LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Robinson

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
22 septembre 2000

LE PROCUREUR

C/

MOMCILO KRAJIŠNIK

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OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE BENNOUNA

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Le Bureau du Procureur :

Mme Carla del Ponte
M. Nicola Piacente
Mme Brenda J. Hollis

Le Conseil de la Défense :

MM. Goran Neškovic et Svetislav Stanojevic,
pour Momcilo Krajisnic

 

Je souscris à la Décision de la Chambre de première instance concernant l'exception préjudicielle de l'accusé Momcilo Krajišnik relative à la compétence du TPIY1, qui rejetait cette exception préjudicielle, ainsi qu'aux Motifs de la Décision relative à l'exception préjudicielle d'incompétence soulevée par l'accusé. Dans la présente Opinion, j'expose mes divergences de vue concernant certains aspects de l'analyse de la Chambre de première instance au sujet de "l'objection spécifique relative à la compétence alléguée au titre de l'article 7, par. 3 du Statut" (chapitre B, Motifs de la Décision relative à exception préjudicielle d’incompétence du TPIY soulevée par l’Accusé , par. 19 à 24).

Je souhaiterais tout d'abord faire une observation concernant la doctrine des tribunaux spéciaux, dont il est question dans la Décision. Les jugements du TPIY cités par la Chambre au paragraphe 24 (Jugements Celebici et Blaškic), ainsi que la Décision rendue dans l'affaire Kordic et le Jugement rendu par le TPIR dans l'affaire Kambanda, ont tous été rendus par des Chambres de première instance. En conséquence, ils n'ont pas la force obligatoire d'un jugement en appel qui statuerait sur la nature et la portée de l'article 7 du Statut.

Toutefois, s'agissant d'une exception préjudicielle fondée sur l'article 72 A i) du Règlement de procédure et de preuve, il peut se révéler utile de rappeler les observations formulées dans son rapport par le Secrétaire général au sujet de l'article 1 du Statut, qui a trait à la compétence du Tribunal. Le Secrétaire général a en effet fait observer que les éléments fondamentaux de la compétence du Tribunal sont la compétence ratione materiae, la compétence ratione personae, la compétence ratione loci et la compétence ratione temporis2. Il a ajouté que si la compétence ratione personae était régie par l'article 6 du Statut, le principe de la responsabilité pénale individuelle énoncé à l'article 7 est "...un élément important du point de vue de la compétence rationae personae (compétence relative aux personnes)"3. À mon avis, cette interprétation vient étayer le point de vue selon lequel l'article 7 ne fournit pas stricto sensu une définition de la compétence du Tribunal mais expose un principe général du droit pénal qui s'y rapporte4. Ce que nous intéresse en l'espèce est de savoir sous quelles conditions un crime peut être imputé à une personne, et il convient de remarquer que les règles applicables à cet égard ne sont pas les mêmes en droit international qu'en droit interne5.

Il va sans dire que la question de l'imputation d'un crime est non seulement l'objet même de tout procès, mais qu'elle est aussi décisive pour ce qui y de l'issue de celui-ci. On pourrait considérer, de prime abord, que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique faisait partie du droit international coutumier avant que les crimes visés à l'acte d'accusation aient été commis. De là à en conclure que l'ensemble de l'article 7 a codifié le droit international coutumier, il y a un pas qui ne peut être franchi sans une analyse et un débat approfondis.

Je ne peux partager l'affirmation péremptoire selon laquelle "le principe de la responsabilité de commandement inscrit à l’article 7 3) du Statut faisait partie intégrante du droit international coutumier à l’époque de la commission des crimes visés dans l’acte d’accusation établi contre l’Accusé " (par. 24 de la Décision).

