LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Liu Daqun

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
11 mai 2000

LE PROCUREUR

C/

MILORAD KRNOJELAC

 ____________________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA FORME DU DEUXIÈME
ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ

____________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Dirk Ryneveld
Mme Peggy Kuo
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff

Le Conseil de la Défense :

M. Mihajlo Brakrac
M. Miroslav Vasic

 

I. Introduction

1. Milorad Krnojelac («l’accusé») est accusé de crimes contre l’humanité, d’infractions graves aux Conventions de Genève et de violations des lois ou coutumes de la guerre. La nature générale de la cause et des chefs retenus contre lui est suffisamment circonstanciée dans les deux décisions déjà rendues par la Chambre de première instance relativement à la forme des actes d’accusation déposés précédemment en l’espèce par l’Accusation1.

2.     Les deux décisions ont soulevé la question de savoir s’il y avait suffisamment d’arguments à l’appui de la responsabilité individuelle de l’accusé s’agissant des infractions retenues contre lui en vertu de l’article 7 1) du Statut du Tribunal (le «Statut»). Une distinction a été faite entre l’allégation selon laquelle l’accusé a commis personnellement ces crimes (responsabilité «personnelle») et celle selon laquelle il a planifié, incité à commettre, ordonné ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter ces actes («complicité»)2.

3.     La Première Décision enjoignait au Procureur d’indiquer, pour chaque chef ou groupe de chefs d’accusation, les faits matériels (et non les moyens de preuve) sur lesquels il s’appuyait pour établir, infraction par infraction, la responsabilité individuelle de l’accusé3. La Deuxième Décision lui ordonnait de préciser, dans la mesure du possible, l’identité de la ou des victime(s), le lieu et la date approximative des crimes allégués, ainsi que les moyens mis en œuvre par l’accusé pour les commettre lui-même ou, sinon, de retirer du chef d’accusation visant la responsabilité individuelle l’allégation selon laquelle l’accusé a «personnellement» commis ces crimes4.

4. Dans son deuxième acte d’accusation modifié5, le Procureur n’a observé aucune de ces deux injonctions. Au contraire, il parle pour la première fois de crimes commis dans un «but commun», dans les termes suivants :

5.1. D’avril 1992 à août 1993, alors qu’il commandait le camp du KP Dom à Foca, MILORAD KRNOJELAC, agissant de concert avec les gardes du KP Dom placés sous son commandement et dans un but commun avec les gardes et soldats identifiés ailleurs dans le présent Acte d’accusation, a persécuté des détenus civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses6.

5. Le paragraphe 5.2. de cet acte d’accusation modifié définit le «plan commun» à l’exécution duquel l’accusé aurait participé ou qu’il aurait aidé et encouragé ; ce plan «comprend» :

a) l’emprisonnement et l’incarcération routiniers et prolongés, au KP Dom, de civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, habitant la municipalité de Foca et ses environs ;

b) des tortures et des sévices corporels répétés des civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ;

c) nombre d’homicides de civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ;

d) des travaux forcés prolongés et fréquents imposés aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ; et

e) la mise en place et le maintien de conditions inhumaines imposées aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, emprisonnés au centre de détention du KP Dom .

La participation de l’accusé à «l’emprisonnement prolongé et routinier des civils non serbes dans des conditions inhumaines» est également définie dans ce paragraphe, à savoir :

[…] en fournissant des lieux de détention, en occupant le poste d’administrateur du camp et en y créant des conditions de vie caractérisées par les traitements inhumains, le surpeuplement, la sous-alimentation, les travaux forcés et les agressions physiques et psychologiques constantes.

