LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II
Composée comme suit :
M. le Juge David Hunt, Président
Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba
M. le Juge Liu Daqun
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
11 mai 2000
LE PROCUREUR
C/
MILORAD KRNOJELAC
____________________________________________________________________
DÉCISION RELATIVE À LA FORME DU DEUXIÈME
ACTE DACCUSATION MODIFIÉ
____________________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Dirk Ryneveld
Mme Peggy Kuo
Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
Le Conseil de la Défense :
M. Mihajlo Brakrac
M. Miroslav Vasic
I. Introduction
1. Milorad Krnojelac («laccusé») est accusé de crimes contre lhumanité, dinfractions graves aux Conventions de Genève et de violations des lois ou coutumes de la guerre. La nature générale de la cause et des chefs retenus contre lui est suffisamment circonstanciée dans les deux décisions déjà rendues par la Chambre de première instance relativement à la forme des actes daccusation déposés précédemment en lespèce par lAccusation1.
2. Les deux décisions ont soulevé la question de savoir sil y avait suffisamment darguments à lappui de la responsabilité individuelle de laccusé sagissant des infractions retenues contre lui en vertu de larticle 7 1) du Statut du Tribunal (le «Statut»). Une distinction a été faite entre lallégation selon laquelle laccusé a commis personnellement ces crimes (responsabilité «personnelle») et celle selon laquelle il a planifié, incité à commettre, ordonné ou de toute autre manière aidé et encouragé à planifier, préparer ou exécuter ces actes («complicité»)2.
3. La Première Décision enjoignait au Procureur dindiquer, pour chaque chef ou groupe de chefs daccusation, les faits matériels (et non les moyens de preuve) sur lesquels il sappuyait pour établir, infraction par infraction, la responsabilité individuelle de laccusé3. La Deuxième Décision lui ordonnait de préciser, dans la mesure du possible, lidentité de la ou des victime(s), le lieu et la date approximative des crimes allégués, ainsi que les moyens mis en uvre par laccusé pour les commettre lui-même ou, sinon, de retirer du chef daccusation visant la responsabilité individuelle lallégation selon laquelle laccusé a «personnellement» commis ces crimes4.
4. Dans son deuxième acte daccusation modifié5, le Procureur na observé aucune de ces deux injonctions. Au contraire, il parle pour la première fois de crimes commis dans un «but commun», dans les termes suivants :
5.1. Davril 1992 à août 1993, alors quil commandait le camp du KP Dom à Foca, MILORAD KRNOJELAC, agissant de concert avec les gardes du KP Dom placés sous son commandement et dans un but commun avec les gardes et soldats identifiés ailleurs dans le présent Acte daccusation, a persécuté des détenus civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, pour des raisons politiques, raciales ou religieuses6.
5. Le paragraphe 5.2. de cet acte daccusation modifié définit le «plan commun» à lexécution duquel laccusé aurait participé ou quil aurait aidé et encouragé ; ce plan «comprend» :
a) lemprisonnement et lincarcération routiniers et prolongés, au KP Dom, de civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, habitant la municipalité de Foca et ses environs ;
b) des tortures et des sévices corporels répétés des civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ;
c) nombre dhomicides de civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ;
d) des travaux forcés prolongés et fréquents imposés aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, détenus au KP Dom ; et
e) la mise en place et le maintien de conditions inhumaines imposées aux civils de sexe masculin, Musulmans et autres non-Serbes, emprisonnés au centre de détention du KP Dom .
La participation de laccusé à «lemprisonnement prolongé et routinier des civils non serbes dans des conditions inhumaines» est également définie dans ce paragraphe, à savoir :
[ ] en fournissant des lieux de détention, en occupant le poste dadministrateur du camp et en y créant des conditions de vie caractérisées par les traitements inhumains, le surpeuplement, la sous-alimentation, les travaux forcés et les agressions physiques et psychologiques constantes.
6. Le paragraphe 5.2. du même acte définit également la nature de la participation de laccusé aux différents aspects du «plan commun» et identifie les personnes avec lesquelles il aurait agi de concert. Il est allégué que laccusé, en tant que commandant du camp7, :
i) (de concert avec dautres responsables de la prison) a établi une procédure de tortures et de sévices corporels suivant laquelle des gardes allaient chercher les détenus dans leur cellule et les conduisaient aux salles dinterrogatoire et a mis à disposition les bureaux où les interrogatoires et les sévices se déroulaient de jour ;
ii) (de concert avec des dirigeants politiques ou des commandants militaires et dautres responsables de la prison) a établi des listes de détenus destinés à être aussi battus durant des interrogatoires nocturnes et a mis en place une routine quotidienne pour ces sévices ;
iii) (de concert avec dautres responsables de la prison) a ordonné aux gardes de battre les détenus pour toute violation, même mineure, du règlement de la prison ;
iv) (avec ses subordonnés) a soumis les autres détenus à un châtiment collectif ;
v) (de concert avec dautres responsables de la prison) a participé au châtiment en lordonnant ; et
vi) (de concert avec dautres responsables de la prison) a constitué et commencé à superviser un groupe de travailleurs formé denviron 70 détenus ayant des qualifications professionnelles particulières, dont la plupart ont été retenus prisonniers de lété 1992 jusquau 5 octobre 1994, principalement pour effectuer des travaux forcés.
