Affaire n° : IT-95-14/2-A

LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Theodor Meron, Président

M. le Juge Fausto Pocar
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inès Weinberg de Roca

Assistée de :
M. Hans Holtuis, Greffier

Décision rendue le :
24 juin 2003

LE PROCUREUR

c/

Dario KORDIC et Mario CERKEZ

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS D’AUTORISATION DE DÉPOSER UNE DUPLIQUE, DE DÉPASSER LE NOMBRE LIMITE DE PAGES ET AUX FINS DE PROROGATION DE DÉLAI

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Le Bureau du Procureur :

M. Norman Farrell

Les Conseils de la Défense :

MM. Mitko Naumovski, Turner T. Smith Jnr et Stephen M. Sayers pour Dario Kordic
MM. Bozidar Kovacic et Goran Mikulicic pour Mario Cerkez

 

1. L’appelant Mario Cerkez (« Cerkez ») a demandé l’admission de moyens de preuve supplémentaires en application de l’article 115 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), à l’appui de son appel du jugement de culpabilité prononcé à son encontre1. Dans sa Requête déposée en application de l’article 115, Cerkez n’a cependant pas mentionné les éléments de preuve présentés au procès ni les passages pertinents du Jugement auxquels se rapportent ces moyens de preuve supplémentaires2, laissant à l’Accusation le soin de le faire dans sa Réponse3. Cela a donné lieu à une requête de Cerkez aux fins de prorogation de délai et d’autorisation de dépasser le nombre limite de pages afin de préciser dans une Réplique les éléments de preuve et les passages du Jugement visés, mesures qui ont été accordées4. Lorsqu’il a fait droit à ces mesures, le Juge de la mise en état en appel a déclaré que si la réplique soulevait des questions liées à ces pièces dépassant le cadre de la Réponse de l’Accusation à la Requête déposée en application de l’article 115, l’Accusation serait autorisée à déposer une duplique5.

2. Cerkez a maintenant déposé sa Réplique6, mais l’Accusation estime que celle-ci dépasse le cadre de sa Réponse et demande donc l’autorisation de déposer une duplique, ainsi qu’une prorogation de délai et l’autorisation de dépasser le nombre limite de pages s’agissant de cette duplique7. Dans sa Requête, l’Accusation a indiqué qu’étant donné le délai qui lui était imparti et la limite du nombre de pages fixée pour les requêtes, il ne lui était pas possible d’énumérer toutes les questions qui appelaient une réponse, mais elle a donné une « indication du genre de questions soulevées » pour que la Chambre d'appel puisse les examiner8. Ce n’est pas là une approche satisfaisante. Ni le Règlement ni la pratique du Tribunal ne confèrent à une partie le droit de déposer une duplique9, bien qu’elle puisse en obtenir l’autorisation10. En général, le dépôt d’une duplique sera autorisé si de nouvelles questions sont soulevées dans la réplique11. Cependant, la partie souhaitant déposer une duplique sur cette base est tenue de préciser les nouvelles questions auxquelles elle n’a pas encore pu répondre et elle ne sera généralement pas autorisée à déposer sa duplique. L’Accusation a toutefois déclaré limiter sa demande aux questions déjà citées dans sa Requête12. La Chambre abordera ces questions plus loin.

3. Avant même que l’Accusation ne dépose sa Requête, Cerkez s’est opposé à ce que cette autorisation soit accordée13. Bien qu’il admette dans son Opposition avoir « dans un certain sens » avancé quelques arguments nouveaux et donné davantage de détails sur certaines questions, il déclare l’avoir fait uniquement « dans la mesure nécessaire pour bien préciser les questions  » soulevées dans la Réponse de l’Accusation ou parce que cela s’inscrivait dans le cadre et le propos de sa Requête déposée en application de l’article 11514. La Chambre d'appel estime que, pour les besoins de la présente décision, il n’est pas nécessaire d’examiner en détail les arguments avancés par Cerkez. Cette situation est due au fait que Cerkez n’a pas abordé ces questions dans sa Requête déposée en application de l’article 115, comme il y était tenu15. La prorogation de délai et l’autorisation de dépasser le nombre limite de pages accordées à Cerkez pour lui permettre de rectifier son erreur étaient subordonnées à la condition que l’Accusation puisse examiner ces questions, comme elle aurait dû pouvoir le faire dans sa Réponse, dans une duplique qu’elle serait autorisée à déposer si la Réplique de Cerkez dépassait le cadre de la Réponse initiale. Cerkez n’est pas en droit de priver l’Accusation de cette possibilité et cette dernière doit pouvoir en bénéficier sans qu’il faille se prononcer sur des différences minimes et insignifiantes en droit, autrement dit sans qu’il faille déterminer si les arguments sont nouveaux « dans un certains sens », simplement plus détaillés qu’avant ou s’ils figuraient déjà dans sa Requête déposée en application de l’article 115. L’Accusation doit se trouver dans la même position que si ces questions avaient été abordées dans la Requête déposée en application de l’article 115.

