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1 Le jeudi 11 juillet 2013
2 [Jugement en appel en application de la Règle 98 bis]
3 [Audience publique]
4 [L'accusé est introduit dans le prétoire]
5 --- L'audience est ouverte à 14 heures 59.
6 M. LE JUGE MERON : [interprétation] Bonjour.
7 Monsieur le Greffier, veuillez citer l'affaire.
8 M. LE GREFFIER : [interprétation] Bonjour, Madame et Messieurs les Juges.
9 Ceci est l'affaire IT-95-5/18-AR98bis.1, le Procureur contre Radovan
10 Karadzic.
11 M. LE JUGE MERON : [interprétation] Merci.
12 Monsieur Karadzic, pouvez-vous suivre les débats dans une langue que vous
13 comprenez ? Je vous remercie.
14 L'ACCUSÉ : [interprétation] Oui. Bonjour, Excellences. Merci. J'entends
15 bien l'interprétation.
16 M. LE JUGE MERON : [interprétation] Je vais maintenant demander les
17 présentations des parties. Pour M. Karadzic.
18 L'ACCUSÉ : [interprétation] Je suis accompagné de mon conseiller principal,
19 Me Robinson, qui est Américain; ainsi que de mon conseiller juridique
20 belgradois, M. Marko Sladojevic.
21 M. LE JUGE MERON : [interprétation] Merci. Nous notons la présence de Me
22 Robinson et de M. Sladojevic.
23 Pour l'Accusation.
24 M. TIEGER : [interprétation] Bonjour, Monsieur le Président, Madame et
25 Messieurs les Juges. Alan Tieger, Katrina Gustafson, et notre commis à
26 l'affaire, Colin Nawrot, pour l'Accusation.
27 M. LE JUGE MERON : [interprétation] Merci, Monsieur Tieger.
28 Comme annoncé par M. le Greffier, l'affaire le Procureur contre Radovan
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1 Karadzic est à l'ordre du jour. Conformément à l'ordonnance portant
2 calendrier du 5 juillet 2013, la Chambre d'appel rend aujourd'hui son
3 arrêt.
4 En accord avec la pratique du Tribunal, je ne donnerai pas lecture du
5 texte de l'arrêt, à l'exception de son dispositif. Je me limiterai à un
6 résumé des principales questions soulevées en appel et des conclusions les
7 plus importantes de la Chambre d'appel. Ce résumé oral ne fait aucunement
8 partie de l'arrêt écrit officiel de la Chambre d'appel, qui fait foi et
9 sera distribué aux parties à la fin de l'audience.
10 La présente affaire concerne des événements survenus entre le 31 mars 1992
11 et le 31 décembre 1992 dans certaines municipalités de Bosnie-Herzégovine
12 revendiquées par les Serbes de Bosnie, municipalités désignées ci-après par
13 l'expression les municipalités. L'acte d'accusation allègue qu'au cours de
14 cette période, M. Karadzic incarnait l'autorité civile et militaire suprême
15 de la Republika Srpska et participait à une entreprise criminelle commune
16 de concert avec d'autres dirigeants serbes et serbes de Bosnie dans le but
17 de chasser à jamais les Musulmans de Bosnie et les Croates de Bosnie des
18 municipalités au moyen d'une campagne de persécutions, persécutions qui
19 prenaient notamment la forme d'actes démontrant une intention de détruire
20 en partie les groupes nationaux, ethniques ou religieux des Musulmans et
21 des Croates de Bosnie comme tels. Les actes constitutifs de génocide dont
22 il est allégué qu'ils ont été commis à l'encontre des Musulmans de Bosnie
23 et/ou des Croates de Bosnie comprennent notamment : (i) des meurtres; (ii)
24 des atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale; et (iii) les
25 conditions d'existence délibérément imposées aux détenus qui devaient
26 entraîner leur destruction physique.