7. Le paragraphe 5.2. mentionne également que laccusé aurait participé aux sévices corporels infligés aux détenus précités :
[ ] en permettant à des militaires serbes de pénétrer dans la prison et de se livrer à des voies de fait sur les détenus quand ils le désiraient et en ordonnant aux gardes de conduire les soldats aux cellules et de choisir des détenus pour les battre ; il encourageait les gardes à commettre des voies de faits et les approuvait
Il aurait également participé aux sévices corporels et aux meurtres de civils non serbes détenus :
[ ] en ordonnant et en supervisant les actions de ses gardes et en permettant à des militaires dapprocher les détenus à cette fin.
Il est finalement allégué au paragraphe 5.2. que laccusé a contribué à la déportation ou à lexpulsion de la majorité des hommes musulmans et non serbes de la municipalité de Foca, en sélectionnant des détenus du KP Dom pour les déporter au Monténégro.
II. Les griefs de laccusé
a) Paragraphe 5.2. du deuxième acte daccusation modifié
8. Laccusé a déposé une exception préjudicielle en application de larticle 72 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le «Règlement»). Celui-ci se plaint notamment du manque de précision du paragraphe 5.2. Il soutient que lacte daccusation nest pas probant parce quil omet de mentionner a) lessence du plan commun9, b) les auteurs de ce plan (ou, sils sont inconnus, la catégorie à laquelle ils appartiennent en tant que groupe) et sil sagit dautorités civiles ou militaires, c) si ce plan visait seulement la municipalité de Foca ou lensemble du territoire de Bosnie-Herzégovine, d) les personnes désignées pour lexécuter (ou, si elles sont inconnues, la catégorie r laquelle elles appartiennent en tant que groupe), e) le lien entre laccusé et ces personnes et f) les actes que laccusé aurait commis personnellement, ceux quil aurait aidés ou encouragés à commettre et ceux pour lesquels sa responsabilité de commandant serait engagée.
9. Ce grief soulève la question de savoir ce que recouvre exactement la thèse du «but commun» exposée pour la première fois dans le deuxième acte daccusation modifié. Dans laffaire Le Procureur c/ Tadic, la Chambre dappel a confirmé que le Statut consacrait la notion de but commun10. Pour définir cette notion, la Chambre dappel utilise indifféremment (et apparemment de façon interchangeable) les expressions suivantes : projet criminel commun11, but criminel commun12, dessein ou but commun13, dessein criminel commun14, but commun15, dessein commun16, et objectif commun concerté17. Le but commun est également qualifié, de manière plus générale, de participation à une entreprise criminelle18, à une entreprise commune19 et à une entreprise criminelle commune20.
10. Le deuxième acte daccusation modifié ne définit pas le terme «but commun» mais mentionne, de manière générale, dans son paragraphe 5.1-2, la participation de laccusé à lexécution dun «plan commun» «de concert avec» (ou «avec») dautres personnes. Dans un souci de cohérence, la Chambre de première instance entend, dans sa décision, se référer à cette thèse nouvellement exposée, selon laquelle laccusé aurait participé, avec dautres personnes, à lexécution dun but commun sinscrivant dans le cadre dune entreprise criminelle conjointe en vue de commettre le crime contre lhumanité (persécutions) visé au Chef 1 du deuxième acte daccusation modifié, paragraphe 5.1-2.
11. Dans lArrêt Tadic, la Chambre dappel a estimé, en bref, que la notion de dessein commun en tant que forme de responsabilité au titre de coauteur était bien établie en droit international coutumier et consacrée dans le Statut21. Selon la Chambre, il ressort du droit international coutumier que cette notion sapplique dans trois catégories distinctes daffaires :
Premièrement, dans les affaires de coaction, où tous les participants au dessein commun ont la même intention délictueuse de commettre un crime (et où le crime est intentionnellement commis par un ou plusieurs membres du groupe). Deuxièmement, dans les affaires dites «des camps de concentration», où lélément moral requis suppose que laccusé avait connaissance de la nature du système de mauvais traitements et lintention de contribuer à lobjectif commun de mauvais traitement. Une telle intention peut être soit démontrée par des preuves directes, soit déduite des pouvoirs que laccusé détenait au sein du camp ou de la hiérarchie en question. Sagissant de la troisième catégorie daffaires, il convient dappliquer la notion de «but commun» uniquement dans le cas où lélément moral remplit les conditions suivantes : i) intention de prendre part à lentreprise criminelle commune et de contribuer individuellement ou collectivement à lobjectif délictueux de cette entreprise ; et ii) caractère prévisible de la perpétration éventuelle, par un autre membre du groupe, de crimes qui ne constituaient pas lobjet du but criminel commun22.
