LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Robinson

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
6 avril 2000

LE PROCUREUR

C/

DARIO KORDIC
MARIO CERKEZ

____________________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE AUX DEMANDES D’ACQUITTEMENT DE LA DÉFENSE

_____________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice
Mme Susan Somers
M. Patrick Lopez-Terres
M. Kenneth Scott
M. Fabricio Guarglia

Le Conseil de la Défense :

M. Mitko Naumovski, M. Turner Smith Jr., M. Robert A. Stein, M. Stephen M. Sayers et M. Christopher G. Browning Jr., pour Dario Kordic
M. Bozidar Kovacic et M. Goran Mikulicic, pour Mario Cerkez

 

I. INTRODUCTION

1. La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le «Tribunal international») est saisie de la Requête de Dario Kordic aux fins d’obtenir un acquittement, déposée par le Conseil de Kordic le 17 mars 2000 et accompagnée des annexes A-D ; de la Requete de l’accusé Mario Cerkez aux fins d’obtenir un acquittement, déposée par le Conseil de Cerkez le 17 mars 2000 ; et de la «Réponse [confidentielle] du Procureur à la requête de la Défense aux fins d’obtenir un acquittement» (la «Réponse»), accompagnée des annexes 1-3 et déposée par le Bureau du Procureur (l’«Accusation») le 24 mars 2000.

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, VU les conclusions écrites des parties et ouï leurs exposés le 30 mars 2000,

REND LA PRESENTE DECISION ECRITE.

 

II. ARGUMENTATION

A. Arguments des parties

2. Le Conseil de Dario Kordic soutient que la norme applicable pour établir, en vertu de l’article 98 bis B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le «Règlement»), si les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à justifier une condamnation, est la preuve au-delà de tout doute raisonnable, arguant que l’Accusation doit «établir hors de tout doute raisonnable la culpabilité pour chaque élément de chaque infraction retenue»1. La Défense soutient également que si «des éléments de preuve crédibles peuvent conduire à deux conclusions, l’une de culpabilité et l’autre d’innocence, c’est la dernière qui doit être choisie»2.

3. La Défense de Dario Kordic fait valoir que l’Accusation n’a pas présenté d’éléments de preuve suffisants ou crédibles pour établir la responsabilité de Kordic en vertu des paragraphes 1 et 3 de l’article 7 du Statut du Tribunal international (le «Statut»). En conséquence, elle demande à la Chambre de première instance d’acquitter l’accusé de toutes les charges retenues contre lui. La Défense fait également valoir qu’en raison du manque de preuves, le Chambre de première instance devrait acquitter Kordic des accusations d’attaques contre diverses localités et de crimes connexes qui lui sont imputés aux chefs 1 (Persécutions) ; 3-4 (Attaques illicites contre des populations civiles et des objectifs civils) ; 7-13 (Homicide intentionnel, meurtre, atteintes graves, actes inhumains et traitements inhumains) ; 21-28 (Emprisonnement, traitements inhumains, prise d’otages et utilisation de boucliers humains) ; 37-39 (Destruction et pillage de biens) et 43 (Destruction d’édifices consacrés à la religion et à l’enseignement).

4. La Défense de Mario Cerkez se joint aux conclusions de l’accusé Dario Kordic. Elle fait notamment valoir que l’accusé Cerkez devrait, en raison du manque ou de l’insuffisance de preuves, être acquitté des différents chefs retenus contre lui : chef 2 (Persécutions) ; chefs 5-6 (Attaques illicites contre des populations et des objectifs civils) ; chefs 14-20 (Homicide intentionnel, meurtre, atteintes graves, actes inhumains, traitements inhumains) ; chefs 29-36 (Emprisonnements, traitements inhumains, prises d’otages et utilisation de boucliers humains) ; chefs 40-42 (Destruction et pillage de biens) et chef 44 (Destruction d’édifices consacrés à la religion et à l’enseignement). À défaut, la Défense demande à la Chambre de première instance d’acquitter l’accusé de toutes les charges du chef 2 relatives aux zones de Novi Travnik et de Busovaca, et des charges liées aux autres localités visées dans l’acte d’accusation pour la période allant d’avril 1992 au 16 avril 1993.