4. La Chambre d'appel s’est penchée sur les arguments avancés par l’Accusation dans sa Requête, par Cerkez dans son Opposition et par l’Accusation dans sa Réponse à l’opposition et, sans entrer dans les détails, elle est convaincue que l’Accusation est en droit de déposer une duplique pour répondre aux nouvelles questions soulevées par Cerkez dans sa Réplique, à savoir :

a) la question de la nécessité militaire – par. 49 à 56 de la Réplique16  ;

b) la pertinence du dossier de première instance pour les besoins de la procédure en application de l’article 115 lorsque le Jugement ne renvoie pas aux éléments de preuve présentés au procès – 56 à 60, 70 o) et 70 1) o) de la Réplique17 ;

c) l’admissibilité des documents de l’ABiH au motif que ce sont les « meilleurs éléments de preuve » disponibles – par. 32, 40,61 et 67 de la Réplique18  ;

d) les arguments relatifs au témoin Merdan – par. 70 qq) de la Réplique19 ;

e) les arguments relatifs à la teneur, la pertinence et la fiabilité des documents de l’ABiH – par. 70 r) et 70 aa) de la Réplique20  ;

f) la pertinence de la valeur probante des moyens de preuve pour qu’ils puissent être admis en tant que moyens de preuve supplémentaires en appel, et en particulier l’admission de la carte non datée – par. 70 z) de la Réplique21 ;

g) la pertinence d’éventuelles divergences entre la cause de l’Accusation au procès et les arguments avancés dans sa Réponse – par. 5, 25 à 29, 70 jj), 70 ll) et 73 de la Réplique22 ;

h) les raisons de l’incapacité de Cerkez de témoigner au procès à propos de questions issues des documents de l’ABiH et de citer à comparaître des témoins du HVO, comme le général Blaškic – par. 70 b) et c)23 ;

i) l’argument selon lequel si les moyens de preuve supplémentaires contredisent ceux présentés au procès, ces moyens supplémentaires doivent être admis au motif qu’ils auraient pu permettre d’aboutir à des constatations différentes – par. 108 de la Réplique24 ; et

j) la question de savoir si le mécanisme de l’article 115 est approprié pour permettre à la Chambre d'appel de remédier aux prétendues violations par l’Accusation des obligations que lui impose l’article 68 du Règlement, même si l’appelant ne satisfait pas aux conditions posées à l’article 115 – par. 94 de la Réplique25.

La Chambre d'appel n’est pas convaincue que la question de savoir s’il convient d’examiner les moyens de preuve supplémentaires à la lumière de ceux présentés au procès, également soulevée par l’Accusation26, est une question nouvelle, et elle n’autorise dès lors pas l’Accusation à aborder cette question dans sa duplique.