27 Le 11 juin 2012, l'accusé a demandé à être acquitté de tous les chefs de
28 l'acte d'accusation à l'issue de la présentation des moyens à charge. A
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1 l'audience du 28 juin 2012, la Chambre de première instance a conclu que,
2 je cite, "même en appréciant ceux-ci à leur valeur maximale, aucun des
3 éléments de preuve ne permettait d'étayer une condamnation pour génocide
4 dans les municipalités où ce crime était retenu à charge au titre de
5 l'article 4(3) du Statut." La Chambre de première instance a rendu une
6 décision portant acquittement du chef 1 de l'acte d'accusation qui
7 reprochait à M. Karadzic le crime de génocide dans les municipalités,
8 alléguant que M. Karadzic s'était rendu coupable de ce crime en tant que
9 supérieur hiérarchique et qu'il l'avait commis de concert avec d'autres,
10 l'avait planifié, avait incité à le commettre, l'avait ordonné et/ou y
11 avait aidé et l'avait encouragé.
12 L'Accusation fait valoir quatre moyens d'appel contre la décision
13 d'acquittement et demande à la Chambre d'appel de l'annuler et de rétablir
14 les accusations du chef 1 de l'acte d'accusation.
15 La Chambre d'appel va, dans un premier temps, aborder l'évaluation
16 par la Chambre de première instance des actes constitutifs de génocide
17 allégués dans l'acte d'accusation et les arguments y relatifs. Dans son
18 examen des arguments en question, la Chambre d'appel a pleinement tenu
19 compte du fait que le critère devant être appliqué par une Chambre de
20 première instance au stade de la procédure prévue à l'article 98 bis du
21 Règlement est celui de "l'existence d'éléments de preuve sur la base
22 desquels un juge du fait raisonnable pourrait, s'ils sont acceptés, être
23 convaincu au-delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de l'accusé
24 pour le chef d'accusation précis en cause." Ce critère n'est pas la
25 question de savoir si la culpabilité d'un accusé a été établie au-delà de
26 tout doute raisonnable.
27 Dans son premier moyen d'appel, l'Accusation affirme que la Chambre
28 de première instance a commis une erreur de droit ou de fait lors de son
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1 examen de l'élément matériel du génocide dans sa déclaration portant
2 acquittement.
3 L'Accusation affirme que la Chambre de première instance a commis une
4 erreur en ne concluant pas que les meurtres dans les municipalités
5 constituaient l'élément matériel du génocide. Entre autres, l'Accusation
6 avance que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit en
7 imposant le critère d'un "effet sur le groupe" à l'élément matériel du
8 meurtre. A titre subsidiaire, l'Accusation affirme que même en cas
9 d'applicabilité d'un critère d'effet sur le groupe, la Chambre de première
10 instance a commis une erreur de fait en ne concluant pas qu'il existait
11 bien des éléments de preuve sur lesquels un juge raisonnable du fait
12 pourrait, s'ils étaient acceptés, se fonder pour conclure que des meurtres
13 avaient bien été commis comme actes constitutifs d'un génocide.
14 Karadzic reconnaît que les conclusions de la Chambre de première instance
15 au sujet des meurtres étaient suffisantes pour répondre au critère de
16 l'élément matériel défini à l'article 4 du Statut.
17 La Chambre d'appel fait observer que si la Chambre de première instance
18 s'est penchée sur la question de savoir si un juge raisonnable du fait
19 pourrait conclure que, je cite, "la destruction avait pris pour cible une
20 fraction importante du groupe des Musulmans de Bosnie et/ou du groupe des
21 Croates de Bosnie et un nombre considérable de leurs membres… comme tels."
22 Ses conclusions en la matière ne portent pas sur le caractère suffisant ou
23 non des éléments de preuve établissant les meurtres en tant qu'actes
24 constitutifs du génocide, mais sur l'intention génocidaire. Dans la
25 décision de la Chambre de première instance, la Chambre d'appel ne trouve,
26 par conséquent, aucune indication suggérant que celle-ci ait commis une
27 erreur de droit en imposant le critère d'un "effet sur le groupe" à
28 l'élément matériel du meurtre, comme l'affirme l'Accusation.