5. De son côté, l’Accusation argue que «la Chambre doit seulement établir si, de plein droit, il existe des éléments de preuve pour chaque chef visé dans l’acte d’accusation sur lesquels, s’ils devaient être acceptés par la Chambre de première instance, une Chambre rationnelle pourrait se fonder pour prononcer un jugement de culpabilité»3.

6. L’Accusation fait valoir qu’il existe des éléments de preuve suffisants et crédibles pour toutes les accusations retenues contre les deux accusés et demande à la Chambre de première instance de rejeter ces requêtes. Dans les annexes 1-3 de sa réponse, L’Accusation fournit la liste des témoins ayant, selon elle, apporté des éléments de preuve relatifs aux différents chefs de l’acte d’accusation4.

B. Analyse

1) Norme applicable pour établir si les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à justifier une condamnation en vertu de l’article 98 bis B) du Règlement

7. Compte tenu des positions largement divergentes de l’Accusation et de la Défense sur la signification de l’article 98 bis du Règlement, il est nécessaire que la Chambre clarifie les règles à appliquer lors d’une demande d’acquittement en vertu dudit article, pour établir si les éléments de preuve présentés sont insuffisants pour justifier une condamnation. La Chambre considère que cette question demande à être traitée en détail.

8. L’article 98 bis dispose comme suit :

Demande d’acquittement

A) Un accusé peut déposer une requête aux fins d’acquittement pour une ou plusieurs des infractions figurant dans l’acte d’accusation dans les sept jours suivant la fin de la présentation des moyens à charge et, dans tous les cas, avant la présentation des moyens à décharge en application de l’article 85 A) ii).

B) Si la Chambre de première instance estime que les éléments de preuve présentés ne suffisent pas à justifier une condamnation pour cette ou ces accusations, elle prononce l’acquittement, à la demande de l’accusé ou d’office.

9. L’Accusation a qualifié la procédure régie par cet article de cas de no case to answer (acquittement pour insuffisance des moyens à charge, la Défense n’ayant pas lieu de répondre), se référant à une notion en usage dans de nombreuses juridictions de common law. Cependant, la Chambre considère qu’il est préférable de ne pas définir l’article 98 bis de cette façon, de crainte que, ce faisant, on soit amené à penser qu’il doive nécessairement être appliqué selon les procédures d’acquittement pour insuffisance des moyens à charge en usage dans ces juridictions. Il est vrai que les procédures fondées sur l’article 98 bis, du fait qu’elles interviennent après la présentation des moyens à charge, ressemblent fortement aux requêtes dites de no case to answer des pays de common law. Pour autant, cela ne signifie pas nécessairement que les procédures régies par l’article 98 bis doivent être calquées sur celles des juridictions de ces pays. En tout état de cause, les procédures de l’article 98 bis doivent être déterminées sur la base du Statut et du Règlement, l’interprétation de cet article devant notamment se faire à la lumière du contexte juridique du Statut et du but qu’il est censé poursuivre. Cette détermination peut être influencée par les règles en vigueur dans des juridictions internes dotées de procédures similaires, mais elle ne peut leur être soumise. Une interprétation correcte de cet article peut appeler la modification de certaines de ces règles dès lors qu’elles ne ressortissent plus à leur contexte interne.

10. Des demandes d’acquittement faisant suite à la présentation des moyens de preuve de l’Accusation ont été déposées à plusieurs reprises devant le Tribunal international, soit en vertu de l’article 54 du Règlement, soit en vertu de l’article 98 bis adopté par la 17ème session plénière en mars 1998.

