TRIBUNAL PÉNAL INTERNATIONAL POUR L’EX-YOUGOSLAVIE

AFFAIRE N° IT-97-25-I

LE PROCUREUR DU TRIBUNAL

CONTRE

MILORAD KRNOJELAC

alias "Mico"

SAVO TODOVIC
MITAR RASEVIC

ACTE D’ACCUSATION

Le Procureur du Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie, en vertu des pouvoirs qui lui sont conférés par l’article 18 du Statut du Tribunal, accuse :

MILORAD KRNOJELAC
SAVO TODOVIC
MITAR RASEVIC

de CRIMES CONTRE L’HUMANITÉ, d’INFRACTIONS GRAVES AUX CONVENTIONS DE GENÈVE (INFRACTIONS GRAVES) et de VIOLATIONS DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE, comme exposé ci-après :

CONTEXTE

1.1 La ville et la municipalité de Foca se situent en Bosnie-Herzégovine, au sud-est de Sarajevo, près de la frontière séparant la Serbie du Monténégro. Selon le recensement de 1991, Foca comptait 40 513 habitants, dont 51,6% de Musulmans, 45,3% de Serbes et 3,1% d’appartenances diverses. Le 7 avril 1992, les forces militaires serbes, composées de Serbes de Bosnie et de citoyens d’ascendance serbe, originaires d’autres régions de l’ex-Yougoslavie, ont commencé à occuper la ville de Foca. Le 16 ou le 17 avril 1997, la ville était entièrement sous leur contrôle. Le siège des villages environnants s’est poursuivi jusqu’à la mi-juillet 1992.

1.2 Dès que les forces serbes eurent la mainmise sur certains quartiers de Foca, la police militaire, accompagnée de soldats originaires ou non de la région, ont commencé à arrêter des Musulmans et d’autres habitants non-Serbes. Jusqu’à la mi-juillet 1992, les autorités serbes ont continué à effectuer des rafles et à arrêter des villageois musulmans sur tout le territoire de la municipalité. Les autorités serbes ont séparé les hommes et les femmes et illégalement détenu des milliers de Musulmans et autres non-Serbes, parmi lesquels se trouvaient des intellectuels, des médecins et des journalistes. Le Foca Kazneno-Popravni Dom (KP Dom), l’une des plus grandes prisons de l’ex-Yougoslavie, est devenue le principal centre de détention pour hommes. À partir du 14 avril 1992 ou vers cette date, les autorités serbes civiles et militaires ont commencé à utiliser la prison pour la détention de Musulmans et de non-Serbes, principalement des hommes, ainsi que de quelques Serbes qui avaient essayé de se soustraire au service militaire. Les détenus serbes étaient séparés des détenus non-serbes. En raison des arrestations continues, la prison a été surpeuplée durant les premiers mois, regroupant jusqu’à 760 détenus. Pendant le reste de l’année 1992, la population du camp était approximativement de 600 détenus. La majeure partie des détenus a été échangée ou libérée en 1992 et 1993. Le KP Dom a cependant fonctionné comme centre de détention jusqu’au 5 octobre 1994.

1.3 La plupart des détenus, voire tous, étaient des civils qui n’étaient accusés d’aucun crime. La plupart étaient des Musulmans de 16 à 80 ans. Parmi eux se trouvaient des handicapés mentaux et physiques ainsi que des personnes atteintes de maladies graves.

1.4 Le complexe pénitentiaire était entouré d’un mur de 3 mètres de haut, surmonté de fils de fer barbelés et de miradors équipés de mitrailleuses. La périphérie interne était minée. Les soldats et les gardes de la prison surveillaient les détenus depuis les miradors et effectuaient des patrouilles régulières. Les détenus étaient logés dans un bâtiment de quatre étages, qui comprenait des cellules communes et des cellules de détention au secret, d’une dimension de trois mètres sur trois. La prison comptait également des bâtiments administratifs, des ateliers et une fabrique de meubles.