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1 Dans sa décision d'acquittement, la Chambre de première instance affirme
2 qu'il existe des éléments de preuve indiquant qu'un grand nombre de
3 Musulmans et/ou de Croates de Bosnie ont été tués par les forces serbes de
4 Bosnie dans les municipalités. Elle rappelle également sa conclusion
5 antérieure selon laquelle ces éléments de preuve suffisaient à conclure que
6 les Musulmans et/ou Croates de Bosnie avaient été les victimes de meurtres
7 commis à grande échelle avec l'intention de persécuter. La Chambre d'appel
8 estime, par conséquent, que la Chambre de première instance s'est ainsi
9 convaincue, aux fins d'une décision relative à la demande présentée en
10 application de l'article 98 bis du Règlement, qu'il existait bien des
11 éléments de preuve sur la base desquels un juge du fait raisonnable
12 pourrait, si ces éléments de preuve étaient admis, être convaincu au-delà
13 de tout doute raisonnable que des meurtres de Musulmans et/ou Croates de
14 Bosnie s'étaient bien produits dans les municipalités et que ces groupes
15 avaient été désignés pour des raisons nationales, ethniques, raciales ou
16 religieuses.
17 La Chambre d'appel fait observer que les arguments pertinents de
18 l'Accusation présupposent tous, et à tort, que la Chambre de première
19 instance aurait conclu à l'insuffisance des éléments de preuve relatifs aux
20 meurtres dans les municipalités pour établir l'élément matériel du génocide
21 dans le cadre de l'article 98 bis du Règlement. Ainsi qu'il a déjà été dit
22 plus haut, la décision d'acquittement indique que la Chambre de première
23 instance a bien conclu que les éléments de preuve relatifs à ces meurtres
24 étaient suffisants. Ce qu'avance l'Accusation concernant une erreur commise
25 par la Chambre de première instance au sujet des meurtres en tant qu'actes
26 constitutifs de génocide est donc sans objet.
27 Selon l'Accusation, la Chambre de première instance aurait eu tort
28 d'ajouter un critère supplémentaire à l'élément matériel en considérant que
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1 les dites atteintes graves à l'intégrité physique ou mentale devaient
2 atteindre un certain niveau d'effet destructeur sur le groupe. A titre
3 subsidiaire, l'Accusation affirme que la Chambre de première instance a
4 commis une erreur de fait en ne concluant pas que le dossier comprenait des
5 éléments de preuve indiquant que des Musulmans et/ou Croates de Bosnie
6 avaient été les victimes d'atteintes graves à leur intégrité physique ou
7 mentale dans les municipalités. A l'appui, l'Accusation cite des éléments
8 de preuve relatifs, notamment, aux violences, sévices sexuels et actes de
9 torture commis dans les lieux de détention.
10 M. Karadzic reconnaît que la Chambre de première instance a admis les
11 atteintes graves à l'intégrité physique et mentale que les forces serbes de
12 Bosnie ont causées à de nombreux Musulmans et/ou Croates de Bosnie dans les
13 multiples lieux de détention où ceux-ci se trouvaient. Il affirme,
14 cependant, que la Chambre de première instance aurait ensuite conclu que
15 les éléments de preuve relatifs aux actes causant des atteintes graves à
16 l'intégrité physique ou mentale, même appréciés à leur valeur maximale, ne
17 permettaient pas de conclure que ces actes avaient été commis avec
18 l'intention de détruire ces groupes.
19 La Chambre d'appel fait observer que les éléments de preuve examinés par la
20 Chambre de première instance, appréciés à leur valeur maximale, indiquent
21 que des Musulmans et/ou Croates de Bosnie ont subi des blessures, y compris
22 sous forme de viols et de sévices graves n'entraînaient pas la mort, qui, à
23 première vue, suggèrent des atteintes graves à l'intégrité physique.
