LA CHAMBRE D’APPEL

Devant : M. le Juge David Hunt, Juge de la mise en état en appel

Assistée de : M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le : 2 juillet 2001

LE PROCUREUR

c/

Dario KORDIC et Mario CERKEZ

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DÉCISION RELATIVE AUX DEUXIÈMES REQUÊTES AUX FINS DE PROROGATION DE DÉLAI DE DÉPÔT DES MÉMOIRES DES APPELANTS

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Le Bureau du Procureur :

MM. Upawansa Yapa et Norman Farrell

Le Conseil de la Défense :

M. Mitko Naumovski, pour Dario Kordic

MM. Bozidar Kovacic et Goran Mikulicic, pour Mario Cerkez

 

1. Le 11 mai 2001, à la demande des deux appelants, la Chambre d’appel a prorogé au 9 août 2001 le délai de dépôt des mémoires des appelants, fixé par l’article  111 du Règlement de procédure et de preuve («Règlement»)1. Ce faisant, les points suivants ont été pris en considération :

i) le fait que la traduction en B/C/S du Jugement rendu par la Chambre de première instance ne serait pas disponible avant juin2, et

ii) la communication attendue, par l’Accusation, de pièces supplémentaires en vertu de l’article 68 du Règlement de procédure et de preuve («Communication des moyens de preuve à décharge»), provenant d’archives mises à sa disposition l’an dernier 3.

2. S’agissant du premier point, il a été indiqué dans cette Décision que chacun des appelants était assisté par un conseil, agréé par le Tribunal comme maîtrisant l’anglais (la langue dans laquelle la Chambre de première instance a rendu son jugement )4. Quant au deuxième point, il a été précisé que si, après avoir examiné ces pièces supplémentaires, les appelants pensent qu’ils disposent d’arguments ou de moyens d’appel supplémentaires, ils pourront demander à les ajouter à leurs mémoires d’appel après leur dépôt5.

3. La veille de la conférence de mise en état en appel du 22 juin, l’appelant Dario Kordic («Kordic») a déposé une nouvelle demande de prorogation de délai de dépôt de son mémoire d’appel6. L’appelant Mario Cerkez («Cerkez») s’est joint oralement à cette requête lors de la conférence de mise en état7, et a déposé depuis une requête en bonne et due forme à cette fin8.

4. Kordic a contesté les deux points exposés dans la Décision précédente, mentionnés au paragraphe 2 ci-dessus. Son conseil, M. Mitko Naumovski, ne comprendrait pas bien l’anglais, et il n’a pas été agréé par le Tribunal comme maîtrisant cette langue . Il a assisté son client au procès en qualité de coconseil avec des avocats anglophones , mais il est dorénavant seul à le représenter. Depuis que la traduction en B/C/ S du Jugement de la Chambre de première instance lui est parvenue au début du mois dernier, il a pris conscience de «nombreuses questions et nuances de langage» qui lui avaient échappé lors de sa lecture de la version en anglais9. Cerkez ne se fonde pas sur ces arguments, il a admis qu’il est assisté par des conseils maîtrisant l’anglais10.

5. Les conseils désirant assister un accusé sont tenus de satisfaire aux conditions requises par le Greffier et, notamment, de parler une des deux langues de travail du Tribunal, à savoir l’anglais et le français11, pour établir qu’il sont qualifiés12. Le Greffier peut, dans l’intérêt de la justice, admettre un conseil ne connaissant ni l’une ni l’autre des deux langues de travail du Tribunal, mais parlant celle de l’accusé et il peut alors subordonner son accord aux conditions qu’il estime appropriées13. Or, le Greffier n’a pas usé de cette prérogative en faveur de M. Naumovski. Ces articles ne sont entrés en vigueur qu’en juillet 2000, mais il ne fait aucun doute qu’il en aurait usé en sa faveur si demande lui en avait été faite, les autres conseils en l’espèce étant anglophones14. Il n’est pas du tout évident qu’une telle mesure soit prise en sa faveur à présent que M. Naumovski est seul à assister son client. Chaque fois que l’accusé n’a pas été assisté par un conseil maîtrisant l’une ou l’autre des langues de travail du Tribunal, la procédure s’en est trouvée considérablement entravée.

6. M. Naumovski est tenu de démontrer au Greffier qu’il est qualifié pour assister Kordic en appel ou que l’intérêt de la justice commande néanmoins son admission en qualité de conseil à cette fin. À présent, la Chambre d’appel est en droit de supposer que M. Naumovski maîtrise suffisamment la langue anglaise. Il convient également de faire observer que M. Naumovski bénéficie actuellement d’une aide pro bono publico dans la préparation de certains documents pour l’appel, de la part d’anglophones qui l’assistaient au procès15.