11. Une analyse de la jurisprudence du Tribunal international montre qu’il existe un modèle récurrent dans l’appréciation des demandes d’acquittement déposées à l’issue de la présentation des moyens à charge. Ce modèle n’est pas fondé sur une conviction au-delà de tout doute raisonnable de la Chambre quant à la culpabilité de l’accusé, mais sur une norme différente et moins exigeante. Avant d’examiner la jurisprudence du Tribunal concernant cette question, il est important d’identifier l’objectif de l’article 98 bis. Au sens large, cet objectif consiste à déterminer si les moyens à charge présentés par l’Accusation sont suffisants pour justifier que la Défense soit invitée à y répondre. De manière implicite, la procédure de l’article 98 bis instaure la distinction entre, d’une part, une décision prise en milieu d’instance et, d’autre part, le jugement final sur la culpabilité de l’accusé, adopté à la fin du procès sur la base de preuves établies au-delà de tout doute raisonnable.

12. Dans l’affaire Le Procureur c/ Tadic, la Chambre de première instance a décidé que le critère était de savoir s’il existait des éléments de preuve qui, pour autant qu’ils soient acceptés par la Chambre, pourraient légalement justifier une condamnation de l’accusé5.

13. Dans l’affaire Le Procureur c/ Delalic et consorts, la Chambre de première instance a conclu qu’elle était «convaincue que sur le plan du droit, elle a(vait) reçu pour chaque composante des infractions en question, des moyens de preuve contre lesquels les accusés d(evaient) être invités à se défendre»6.

14. Dans l’affaire Le Procureur c/ Blaskic, la Chambre de première instance a estimé qu’elle rejetterait certains chefs d’accusation uniquement «s’il lui apparaissait (…) que l’Accusation a(vait) manqué à ce point à ses obligations de partie poursuivante à l’encontre de l’accusé, qu’il n’(était) même plus nécessaire, dès ce stade du procès, d’examiner les moyens de preuve de la Défense sur les chefs concernés par la requête»7.

15. Dans l’affaire Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, la Chambre de première instance a rejeté une requête aux fins de retrait de l’acte d’accusation au simple motif qu’elle jugeait inopportun d’appliquer l’article 98 bis dans les circonstances de l’espèce8.

16. Ces décisions sont clairement révélatrices d’une norme moins exigeante que la preuve au-delà de tout doute raisonnable. L’unique décision du Tribunal international pouvant être considérée comme conforme à la norme de la preuve au-delà de tout doute raisonnable a été prise dans l’affaire Le Procureur c/ Jelisic9. En l’espèce, l’accusé ayant plaidé coupable pour douze chefs de crimes contre l’humanité, l’instance portait uniquement sur l’accusation de génocide, que la Chambre n’a pas jugée établie par les moyens de preuve présentés par l’Accusation. En rejetant cette accusation de génocide, la Chambre a formulé les conclusions suivantes :

… En l’espèce, les juges considèrent que le Procureur n’a pas apporté les éléments de preuve suffisants permettant d’établir au-delà de tout doute raisonnable que Jelisic a planifié, incité à commettre, ordonné, commis ou de toute autre manière participé, en conscience, à la destruction, même partielle, de la population musulmane bosniaque en tant que groupe national, ethnique ou religieux. Ce doute doit bénéficier à l’accusé. Dès lors, Goran Jelisic ne peut être déclaré coupable de génocide10.

17. La Chambre considère que l’affaire Jelisic, qui fait d’ailleurs l’objet d’un appel, doit être considérée comme une décision prise au vu de faits spécifiques, survenus dans des conditions inhabituelles propres à ladite affaire. Si cette décision prétendait établir une norme d’administration de la preuve, la Chambre de première instance refuserait pour l’heure de s’y conformer.

18. Un examen des pratiques des juridictions nationales montre que là également, le critère appliqué aux demandes d’acquittement déposées à l’issue de la présentation des moyens à charge n’est pas la norme rigoureuse de la preuve au-delà de tout doute raisonnable.