À mon avis, la question de la nature et de la portée de l'article 7 n'a pas encore été trachée, comme le fait valoir la Défense de Krajišnik: "Les jugements et décisions cités par l’Accusation n’établissent pas l’existence de la responsabilité du commandement prévue à l’article 7 3) du Statut du Tribunal international. (...) Il n’est fait aucune référence à un quelconque jugement portant sur l’application de la responsabilité de commandement dans le cadre d’un génocide. En outre, les affaires mentionnées dans la Réponse de l’Accusation diffèrent toutes s’agissant de l’existence du contrôle effectif et direct, qui est l’une des conditions de la responsabilité. Ainsi, dans le Hostage Case, la Cour martiale des États-Unis parle de «commandant de corps» ?traduction non officielleg, ce qui présuppose un commandement et une direction directs et réels" (Réplique de l'accusé à la réponse du Procureur à l'exception préjudicielle de l'accusé relative à la compétence du TPIY, par. 22).

Il me semble que la Chambre de première instance, dans son analyse, aurait dû prendre en compte cet argument, qui est loin d'être futile et qui rejoint certaines des préoccupations exprimées à l'égard de l'article 28 du Statut de la Cour pénale internationale, intitulé "Responsabilité des chefs militaires et autres". Par exemple, Kai Ambos a fait observer que "Bien entendu, le supérieur hiérarchique n'est responsable que lorsqu'il exerce une autorité et un contrôle directs et effectifs, en particulier lorsqu'il s'agit d'un civil"6. Certes, la question n'est pas en l'occurrence de savoir si la Chambre aurait dû ou non répondre à l'argument soulevé par la Défense, que ce soit à ce stade de la procédure ou dans l'absolu. Cependant, la question aurait pu être précisée et son examen différé jusqu'au procès, où elle aurait été débattue à la lumière des faits de la cause. C'est ce qu'avait décidé la Chambre de première instance dans l'affaire Blaškic, s'agissant d'une question similaire concernant la portée de l'article 7 3)7.

Dans son raisonnement, la Chambre aurait dû faire la distinction entre les aspects de la question qui se rapportent à l'exception préjudicielle relative à la compétence du Tribunal (s'agissant du principe en lui-même et de son caractère coutumier) et les autres (la nature et la portée de l'article 7 3)), qui doivent être examinés au procès. Cela aurait permis d'indiquer à la Défense de Momcilo Krajišnik qu'elle conservait le droit de remettre en cause la nature et la portée de l'article 7 3) au procès. À mon sens, la Décision relative à la compétence du Tribunal ne fait que constater l'existence d'un principe général quant à la responsabilité d'un supérieur hiérarchique, qui fait partie intégrante du droit coutumier, mais ne statue pas sur la question de la conformité de l'article 7 3) du Statut avec le droit coutumier.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi

 

(signé)
Le Juge Mohamed Bennouna

Fait le 22 septembre 2000
La Haye (Pays-Bas)


1. Le Procureur c/ Momcilo Krajišnik, affaire n°IT-00-39-PT, Décision concernant l'exception préjudicielle de l'accusé relative à la compétence du TPIY, 4 août 2000.
2. Rapport du Secrétaire général établi conformément au paragraphe 2 de la résolution 808 (1993) du Conseil de sécurité, présenté le 3 mai 1993, par. 31.
3. Ibid. par. 53.
4. L'article 28, chapitre III (Principes généraux du droit pénal) du Statut de la Cour pénale internationale aborde le principe de la responsabilité pénale individuelle, tandis que la question de la compétence de la Cour est abordée au chapitre II. Une Chambre du Tribunal a considéré que le principe de la responsabilité du supérieur hiérarchique était "un principe de la responsabilité pénale internationale réaffirmé par l'article 7 3)", Chambre de première instance I , Review of Indictment pursuant to Rule 61, 20 octobre 1995, affaire Nikolic, IT-95-2/61.
5. Commentary on the Rome Statute of the International Criminal Court, Otto Triffterer (ed.), p. 477.
6. Kai Ambos, General principles of criminal law in the Rome Statute, Criminal Law Forum 10 (1999), p. 1 à 32, par.19.
7. Le Procureur c/ Tihomir Blaškic, affaire n° IT-95-14-PT, Décision de rejet d'une exception préjudicielle soulevée par la Défense aux fins de suppression de parties de l'Acte d'accusation modifié alléguant la responsabilité pour "manquement à l'obligation de punir", 4 avril 1997.