LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Richard May, Président

M. le Juge Mohamed Bennouna

M. le Juge Patrick Robinson

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 7 décembre 1998

 

LE PROCUREUR

C/

Dario KORDIC
Mario CERKEZ

 

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DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE L'ACCUSÉ
MARIO CERKEZ AUX FINS D'UN PROCÈS SÉPARÉ

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Le Bureau du Procureur :

M. Geoffrey Nice
Mme Susan Somers
M. Patrick Lopez-Terres
M. Kenneth Scott

Les Conseils de la Défense :

M. Mitko Naumovski, M. David F. Geneson et M. Turner T. Smith, Jr., pour Dario Kordic
M. Bozidar Kovacic, pour Mario Cerkez

 

I. INTRODUCTION

La présente Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ("Tribunal international") est saisie de la "Demande de l'accusé Mario Cerkez aux fins d'un procès séparé", déposée le 23 juillet 1998 par le Conseil de la Défense de Mario Cerkez ("la Défense"). Le 18 août 1998, le Bureau du Procureur ("Accusation") a déposé sa Réponse ("Réponse") et le 31 août 1998, la Défense a déposé sa réplique ("Réplique").

Cette demande a été initialement déposée devant la Chambre de première instance I, composée des Juges Claude Jorda, Président, Fouad Riad et Almiro Rodrigues. Un débat oral y a été consacré lors de la conférence de mise en état tenue à huis clos le 2 septembre 1998. Le compte rendu d’audience a été mis à la disposition de la présente Chambre de première instance, qui l’a pris en compte pour arriver à la présente décision.

Le 17 novembre 1998, sur Ordonnance du Président du Tribunal international, Gabrielle Kirk McDonald, la présente affaire a été attribuée à cette Chambre de première instance, composée des Juges Richard May, Président, Mohamed Bennouna et Patrick Robinson. Une conférence de mise en état a été tenue à huis clos le 26 novembre 1998 devant les Juges Richard May et Mohamed Bennouna, le Juge Robinson étant absent pour des raisons indépendantes de sa volonté.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE, APRÈS AVOIR EXAMINÉ les conclusions écrites et orales des parties,

REND SA DÉCISION.

II. ARGUMENTS DES PARTIES

2. La demande aux fins de disjonction d’instances est fondée sur les motifs généraux suivants : (a) le Procureur n’a pas suffisamment prouvé que les actes des défendeurs faisaient partie d’une même opération aux termes de l’article 48 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement") ; et (b) un procès commun n’est pas une solution d’efficacité et pourrait entraîner des retards et causer un préjudice à l’accusé.

3. Pour étayer son argumentation, la Défense soutient qu’aucun fait indiquant l’existence d’un "plan, d’une stratégie ou d’un dessein" commun n’a été rapporté. Ces termes impliquent une sorte d’accord ou de coordination étroite entre les acteurs. Une telle définition est compatible avec les législations nationales en matière de complot et l’article 187 du Code pénal de la République de Croatie. Il n’est aucunement allégué que Dario Kordic et Mario Cerkez étaient liés par un tel accord ou par une telle coordination étroite, de même qu’il est pas avancé que Mario Cerkez était sous les ordres de Dario Kordic. En fait, il est allégué que Mario Cerkez était sous les ordres de Tihomir Blaskic. La seule allégation avancée est que Dario Kordic et Mario Cerkez étaient tous les deux membres du Conseil de Défense croate ("HVO") dont ils s’efforçaient de favoriser les objectifs et les buts. Le fait d’avoir une affiliation politique commune est totalement insuffisant pour alléguer l’existence d’un "plan, d’une stratégie ou d’un dessein" commun.