19. Au Royaume-Uni, les tribunaux ont traditionnellement statué sur les requêtes dites de no case to answer, soumises après la présentation des moyens à charge, en examinant si l’Accusation avait communiqué des preuves qui, si elles devaient être acceptées, permettraient à un tribunal raisonnable de prononcer une condamnation. Les questions de fiabilité et de crédibilité d’un témoin ne sont généralement pas prises en compte dans l’examen des demandes d’acquittement pour insuffisance des moyens à charge11.

20. Au Canada, les tribunaux statuent sur les demandes d’acquittement faisant suite à la présentation des moyens à charge en utilisant le critère de l’existence, ou non, «d’éléments de preuve sur la base desquelles l’arbitre des faits, correctement informé, qu’il s’agisse d’un juge ou d’un jury, pourrait condamner l’accusé»12.

21. En Nouvelle-Galles du Sud (Australie), la procédure est la suivante :

… lorsqu’il est saisi d’une demande d’acquittement pour insuffisance des moyens à charge, le juge se préoccupe uniquement de savoir s’il existe des éléments de preuve légalement susceptibles d’entraîner une condamnation, et non pas de savoir si les éléments de preuve présentés sont de si peu de poids qu’une condamnation fondée sur eux serait risquée ou discutable, sauf si les éléments de preuve sont si fondamentalement peu crédibles qu’aucune personne raisonnable ne les accepterait pour véridiques. Le critère à appliquer par le juge pour établir si des éléments de preuve pouvant fonder en droit une condamnation ont été fournis demeure le même, que l’affaire dépende de preuves directes ou indirectes : il est de savoir s’il existe, pour chaque élément du crime reproché, des éléments de preuve qui, s’ils sont acceptés, pourraient établir ledit élément au-delà de tout doute raisonnable.13

22. Aux États-Unis, l’article 29 des règles fédérales de procédure pénale traite des demandes d’acquittement dans les termes suivants :

Après la présentation des moyens de preuve par les deux parties, le tribunal prononce, à la demande d’un défendeur ou d’office, un jugement d’acquittement pour une ou plusieurs infractions retenues dans l’acte d’accusation ou dans l’inculpation, si les éléments de preuve ne suffisent pas à justifier une condamnation pour cette ou ces infractions.

23. L’affaire United States v. Mariani établit clairement que le critère est de savoir si un tribunal rationnel pourrait prononcer une condamnation en se fondant sur les éléments de preuve présentés :

Lorsqu’un défendeur dépose une demande d’acquittement, le tribunal doit déterminer si, sur la base des éléments de preuve, et le jury exerçant pleinement ses droits à déterminer la crédibilité, à peser les éléments de preuve et à procéder à des déductions légitimes, un esprit raisonnable pourrait équitablement conclure à la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable14.

24. Dans les juridictions de droit civil, il n’existe généralement pas de procédure équivalente à celle de l’article 98 bis, sauf dans le système espagnol, qui autorise le juge à renvoyer le jury après la présentation des moyens à charge, lorsqu’il n’existe pas d’éléments de preuve qui pourraient justifier une condamnation de l’accusé15.

25. La Chambre considère que le régime applicable aux procédures nationales où il existe un juge chargé d’examiner le droit et un jury chargé d’examiner les faits, est valable pour le fonctionnement du Tribunal international, bien que les Chambres de première instance soient constituées de juges statuant à la fois sur le droit et sur les faits. Les juges du Tribunal international doivent en effet faire la distinction entre leurs fonctions de juges du droit et de juges des faits, et doivent donc réserver les questions de fiabilité et de crédibilité pour la fin du procès, de la même façon que ces questions seraient laissées à l’appréciation d’un jury dans des systèmes nationaux.