6. Le paragraphe 5.2. du même acte définit également la nature de la participation de l’accusé aux différents aspects du «plan commun» et identifie les personnes avec lesquelles il aurait agi de concert. Il est allégué que l’accusé, en tant que commandant du camp7, :

i) (de concert avec d’autres responsables de la prison) a établi une procédure de tortures et de sévices corporels suivant laquelle des gardes allaient chercher les détenus dans leur cellule et les conduisaient aux salles d’interrogatoire et a mis à disposition les bureaux où les interrogatoires et les sévices se déroulaient de jour ;

ii) (de concert avec des dirigeants politiques ou des commandants militaires et d’autres responsables de la prison) a établi des listes de détenus destinés à être aussi battus durant des interrogatoires nocturnes et a mis en place une routine quotidienne pour ces sévices ;

iii) (de concert avec d’autres responsables de la prison) a ordonné aux gardes de battre les détenus pour toute violation, même mineure, du règlement de la prison ;

iv) (avec ses subordonnés) a soumis les autres détenus à un châtiment collectif ;

v) (de concert avec d’autres responsables de la prison) a participé au châtiment en l’ordonnant ; et

vi) (de concert avec d’autres responsables de la prison) a constitué et commencé à superviser un groupe de travailleurs formé d’environ 70 détenus ayant des qualifications professionnelles particulières, dont la plupart ont été retenus prisonniers de l’été 1992 jusqu’au 5 octobre 1994, principalement pour effectuer des travaux forcés.

7. Le paragraphe 5.2. mentionne également que l’accusé aurait participé aux sévices corporels infligés aux détenus précités :

[…] en permettant à des militaires serbes de pénétrer dans la prison et de se livrer à des voies de fait sur les détenus quand ils le désiraient et en ordonnant aux gardes de conduire les soldats aux cellules et de choisir des détenus pour les battre ; il encourageait les gardes à commettre des voies de faits et les approuvait

Il aurait également participé aux sévices corporels et aux meurtres de civils non serbes détenus :

[…] en ordonnant et en supervisant les actions de ses gardes et en permettant à des militaires d’approcher les détenus à cette fin.

Il est finalement allégué au paragraphe 5.2. que l’accusé a contribué à la déportation ou à l’expulsion de la majorité des hommes musulmans et non serbes de la municipalité de Foca, en sélectionnant des détenus du KP Dom pour les déporter au Monténégro.

II. Les griefs de l’accusé

a) Paragraphe 5.2. du deuxième acte d’accusation modifié

8. L’accusé a déposé une exception préjudicielle en application de l’article 72 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le «Règlement»). Celui-ci se plaint notamment du manque de précision du paragraphe 5.2. Il soutient que l’acte d’accusation n’est pas probant parce qu’il omet de mentionner a) l’essence du plan commun9, b) les auteurs de ce plan (ou, s’ils sont inconnus, la catégorie à laquelle ils appartiennent en tant que groupe) et s’il s’agit d’autorités civiles ou militaires, c) si ce plan visait seulement la municipalité de Foca ou l’ensemble du territoire de Bosnie-Herzégovine, d) les personnes désignées pour l’exécuter (ou, si elles sont inconnues, la catégorie r laquelle elles appartiennent en tant que groupe), e) le lien entre l’accusé et ces personnes et f) les actes que l’accusé aurait commis personnellement, ceux qu’il aurait aidés ou encouragés à commettre et ceux pour lesquels sa responsabilité de commandant serait engagée.

9. Ce grief soulève la question de savoir ce que recouvre exactement la thèse du «but commun» exposée pour la première fois dans le deuxième acte d’accusation modifié. Dans l’affaire Le Procureur c/ Tadic, la Chambre d’appel a confirmé que le Statut consacrait la notion de but commun10. Pour définir cette notion, la Chambre d’appel utilise indifféremment (et apparemment de façon interchangeable) les expressions suivantes : projet criminel commun11, but criminel commun12, dessein ou but commun13, dessein criminel commun14, but commun15, dessein commun16, et objectif commun concerté17. Le but commun est également qualifié, de manière plus générale, de participation à une entreprise criminelle18, à une entreprise commune19 et à une entreprise criminelle commune20.

10. Le deuxième acte d’accusation modifié ne définit pas le terme «but commun» mais mentionne, de manière générale, dans son paragraphe 5.1-2, la participation de l’accusé à l’exécution d’un «plan commun» «de concert avec» (ou «avec») d’autres personnes. Dans un souci de cohérence, la Chambre de première instance entend, dans sa décision, se référer à cette thèse nouvellement exposée, selon laquelle l’accusé aurait participé, avec d’autres personnes, à l’exécution d’un but commun s’inscrivant dans le cadre d’une entreprise criminelle conjointe en vue de commettre le crime contre l’humanité (persécutions) visé au Chef 1 du deuxième acte d’accusation modifié, paragraphe 5.1-2.