24 Plus précisément, la Chambre d'appel fait observer que le dossier comprend
25 des éléments de preuve indiquant que des détenus musulmans et/ou croates de
26 Bosnie ont reçu des coups de pied et ont été violemment battus au moyen
27 d'une grande variété d'objets, comprenant notamment des fusils et crosses
28 de fusil, des matraques et bâtons, des battes, des chaînes, des morceaux de
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1 câble, des tuyaux et des barres de métal et des éléments de mobilier. Les
2 détenus étaient souvent battus pendant plusieurs jours d'affilée, pendant
3 de longues périodes et plusieurs fois par jour. Les éléments de preuve du
4 dossier indiquent également que dans certains cas, des détenus ont été
5 jetés dans des cages d'escaliers, qu'ils ont été battus jusqu'à perdre
6 conscience ou qu'on leur cognait la tête contre des murs. Il est allégué
7 que ces sévices ont causé des blessures graves, comprenant notamment des
8 côtes cassées, des crânes fracturés, des fractures de la mâchoire, des
9 fractures des vertèbres et des commotions. Les effets à long terme allégués
10 de ces sévices comprennent notamment la perte de dents, des céphalées
11 permanentes, des défigurations, des doigts déformés, des douleurs
12 chroniques aux jambes et la paralysie partielle de membres.
13 La Chambre d'appel souligne que la commission d'actes isolés
14 caractéristiques ne démontre pas automatiquement que l'élément matériel du
15 génocide est constitué. Cependant, la Chambre d'appel est d'avis qu'en
16 examinant les éléments de preuve spécifiques figurant au dossier, et
17 notamment ceux relatifs aux violences sexuelles et aux sévices ayant causé
18 des blessures corporelles graves, aucune Chambre de première instance
19 n'aurait pu conclure que ces éléments de preuve ne suffisaient pas à
20 établir l'élément matériel du génocide dans le cadre de l'article 98 bis du
21 Règlement.
22 Par conséquent, la Chambre d'appel conclut que la Chambre de première
23 instance a commis une erreur de fait en concluant que les éléments de
24 preuve, même appréciés à leur valeur maximale, ne permettraient à un juge
25 du fait raisonnable de conclure au-delà de tout doute raisonnable que des
26 actes constitutifs de génocide causant des atteintes graves à l'intégrité
27 physique ou mentale avaient bien été commis, et qu'il en a résulté une
28 erreur judiciaire.
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1 L'Accusation affirme que la Chambre de première instance a omis de motiver
2 sa conclusion selon laquelle les conditions d'existence au sein des lieux
3 de détention dans les municipalités ne satisfont pas les critères du
4 génocide au titre de l'article 4(2)(c) du Statut. L'Accusation avance, en
5 outre, que la Chambre de première instance a commis une erreur de fait en
6 ne discernant pas les éléments du dossier qui satisfont les critères de
7 l'article 4(2)(c) du Statut. L'Accusation affirme notamment que les
8 éléments de preuve admis par la Chambre de première instance démontrent que
9 les conditions prévalant dans les lieux où les Musulmans et/ou Croates de
10 Bosnie étaient détenus étaient "effroyables" et étayent la conclusion que
11 leur destruction physique était objectivement probable.
12 M. Karadzic n'a pas répondu aux arguments de l'Accusation relatifs à la
13 mise en place délibérée de conditions de vie devant entraîner la
14 destruction.
15 La Chambre d'appel n'est pas convaincue que la Chambre de première instance
16 ait omis de motiver son avis. La Chambre de première instance a explicité
17 les critères juridiques qu'elle a appliqués aux éléments de preuve et elle
18 a affirmé clairement s'être concentrée sur les aspects juridiques
19 pertinents et de les avoir évalués lors de son examen des éléments de
20 preuve relatifs aux actes constitutifs du génocide allégué consistant à
21 mettre en place délibérément des conditions d'existence devant entraîner la
22 destruction physique. La Chambre de première instance a également indiqué
23 quels étaient les éléments de preuve examinés par elle dans ce contexte et
24 s'est référée de façon spécifique à un examen antérieur et plus approfondi
25 des mêmes éléments de preuve au regard du chef 3 de l'acte d'accusation.