26. La Chambre conclut que le véritable critère à appliquer lors d’une demande d’acquittement en vertu de l’article 98 bis n’est pas l’existence d’éléments de preuve convaincant la Chambre au-delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé, mais plutôt celle d’éléments de preuve sur la base desquels une Chambre de première instance raisonnable pourrait prononcer une condamnation. Cette conclusion est corroborée par une distinction implicite dans l’article 98 bis, également clairement présente au niveau des juridictions nationales dotées de procédures similaires. Il s’agit de la distinction entre, d’une part, une décision prise en cours de procès, après présentation des moyens à charge, sur la question de savoir s’il y a lieu pour la Défense de répondre et, d’autre part, une décision prise en fin de procès quant à l’innocence ou à la culpabilité de l’accusé. Il n’est pas nécessaire de définir ce que l’on entend par «éléments de preuves sur la base desquels une Chambre de première instance raisonnable pourrait prononcer une condamnation» ; il suffit de constater que ce critère n’est pas rempli par n’importe quel élément de preuve ; il faut donc qu’il y ait des éléments de preuve susceptibles d’entraîner logiquement une condamnation.

27. La Chambre considère que l’utilisation de la norme de la preuve au-delà de tout doute raisonnable à ce stade du procès entraînerait certains problèmes. Si la Chambre déclarait, par exemple, être convaincue au-delà de tout doute raisonnable de la culpabilité de l’accusé, l’acquittement de celui-ci en fin d’instance, quoique possible, en deviendrait certainement plus difficile. De plus, une telle prise de position de la Chambre en milieu de procès obligerait l’accusé à citer des témoins, dans une procédure où pourtant rien ne l’y oblige. Cette éventualité poserait certainement un problème de respect des droits accordés à l’accusé par le Statut. Par ailleurs, conclure à l’existence de preuves de culpabilité au-delà de tout doute raisonnable rendrait impossible l’acquittement de l’accusé en fin de procès, si celui-ci ne cite pas de témoins. Par contre, si l’on utilise le critère, moins exigeant, de l’existence de preuves suffisantes pour permettre d’envisager une condamnation, il serait parfaitement concevable de faire le constat de l’existence de ces preuves et néanmoins d’acquitter l’accusé à la fin du procès, même s’il ne cite pas de témoins, au motif que la Chambre de première instance n’est pas convaincue de sa culpabilité au-delà de tout doute raisonnable.

28. Le critère énoncé par la Chambre – à savoir l’existence de preuves susceptibles de justifier une condamnation par une Chambre raisonnable – est fondé sur le fait que la Chambre, lorsqu’elle statue sur une requête fondée sur l’article 98 bis, n’étudie généralement pas les questions de crédibilité et de fiabilité, qu’elle réserve pour la fin du procès. Toutefois, il existe une situation dans laquelle la Chambre est obligée d’examiner ces questions : lorsque la cause de l’Accusation s’est totalement effondrée, soit lorsqu’elle interrogeait ses propres témoins, soit à l’issue d’un contre-interrogatoire ayant soulevé des questions si fondamentales sur la fiabilité et la crédibilité des témoins que l’Accusation se retrouve privée d’arguments.

2) Application du critère par la Chambre de première instance

29. L’Accusation a demandé à la Chambre de première instance de se reporter à l’annexe 1 de sa Réponse pour le détail des éléments de preuve spécifiques aux lieux et aux chefs de l’acte d’accusation. L’Accusation a admis qu’elle n’avait pas produit d’éléments de preuve pour quelques rares lieux visés dans l’acte d’accusation et a accepté de modifier ce dernier16. Selon l’annexe 1, il s’agit des lieux suivants :

Chef 43 : Divjak and Stupni Do

Chef 44 : Divjak.