LES ACCUSÉS

2.1 MILORAD KRNOJELAC, alias Mico, fils de Bogdan, est né le 25 juillet 1940 dans le village de Birotici près de Foca, où il réside actuellement. Enseignant avant la guerre, il avait également le grade de capitaine de première classe dans la JNA (Armée populaire yougoslave). D’avril 1992 jusqu’au mois d’août 1993 au moins, MILORAD KRNOJELAC a été commandant du KP Dom.

2.2 SAVO TODOVIC, fils de Vladimir, est né le 11 décembre 1952 dans le village de Rijeka. Foca est son lieu permanent de résidence. Il a travaillé à la prison du 4 janvier 1974 jusqu’en octobre 1994 au moins. Il a tenu le poste de commandant adjoint du personnel de la prison du KP Dom d’avril 1992 jusqu’en août 1993 au moins.

2.3 MITAR RASEVIC, fils de Dordje, né en 1940 dans le village de Cagust (municipalité de Foca) est professeur de sociologie et réside à Foca. Avant la guerre et pendant celle-ci, jusqu’en octobre 1994 au moins, MITAR RASEVIC commandait les gardes du KP Dom.

POUVOIRS HIÉRARCHIQUES

3.1 À partir d’avril 1992 et jusqu’en août 1993 au moins, MILORAD KRNOJELAC était commandant du KP Dom et était hiérarchiquement responsable de l’ensemble des personnes du camp. En tant que commandant, MILORAD KRNOJELAC était chargé du fonctionnement du KP Dom de Foca comme camp de détention. MILORAD KRNOJELAC exerçait l’autorité et remplissait les obligations attachées à sa position de supérieur hiérarchique. Il donnait quotidiennement des ordres et dirigeait le personnel de la prison. Il était en rapport avec les autorités militaires et politiques à l’extérieur de celle-ci. MILORAD KRNOJELAC était présent lors de l’arrivée des détenus, apparaissait au moment des sévices corporels et avait des contacts personnels avec certains des détenus.

3.2 À partir d’avril 1992 et jusqu’en août 1993 au moins, SAVO TODOVIC était commandant adjoint du KP Dom. En cette qualité, SAVO TODOVIC était le second personnage de la hiérarchie carcérale, ses pouvoirs et ses obligations étaient semblables à ceux du commandant. Il était chargé de la direction du personnel subalterne de la prison. Il était en rapport avec les autorités militaires et politiques à l’extérieur du camp. Après août 1993 et jusqu’en octobre 1994, SAVO TODOVIC est demeuré à la prison en position d’autorité. À partir d’avril 1992 et jusqu’en octobre 1994, SAVO TODOVIC était chargé de la sélection des détenus à tuer, ou destinés à des sévices corporels, des interrogatoires, aux travaux forcés, à la détention au secret et à des échanges. Il était également chargé des punitions infligées aux détenus.

3.3 D’avril 1992 à octobre 1994, MITAR RASEVIC était commandant des gardes du KP Dom. Son devoir principal consistait à superviser au moins 37 gardes de la prison. Il était chargé des cellules de détention au secret et avait l’autorité requise pour tirer les détenus de leur réclusion. Il était en rapport avec les autorités militaires et politiques, relativement à la question des échanges de prisonniers notamment.

ALLÉGATIONS GÉNÉRALES

4.1 Durant toute la période couverte par le présent Acte d’accusation, un état de conflit armé et d’occupation partielle existait sur tout le territoire de la République de Bosnie-Herzégovine.

4.2 Tous les actes ou omissions ci-après, qualifiés d’infractions graves aux Conventions de Genève de 1949 et sanctionnés par l’article 2 du Statut du Tribunal, ont été commis au cours de ce conflit armé et de cette occupation partielle.

4.3 Durant toute la période couverte par le présent Acte d’accusation, les détenus du KP Dom qui y sont mentionnés, étaient des personnes protégées par les Conventions de Genève de 1949.

4.4 Durant toute la période couverte par le présent Acte d’accusation, les accusés étaient tenus de se conformer aux lois ou coutumes de la guerre.