Pour les besoins de lespèce, il est inutile de prendre en considération la dernière de ces catégories, puisque lacte daccusation nenvisage en aucune façon lhypothèse où, même si le crime reproché sort du cadre du but commun visé par les participants à lentreprise criminelle conjointe, laccusé était en mesure de prévoir le résultat que pouvait entraîner pareille entreprise.
12. Il ressort clairement de lensemble des textes juridiques relatifs à lentreprise criminelle commune que lAccusation na besoin de recourir à cette thèse que lorsquelle ne peut établir au-delà de tout doute raisonnable que laccusé a personnellement commis le crime reproché. Il appert tout aussi clairement des circonstances ayant finalement poussé le Procureur à avancer la thèse du but commun, telles que décrites ci-dessus, quil lui est en effet impossible détablir ce fait, et quil se fonde uniquement sur les déductions tirées de «la nature de lautorité de laccusé» au sein du KP DOM23.
13. La Chambre de première instance considère que le deuxième acte daccusation modifié vise à substituer la thèse du but commun désormais exposée à lallégation de responsabilité individuelle déduite de lutilisation du terme «commis» au par. 4.9, parce que le Procureur ne peut exposer les éléments quil lui était enjoint de mentionner dans cet acte en application de la Deuxième Décision. LAccusation soutient désormais la thèse suivante : bien que dans limpossibilité détablir au-delà de tout doute raisonnable que laccusé a commis personnellement le crime visé au chef 1, elle prouvera quil a participé à lexécution dun but commun sinscrivant dans le cadre dune entreprise criminelle en vue de commettre cette infraction. Cette thèse nexclut pas que laccusé puisse bel et bien avoir commis personnellement cette infraction. Toutefois, lAccusation nentend nullement présenter délément établissant cette responsabilité individuelle au-delà de tout doute raisonnable, du moins sans autorisation préalable et sans avoir dabord modifié, le cas échéant, lacte daccusation. Par contre, elle pourra certes se fonder sur tout élément qui, lors du procès, viendrait établir ce fait.
14. La Chambre de première instance reconnaît la logique de cette démarche et elle est convaincue que labsence de mention des renseignements qui avaient été sollicités ne porte pas préjudice à laccusé, à condition que la thèse du but commun soit exposée avec suffisamment de précision. La Chambre en vient maintenant à ce point, après avoir fait remarquer que la thèse du but commun aurait pu être présentée de manière plus logique et plus explicite. Cependant, bien que maladroitement exposée, cette thèse ne présente aucun vice de forme.
15. Le droit établit que, lorsque deux ou plusieurs personnes participent à une entreprise criminelle commune, chacune est responsable des actes commis par le ou les participant(s) à ladite entreprise. LAccusation doit établir : 1) lexistence de cette entreprise criminelle commune, et 2) la participation de laccusé à celle-ci.
Sagissant du point 1) : on parle dentreprise criminelle commune lorsque lentente ou larrangement entre deux ou plusieurs personnes en vue de commettre un crime sassimile à un accord. Cette entente (ou arrangement) na pas à être formelle et son existence peut être déduite de lensemble des circonstances qui lentourent. Il nest pas requis quelle soit scellée à un quelconque moment avant la commission du crime. Les circonstances dans lesquelles deux ou plusieurs personnes participent à la commission dun crime particulier suffisent en elles-mêmes à établir lexistence dune entente ou dun arrangement tacites sassimilant à un accord conclu sur le champ entre celles-ci en vue de perpétrer ce crime.
Sagissant du point 2) : une personne participe à cette entreprise criminelle commune soit :
i) en prenant directement part (en tant que coauteur) à la commission du crime lui-même, sur lequel les parties se sont entendues, ou
ii) en étant présent au moment de la commission du crime et (en sachant que le crime va ou est en train dêtre commis) en aidant ou encourageant un autre participant à lentreprise criminelle commune à le perpétrer24, ou
iii) en contribuant activement à la mise en uvre dun système particulier (par exemple de persécution) où le crime est commis en raison du pouvoir de laccusé ou des fonctions quil exerce, tout en ayant connaissance de la nature de ce système et lintention dy contribuer25.
Lorsque le crime convenu est commis par lun ou lautre des participants à cette entreprise criminelle commune, tous sont coupables au même degré de sa perpétration, quelle que soit la forme que revêt leur participation.