30. L’acte d’accusation déclare au paragraphe 5 que la Communauté croate de Herceg-Bosna (la «HZ H-B») et ultérieurement la République croate de Herceg-Bosna (la «HR H-B») comprenaient 31 municipalités. La Défense de Kordic allègue que les éléments de preuve présentés concernent uniquement neuf municipalités, à savoir : Busovaca, Fojnica, Kiseljak, Kresevo, Novi Travnik, Travnik, Vares, Vitez et Zepce17. C’est pourquoi la Défense de Kordic affirme que les allégations de persécutions (chef 1) relatives aux 22 municipalités restantes devraient être rejetées18.

31. L’Accusation soutient qu’il existe suffisamment de preuves des activités de l’accusé dans la zone de HZ H-B/ HR H-B prise dans son ensemble, ces activités étant partie d’un projet d’ensemble, et que de ce point de vue il n’est pas nécessaire de modifier l’acte d’accusation19. Les activités de l’accusé sont de nature telle que son implication aux niveaux les plus élevés de la HZ H-B/ HR H-B affecte toutes les municipalités.

32. La Chambre de première instance estime qu’il existe des éléments de preuve substantiels sur le rôle de l’accusé Dario Kordic dans le gouvernement et le contrôle d’ensemble de la HZ H-B/ HR H-B. Comme on l’a vu dans la section relative au critère applicable, la Chambre n’est pas tenue, à ce stade de l’instance, d’examiner les questions de crédibilité et de fiabilité, sauf en de très rares circonstances qui ne sont pas celles de l’espèce. La Chambre note que le paragraphe 36 de l’acte d’accusation impute à l’accusé des persécutions commises «dans toute la HZ H-B/ HR H-B et la municipalité de Zenica». Ceci ne veut pas dire que l’Accusation doit produire des éléments de preuve pour chacune des municipalités constituant la HZ H-B/ HR H-B. Les moyens à charge se rapportent à l’implication de l’accusé dans les plus hautes sphères gouvernementales, et la Défense devrait préparer ses arguments en conséquence. Il ne sera notamment pas nécessaire qu’elle cite des témoins au sujet de municipalités pour lesquelles aucun élément de preuve n’a été fourni.

33. La Défense de Kordic avance que le Procureur n’a pas démontré que l’accusé avait une intention discriminatoire, et que ce dernier devrait être acquitté des persécutions visées au chef 1, pour défaut de mens rea. La Chambre rejette cette demande et conclut que le rang supérieur que l’accusé est présumé avoir occupé dans la HZ H-B/ HR H-B pourrait permettre de tirer des conclusions sur son état d’esprit, à partir de sa conduite et de ses crimes supposés.

34. La Défense de Mario Cerkez demande à la Chambre de première instance de rejeter toutes les accusations portées contre l’accusé pour la période antérieure au 16 avril 1993. La Chambre estime qu’un tel rejet partiel ne se justifie pas. En effet, à ce stade, la Chambre n’est pas obligée de statuer sur des questions telles que la date exacte à laquelle l’accusé a assumé ses fonctions de commandant. Il suffit qu’il existe des éléments prouvant que les crimes allégués ont été commis durant la période indiquée dans l’acte d’accusation, c’est-à-dire «d’avril 1992 à août 1993 approximativement»20.

35. Sur la base du critère ci-dessus, la Chambre de première instance estime qu’il n’existe pas ou pas suffisamment d’éléments de preuve pour le chef 39 (pillage) s’agissant des endroits suivants :

Merdani
Putis
Ocenici
Kazagici
Behrici
Gromiljak
Visnjica
Nadioci
Pirici
Gacice, et

pour le chef 42 (pillage) :
Nadioci
Pirici

Par conséquent, les accusés sont acquittés, pour insuffisance des moyens à charge, des chefs se rapportant à ces lieux.

36. À l’exception des points mentionnés ci-dessus, la Chambre de première instance rejette les différents arguments sur l’insuffisance des moyens à charge soumis par les Défenses de Kordic et de Cerkez dans leurs conclusions écrites et orales. La Chambre note que toutes les parties ont présenté des conclusions écrites et orales détaillées, non seulement sur les moyens de preuve, mais également sur le droit applicable. Elle estime toutefois que ces questions devront être tranchées par le jugement final dans ce procès.