4.5 Tous les actes et omissions allégués dans le présent Acte d’accusation ont eu lieu entre avril 1992 et octobre 1994, sauf mention expresse.

4.6 Dans chacun des paragraphes relatifs au chef d’accusation de torture, les actes ont été commis, encouragés ou approuvés, explicitement ou implicitement par un responsable ou une personne agissant en cette qualité, dans un ou plusieurs des buts suivants : obtenir des informations ou des aveux de la part d’une victime ou d’un tiers ; punir la victime pour un acte que la victime ou un tiers avait commis ou était suspecté d’avoir commis ; intimider ou exercer une contrainte sur la victime ou sur un tiers ; et/ou pour toute raison fondée sur une discrimination, de quelque nature qu’elle soit.

4.7 Dans chacun des paragraphes relatifs au chef d’accusation de crime contre l’humanité, les actes ou omissions faisaient partie d’une offensive généralisée, à grande échelle, voire systématique, dirigée contre une population civile et, plus particulièrement, contre la population musulmane et croate de la municipalité de Foca.

4.8 Dans le présent Acte d’accusation, les témoins et les victimes sont identifiés par des noms de code ou des pseudonymes, tel FWS-137, ou par des initiales comme E.G.

4.9 MILORAD KRNOJELAC, d’avril 1992 à août 1993, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC, d’avril 1992 à octobre 1994, sont individuellement responsables des crimes retenus contre eux dans le présent Acte d’accusation, en conformité à l’article 7 1) du Statut du Tribunal. La responsabilité pénale individuelle vise quiconque a commis, planifié, incité à commettre, ordonné ou aidé et encouragé la planification, la préparation ou l’exécution de tout acte ou omission exposé ci-après.

4.10 En tant que supérieurs hiérarchiques, MILORAD KRNOJELAC, pour la période d’avril 1992 à août 1993, savo todoviC et MITAR RASEVIC, pour la période d’avril 1992 à octobre 1994, portent également, ou alternativement, et en vertu de l’article 7 3) du Statut du Tribunal, la responsabilité pénale des actes commis par leurs subalternes. La responsabilité pénale des supérieurs hiérarchiques est définie comme suit : tout officier supérieur porte la responsabilité pénale des actes commis par son subordonné dans le cas où ledit supérieur savait ou avait des raisons de savoir que ce subordonné s’apprêtait à commettre ou avait commis des crimes et n’a pas pris les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher que ces crimes soient commis ou punir ceux qui les avaient commis.

CHEFS D’ACCUSATION

CHEF D’ACCUSATION 1
(Persécutions)

5.1 MILORAD KRNOJELAC, d’avril 1992 à août 1993, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC, d’avril 1992 à octobre 1994, ont persécuté des Musulmans et autres non-Serbes pour des raisons politiques, raciales et religieuses, alors qu’ils exerçaient des fonctions de supérieurs hiérarchiques au camp de KP Dom.

5.2 MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC, ont persécuté des Musulmans et autres non-Serbes en les emprisonnant et en les mettant au secret pour des durées prolongées, en leur infligeant des tortures et des sévices corporels répétés, en commettant d’innombrables homicides, en les contraignant à des travaux forcés prolongés et fréquents et en les soumettant à des conditions inhumaines dans le centre de détention du KP Dom. MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC se sont également rendus responsables de persécutions en aidant à la déportation ou à l’expulsion de la majorité des hommes musulmans et non-Serbes de la municipalité de Foca.

5.3 Du fait de leur participation aux actes ou omissions décrits au paragraphe 5.2, MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont commis :

Chef d’accusation 1 :

un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 h) (persécutions pour des raisons politiques, raciales et/ou religieuses) du Statut du Tribunal.

CHEFS D’ACCUSATION 2 À 7
(Tortures et sévices corporels)

Sévices corporels infligés dans la cour de la prison

5.4 Au moment de leur arrivée à la prison et/ou durant leur emprisonnement, de nombreux détenus du KP Dom ont été battus à de nombreuses reprises par les gardes de la prison ou par des soldats, en présence du personnel officiel de la prison.

