LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Robinson

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Ordonnance rendue le :
1er août 2000

LE PROCUREUR

c/

MOMCILO KRAJISNIK

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DÉCISION RELATIVE À L’EXCEPTION PRÉJUDICIELLE DU DÉFENDEUR FONDÉE SUR DES VICES DE FORME
DE L’ACTE D’ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla Del Ponte
M. Nicola Piacente
Mme Brenda Hollis

Le Conseil de la Défense :

M. Goran Neskovic

 

I. INTRODUCTION

La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 («le Tribunal international ») est actuellement saisie d’une exception préjudicielle fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation, lequel a été confirmé une première fois le 25 février  2000 et une deuxième fois le 7 mars 2000 après modification. Le 8 juin 2000, le Conseil de l’accusé Momcilo Krajisnik («la Défense») a déposé l’«Exception préjudicielle du défendeur fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation» («l’Exception préjudicielle de la Défense»). Le 22 juin 2000, le Bureau du Procureur («l’Accusation ») a déposé la «Réponse de l’Accusation à l’Exception préjudicielle du défendeur fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation» («la Réponse de l’Accusation »). Le 4 juillet 2000, suite à l’autorisation octroyée par la Chambre de première instance, la Défense a déposé la «Réplique du défendeur à la Réponse de l’Accusation à l’Exception préjudicielle du défendeur fondée sur des vices de forme de l’acte d’accusation» («la Réplique de la Défense»).

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, AYANT EXAMINÉ les conclusions écrites et entendu les conclusions orales des parties le 19 juillet 2000,

REND LA PRÉSENTE DÉCISION.

II. ARGUMENTATION DES PARTIES

A. La Défense

1. La Défense soutient que l’Accusation doit définir avec plus de précision et de clarté les noms des diverses organisations politiques ainsi que la fonction et la position de l’accusé en leur sein1. Elle fonde également une objection sur le fait que l’Accusation ne donne pas le nom des personnes avec lesquelles l’accusé a prétendument commis les crimes et qu’elle ne fait pas la distinction entre leurs actes et ceux perpétrés par l’accusé2. La Défense demande que soit supprimé le lien généralisé, établi entre Radovan Karadzic et l’accusé dans l’acte d’accusation3. La Défense fait également observer que les paragraphes 10, 18, 20, 21, 23 et 25 de l’acte d’accusation fixent au 31 décembre 1992 le terme de la période considérée , alors que le paragraphe 5 la limite au 30 décembre 19924. Elle fait valoir en outre que diverses expressions dans l’acte d’accusation sont imprécises et méritent éclaircissement5.

2. La Défense soutient que la portée de la responsabilité pénale individuelle de l’accusé n’est pas clairement définie et que l’Accusation doit préciser pour chacun des crimes reprochés les lieux et dates allégués, et préciser à quel titre la responsabilité de l’accusé est engagée en vertu de l’article 7 1) ou 7 3) du Statut du Tribunal international («le Statut»)6. La Défense demande à ce titre la délivrance d’une ordonnance enjoignant à l’Accusation de déposer une annexe, qui ferait partie de l’acte d’accusation, indiquant la forme de participation (planification, incitation, etc.), la période et le lieu précis des crimes allégués , ainsi que la forme précise de la responsabilité pénale individuelle alléguée en vertu de l’article 7 1) du Statut ou de son article 7 3), ou des deux7.

3. La Défense déclare que les pièces justificatives ne se rapportent pas aux chefs d’accusation8 et demande en outre qu’un interrogatoire subi par l’accusé soit supprimé de la liste des pièces justificatives 9.

B. L’Accusation

4. L’Accusation fait valoir qu’il n’y a lieu de fournir aucune des précisions demandées par la Défense10 et que la plupart des expressions contestées sont expliquées dans l’acte d’accusation11 ou ont un sens évident et commun. L’Accusation soutient que les griefs de la Défense se rapportent à des allégations factuelles et devront donc être traités pendant le procès12.

5. L’Accusation explique également a) que les faits établis dans l’acte d’accusation sont suffisamment précis compte tenu de la nature généralisée et massive des allégations et le degré élevé de responsabilité de l’accusé13, b) qu’il n’y a pas lieu d’opter pour le type de responsabilité défini à l’article 7 1) du Statut14 ni de choisir entre la responsabilité visée par l’article 7 1) du Statut et celle visée par l’article  7 3)15, et c) qu’il appartient au juge des faits de donner une qualification juridique à la conduite de l’accusé en se basant sur les moyens présentés16.

6. L’Accusation fait valoir en outre que les liens entre les éléments justificatifs et les chefs d’accusation17, ainsi que les sections de l’acte d’accusation concernant les allégations générales et les faits additionnels18, ne constituent pas des questions pouvant être soulevées dans le cadre d’une exception préjudicielle pour vice de forme de l’acte d’accusation.

