêts en présence, la Chambre de première instance estime qu’il y a lieu, dans les circonstances présentes, d’expurger les déclarations de témoins des informations indiquant les coordonnées actuelles de certains témoins et mentionnant le nom de certains tiers,

ATTENDU que la troisième et la quatrième demande sont désormais sans objet  ; que, dès lors, il n’y a pas lieu de les examiner,

ATTENDU que, s’agissant de la cinquième demande, la Défense a toujours le devoir de ne pas divulguer des pièces classées confidentielles par la Chambre de première instance ; qu’en conséquence, il n’y a pas lieu d’obliger la Défense à généraliser le recours aux accords de non-divulgation17, cette mesure exceptionnelle devant se limiter aux témoins les plus sensibles,

EN APPLICATION des articles 54, 66, 69 et 75 du Règlement,

FAIT PARTIELLEMENT DROIT à la Requête et DIT que :

1. Les témoins potentiels ci-dessous devront être désignés par le pseudonyme qui leur est attribué dans l’Annexe B confidentielle jointe à la Requête lorsqu’ils seront mentionnés en public jusqu’à la date où lesdits témoins seront appelés à comparaître  ; la protection octroyée dans la présente Décision s’appliquera aux témoins protégés jusqu’à ce qu’une nouvelle ordonnance soit rendue à cet égard : SST7/01, SST7/02, SST7/03, SST7/04, SST7/05, SST7/06, SST7/07, SST7/08, SST7/09, SST7/10, SST7/11, SST7/12, SST7/13, SST7/14, SST7/16, SST7/17, SST7/18, SST7/19, SST7/20, SST7/21, SST7/22, SST7/23, SST7/24, SST7/25, SST7/26, SST7/27, SST7/28.

2. L’Accusation communiquera à la Défense les éléments d’identification se rapportant aux témoins potentiels énumérés dans le précédent paragraphe au plus tard trente (30) jours avant l’ouverture du procès, à moins que la Chambre de première instance n’en décide autrement.

3. L’Accusation est autorisée à supprimer l’identité et les éléments d’identification de témoins figurant dans les déclarations des témoins potentiels énumérés au paragraphe  1 ci-dessus lors de la communication à la Défense desdites déclarations en vertu des obligations de communication découlant de l’article 66 A) i) du Règlement. L’Accusation est également autorisée à supprimer les informations indiquant les coordonnées actuelles des témoins et mentionnant le nom de certains tiers des déclarations des témoins potentiels mentionnés dans la catégorie C de l’Annexe B confidentielle jointe à la Requête lors de la communication à la Défense desdites déclarations en vertu des obligations de communication découlant de l’article 66 A) i) du Règlement.

4. La Requête est rejeté pour le surplus.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 20 mai 2005
La Haye (Pays-Bas)

Le Juge de la mise en état
_____________
Hans Henrik Brydensholt

[Sceau du Tribunal]


1. Requête, par. 27 i).
2. Requête, par. 27 i), combiné au par. 9.
3. Requête, par. 27 i), combiné au par. 10.
4. Requête, par. 27 ii), combiné aux par. 11 et 23. S’il est vrai que la demande figurant au paragraphe 27 ii) porte sur la suppression des « noms, renseignements d’identification et autres éléments indiquant les coordonnées actuelles des témoins mentionnés… », la Chambre de première instance déduit du paragraphe 23 que l’Accusation souhaite seulement supprimer les « noms des personnes qui sont ou peuvent être des témoins sensibles » et non les noms des sources ayant fourni les déclarations.
5. Requête, par. 27 iv).
6. Requête, par. 27 iii).
7. Requête, par. 25.
8. Prosecution’s Third Report on Rule 66(A)(i) Disclosure, 5 mai 2005.
9. Réponse de Balaj et Brahimaj, par. 16 à 24.
10. Réponse de Balaj et Brahimaj, par. 25 à 37.
11. Réponse de Balaj et Brahimaj, par. 5 à 37.
12. Réponse de Haradinaj, par. 2, 4 et 7.
13. Réponse de Haradinaj, par. 5.
14. Non souligné dans l’original.
15. Le Procureur c/ Simic et consorts (affaire n° IT-95-9-PT), Décision relative 1) à la requête de Stevan Todorovic aux fins de réexaminer la décision du 27 juillet 1999, 2) à la requête du CICR aux fins de réexaminer l’ordonnance portant calendrier du 18 novembre 1999 et 3) aux conditions d’accès aux pièces, 28 février 2000, par. 41.
16. Annexes C, D, E, F et G.
17. Voir également Le Procureur c/ Milosevic, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de déposer à titre confidentiel les listes de témoins et de pièces à conviction en application de l’article 65 ter et les déclarations de témoins en application de l’article 66 A) ii) du Règlement, 21 mars 2002.