5.5 Plusieurs fois, entre avril et décembre 1992, dans la cour de la prison, des soldats ont abordé et battu des détenus, parmi lesquels se trouvait FWS-137, tandis que les gardes regardaient sans intervenir.

5.6 Le 17 avril 1992, FWS-54 a été amené au KP Dom, en compagnie d’au moins 60 autres Musulmans, qui avaient été arrêtés dans le quartier de Cohodor Mahala à Foca. Lorsqu’ils sont arrivés dans la cour de la prison, les soldats serbes les ont battus, leur ont donné des coups de pied et de crosse.

5.7 Le 25 mai 1992, FWS-71 est arrivé au KP Dom, dans un groupe de 21 détenus arrêtés au Monténégro, dont la plupart étaient originaires de Foca. Lors de leur arrivée au KP Dom, les soldats serbes les ont contraint à s’aligner le long du mur de la prison, les mains levées, puis les ont battus, leur ont donné des coups de pied et de crosse.

Sévices corporels en relation avec le mess

5.8 Au KP Dom, les gardes, ou des soldats venus de l’extérieur infligeaient couramment des violences aux détenus lorsqu’ils se rendaient au mess ou en revenaient ainsi qu’au cours des repas. En août 1992, un groupe de 7 ou 8 membres inconnus de la police militaire de Trebinje ont pénétré dans la prison et ont abordé un groupe de détenus qui revenait du mess. En présence de MITAR RASEVIC et de plusieurs gardes, ces membres de la police militaire ont infligé des coups graves aux détenus. Dans un premier temps, MITAR RASEVIC et les gardes ont regardé sans intervenir. MITAR RASEVIC n’est intervenu qu’après avoir vu les hommes de Trebinje pointer leurs armes en direction des détenus dans l’intention de tirer sur eux.

5.9 En juin 1992, le détenu E.G., handicapé d’un bras et d’une jambe et qui souffrait également d’épilepsie, s’est plaint des maigres rations de nourriture. En conséquence, trois gardes l’ont battu et lui ont donné des coups de pied.

Sévices corporels arbitraires

5.10 Durant leur emprisonnement, les détenus ont été soumis a des sévices corporels arbitraires et imprévus de la part des gardes ou de soldats extérieurs au KP Dom, en guise de représailles aux pertes de la VRS (Armée serbe de Bosnie) sur les champs de bataille ou pour d’autres raisons inconnues. MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont permis au personnel militaire serbe de pénétrer dans la prison et de se livrer à des voies de fait sur les détenus quand ils le désiraient. Généralement en soirée, ou pendant la nuit, les membres locaux des groupes paramilitaires pénétraient dans la prison. Les gardes de la prison conduisaient alors les soldats vers les différentes cellules en vue de sélectionner des détenus pour leur infliger des sévices.

5.11 Le 10 juin 1992, le détenu Z.B. s’est vu infliger des coups graves par un soldat serbe. Après les sévices, à la suite desquels il est devenu sourd, Z.B. a été mis au secret pendant un mois environ.

5.12 Le 11 juin 1992, deux gardes ont fait sortir le détenu FWS-71 de sa cellule, l’ont conduit vers les cellules de détention au secret dans le bâtiment de détention et l’ont battu avec différents objets pendant une vingtaine de minutes, jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Lorsqu’il a repris conscience dans sa cellule, FWS-71 avait le corps couvert d’hématomes.

Punitions infligées sous forme de tortures et de sévices corporels

5.13 SAVO TODOVIC, de concert avec MILORAD KRNOJELAC et MITAR RASEVIC ont ordonné aux gardes de battre les détenus pour toute violation, même mineure, du règlement de la prison,.

5.14 Le détenu FWS-54 était chargé de la distribution de la nourriture aux détenus. En lui confiant cette tâche, SAVO TODOVIC lui avait déconseillé de donner de la nourriture supplémentaire aux détenus. Le 8 août 1992, FWS-54 a donné un morceau de pain supplémentaire à l’un d’eux. En punition, le témoin à reçu des coups de pied et de matraque de la part d’un garde, puis il a été mis au secret. MITAR RASEVIC l’en a retiré après quatre jours.