26 Les arguments de l'Accusation selon lesquels la Chambre de première
27 instance a commis une erreur en évaluant les éléments de preuve du dossier
28 sont, néanmoins, convaincants. La Chambre de première instance a relevé des
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1 éléments de preuve indiquant que des Musulmans et/ou Croates de Bosnie
2 détenus avaient subi "des traitements cruels et inhumains, des actes de
3 torture, des mauvais traitements physiques et psychologiques, des sévices
4 sexuels et des viols, des conditions d'existence inhumaines et le travail
5 forcé" et ne s'étaient pas vus fournir "un hébergement, un abri,
6 l'approvisionnement en vivres et en eau, les soins médicaux, ni des
7 sanitaires adéquats."
8 Plus précisément, la Chambre de première instance a admis des éléments de
9 preuve indiquant notamment que les Musulmans et/ou Croates de Bosnie
10 étaient détenus dans des conditions de surpopulation, dans lesquelles
11 plusieurs centaines de personnes étaient parfois enfermées dans la même
12 pièce. Des éléments de preuve présentés à la Chambre de première instance
13 indiquent ainsi que, par exemple, 570 détenus étaient enfermés dans une
14 pièce unique au camp de Keraterm à Prijedor. Au KP Dom de Foca, 18 détenus
15 étaient enfermés dans une unique cellule de mise en isolement. Au camp
16 d'Omarska à Prijedor, 200 personnes étaient enfermées dans une pièce de 40
17 mètres carrés et s'entassaient jusque dans les toilettes. Et à l'usine
18 Betonirka à Sanski Most, les détenus, par manque d'espace pour s'allonger,
19 devaient dormir en restant debout.
20 D'autres éléments de preuve suggèrent que l'on refusait de prodiguer des
21 soins aux Musulmans et/ou Croates de Bosnie détenus ou que les soins
22 médicaux prodigués étaient inadéquats. Ainsi, il est allégué qu'il n'y
23 avait pas d'installations médicales pour les détenus de l'usine Betonirka à
24 Sanski Most. Au KP Dom à Foca, les soins médicaux étaient inadaptés et les
25 détenus maintenus en cellules d'isolement se voyaient refuser tout accès
26 aux soins. Et au camp de Keraterm à Prijedor, de nombreux détenus
27 souffraient de dysenterie ainsi que de blessures résultant des sévices
28 infligés, mais aucun soin ne leur a été prodigué. Enfin la Chambre de
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1 première instance a également admis des éléments de preuve indiquant que
2 des Musulmans et/ou Croates de Bosnie détenus ne recevaient aucune
3 nourriture ou pas assez et souffraient, par conséquent, de malnutrition,
4 étaient affamés et perdaient beaucoup de leur poids; étaient parfois privés
5 d'eau; et n'avaient pas accès à des toilettes ni à des sanitaires
6 appropriés, ce qui favorisait la propagation des maladies.
7 La Chambre d'appel est convaincue que les éléments de preuve produits
8 par l'Accusation, appréciés à leur valeur maximale, indiquent que les
9 Musulmans et/ou Croates de Bosnie étaient soumis à des conditions
10 d'existence devant entraîner leur destruction physique, notamment des
11 conditions de grave surpopulation, de privation de nourriture et d'accès
12 insuffisant à des soins médicaux. Ces éléments de preuve sont suffisamment
13 convaincants dans leur ensemble pour affirmer qu'aucune Chambre de première
14 instance raisonnable n'aurait pu, dans le contexte de l'article 98 bis du
15 Règlement, conclure qu'il n'y avait pas d'éléments preuve permettant
16 d'établir l'élément matériel de la mise en place délibérée de conditions
17 d'existence devant entraîner la destruction physique.