4. La Défense soutient aussi que la Chambre de première instance devrait ordonner la disjonction des instances dans l’intérêt de la justice, comme le prévoit l’article 82 B) du Règlement. Les questions posées par les procès de Dario Kordic et de Mario Cerkez présentent peu de points communs. Les éléments de preuve de l’Accusation relatifs à chaque accusé diffèrent. Alors que Dario Kordic est inculpé en tant que dirigeant politique et militaire de haut rang, Mario Cerkez est inculpé simplement en tant que commandant de brigade du HVO dans une seule municipalité et ne prenant que des décisions opérationnelles locales et de faible envergure. (Dario Kordic est poursuivi pour des crimes commis dans une zone géographique beaucoup plus vaste et dans un cadre temporel beaucoup plus étendu : 28 mois contre 16 mois dans le cas de Mario Cerkez). Les juger ensemble déboucherait sur un procès beaucoup plus long. Les éléments de preuve présentés à l’encontre de Dario Kordic pourraient avoir des répercussions négatives et pour effet d’exagérer injustement la responsabilité et les activités de Mario Cerkez. Pour toutes ces raisons, la Défense sollicite un procès séparé pour Mario Cerkez.

5. L’Accusation estime que la Chambre de première instance devrait rejeter la demande de la Défense pour les motifs suivants :

(a) Les crimes présumés ont été commis dans le cadre d’un plan, d’une stratégie ou d’un dessein commun, consistant à "attaque[ r] , de façon générale, la population civile musulmane ... de la vallée de la Lasva ...et, plus particulièrement ... [ à] Vitez et Busovaca...et [ à] Zenica" ;

(b) le Juge chargé de la confirmation de l’acte d’accusation a reconnu que les accusés étaient légitimement associés et que l’affaire se prêtait à un procès commun ;

(c) les allégations formulées dans l’acte d’accusation révèlent que la culpabilité de Dario Kordic et de Mario Cerkez procède du même plan ou de la même série d’événements, à savoir, une campagne de persécution et de nettoyage ethnique ;

(d) en tant qu’officier commandant du HVO, Mario Cerkez a mis en oeuvre les objectifs et les buts de la campagne de persécution du HVO à laquelle il a aussi participé, tandis que Dario Kordic a joué un rôle clé dans la mise en place et dans l’exécution de ladite campagne ;

(e) il n’est pas nécessaire que ceux qui participent à un plan soient directement en contact les uns avec les autres ; cela irait à l’encontre des jurisprudences internes en matière de complot. La condition essentielle est qu’il existait un plan et que les actes criminels ont été commis en application de ce plan. Aussi minime que soit le rôle joué par l’accusé, il n’en reste pas moins un participant au plan et devrait être jugé conjointement avec ceux dont la culpabilité présumée naît du même plan.

(f) il est de l’intérêt de la justice qu’il y ait un procès commun ; l’intérêt de la justice ne concerne pas uniquement l’accusé, mais aussi l’administration de la justice, qui comprend les intérêts du Tribunal international et de l’Accusation.

(g) Des témoins déjà cités dans d’autres affaires peuvent être réticents à comparaître à nouveau et, en tout état de cause, témoigner plusieurs fois ne ferait qu’augmenter leur souffrance.

 

III. DROIT APPLICABLE

6. L’article 48 du Règlement traite de la jonction d’instances :

Des personnes accusées d’une même infraction ou d’infractions différentes commises à l’occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble.

Par exemple, dans la Décision du 15 mai 1998 rendue dans l’affaire Le Procureur c/ Kupreskic et al. , la Chambre de première instance II a jugé que les crimes allégués dans l’acte d’accusation à l’encontre de six coaccusés "concernent l’attaque contre la population musulmane de Ahmici ... et font ainsi partie de la même opération".

7. Dans une Décision relative aux exceptions préjudicielles aux fins de disjonction d'instances dans l’affaire Le Procureur c/ Delalic et al., déposée le 25 septembre 1996, la Chambre de première II a jugé que l’article 48 du Règlement doit être interprété à la lumière de la définition du terme "opération" donnée à l’article 2 du Règlement et de l’article 82 B) du Règlement. L’article 2 stipule :

Opération : un certain nombre d’actions ou d’omissions survenant à l’occasion d’un seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant partie d’un plan, d’une stratégie ou d’un dessein commun.