5.15 Pendant l’été 1992, les détenus A.M., F.M., H.T. et S., qui faisaient circuler des messages entre eux, ont été punis par les gardes qui les ont battus.

5.16 Les gardes ont également soumis les détenus à des punitions collectives. Depuis le début de leur emprisonnement, SAVO TODOVIC menaçait de mort tout détenu qui aurait tenté de s’échapper. En juin 1994, le détenu E.Z., qui travaillait à l’atelier de mécanique du KP Dom, a essayé de s’échapper. En guise de punition collective, les rations de nourriture de tous les détenus du KP Dom ont été réduites de moitié pendant au moins 10 jours. FWS-73 et au moins 10 autres détenus, qui étaient tous des collègues de travail de l’évadé ainsi que le détenu responsable de la chambre de l’évadé, ont été conduits hors de leur chambre, un par un et gravement battus par environ 10 membres du personnel de la prison, parmi lesquels se trouvait SAVO TODOVIC. FWS-73 a été battu et a reçu des coups de pied principalement dirigés vers le bas de la région abdominale pendant environ 5 minutes. Comme punition complémentaire, FWS-73 a été mis au secret pour une durée de 15 jours, tandis que le détenu FWS-110 a lui été mis au secret pendant plusieurs jours. SAVO TODOVIC lui avait donné des coups de pied si violents que FWS-110 a perdu conscience.

Tortures et sévices corporels au cours des interrogatoires

5.17 De concert avec les autorités de la prison, des membres de la police locale ou militaire interrogeaient les détenus après leur arrivée à la prison. Les interrogatoires portaient principalement sur le fait de savoir si le détenu était membre du SDA (Parti d’action démocratique), possédait des armes ou s’était battu contre les forces serbes. Au cours des interrogatoires ou à la suite de ceux-ci, il était fréquent que les gardes ou d’autres infligent des sévices corporels aux détenus.

5.18 Le 24 mai 1992, la police militaire a arrêté FWS-03 et H.D., tous deux membres du S.D.A., ainsi que leur voisin H.S. et les ont emmenés au KP Dom. Le même jour, 5 ou 6 membres de la police militaire les ont interrogés. Pour les forcer à faire des aveux, ils les ont tous les trois battus pendant l’interrogatoire. Les coups étaient si rudes que H.S. a perdu connaissance à deux reprises.

5.19 A plusieurs reprises, entre avril et août 1992, les gardes du KP Dom ont gravement battu Hasim Glusac. Suite à ces sévices et aux conditions de vie déplorables, il est mort le 7 mai 1994, des dommages causés à ses poumons.

5.20 En mai ou juin 1992, durant l’interrogatoire, les gardes du KP Dom ont infligé des sévices corporels graves à Ibrahim Sandal, et l’ont ramené gravement blessé dans sa cellule.

5.21 D’avril à juillet 1992, il arrivait souvent qu’en soirée, les gardes du KP Dom préparent des listes de détenus destinés à être battus. MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC, de concert avec des dirigeants politiques ou des commandants militaires employaient ces listes pour sélectionner les détenus qui seraient battus. Les détenus sélectionnés étaient pour la plupart des notables de Foca, qui étaient soupçonnés de n’avoir pas dit la vérité lors des interrogatoires officiels, qui étaient accusés d’être en possession d’armes ou qui étaient membres du SDA. La plupart des soirs, SAVO TODOVIC donnait les listes aux gardes, qui conduisaient alors les détenus sélectionnés au bâtiment administratif en vue de leur faire subir des interrogatoires et des sévices supplémentaires. Généralement le commandant des gardes, MITAR RASEVIC assistait à la sélection des détenus. Il annonçait parfois les noms des détenus sélectionnés sur les listes. Les détenus étaient ensuite conduits au bâtiment administratif, où des gardes de la prison ou des soldats, qui avaient été autorisés à pénétrer dans la prison à cette fin, les battaient. Les gardes et les soldats se livraient à des voies de fait sur les détenus au moyen de toutes sortes d’armes : matraques, crosses de fusil, couteaux et outils. Certains détenus retournaient dans leurs chambres gravement blessés. Certains détenus ont été choisis plusieurs fois pour ces sévices. Un nombre élevé de détenus ainsi sélectionnés ne sont jamais revenus de ces séances et sont toujours portés disparus.