11. Dans l’Arrêt Tadic, la Chambre d’appel a estimé, en bref, que la notion de dessein commun en tant que forme de responsabilité au titre de coauteur était bien établie en droit international coutumier et consacrée dans le Statut21. Selon la Chambre, il ressort du droit international coutumier que cette notion s’applique dans trois catégories distinctes d’affaires :

Premièrement, dans les affaires de coaction, où tous les participants au dessein commun ont la même intention délictueuse de commettre un crime (et où le crime est intentionnellement commis par un ou plusieurs membres du groupe). Deuxièmement, dans les affaires dites «des camps de concentration», où l’élément moral requis suppose que l’accusé avait connaissance de la nature du système de mauvais traitements et l’intention de contribuer à l’objectif commun de mauvais traitement. Une telle intention peut être soit démontrée par des preuves directes, soit déduite des pouvoirs que l’accusé détenait au sein du camp ou de la hiérarchie en question. S’agissant de la troisième catégorie d’affaires, il convient d’appliquer la notion de «but commun» uniquement dans le cas où l’élément moral remplit les conditions suivantes : i) intention de prendre part à l’entreprise criminelle commune et de contribuer – individuellement ou collectivement – à l’objectif délictueux de cette entreprise ; et ii) caractère prévisible de la perpétration éventuelle, par un autre membre du groupe, de crimes qui ne constituaient pas l’objet du but criminel commun22.  

Pour les besoins de l’espèce, il est inutile de prendre en considération la dernière de ces catégories, puisque l’acte d’accusation n’envisage en aucune façon l’hypothèse où, même si le crime reproché sort du cadre du but commun visé par les participants à l’entreprise criminelle conjointe, l’accusé était en mesure de prévoir le résultat que pouvait entraîner pareille entreprise.

12. Il ressort clairement de l’ensemble des textes juridiques relatifs à l’entreprise criminelle commune que l’Accusation n’a besoin de recourir à cette thèse que lorsqu’elle ne peut établir au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé a personnellement commis le crime reproché. Il appert tout aussi clairement des circonstances ayant finalement poussé le Procureur à avancer la thèse du but commun, telles que décrites ci-dessus, qu’il lui est en effet impossible d’établir ce fait, et qu’il se fonde uniquement sur les déductions tirées de «la nature de l’autorité de l’accusé» au sein du KP DOM23.

13. La Chambre de première instance considère que le deuxième acte d’accusation modifié vise à substituer la thèse du but commun désormais exposée à l’allégation de responsabilité individuelle déduite de l’utilisation du terme «commis» au par. 4.9, parce que le Procureur ne peut exposer les éléments qu’il lui était enjoint de mentionner dans cet acte en application de la Deuxième Décision. L’Accusation soutient désormais la thèse suivante : bien que dans l’impossibilité d’établir au-delà de tout doute raisonnable que l’accusé a commis personnellement le crime visé au chef 1, elle prouvera qu’il a participé à l’exécution d’un but commun s’inscrivant dans le cadre d’une entreprise criminelle en vue de commettre cette infraction. Cette thèse n’exclut pas que l’accusé puisse bel et bien avoir commis personnellement cette infraction. Toutefois, l’Accusation n’entend nullement présenter d’élément établissant cette responsabilité individuelle au-delà de tout doute raisonnable, du moins sans autorisation préalable et sans avoir d’abord modifié, le cas échéant, l’acte d’accusation. Par contre, elle pourra certes se fonder sur tout élément qui, lors du procès, viendrait établir ce fait.

14. La Chambre de première instance reconnaît la logique de cette démarche et elle est convaincue que l’absence de mention des renseignements qui avaient été sollicités ne porte pas préjudice à l’accusé, à condition que la thèse du but commun soit exposée avec suffisamment de précision. La Chambre en vient maintenant à ce point, après avoir fait remarquer que la thèse du but commun aurait pu être présentée de manière plus logique et plus explicite. Cependant, bien que maladroitement exposée, cette thèse ne présente aucun vice de forme.

15. Le droit établit que, lorsque deux ou plusieurs personnes participent à une entreprise criminelle commune, chacune est responsable des actes commis par le ou les participant(s) à ladite entreprise. L’Accusation doit établir : 1) l’existence de cette entreprise criminelle commune, et 2) la participation de l’accusé à celle-ci.