7. Kordic a également soutenu qu’il serait à la fois injuste et inefficace d’utiliser les pièces supplémentaires auxquelles la Défense se voit accorder l’accès aux seules fins de compléter le mémoire de l’appelant. La seule solution viable consisterait , selon lui, à différer purement et simplement le dépôt du mémoire jusqu’à ce qu’il ait eu un «accès complet, juste et direct» auxdites pièces16. Il prétend que la communication récente par l’Accusation d’un document précis a modifié la situation par rapport à celle préalablement considérée par la Chambre d’appel17. Les documents précédents communiqués à la Défense par l’Accusation portaient sur deux affaires connexes liées à la «vallée de la Lasva»18, ou provenaient des archives nationales de la République de Croatie à Zagreb («Archives de Zagreb »). Cependant, le document qui n’a été communiqué par l’Accusation que le 13 juin a été retrouvé par celle-ci au cours des recherches dans ce qui a été décrit comme étant les «archives de l’armée de Bosnie-Herzégovine»19.

8. Ce document est censé être un rapport de sécurité rédigé pour l’armée de Bosnie -Herzégovine («ABiH»), daté du 16 avril 1993, indiquant que toutes les unités de la 7e Brigade musulmane étaient en état d’alerte, compte tenu d’une prétendue détérioration des relations entre l’ABiH et les unités du Conseil de défense croate (HVO) à Zenica et dans d’autres régions de Bosnie centrale. D’après ce document, une attaque d’artillerie aurait été lancée ce matin-là sur Vitez ; les villages de Vranjska, Vecerska et Ahmici auraient également été bombardés ; des combats intenses se dérouleraient à Ahmici ; et des troupes auraient été contraintes de se replier sur des positions arrières.

9. Ce document constituerait une preuve à décharge «incontestable» sur ces questions , et démentirait la thèse de l’Accusation, qui été admise par la Chambre de première instance20. De plus, l’existence même d’archives de l’ABiH indiquerait qu’il doit également y avoir d’autres documents pertinents sur ces questions21. De tels documents avaient fait l’objet de plusieurs demandes au procès, et la Chambre de première instance avait rendu, le 18 juillet 2000, une ordonnance de production forcée enjoignant à la Bosnie-Herzégovine et à la Fédération de Bosnie-Herzégovine de les communiquer22. L’existence des archives de l’ABiH n’a été révélée qu’en juin de cette année23.

10. L’Accusation a admis avoir obtenu les archives de l’ABiH lors d’une opération en octobre 2000, les documents ayant été trouvés sur une étagère dans la salle des archives du 3e Corps de l’ABiH24. À ce moment-là, le procès était encore en cours et la Défense procédait à la présentation de ses moyens25. Il est allégué que l’Accusation savait pertinemment que la Défense cherchait à avoir accès à pareilles archives26. Cependant, l’Accusation n’a révélé ni à la Défense, ni à la Chambre de première instance qu’elle était tombée en possession de documents d’archives qui avaient été demandés. Bien qu’il semble que l’Accusation ait commencé les recherches de ces archives en octobre, en conformité avec ses obligations en application de l’article 68 du Règlement, elle n’a trouvé le document susvisé, désormais communiqué à la Défense, qu’en juin27. Ces questions appellent bien évidemment une enquête appropriée et des explications de la part de l’Accusation.

11. Kordic a déposé une nouvelle requête afin que soit rendue une ordonnance enjoignant à la fois la Bosnie-Herzégovine et la Fédération de Bosnie-Herzégovine de produire d’autres documents28, à laquelle s’est joint Cerkez29. L’Accusation n’a pas encore répondu à cette requête. Il est toutefois possible que d’autres documents soient communiqués par ces sources ou découverts grâce aux recherches constantes de l’Accusation dans les archives de l’ABiH30.

12. La Chambre admet que le mémoire en tous points parfait de l’appelant est celui qui aborde en une fois toutes les questions devant être débattues en appel. Toutefois , ce Tribunal n’opère pas dans un monde idéal. Les circonstances dans lesquelles se déroulent les trois affaires relatives à la vallée de la Lasva actuellement en appel le prouvent. Dans l’une des deux autres affaires31, l’appelant a dû déposer son mémoire malgré la possibilité d’avoir ultérieurement accès à de nouvelles pièces ; la Chambre et l’Accusation sont désormais bien au fait de la plupart des questions qui sont soulevées dans cet appel. Dans la troisième affaire32, l’appelant n’a pas été tenu de déposer son mémoire, et rien ne nous permet de savoir à ce stade quand la Chambre d’appel ou l’Accusation auront seulement connaissance des questions qui seront évoquées dans ce recours.