5. La deuxième question à trancher dans la présente décision est la prorogation de délai demandée par l’Accusation pour déposer sa duplique. Il ressort clairement de l’exposé des nouvelles questions soulevées qu’une prorogation du délai habituel de 10 jours serait appropriée27. Au tout début de sa demande de prorogation de délai afin de pouvoir déposer sa duplique dans les 28 jours à compter de la date de dépôt de sa Requête, l’Accusation a cependant indiqué ceci28 :

L’Accusation a calculé ce délai en tenant compte des nombreuses autres obligations du Bureau du Procureur dans les autres affaires portées en appel. En particulier, au cours des semaines à venir, les personnes chargées du présent appel travailleront sur les mémoires d’appel dans l’affaire Le Procureur c/ Naletilic et Martinovic, les mémoires d’appel dans l’affaire Le Procureur c/ Ntakirutimana et Ntakirutimana , la réponse de l’Accusation à la quatrième requête aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires déposée dans l’affaire Le Procureur c/ Blaskic, et examineront également plusieurs autres questions dignes d’attention relatives au présent appel et à d’autres recours, ainsi que les pièces visées à l’article 68. En outre, le Premier Substitut du Procureur en appel chargé du présent recours est absent et ce n’est que le 13 juin 2003 qu’il reviendra d’Arusha, en Tanzanie, où il travaille actuellement sur des appels du TPIR.

Le fait d’invoquer la charge de travail du service des appels du Bureau du Procureur à l’appui de demandes de prorogation de délai est un phénomène assez récent et cet argument a généralement été présenté comme un élément mineur. Il semble que ce soit la première fois qu’il figure au tout début d’une telle demande.

6. La Chambre d'appel est consciente des difficultés que rencontre le personnel du service des appels du Bureau du Procureur suite à l’augmentation considérable de la charge de travail survenue cette année (qui reflète l’augmentation de la charge de travail de la Chambre d'appel elle-même). Cependant, si le Bureau du Procureur n’a pas fourni davantage de ressources au service des appels pour lui permettre de faire face à cette augmentation, c’est à lui d’y remédier. Le fait qu’il y a beaucoup de travail dans d’autres affaires et pas suffisamment de ressources pour y faire face n’est pas un argument pertinent pour demander une prorogation de délai. Le Bureau du Procureur devrait fournir au substitut du Procureur en appel les ressources nécessaires pour gérer la charge de travail de l’affaire en question et en général, l’argument selon lequel il a trop de travail dans le cadre d’autres affaires, avancé aux fins d’obtenir une prorogation de délai, sera rejeté comme c’est généralement le cas pour les conseils de la Défense. Si le substitut du Procureur ou le conseil de la Défense présente des circonstances exceptionnelles personnelles s’agissant de l’affaire en question, la Chambre d'appel examinera toujours ces circonstances pour déterminer s’il y a lieu d’accorder une prorogation de délai. Toutefois, elle n’examinera pas une omission systémique du Bureau du Procureur de fournir au substitut les ressources nécessaires pour mener son travail à bien dans l’affaire concernée.

7. En l’espèce, l’Accusation a déjà bénéficié de 11 jours depuis le dépôt de sa Requête et la Chambre d'appel est disposée à lui accorder 10 jours supplémentaires seulement.

8. En dernier lieu, l’Accusation demande de pouvoir dépasser le nombre limite de 10 pages autorisé pour les réponses29. Dans le cadre des procédures en application de l’article 115, il est presque inévitable que les documents déposés dépassent les 10 pages autorisées30. La présente procédure engagée en application de l’article 115 en est certainement la preuve. Cerkez a été autorisé à déposer une requête de 93 pages en application de l’article 115 (sans compter les pièces supplémentaires dont l’admission était demandée)31. L’Accusation a obtenu l’autorisation de déposer une réponse totalisant 115 pages32, bien que le document déposé n’en comptât que 105. La longueur de la Réponse était tout à fait appropriée compte tenu des questions que l’Accusation a été obligée d’aborder puisque Cerkez n’en avait pas fait mention dans sa Requête déposée en application de l’article 115. Afin de combler cette lacune33, Cerkez a été autorisé à déposer une réplique de 80 pages34. L’Accusation a fait valoir que la Réplique dépassait le nombre de pages autorisé35, mais ce n’est pas là une question qu’il y a lieu de trancher dans la présente décision. L’Accusation demande l’autorisation de déposer une duplique qui n’excéderait pas 40 pages. La Chambre est convaincue que cette demande est raisonnable au vu de la quantité de nouvelles questions soulevées par Cerkez.