III. DROIT APPLICABLE

7. L’article 18 4) du Statut dispose que l’acte d’accusation doit contenir «les faits et le crime ou les crimes qui sont reprochés à l’accusé en vertu du statut ». De même, l’article 47 C) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international («le Règlement») dispose que «?lg’acte d’accusation précise le nom du suspect et les renseignements personnels le concernant et présente une relation concise des faits de l’affaire et de la qualification qu’ils revêtent».

8. L’accusé est en droit de recevoir des informations «nécessaires pour permettre à l’accusé de préparer sa défense et pour éviter une surprise préjudiciable19». Il est toutefois une distinction entre «les faits de l’affaire» et les moyens nécessaires pour les prouver. Les faits sont allégués, tandis que les preuves sont produites au procès. Il revient alors à la Chambre de première instance de déterminer à la clôture du procès si les éléments de preuve présentés suffisent à établir le bien -fondé des chefs exposés dans l’acte d’accusation20. Il s’ensuit que «tout litige portant sur des questions de fait sera nécessairement tranché au procès21» et non dans le cadre d’exceptions préjudicielles pour vice de forme de l’acte d’accusation.

9. Lorsqu’il est allégué que la responsabilité pénale de l’accusé découle de sa position de supérieur hiérarchique, l’accusé est en droit de connaître les allégations formulées par l’Accusation concernant a) sa conduite en tant que supérieur hiérarchique et b) le comportement des personnes dont il était prétendument responsable22. Si dans leurs décisions certaines Chambres de première instance ont mis l’accent sur la nécessité de dresser un acte d’accusation détaillé, s’agissant de la présentation des faits déterminants, ce besoin de précision dépend de la nature de l’affaire et de la proximité de l’accusé et des faits. Ainsi, lorsqu’il est allégué que la responsabilité de l’accusé découle de sa position de supérieur hiérarchique, les faits déterminants sont les suivants :

1) la relation entre l’accusé et les auteurs des actes dont il est présumé responsable  ; et 2) la conduite de l’accusé à partir de laquelle il peut être établi que a) il savait ou avait des raisons de savoir que ces auteurs s’apprêtaient à commettre cet acte ou l’avaient fait, et b) il n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ledit acte ne soit commis ou en punir les auteurs23.

Dans une telle affaire, fondée sur la responsabilité du supérieur hiérarchique, les faits sont nécessairement établis avec moins de précision que dans une affaire de responsabilité individuelle24. Il est impossible de déterminer avec la plus grande justesse l’identité des victimes et les dates25. Il suffit d’identifier les auteurs des crimes allégués et les victimes, en indiquant la catégorie ou le groupe auquel elles appartiennent26.

IV. ANALYSE

10. La Chambre de première instance juge que l’acte d’accusation ne manque pas de précision dans son exposition des faits déterminants, étant donné que les faits sont suffisamment présentés et qu’il serait infondé de demander à l’Accusation qu’elle fournisse plus de précisions27.

11. Au regard du degré élevé de responsabilité imputée à l’accusé en l’espèce, la Chambre de première instance conclut que l’acte d’accusation satisfait aux conditions de précision, puisqu’il met en lumière les moyens mis en œuvre pour perpétrer les crimes allégués et fournit le nom des auteurs, les lieux, les victimes et les dates approximatives desdits crimes. La Chambre de première instance fait cependant remarquer que l’Accusation a convenu de limiter les allégations figurant dans l’acte d’accusation à la période définie au paragraphe 5, fixant ainsi la période couvrant la perpétration des crimes allégués entre le 1er juillet 1991 et le 30 décembre 1992.

12. La Défense demande la délivrance d’une ordonnance enjoignant à l’Accusation de déposer une annexe à l’acte d’accusation, établissant avec précision la manière dont l’accusé a commis les crimes allégués. Dans cette requête, la Défense se fonde sur une ordonnance analogue rendue dans l’affaire Kolundzija et Dosen28. L’espèce se distingue néanmoins de celle de Kolundzija dans les faits. Dans l’affaire Kolundzija, les accusés étant inculpés en tant que commandants d’équipe d’un camp, leur responsabilité est plus limitée que celle de l’accusé en l’espèce, lequel aurait été un haut dirigeant des Serbes de Bosnie. Eu égard au fait que l’espèce est une affaire de grande ampleur impliquant 41 municipalités et de nombreux crimes, le degré de précision requis dans l’acte d’accusation est nécessairement moindre que pour d’autres affaires telles que celle de Kolundzija . L’Accusation n’est donc pas tenue d’inclure à l’acte d’accusation l’annexe demandée par la Défense.

13. La Chambre de première instance fait toutefois remarquer à cet égard que, dans son mémoire préalable au procès, l’Accusation devra détailler les crimes allégués et le rôle précis que l’accusé aurait joué. Bien que l’Accusation peut, si elle le souhaite, plaider plusieurs formes de responsabilité à titre subsidiaire et qu’il incombe à la Chambre de première instance de déterminer à la clôture du procès quelle responsabilité (s’il en est) en résulte, l’Accusation n’est pas pour autant dégagée de son obligation d’établir dans son mémoire à quel titre l’accusé est inculpé des crimes mis à sa charge. Ainsi, la Chambre de première instance attend du mémoire préalable au procès qu’il précise, pour chacun des crimes, la nature de la responsabilité pénale individuelle alléguée de l’accusé, de même que la manière dont l’Accusation entend présenter son dossier.