5.22 En juin ou en juillet 1992, à deux reprises au moins, les gardes du KP Dom ont gravement battu Nurko Nisic, un ancien officier employé par la municipalité et membre du SDA, Zulfo Veiz et Salem Bico, tous deux anciens policiers, ainsi que Krunoslav Marinovic, un journaliste croate, avant de les ramener dans leurs cellules contusionnés, couverts de sang et gravement blessés.

5.23 En juin 1992, les gardes du KP Dom ont torturé et battu le détenu S.M. qu’ils avaient confondu avec un autre détenu, dont le nom figurait sur la liste des détenus sélectionnés aux fins d’êtres soumis à des interrogatoires et des tortures. Les auteurs ont battu S.M. et l’ont blessé avec un couteau. Ils l’ont menacé de lui enlever un oeil. Durant ces sévices, MILORAD KRNOJELAC est entré, a découvert la méprise et ordonné aux gardes d’arrêter de battre S.M. La victime a été reconduite dans sa cellule, gravement blessée et couverte de sang.

5.24 Entre mai et juillet 1992, les gardes du KP Dom et des membres de la police militaire ont torturé et battu au moins à deux reprises les détenus Valida Dzemal, un ancien policier, Enes Uzunovic, membre du SDA, A.S. et E.C. Suite à ces tortures et sévices, A.S. souffrait de plusieurs côtes cassées, Dzemal Valida avait la mâchoire cassée et avait perdu plusieurs dents. Trois des doigts de E.C. étaient cassés et il avait le corps contusionné. Après ces sévices, les victimes ont été mises au secret pendant plusieurs jours, puis ramenés dans leurs cellules gravement blessés. Enes Uzunovic et Dzemal Valida ont ensuite été tués comme exposé au paragraphe 5.27 ; le sort d’A.S. et E.C. reste inconnu.

5.25 Du fait de leur participation aux actes ou omissions exposés dans les paragraphes 5.13 à 5.24, les accusés MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont commis :

Chef d’accusation 2 :

un CRIME CONTRE L’HUMANITÉ sanctionné par l’article 5 f) (torture) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 3 :

une INFRACTION GRAVE sanctionnée par l’article 2 b) (torture) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 4 :

une VIOLATION DES LOIS OU COUTUMES DE LA GUERRE sanctionnée par l’article 3 1) a) (torture) des Conventions de Genève.

5.26 Du fait de leur participation aux actes ou omissions exposés dans les paragraphes 5.4 à 5.24, les accusés MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont commis

Chef d’accusation 5 :

un crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 i) (traitement inhumain) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 6 :

une infraction grave sanctionnée par l’article 2 c) (le fait de causer intentionnellement des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 7 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre, sanctionnée par l’article 3 1) a) (traitement inhumain) des Conventions de Genève.

CHEFS D’ACCUSATION 8 À 10
(Homicides intentionnels et assassinat)

5.27 Entre juin et août 1992, les gardes du KP Dom ont augmenté le nombre des interrogatoires et des sévices. Au cours de cette période, les gardes sélectionnaient des groupes de détenus et les emmenaient, un par un, dans une salle du bâtiment administratif. Là, il arrivait fréquemment que les gardes enchaînent le détenu, bras et jambes étendus, avant de le battre. Les gardes donnaient des coups de pied et de poing et frappaient chaque détenu avec des matraques en caoutchouc et des manches de hache. Durant ces sévices, les gardes demandaient aux détenus où ils avaient caché leurs armes, ou encore ce qu’ils savaient au sujet de tiers. Après certaines des séances de sévices, les gardes jetaient les détenus sur des couvertures, les enveloppaient dedans et les traînaient hors du bâtiment administratif.