S’agissant du point 1) : on parle d’entreprise criminelle commune lorsque l’entente ou l’arrangement entre deux ou plusieurs personnes en vue de commettre un crime s’assimile à un accord. Cette entente (ou arrangement) n’a pas à être formelle et son existence peut être déduite de l’ensemble des circonstances qui l’entourent. Il n’est pas requis qu’elle soit scellée à un quelconque moment avant la commission du crime. Les circonstances dans lesquelles deux ou plusieurs personnes participent à la commission d’un crime particulier suffisent en elles-mêmes à établir l’existence d’une entente ou d’un arrangement tacites s’assimilant à un accord conclu sur le champ entre celles-ci en vue de perpétrer ce crime.

S’agissant du point 2) : une personne participe à cette entreprise criminelle commune soit :

i) en prenant directement part (en tant que coauteur) à la commission du crime lui-même, sur lequel les parties se sont entendues, ou

ii) en étant présent au moment de la commission du crime et (en sachant que le crime va ou est en train d’être commis) en aidant ou encourageant un autre participant à l’entreprise criminelle commune à le perpétrer24, ou

iii) en contribuant activement à la mise en œuvre d’un système particulier (par exemple de persécution) où le crime est commis en raison du pouvoir de l’accusé ou des fonctions qu’il exerce, tout en ayant connaissance de la nature de ce système et l’intention d’y contribuer25.

Lorsque le crime convenu est commis par l’un ou l’autre des participants à cette entreprise criminelle commune, tous sont coupables au même degré de sa perpétration, quelle que soit la forme que revêt leur participation.

16. Afin de connaître la nature exacte des faits qui lui sont reprochés, l’accusé doit se voir notifier, dans l’acte d’accusation :

a)     la nature ou l’objectif de l’entreprise criminelle commune (ou son «essence», comme l’a suggéré l’accusé en l’espèce),

b)     le moment auquel ou la période pendant laquelle l’entreprise est censée avoir existé,

c) l’identité des participants à cette entreprise – pour autant qu’elle soit connue – ou du moins la catégorie à laquelle ils appartiennent en tant que groupe, et

d) la nature de sa propre participation à cette entreprise.

Lorsque l’un quelconque de ces éléments ne peut être établi que par déduction, le Procureur doit identifier, dans l’acte d’accusation, les faits et circonstances qui l’on conduit à cette déduction.

17. La seule faiblesse du deuxième acte d’accusation modifié à cet égard réside dans l’identification des complices présumés de l’accusé dans l’entreprise criminelle commune. Au paragraphe 5.1, il est fait état des gardes et soldats «identifiés ailleurs dans cet acte d’accusation». On relève donc une contradiction avec le paragraphe 5.3, où le Procureur limite sa thèse de crime contre l’humanité visée au Chef 1 à la participation de l’accusé aux actes ou omissions décrits au paragraphe 5.2. Au paragraphe 5.1, la référence à tous les gardes ou soldats identifiés partout ailleurs dans l’acte d’accusation est beaucoup trop large ; en effet, dans cet acte, le Procureur n’«identifie» nulle part le moindre garde ou soldat par son nom ou un autre moyen irréfutable. Même si, dans son Exception préjudicielle, la Défense ne s’oppose pas spécifiquement au caractère trop vague de la description faite au paragraphe 5.1, force est de reconnaître que, dans ce contexte, l’Accusation ne peut, dans un souci d’équité, être autorisée à s’écarter des paragraphes qui sont censés se rapporter au Chef 1 pour identifier les gardes et soldats en cause ou, en d’autres termes, à inclure d’autres personnes que celles spécifiées au par 5.2.

18. Au paragraphe 5.2, les personnes qui auraient participé avec l’accusé à l’entreprise criminelle commune sont seulement décrites en fonction de la catégorie à laquelle elles appartiennent : «responsables de la prison», «dirigeants politiques», «commandants militaires» et «subordonnés». Dans sa Deuxième Décision, la Chambre a ordonné à l’Accusation de stipuler clairement dans l’acte d’accusation lui-même qu’elle n’était pas en mesure de préciser comme il convient l’identité de la moindre des personnes mentionnées (si tel était le cas), avant même de songer à les identifier du mieux qu’elle peut26, par exemple en précisant la «catégorie» à laquelle ils appartiennent en tant que groupe (ou leurs fonctions officielles)27. L’argument avancé par l’Accusation dans sa Réponse à l’Exception préjudicielle28, selon lequel elle avait précisé ces informations «dans la mesure où celles-ci lui étaient connues» ne répond pas à cette exigence29.