18 Par conséquent, la Chambre d'appel conclut que la Chambre de première
19 instance a commis une erreur de fait en concluant que, même en appréciant
20 ceux-ci à leur valeur maximale, aucun des éléments de preuve ne permettrait
21 à un juge du fait raisonnable de conclure au-delà de tout doute raisonnable
22 qu'il y a bien eu acte constitutif de génocide sous la forme d'une mise en
23 place délibérée de conditions d'existence devant entraîner la destruction,
24 et qu'il en a résulté une erreur judiciaire.
25 L'Accusation affirme que la Chambre de première instance a commis une
26 erreur de droit et de fait en évaluant l'intention génocidaire. Elle avance
27 notamment que la Chambre de première instance, dans la mesure où elle a
28 procédé à une évaluation de l'intention génocidaire, s'est trompée et a
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1 commis, donc, une erreur de droit dans le poids qu'elle a accordé aux
2 éléments de preuve. En outre, l'Accusation affirme que la Chambre de
3 première instance a commis une erreur de droit en n'appréciant pas les
4 éléments de preuve relatifs à l'intention génocidaire à leur valeur
5 maximale, comme en témoigne la qualification des propos de M. Karadzic et
6 d'autres dirigeants serbes de Bosnie par la Chambre de première instance,
7 qui considère ces propos comme des "mises en garde rhétoriques contre la
8 disparition, l'élimination ou l'extinction des Musulmans de Bosnie dans
9 l'éventualité où une guerre éclaterait."
10 Enfin, l'Accusation avance que la Chambre de première instance a
11 commis une erreur de fait en ne concluant pas des éléments de preuve du
12 dossier que Karadzic et d'autres participants allégués à l'entreprise
13 criminelle commune partageaient l'intention de commettre un génocide.
14 M. Karadzic a répondu que l'Accusation n'avait pas démontré la
15 moindre erreur de droit commise par la Chambre de première instance.
16 La Chambre d'appel estime que les arguments de l'Accusation quant à
17 l'interprétation faite par la Chambre de première instance des éléments de
18 preuve du dossier sont convaincants. La Chambre d'appel fait observer que
19 la Chambre de première instance a admis des éléments de preuve indiquant
20 qu'au cours de réunions en présence de M. Karadzic, je cite, "il avait été
21 décidé qu'un tiers des Musulmans devaient être tués, un tiers devaient être
22 convertis à la foi orthodoxe et un tiers allaient partir de leur propre
23 gré" et que, de la sorte, tous les Musulmans disparaîtraient de Bosnie. A
24 l'audience en appel, le conseiller juridique de M. Karadzic a reconnu que
25 ces propos, appréciés à leur valeur maximale, pouvaient constituer la
26 preuve d'une intention génocidaire.
27 D'autres déclarations figurant au dossier suggèrent également que M.
28 Karadzic était animé d'une intention génocidaire. Par exemple, M. Karadzic
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1 est réputé avoir déclaré que son objectif était, je cite, "de se
2 débarrasser des ennemis sous notre propre toit, les Croates et les
3 Musulmans, et de ne plus vivre à leurs côtés au sein d'un même Etat," et
4 que si une guerre éclatait en Bosnie-Herzégovine, les Musulmans
5 disparaîtraient et seraient anéantis.
6 Des éléments de preuve indiquent également que d'autres dirigeants
7 serbes de Bosnie de haut rang dont il est allégué qu'ils participaient à
8 l'entreprise criminelle commune étaient animés d'une intention génocidaire.