5.28 Un nombre inconnu de détenus torturés et battus sont morts au cours de ces séances. Certains de ceux qui demeuraient en vie à l’issue des sévices ont été tués par balle ou sont morts des suites de leurs blessures dans des cellules de détention au secret. Les sévices et les tortures ont causé le décès des détenus énumérés (liste non-exhaustive) en Annexe A, jointe au présent Acte d’accusation.

5.29 Du fait de leur participation aux actes ou omissions exposés dans les paragraphes 5.27 et 5.28, les accusés MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont commis :

Chef d’accusation 8 :

un crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 a) (assassinat) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 9 :

une infraction grave sanctionnée par l’article 2 a) (homicide intentionnel) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 10 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 1) a) (assassinat) des Conventions de Genève.

CHEFS D’ACCUSATION 11 À 15
(Détention illégale, emprisonnement et conditions de vie inhumaines au KP Dom)

5.30 À compter du 14 avril 1992 ou vers cette date et jusqu’au 5 octobre 1994, les autorités serbes, civiles et militaires, ont utilisé le KP Dom comme lieu de détention de Musulmans et autres non-Serbes, principalement des hommes, parmi lesquels se trouvaient des personnes souffrant des handicaps mentaux et physiques ou de maladies graves. Bien que la ville de Foca ait été complètement occupée vers le 16 ou le 17 avril 1992 et que l’ensemble de la municipalité de Foca ait été entièrement sous la coupe des Serbes à partir de la mi-juillet 1992 au plus tard, le KP Dom a fonctionné comme centre de détention pour des civils musulmans et non-Serbes, essentiellement des hommes, jusqu’au 5 octobre 1994. Parmi les détenus se trouvaient des intellectuels, des médecins, des journalistes et des membres du SDA.

5.31 Les conditions de détention au KP Dom étaient inhumaines. Durant la période où MILORAD KRNOJELAC a dirigé la prison, en 1992-93, les conditions de vie se distinguaient par les traitements inhumains, le surpeuplement, la sous-alimentation, les travaux forcés et des agressions physiques et psychologiques constantes.

5.32 Durant leur détention, les détenus étaient enfermés dans leurs cellules, sauf lorsqu’ils devaient se mettre en rangs pour se rendre au mess pour les repas ou effectuer les tâches qui leur étaient assignées. Après avril 1992, les cellules sont devenues surpeuplées, et les installations de couchage et d’hygiène personnelle insuffisantes. Les détenus ne recevaient que des rations de famine, ne disposaient pas de vêtements de rechange, ne recevaient aucun soin médical et la prison n’était pas chauffée durant l’hiver. Les conditions de vie au KP Dom ont causé des atteintes graves à l’état de santé de nombreux détenus. En raison de l’absence de soins médicaux appropriés, Enes Hadzic, un détenu de 40 ans, est mort en avril ou en mai 1992 d’un ulcère perforé.

5.33 Les tortures, les sévices corporels et les homicides étaient monnaie courante à la prison du KP Dom. Les détenus pouvaient entendre le bruit des tortures et des coups. Les détenus vivaient dans la peur constante d’en être la victime suivante. Les détenus au secret étaient terrifiés parce qu’ils savaient que les cellules de détention au secret étaient utilisées pour des sévices graves. En raison de l’état de peur constant dans lequel vivaient les détenus, certains sont devenus suicidaires, alors que d’autres se sont réfugiés dans l’indifférence quant à leur sort. La plupart des détenus, voire tous, souffraient de dépression et souffrent encore des séquelles des atteintes physiques et psychologiques auxquelles ils ont été soumis durant leur détention au KP Dom.

5.34 Du fait de leur participation aux actes ou omissions exposés au paragraphe 5.30, les accusés MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont commis :

Chef d’accusation 11 :

un crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 e) (emprisonnement) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 12 :

une infraction grave sanctionnée par l’article 2 g) (détention illégale d’un civil) du Statut du Tribunal.