19. La Chambre de première instance estime néanmoins qu’en l’espèce, les parties ainsi qu’elle-même ont déjà perdu suffisamment de temps au cours de la phase préalable au procès en s’employant à s’assurer que l’acte d’accusation a été rédigé en bonne et due forme. À la lumière de ce qu’a déclaré l’Accusation dans sa Réponse, à savoir qu’elle n’était pas en mesure de fournir de plus amples renseignements sur les personnes en cause, ce qui constitue le seul vice de forme du deuxième acte d’accusation modifié que l’Accusé a pu démontrer dans son Exception préjudicielle, il ne serait pas dans l’intérêt de l’espèce, après tout ce temps perdu, d’exiger que le Procureur présente un troisième acte d’accusation modifié pour le simple motif de satisfaire à l’obligation qui lui incombait de communiquer cette information dans l’acte d’accusation actuel. Cependant, la Chambre souligne qu’à l’avenir, il serait inopportun que l’Accusation se soustraie à cette obligation.

b) Paragraphes 5.4 à 5.6

20. L’Accusé soutient que les paragraphes 5.4 à 5.6 présentent des informations contradictoires et prêtent à confusion30.

21. Au paragraphe 5.4, il est allégué que certains détenus musulmans de sexe masculin ont été «battus» dans la cour par les gardes de la prison ou par des soldats en présence du personnel habituel de la prison, «comme il est décrit aux paragraphes 5.5 et 5.6». Le paragraphe 5.6 décrit la façon dont les soldats serbes ont contraint certains détenus, à leur arrivée au KP Dom, à s’aligner le long du mur de la prison, les mains levées, avant de les battre, de leur donner des coups de pied et de crosse de fusil. Le paragraphe 5.6 relate qu’à leur arrivée à ce camp, d’autres détenus ont été battus par les gardes. Le paragraphe 5.4 allègue que l’accusé a participé à ces «sévices» i) en permettant aux soldats d’approcher les détenus et en ordonnant aux gardes de ne pas intervenir, et ii) en encourageant et en approuvant les violences commises par les gardes.

22. La Chambre de première instance ne relève aucune contradiction susceptible de prêter à confusion dans ces paragraphes. Les termes «battus» et «sévices» ont un sens général et décrivent l’ensemble des agissements des soldats et des gardes visés respectivement aux paragraphes 5.5 et 5.6. L’instruction de ne pas intervenir, que l’accusé aurait donnée à ses gardes, vise précisément les actes des soldats décrits au paragraphe 5.5. On peut en déduire clairement que, sans cette instruction, les gardes de la prison auraient été en mesure d’intervenir lors du passage à tabac des détenus par les soldats. Dans ces circonstances, le fait que le paragraphe 5.5 n’énonce pas expressément cette allégation ne vicie en rien la forme de l’acte d’accusation. Il est allégué que l’accusé est responsable d’avoir ordonné aux gardes de ne pas intervenir lorsque les soldats battaient les détenus.

23. Ces questions ont été abordées dans la Première Décision31 et examinées à nouveau dans la Deuxième Décision32. À supposer qu’il y ait à présent confusion dans le deuxième acte d’accusation modifié (ce que la Chambre de première instance conteste), celle-ci devait forcément déjà exister dans le premier acte d’accusation. Or, aucune plainte n’avait alors été formulée. La Chambre a déjà fait remarquer au conseil de l’accusé que la possibilité offerte en vertu de l’article 50 C) du Règlement de soulever une exception préjudicielle pour vices de forme présumés d’un acte d’accusation modifié concerne les éléments qui ont été ajoutés par voie de modification. On ne saurait y avoir recours pour contester, au stade de l’acte d’accusation modifié, des points qui auraient pu être soulevés au stade de l’acte d’accusation précédent mais qui ne l’ont pas été33. Le Conseil s’est vu rappeler ce point lors de la Conférence de mise en état tenue récemment34.