 

III. DISPOSITIF

Par ces motifs,

EN APPLICATION de l’article 98 bis du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

1) PRONONCE l’insuffisance des moyens à charge pour les chefs 39, 42, 43 et 44 pour les lieux spécifiés ci-dessus ; et

2) REJETTE les demandes d’acquittement de la Défense.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 ________(signé)________
Richard May
Président de la Chambre de première instance

Fait le six avril 2000
à La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Mémoire de Dario Kordic à l’appui de sa Requête aux fins d’obtenir un acquittement, Le Procureur c/ Dario Kordic et consorts, n° IT-95-14/2-T, 17 mars 2000 («Demande d’acquittement de Kordic»), p.1.
2. Ibid., [citation de R. May & M. Wierda, Trends in International Criminal Evidence: Nuremberg, Tokyo, The Hague and Arusha, 37 COLUM. J. TRANSAT’L L. 725, 754 (1999) (citation de décisions du Tribunal militaire international de Nuremberg dans l’affaire Flick)].
3. Réponse du Procureur à la requête de la Défense aux fins d’obtenir un acquittement, affaire Le Procureur c/ Dario Kordic et consorts, n° IT-95-14/2-T, 24 mars 2000 (la «Réponse du Procureur»), par. 9 b).
4. Annexes à la Réponse du Procureur.
5. Décision relative à la requête de la Défense en vue d’obtenir le retrait de chefs d’accusation, l’affaire Le Procureur c/ Dusko Tadic, n° IT-94-1-T, Chambre de première instance II, 13 septembre 1996.
6. Ordonnance relative aux requêtes de rejet de l’acte d’accusation à l’issue de la présentation des moyens de preuve du Procureur, affaire Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, n° IT-96-21-T, Chambre de première instance II, 18 mars 1998.
7. Décision de la Chambre de première instance I sur la requête de la Défense aux fins de rejeter certains chefs d’accusation, affaire Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, n° IT-95-14-T, 3 septembre 1998.
8. Décision relative à la requête aux fins du retrait de l’acte d’accusation établi à l’encontre de l’accusé Vlatko Kupreskic, affaire Le Procureur c/ Zoran Kupreskic et consorts, n° IT-95-16-T, Chambre de première instance II, 18 décembre 1998.
9. Affaire Le Procureur c/ Goran Jelisic, n° IT-95-10-T, Chambre de première instance I, 14 décembre 1999.
10. Compte rendu d’audience, affaire Le Procureur c/ Goran Jelisic, n° IT-95-10-T, p. 2338.
11. R. v. Galbraith (1981) 1 WLR 1039.
12. Roger E. Salhany, Criminal Trial Handbook, 11-12.06 (1998).
13. Ray Watson, Criminal Law (New South Wales) (1996), s. 2.35740.
14. United States v/ Mariani, 725 F. 2d 862, 865 (2d Cir. 1984).
15. S. Andres de la Oliva Santos et al., Derecho Procesal Penal (Ed. Centro de Estudios Ramon Areces, Madrid 1997), pp. 905-906.
16. Compte rendu, mardi 30 mars 2000, p. 16732.
17. Ibid., p. 16647.
18. Il s’agit des municipalités de Jajce, Skender Vakuf (Dobretici), Kakanj, Kotor Varos, Tomislavgrad, Livno, Kupres, Bugojno, Gornji Vakuf, Prozor, Konjic, Jablanica, Posusje, Mostar, Siroki Brijeg, Grude, Ljubuski, Citluk, Capljina, Neum, Stolac et Trebinje (Ravno).

19. Compte rendu, mardi 30 mars 2000, p. 16734-5.
20. Acte d’accusation, par. 21 et 22.