9 Par exemple, au sujet des Musulmans et des Croates de Bosnie, Ratko Mladic,
10 le commandant de l'état-major principal de l'armée de la Republika Srpska,
11 est réputé avoir déclaré, je cite : "Ce qui m'occupe, c'est de les voir
12 disparaître entièrement." En outre, Slobodan Milosevic, président de la
13 Serbie, a déclaré que Momcilo Krajisnik, le président de l'assemblée des
14 Serbes de Bosnie, voulait "éliminer tous les Musulmans et les Croates."
15 Enfin, la Chambre d'appel fait observer que la Chambre de première
16 instance a admis de nombreux éléments de preuve indirects sur lesquels un
17 juge du fait raisonnable pourrait se fonder pour déduire l'intention
18 génocidaire. La Chambre d'appel rappelle qu'une intention spécifique peut
19 être déduite "de plusieurs faits et circonstances, tels que le contexte
20 général, la commission d'autres actes répréhensibles dirigés
21 systématiquement contre le même groupe, l'échelle des atrocités commises,
22 le fait de systématiquement prendre pour cible des victimes en raison de
23 leur appartenance à un groupe particulier ou la répétition d'actes de
24 destruction ou discriminatoires." A cet égard, la Chambre de première
25 instance a relevé des éléments de preuve indiquant des "actes
26 répréhensibles dirigés contre les Musulmans et/ou Croates de Bosnie" dans
27 les municipalités, ainsi que des éléments de preuve indiquant le caractère
28 répétitif des "actes de discrimination et du langage péjoratif". La Chambre
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1 d'appel relève notamment que le dossier comprend des éléments de preuve
2 indiquant que des actes génocidaires et d'autres actes répréhensibles ont
3 été commis à l'encontre de Musulmans et/ou Croates de Bosnie sur tout le
4 territoire des municipalités, tels que des meurtres, sévices, viols et
5 violences sexuelles, ainsi que des éléments de preuve indiquant le
6 caractère généralisé et la nature discriminatoire de ces actes.
7 La Chambre d'appel rappelle de nouveau qu'en application de l'article
8 98 bis du Règlement, il est supposé que les éléments de preuve présentés
9 par le Procureur sont crédibles, sont appréciés à leur valeur maximale et
10 que l'acquittement est prononcé uniquement "en l'absence d'éléments de
11 preuve sur la base desquels pourrait être prononcée une condamnation". Dans
12 le contexte du présent appel, la Chambre d'appel estime que les éléments de
13 preuve versés au dossier de l'affaire, appréciés à leur valeur maximale,
14 pourraient indiquer l'existence de l'intention génocidaire chez Karadzic.
15 D'autres éléments de preuve en l'espèce laissent à penser que cette même
16 intention existait chez d'autres membres allégués dans l'entreprise
17 criminelle commune. La Chambre d'appel considère que ces éléments de
18 preuve, appréciés au regard des preuves sur l'échelle et la nature des
19 actes génocidaires et autres actes répréhensibles, sont suffisamment
20 convaincants dans leur totalité qu'aucune Chambre de première instance
21 raisonnable n'aurait pu conclure dans le contexte de l'article 98 bis du
22 Règlement à l'absence d'éléments de preuve capables de démontrer
23 l'existence de l'intention génocidaire chez Karadzic et d'autres membres
24 allégués de l'entreprise criminelle commune.
25 En conséquence, la Chambre d'appel conclut que la Chambre de première
26 instance a commis une erreur de fait lorsqu'elle a conclu qu'il n'y avait
27 pas d'élément de preuve, apprécié à sa valeur maximale, sur la base duquel
28 un juge du fait raisonnable pourrait être convaincu de l'existence de
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1 l'intention génocidaire chez Karadzic et d'autres membres allégués de
2 l'entreprise criminelle commune, et qu'il en a résulté une erreur
3 judiciaire.
4 Par ces motifs, la Chambre d'appel fait droit partiellement aux moyens 2 et
5 3 de l'appel du Procureur et annule la conclusion de la Chambre de première
6 instance selon laquelle il n'y a pas d'éléments de preuve sur la base
7 desquels, s'ils étaient acceptés, un juge du fait raisonnable pourrait
8 conclure à l'existence de l'intention génocidaire chez Karadzic et d'autres
9 membres allégués de l'entreprise criminelle commune.