13. Chacun des appelants déclare avoir à soulever en appel des questions autres que celles de l’existence de ces nouveaux éléments de preuve à décharge33. Aucune raison, autre que la recherche bien compréhensible de la perfection ne s’oppose à ce que les appelants déposent leur mémoire au sujet de ces autres questions. Cerkez a cependant soutenu qu’il fallait trouver un équilibre raisonnable entre les deux garanties accordées à l’accusé par le Statut du Tribunal : d’une part, disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense34, et d’autre part, être jugé sans retard excessif35. La possibilité d’avoir accès à de nouveaux éléments de preuve et l’éventualité que des arguments supplémentaires doivent être ajoutés aux mémoires des appelants ne nuisent en rien à ces garanties. La Chambre d’appel se montrera compréhensibles quant aux circonstances dans lesquelles les mémoires des appelants ont été rédigés .

14. Cependant, l’expérience acquise dans le cadre des deux autres appels intéressant la vallée de la Lasva prouve que les conseils trouveront toujours quelque raison pour justifier un délai de dépôt du mémoire parfait. La Chambre d’appel et l’Accusation ne sauraient raisonnablement continuer à ignorer les questions devant être soulevées en appel jusqu’à l’achèvement d’un mémoire parfait de l’appelant.

1. Par ces motifs, les requêtes de Kordic et de Cerkez sont rejetées.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 2 juillet 2001

La Haye (Pays-Bas)

Le Juge de la mise en état en appel
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M. le Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1 - Décision relative aux requêtes aux fins de proroger le délai de dépôt des mémoires des appelants, datée du 11 mai 2001, par. 23.
2 - Ibid, par. 18.
3 - Ibid, par. 22.
4 - Ibid, par. 18 (note de bas de page 30).
5 - Ibid, par. 22.
6 - Requête aux fins de nouveau délai de dépôt du mémoire ou, à défaut, de légère prorogation de délai de dépôt du mémoire, datée du 20 juin 2001 ?déposée le 21 juin 2001g («Requête de Kordic»)
7 - Conférence de mise en état du 22 juin 2001, compte rendu p 2 et 3.
8 - Notification par laquelle l’appelant Mario Cerkez se joint à la requête de l’appelant Dario Kordic aux fins de nouveau délai de dépôt du mémoire ou, à défaut, de légère prorogation de délai de dépôt du mémoire, datée du 25 juin 2001 («Requête de Cerkez»). Un «corrigendum» déposé le même jour a confirmé l’«authenticité» des faits mentionnés dans la Requête de Cerkez.
9 - Requête de Kordic, par. 11 ; Conférence de mise en état en appel du 22 juin 2001, compte rendu p 13 et 14.
10 - Requête de Cerkez, par. 2.
11 - Article 3 A) du Règlement.
12 - Article 44 A) du Règlement.
13 - Article 44 B) du Règlement.
14 - Conférence de mise en état du 22 juin 2001, compte rendu p 14.
15 - Notification du 20 juin 2001, déposée en application de l’Ordonnance portant mesures de protection pour les victimes et les témoins, datée du 15 janvier 1999. Bien que ce document soit déposé ex parte et sous pli scellé, les informations qu’il procure et qui figurent dans cette décision ne peuvent être raisonnablement considérées comme confidentielles étant données les circonstances dans lesquelles la demande de Kordic a été adressée.
16 - Requête de Kordic, par. 10.
17 - Ibid, par. 9.
18 - Le Procureur c/ Blaskic, IT-95-14-A («appel Blaskic») et Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, IT-95-16-A («appel Kupreskic»).
19 - Lettre de M. Upawansa Yapa, Premier Substitut du Procureur en appel, datée du 13 juin 201.
20 - Requête, par. 4
21 - Ibid, par. 4.
22 - Ibid, par. 5.
23 - Ibid, par. 5.
24 - Conférence de mise en état du 22 juin 2001, compte rendu, p. 4.
25 - Ibid, p. 11.
26 - Ibid, p. 8 et 9.
27 - Ibid, p. 4 à 7.
28 - Requête de l’appelant Dario Kordic aux fins de délivrance d’une ordonnance enjoignant à la Bosnie- Herzégovine et la Fédération de Bosnie-Herzégovoine de produire des documents et autres pièces, datée du 20 juin 2001.
29 - Notification par laquelle l’appelant Mario Cerkez se joint à la requête de l’appelant Dario Kordic aux fins de délivrance d’une ordonnance contraignant la Bosnie-Herzégovine et la Fédération de Bosnie-Herzégovine à produire des documents et autres pièces, datée du 25 juin 2001.
30 - Aucun des appelants n’a présenté de requête aux fins d’accès à ces archives.
31 - L’Appel Kupreskic.
32 - L’Appel Blaskic.
33 - Conférence de mise en état du 22 juin 2001, compte rendu, p. 13 à 26.
34 - Article 21 4) b) du Statut du Tribunal.
35 - Article 21 4) c) du Statut.