24. Le grief est rejeté.

c) Paragraphes 5.4 à 5.6, 5.21, 5.23, 5.25 et 5.27 à 5.29

25. L’accusé allègue que, bien qu’ayant satisfait à l’obligation qui lui incombait, en vertu de la Deuxième Décision, de stipuler relativement à certains paragraphes cités qu’elle n’était pas en mesure d’identifier comme il convient toute personne mentionnée (si tel était le cas)35, l’Accusation n’a pas observé cette injonction s’agissant des paragraphes susmentionnés, cités dans l’Exception préjudicielle36.

26. Rien ne laisse à penser que ces paragraphes diffèrent de manière significative de ceux correspondants de l’acte d’accusation précédent. En outre, aucune plainte de ce type n’avait alors été formulée. Pour les mêmes raisons que celles déjà exposées, il est désormais trop tard pour se plaindre.

d) Paragraphe 5.22

27. Le paragraphe 5.22 commence comme suit :

De concert avec les autorités de la prison, des membres de la police locale et de la police militaire interrogeaient les détenus après leur arrivée au KP Dom. De concert avec d’autres responsables de la prison, MILORAD KRNOJELAC a établi une procédure suivant laquelle des gardes allaient chercher les détenus dans leur cellule et les conduisaient aux salles d’interrogatoire.

L’accusé allègue que l’on ne peut déterminer avec précision ce que couvre l’expression «autorités de la prison» :

[…] s’agit-il du personnel dirigeant de la prison, sont-ce des autorités civiles ou militaires, quelle position avait l’accusé vis-à-vis de celles-ci : celle de subalterne ou de supérieur hiérarchique ?37

Cette expression figurait déjà au paragraphe correspondant de l’acte d’accusation précédent et n’avait alors fait l’objet d’aucune plainte. Pour cette seule raison, la plainte formulée pour la première fois à présent est rejetée. Quoi qu’il en soit, tant l’acte d’accusation actuel que le précédent décrivent l’accusé comme «le commandant du KP Dom et le supérieur hiérarchique de l’ensemble du personnel du camp», au paragraphe 3.1.

28. L’Accusé soutient que l’expression «a établi une procédure» n’est pas claire38. L’acte d’accusation précédent parle d’une «procédure établie» par l’accusé39. Il n’y a aucune différence. Aucune plainte n’avait alors été formulée et, par conséquent, il ne peut en être question aujourd’hui. L’Accusation a levé l’ambiguïté relevée dans la Deuxième Décision40 en énonçant expressément que la responsabilité de l’accusé était une responsabilité de complicité.

29. Ces deux griefs sont sans fondement et sont dès lors rejetés.

 

III. Demande de présentation d’exposés

30. L’accusé a demandé à la Chambre de première instance de se prononcer sur la nécessité de présenter des exposés concernant l’Exception préjudicielle, une fois que l’Accusation y aura répondu41.

31. La Chambre de première instance a déjà indiqué que le Tribunal international n’avait pas pour habitude d’entendre des exposés sur les exceptions préjudicielles, à moins que cela ne soit réellement justifié42. Le conseil de la Défense n’a indiqué aucun point particulier sur lequel il souhaiterait s’exprimer oralement ni expliqué ce qui l’empêchait de présenter ses arguments par écrit. La Chambre de première instance ne voit donc pas l’utilité de présenter des conclusion orales dans le cas présent.

 