L’article 82 B) énonce que :

La Chambre de première instance peut ordonner un procès séparé pour des accusés dont les instances avaient été jointes en application de l’article 48, pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice.

 

IV. EXAMEN

8. Les accusés sont poursuivis à juste titre dans le même acte d’accusation dans la mesure où ils sont accusés de crimes commis au cours d’une même opération aux termes de l’article 48 du Règlement, c’est-à-dire, un certain nombre d’actions survenant à l’occasion de plusieurs événements en des endroits différents, et faisant partie d’une stratégie ou d’un plan commun (article 2 du Règlement). Le plan, la stratégie ou le dessein commun présumé est exposé dans l’acte d’accusation, à savoir le contrôle de diverses municipalités et territoires par le biais du nettoyage ethnique ou de l’asservissement de la population musulmane dans le cadre d’une campagne de persécution menée entre novembre 1991 environ et mars 1994 environ (acte d’accusation modifié déposé le 2 octobre 1998, paragraphes 24-35).

9. Les crimes présumés de l’accusé Mario Cerkez en application de ce plan sont aussi exposés dans l’acte d’accusation. Son rôle présumé était, en tant que commandant du HVO, de mettre en oeuvre, par des moyens militaires, la campagne susmentionnée dans l’élaboration et l’exécution de laquelle son coaccusé, Dario Kordic, aurait joué un rôle clé (acte d’accusation modifié, paragraphes 25-27).

10. Pour justifier la jonction d’instances, il faut prouver que (a) il y avait un plan ou un dessein commun et (b) que les accusés ont commis des crimes dans le cadre de ce plan. Peu importe le rôle joué par un accusé en particulier dès lors qu’il a participé à un plan commun. Il n’est pas nécessaire de prouver un complot entre les accusés dans le sens d’une coordination ou d’un accord direct. L’opération visée à l’article 48 du Règlement ne reflète pas le droit applicable en matière de complot dans certaines législations internes.

11. Le fait que des éléments de preuve relatifs à un seul accusé (et pas à un autre) seront apportés est une caractéristique fréquente des procès communs. Sur la base des conclusions et des allégations figurant dans l’acte d’accusation, la Chambre de première instance est d’avis que cela ne portera pas en soi un préjudice grave à Mario Cerkez. Des procès séparés seraient probablement conduits consécutivement et dureraient beaucoup plus longtemps qu’un procès commun. Si les accusés devaient être jugés séparément, il est probable que le procès du premier accusé retarderait considérablement celui du second. Au vu des conclusions de l’accusé et des allégations figurant à l’acte d’accusation, la Chambre de première instance ne pense pas qu’il existe pas un conflit d’intérêts. Par conséquent, aucun risque de préjudice grave ne se présente de manière à amener la Chambre de première instance à ordonner des procès séparés visés à l’article 82 B) du Règlement ; de même que l’intérêt de la justice ne justifie pas des procès séparés. En fait, la Chambre de première instance estime qu’il est dans l’intérêt de la justice, notamment de l’économie judiciaire dans l’administration de la justice en application du Statut du Tribunal, que ces accusés, qui sont inculpés pour des crimes ayant été commis dans le cadre d’une même ligne d’actions, soient jugés conjointement.

12. La Chambre de première instance est confortée dans son opinion que des procès séparés ne sont pas nécessaires en l’espèce par le fait que le Juge de confirmation ne s’est pas posé la question de l’opportunité de procès séparés et a confirmé l’acte d’accusation commun actuel.

DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION des articles 48 et 82 B) du Règlement,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETTE la demande de l’accusé Mario Cerkez aux fins d’un procès séparé.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance

(Signé)

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Richard May

Fait le 7 décembre 1998

La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]