5.35 Du fait de leur participation aux actes ou omissions exposés dans les paragraphes 5.31 à 5.33, les accusés MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont commis :

Chef d’accusation 13 :

un crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 i) (actes inhumains) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 14 :

une infraction grave sanctionnée par l’article 2 c) (le fait de causer intentionnellement de graves souffrances) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 15 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal et par l’article 3 1) a) (traitement inhumain) des Conventions de Genève.

CHEFS D’ACCUSATION 16 À 18
(Réduction en esclavage)

5.36 À partir de l’été 1992 et jusqu’en octobre 1994, les détenus se sont vus contraints à effectuer des travaux forcés. En juillet 1992, SAVO TODOVIC, de concert avec MILORAD KRNOJELAC et MITAR RASEVIC, ont formé et supervisé un groupe de travailleurs comprenant au moins 70 détenus dotés de qualifications spéciales. La plupart ont été retenus prisonniers, de l’été 1992 jusqu’au 5 octobre 1994, dans le but principal de les utiliser pour des travaux forcés.

5.37 Pendant toute l’année 1992 et jusqu’en 1994, les gardes faisaient quotidiennement l’appel du groupe des travailleurs et les contraignaient à travailler tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du camp de 7 heures à 15 ou 16 heures au moins. Le travail des détenus n’était ni rémunéré, ni volontaire. Même les détenus malades ou blessés étaient contraints à travailler, sous peine d’être mis au secret. Au cours de leur travail, les détenus étaient gardés soit par les gardes de la prison soit par des soldats serbes.

5.38 À l’intérieur de la prison, les détenus devaient travailler aux cuisines, à la fabrique de meubles et à l’atelier de ferronnerie et de mécanique. À l’atelier, le travail des détenus consistait généralement à réparer les véhicules de l’armée et les voitures provenant de pillages.

5.39 À l’extérieur de la prison, les détenus étaient contraints à effectuer des travaux agricoles sur le terrain de l’avant-poste de la prison, Brioni, à travailler dans des fabriques et à la mine de Miljevina, ou bien étaient conduits en divers endroits de Foca pour enlever les gravats et nettoyer les bâtiments endommagés. Les détenus ont été contraints à réparer les deux résidences privées de MILORAD KRNOJELAC et à installer un bar dans la maison d’un de ses fils. Le personnel de la prison ordonnait aux détenus d’aider les soldats serbes à piller les demeures musulmanes et les mosquées.

5.40 Certains détenus ont été conduits au front pour y travailler au creusement de tranchées ou à la construction de casernes. Vers juin et jusqu’en octobre 1992, le détenu FWS-141 avait pour tâche de transporter au front les soldats et le matériel. Plusieurs détenus, parmi lesquels les chauffeurs FWS-109 et G.K. ont été conduits au poste de police de Kalinovik afin de détecter des mines terrestres. Pendant au moins 10 jours au cours de l’hiver 1992/1993, un groupe de détenus du KP Dom, parmi lesquels se trouvait le témoin FWS-110, ont été emmenés sur le front à Previla pour couper du bois et le porter jusqu’aux tranchées. FWS-110 a également dû poser des lignes téléphoniques pour relier les tranchées.

5.41 Du fait de leur participation aux actes ou omissions exposés dans les paragraphes 5.36 à 5.40, MILORAD KRNOJELAC, SAVO TODOVIC et MITAR RASEVIC ont commis :

Chef d’accusation 16 :

un crime contre l’humanité sanctionné par l’article 5 c) (réduction en esclavage) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 17 :

une infraction grave sanctionnée par l’article 2 b) (traitements inhumains) du Statut du Tribunal ;

Chef d’accusation 18 :

une violation des lois ou coutumes de la guerre sanctionnée par l’article 3 du Statut du Tribunal et prévu par la Convention relative à l’abolition de l’esclavage et le droit international coutumier (esclavage).

 

Le Procureur du Tribunal
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Louise Arbour

Le 4 juin 1997
La Haye (Pays -Bas)