VI. Dispositif

32. Par ces motifs, la Chambre de première instance II rejette l’Exception préjudicielle.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Fait le 11 mai 2000
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de la Chambre de première instance II
[signé]
M. le Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1. Décision relative à l’exception préjudicielle de la Défense pour vices de forme de l’acte d’accusation, 24 février 1999 («Première Décision») et Décision relative à l’exception préjudicielle pour vices de forme de l’acte d’accusation modifié, 11 février 2000 («Deuxième Décision»).  
2. Deuxième Décision, par. 18.
3. Première Décision, par. 17.
4. Deuxième Décision, par. 21. Dans la mesure où, pour les mêmes faits, la responsabilité pour complicité de l’accusé est également engagée, le Procureur était également tenu d’exposer «de façon succincte […] la nature et le degré de sa participation dans les diverses lignes de conduites présumées» : par. 22.
5. Déposé le 3 mars 2000.
6. Les mots ajoutés sont en gras.
7. Au paragraphe 3.1., l’accusé est qualifié de «commandant du KP Dom», de «supérieur hiérarchique de l’ensemble du personnel du camp», de «responsable du fonctionnement du KP Dom de Foca comme camp de détention», qui «donnait des ordres et dirigeait le personnel de la prison sur une base quotidienne».    
8. Defence Preliminary Motion of the Second Amended [sic] Indictment, 25 avril 2000 («Motion»), par. 18 et 19 
9. Dans l’Exception préjudicielle, on y fait référence en ces termes : «collective (joint) plan». Cette expression semble provenir d’une traduction vers l’anglais de la version serbo-croate de l’acte d’accusation original (en anglais) utilisée par le Conseil.
10. Affaire n° IT-94-1-A, Arrêt, 15 juillet 1999, par. 185 à 229.
11. Arrêt Tadic, par. 185.
12. Ibid, par. 187.
13. Ibid, par. 188.
14. Ibid, par. 191 et 193.
15. Ibid, par. 193, 195, 204 et 225.
16. Ibid, par. 196, 202, 203 et 204.
17. Ibid, par. 203.
18. Ibid, par. 199.
19. Ibid, par. 204.
20. Ibid, par. 220
21. Ibid, par. 220.
22. Ibid, par 220. La Chambre d’appel redéfinit succinctement l’élément matériel (actus reus) et l’élément moral (mens rea) dans les différentes catégories aux par. 227 et 228. À l’évidence, se posera tôt ou tard la question de savoir si ces formulations présentent certaines incohérences, mais le passage déjà cité suffit à rencontrer les objectifs de l’espèce.
23. Ibid, par. 220.
24. La présence de cette personne lors de la perpétration du crime et le fait qu’elle soit disposée à apporter son aide si nécessaire suffisent à établir que celle-ci a encouragé l’autre participant à l’entreprise criminelle commune à commettre le crime. Cela équivaut réellement à une aide et un encouragement en tant que complice.
25. Cette formulation s’inspire des affaires «des camps de concentration», traitées dans l’Arrêt Tadic, par 203. L’intention requise peut, en fonction des circonstances, être déduite de la position d’autorité de l’accusé. Ibid, par. 203.
26. Deuxième Décision, par. 34, 43 et 57. Voir également la Première Décision, par 58.
27. Première Décision, par. 46.
28. Prosecutor’s Response to Defence Preliminary Motion on the Second Amended Indictment, 2 mai 2000 («Response»), par. 5.
29. L’incapacité du Procureur à identifier la moindre de ces personnes – même les «dirigeants politiques» - laisse à penser que sa thèse reposera uniquement sur des déductions tirées de la simple existence du conflit armé allégué. Comme il a été avancé dans les décisions précédentes, cette incapacité du Procureur réduit inévitablement le poids à attribuer à une telle thèse, même si cela n’affecte en rien la forme de l’acte d’accusation : Première Décision, par 40 ; Deuxième Décision, par. 57.
30. Motion (Exception préjudicielle), par. 20 à 22.
31. Paragraphe 45.
32. Paragraphe 27.
33. Deuxième Décision, par. 15. Il a également été précisé que, lorsque cela se justifie, une prorogation du délai de dépôt d’une exception préjudicielle pour un vice de forme donné peut être octroyée. Les griefs à présent formulés dans l’Exception préjudicielle ne sont pas de nature à justifier une prorogation des délais prescrits à l’article 72 du Règlement en vue d’être examinées à ce stade de la procédure.
34. 17 avril 2000, compte-rendu 81-82.
35. Dans cette concession, l’accusé omet de relever que l’Accusation n’a pas observé cette injonction s’agissant des par. 5.1 à 5.2.
36. Motion (Exception préjudicielle), par. 23.
37. Motion (Exception préjudicielle), par. 24.
38. Motion (Exception préjudicielle), par. 25.
39. Par. 5.22.
40. Par. 40.
41. Motion (Exception préjudicielle), p. 1.
42. Première Décision, par. 64 à 68.