Dispositif

9. La Chambre d'appel autorise l’Accusation à déposer une duplique n’excédant pas 40 pages au plus tard le 4 juillet 2003. S’il le souhaite, Cerkez pourra déposer une réponse à cette duplique dans les sept jours à compter de son dépôt.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 24 juin 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
___________
Juge Theodor Meron

[Sceau du Tribunal]


1 - Motion to Admit Additional Evidence on Appeal Pursuant to Rule 115, 7 avril 2003 ; Supplemental Motion for the Admittance of One Document as Additional Evidence on Appeal, 9 avril 2003 (ensemble, la « Requête déposée en application de l’article 115 »).
2 - L’article 115 A) du Règlement exige que soit clairement et précisément indiquée dans la requête aux fins d’admission de moyens de preuve supplémentaires « la conclusion de fait spécifique de la Chambre de première instance à laquelle le moyen de preuve supplémentaire se rapporte ».
3 - Response to the Motions to Admit Additional Evidence Filed by Mario Cerkez on 7 April 2003 and 9 April 2003, 12 mai 2003 (la « Réponse »).
4 - Ordonnance relative à la demande de Cerkez aux fins d’autorisation de déposer une réplique et d’autres mesures, 16 mai 2003 (la « Décision »), par. 9.
5 - Décision, par. 8.
6 - Cerkez’s Reply in Support of his Motions to Admit Additional Evidence Pursuant to Rule 115, 6 juin 2003 (la « Réplique »).
7 - Prosecution’s Request for Leave to File a Further Response to Cerkez’s Rule 115 Motions, 13 juin 2003 (la « Requête »).
8 - Requête, par. 4 et suiv.
9 - Le Procureur c/ Sainovic et Ojdanic, affaire n° IT-99-37-AR65, Décision relative à la mise en liberté provisoire, 30 octobre 2002 (la « Décision Sainovic »), par. 5.
10 - Directive pratique relative à la procédure de dépôt des écritures en appel devant le Tribunal international (IT/155 Rev. 1), 7 mars 2002 (la « Directive pratique IT/155 »), par. 16.
11 - Décision Sainovic, par. 5. Voir aussi Le Procureur c/ Strugar et consorts, affaire n° IT-01-42-AR72, Décision relative à la « requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de déposer une duplique à la réplique de la Défense à la réponse de l’Accusation au mémoire de la Défense sur l’appel interlocutoire relatif à la compétence », 12 septembre 2002, p. 2.
12 - Prosecution’s Reply Regarding Request for Leave to File a Further Response to Cerkez’s Rule 115 Motions, 23 juin 2003 (la « Réponse à l’opposition »), par. 9.
13 - Mario Cerkez’s Response to Prosecution’s Request for Leave to File a Further Response to Cerkez’s Rule 115 Motions, 17 juin 2003 (l’« Opposition »).
14 - Opposition, par. 3.
15 - Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, affaire n° IT-95-16-A, Décision relative à l’admission de moyens de preuve supplémentaires suite à l’audience du 30 mars 2001, 11 avril 2001, par. 8.
16 - Requête, par. 5.
17 - Ibid., par. 6.
18 - Ibid., par. 7.
19 - Ibid., par. 8.
20 - Ibid., par. 9 et 10.
21 - Ibid., par. 11.
22 - Ibid., par. 12.
23 - Ibid., par. 13.
24 - Ibid., par. 15.
25 - Ibid., par. 16.
26 - Ibid., par. 14.
27 - Directive pratique IT/155, par. 11.
28 - Requête, par. 18.
29 - Directive pratique relative à la longueur des mémoires et des requêtes (IT/184 Rev. 1), 5 mars 2002 (la « Directive pratique IT/184 »), par. 5.
30 - Directive pratique IT/184, par. 5.
31 - Ordonnance relative à la demande de Mario Cerkez aux fins du dépassement du nombre de pages autorisé, 4 avril 2003, p. 2.
32 - Order on extension of pages, 8 mai 2003, p. 3.
33 - Voir paragraphe 1 supra.
34 - Ordonnance relative à la demande de Cerkez aux fins de prorogation de délai et d’autorisation de dépasser les limites relatives au nombre de pages, 29 mai 2003, par. 4.
35 - Requête, par. 19.