10 Dans sa réponse, Karadzic fait valoir que, dans la mesure où la Chambre de
11 première instance a conclu que les éléments de preuve confirmaient tant
12 l'élément matériel du génocide que l'intention génocidaire, elle a eu
13 raison de conclure qu'il n'y avait pas de "convergence" entre les actes et
14 l'intention de l'accusé et que "les meurtres et atteintes graves dans les
15 municipalités n'étaient pas faits avec l'intention de détruire les
16 Musulmans de Bosnie en tant que groupe." En outre, Karadzic fait valoir que
17 dans l'intérêt de la justice, la Chambre d'appel ne devrait pas annuler
18 l'acquittement même si elle détermine que la Chambre de première instance a
19 commis une erreur. Karadzic affirme que l'annulation de l'acquittement
20 perturberait le procès qui est en cours au regard des autres chefs
21 d'accusation et constituerait une utilisation irresponsable des fonds
22 publics.
23 En réponse, le Procureur affirme, entre autres, que les éléments de preuve
24 en l'espèce montrent qu'il existe une convergence entre l'intention
25 génocidaire et l'élément matériel. En outre, le Procureur fait valoir qu'il
26 est dans l'intérêt de la justice de "déterminer pleinement et de manière
27 adéquate le chef d'accusation 1 à la fin du procès".
28 La Chambre d'appel n'est pas convaincue par l'argument de Karadzic que la
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1 décision de la Chambre de première instance de prononcer son acquittement
2 pour génocide dans les municipalités était fondée sur une absence de
3 convergence entre les meurtres et d'autres actes nuisibles contre les
4 Musulmans de Bosnie et/ou les Croates de Bosnie et l'intention génocidaire.
5 De même, la Chambre d'appel trouve peu crédible l'affirmation de Karadzic
6 que la Chambre d'appel devrait se retenir d'annuler l'acquittement et ce,
7 par prudence. Il n'existe pas de circonstances exceptionnelles en l'espèce.
8 Plus précisément, Karadzic n'a pas plaidé coupable des faits ayant fondé le
9 chef d'accusation 1 de l'acte d'accusation, et il n'y a pas eu de décision
10 finale rendue des actes sous-jacents de génocide pour les autres chefs
11 d'accusation. Qui plus est, la Chambre d'appel note qu'aucun jugement n'a
12 été prononcé contre Karadzic à ce stade du procès, compte tenu du fait que
13 le procès est en cours au titre des autres chefs d'accusation. De même, la
14 Chambre d'appel trouve peu crédible l'affirmation de Karadzic qu'une
15 annulation de l'acquittement perturberait le procès en cours au titre des
16 autres chefs d'accusation et constituerait une utilisation irresponsable
17 des fonds publics. En conséquence, sur ces points, les arguments de
18 Karadzic sont rejetés.
19 Je vais à présent donner lecture de l'intégralité du texte du dispositif de
20 la Chambre d'appel.
21 Monsieur Karadzic, veuillez vous lever, s'il vous plaît.
22 [L'accusé se lève]
23 M. LE JUGE MERON : [interprétation] Par ces motifs, la Chambre d'appel, en
24 application de l'article 25 du Statut et de l'article 117 du Règlement, vu
25 les écritures respectives des parties et leurs exposés à l'audience en
26 appel du 17 avril 2013, siégeant en audience publique, fait droit
27 partiellement au premier moyen d'appel du Procureur; fait droit aux
28 deuxième et troisième moyens d'appel du Procureur partiellement; annule
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1 l'acquittement de M. Karadzic prononcé par la Chambre de première instance
2 du premier chef d'accusation pour génocide; et rétablit les allégations
3 portées contre M. Karadzic au chef d'accusation 1; rejette pour le surplus
4 les moyens d'appel du Procureur; et renvoie l'affaire devant la Chambre de
5 première instance pour toute action conforme au présent arrêt.
6 Monsieur Karadzic, vous pouvez vous asseoir.
7 [L'accusé s'assoit]
8 M. LE JUGE MERON : [interprétation] Monsieur le Greffier, veuillez
9 distribuer les exemplaires de l'arrêt aux parties.
10 L'audience de la Chambre d'appel du Tribunal pénal international pour l'ex-
11 Yougoslavie est levée.
12 --- L'audience est levée à 15 heures 40.
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