14. Pour terminer, s’agissant des griefs de la Défense alléguant que les pièces justificatives ne reflètent pas les chefs d’accusation et que l’interrogatoire de l’accusé produit par l’Accusation doit être supprimé de la liste des pièces justificatives , la Chambre de première instance rappelle qu’une exception préjudicielle pour vice de forme de l’acte d’accusation n’est pas le cadre approprié pour débattre de ces questions. Les questions touchant au versement au dossier d’éléments de preuve sont traitées pendant le procès.

V. DISPOSITIF

EN APPLICATION DE l’article 72 du Règlement,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE REJETTE l’Exception préjudicielle de la Défense .

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre de première instance
(signature)
Juge Richard May

Fait le 1er août 2000
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1- Note du Service de traduction. Des erreurs matérielles ou de fond ont été relevées par le traducteur dans le texte originel. Dans toute la mesure du possible, elles sont signalées au service compétent ou à l’auteur du texte. Pour des raisons juridiques, les erreurs ne sont pas corrigées dans la traduction, mais elles ont pu avoir fait l’objet d’un corrigendum.
2- Par. 20 à 22, 31 et 37 de l’Exception préjudicielle de la Défense.
3- Par. 20, 23, 24, 34, 36 et 39 de l’Exception préjudicielle de la Défense.
4- Par. 23 de l’Exception préjudicielle de la Défense et Compte rendu d’audience de l’exposé entendu le 19 juillet 2000 («CRA»), p. 39 de la version en anglais.
5- Par. 27, 32 et 33 de l’Exception préjudicielle de la Défense.
6- Par. 23, 26, 34, 38 et 41 de l’Exception préjudicielle de la Défense.
7- Par. 28 et 33 de l’Exception préjudicielle de la Défense.
8- Par. 47 de l’Exception préjudicielle de la Défense ; CRA, p. 30 de la version en anglais.
9- Par. 50 de l’Exception préjudicielle de la Défense.
10- Par. 54 de l’Exception préjudicielle de la Défense.
11- Par. 25 de la Réponse de l’Accusation.
12- Par. 23 de la Réponse de l’Accusation.
13- Par. 27 de la Réponse de l’Accusation.
14- Par. 44, 47, 52 et 53 de la Réponse de l’Accusation ; CRA, pp. 37 et 38 de la version en anglais.
15- Par. 64 de la Réponse de l’Accusation.
16- Par. 72 de la Réponse de l’Accusation.
17- Par. 63 de la Réponse de l’Accusation ; CRA, p. 34 de la version en anglais.
18- Par. 75 de la Réponse de l’Accusation.
19- Par. 59 de la Réponse de l’Accusation.
20- Le Procureur c/ Delali}, «Décision relative à l’Exception préjudicielle de l’accusé Muci} demandant des renseignements détaillés», affaire n° IT-96-21-T, 26 juin 1996, par. 9.
21- Le Procureur c/ Brdanin, «Décision relative à la requête aux fins de rejeter l'acte d'accusation», affaire n° IT-99-36-PT, 5 octobre 1999, par. 15.
22- Le Procureur c/ Kvocka, «Décision relative aux exceptions préjudicielles de la Défense portant sur la forme de l'acte d'accusation» («Kvocka»), affaire n °IT-98-30-PT, 12 avril 1999, par. 40.
23- Le Procureur c/ Krnojelac, «Décision relative à l'exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l'acte d'accusation» («Première Décision Krnojelac»), affaire n° IT-97-25-PT, 24 février 1999, par. 38.
24- Le Procureur c/ Krnojelac, «Décision relative à l'exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l'acte d'accusation» («Deuxième Décision Krnojelac»), affaire n° IT-97-25-PT, 11 février 2000, par. 18.
25- Id.
26- Kvocka, par. 17.
27 - Première Décision Krnojelac, par. 46 et 55. Un accusé peut être incriminé en vertu de l’article 7 1) du Statut ou de l’article 7 3), ou des deux. Quant à savoir si les charges retenues sont fondées sur les moyens de preuve présentés, la question se pose pendant le procès : The Prosecutor v. Kordi} and ^erkez, «Decision on the Joint Defence Motion to Strike paragraphs 20 and 22 and all References to Article 7 3) as Providing a Separate or an Alternative Basis for Imputing Criminal Responsibility», Case No. IT-95-14/2-PT, 2 March 1999, par. 6.
28- Le Procureur n’est pas tenu d’apporter de preuve dans l’acte d’accusation mais uniquement de présenter les faits déterminants.
29- Le Procureur c/ Kolundzija et consorts, «Décision relative aux exceptions préjudicielles» («Kolundzija»), affaire n° IT-95-8-PT, 10 février 2000, par. 15.