16. Afin de connaître la nature exacte des faits qui lui sont reprochés, laccusé doit se voir notifier, dans lacte daccusation :
a) la nature ou lobjectif de lentreprise criminelle commune (ou son «essence», comme la suggéré laccusé en lespèce),
b) le moment auquel ou la période pendant laquelle lentreprise est censée avoir existé,
c) lidentité des participants à cette entreprise pour autant quelle soit connue ou du moins la catégorie à laquelle ils appartiennent en tant que groupe, et
d) la nature de sa propre participation à cette entreprise.
Lorsque lun quelconque de ces éléments ne peut être établi que par déduction, le Procureur doit identifier, dans lacte daccusation, les faits et circonstances qui lon conduit à cette déduction.
17. La seule faiblesse du deuxième acte daccusation modifié à cet égard réside dans lidentification des complices présumés de laccusé dans lentreprise criminelle commune. Au paragraphe 5.1, il est fait état des gardes et soldats «identifiés ailleurs dans cet acte daccusation». On relève donc une contradiction avec le paragraphe 5.3, où le Procureur limite sa thèse de crime contre lhumanité visée au Chef 1 à la participation de laccusé aux actes ou omissions décrits au paragraphe 5.2. Au paragraphe 5.1, la référence à tous les gardes ou soldats identifiés partout ailleurs dans lacte daccusation est beaucoup trop large ; en effet, dans cet acte, le Procureur n«identifie» nulle part le moindre garde ou soldat par son nom ou un autre moyen irréfutable. Même si, dans son Exception préjudicielle, la Défense ne soppose pas spécifiquement au caractère trop vague de la description faite au paragraphe 5.1, force est de reconnaître que, dans ce contexte, lAccusation ne peut, dans un souci déquité, être autorisée à sécarter des paragraphes qui sont censés se rapporter au Chef 1 pour identifier les gardes et soldats en cause ou, en dautres termes, à inclure dautres personnes que celles spécifiées au par 5.2.
18. Au paragraphe 5.2, les personnes qui auraient participé avec laccusé à lentreprise criminelle commune sont seulement décrites en fonction de la catégorie à laquelle elles appartiennent : «responsables de la prison», «dirigeants politiques», «commandants militaires» et «subordonnés». Dans sa Deuxième Décision, la Chambre a ordonné à lAccusation de stipuler clairement dans lacte daccusation lui-même quelle nétait pas en mesure de préciser comme il convient lidentité de la moindre des personnes mentionnées (si tel était le cas), avant même de songer à les identifier du mieux quelle peut26, par exemple en précisant la «catégorie» à laquelle ils appartiennent en tant que groupe (ou leurs fonctions officielles)27. Largument avancé par lAccusation dans sa Réponse à lException préjudicielle28, selon lequel elle avait précisé ces informations «dans la mesure où celles-ci lui étaient connues» ne répond pas à cette exigence29.
19. La Chambre de première instance estime néanmoins quen lespèce, les parties ainsi quelle-même ont déjà perdu suffisamment de temps au cours de la phase préalable au procès en semployant à sassurer que lacte daccusation a été rédigé en bonne et due forme. À la lumière de ce qua déclaré lAccusation dans sa Réponse, à savoir quelle nétait pas en mesure de fournir de plus amples renseignements sur les personnes en cause, ce qui constitue le seul vice de forme du deuxième acte daccusation modifié que lAccusé a pu démontrer dans son Exception préjudicielle, il ne serait pas dans lintérêt de lespèce, après tout ce temps perdu, dexiger que le Procureur présente un troisième acte daccusation modifié pour le simple motif de satisfaire à lobligation qui lui incombait de communiquer cette information dans lacte daccusation actuel. Cependant, la Chambre souligne quà lavenir, il serait inopportun que lAccusation se soustraie à cette obligation.
b) Paragraphes 5.4 à 5.6
20. LAccusé soutient que les paragraphes 5.4 à 5.6 présentent des informations contradictoires et prêtent à confusion30.
21. Au paragraphe 5.4, il est allégué que certains détenus musulmans de sexe masculin ont été «battus» dans la cour par les gardes de la prison ou par des soldats en présence du personnel habituel de la prison, «comme il est décrit aux paragraphes 5.5 et 5.6». Le paragraphe 5.6 décrit la façon dont les soldats serbes ont contraint certains détenus, à leur arrivée au KP Dom, à saligner le long du mur de la prison, les mains levées, avant de les battre, de leur donner des coups de pied et de crosse de fusil. Le paragraphe 5.6 relate quà leur arrivée à ce camp, dautres détenus ont été battus par les gardes. Le paragraphe 5.4 allègue que laccusé a participé à ces «sévices» i) en permettant aux soldats dapprocher les détenus et en ordonnant aux gardes de ne pas intervenir, et ii) en encourageant et en approuvant les violences commises par les gardes.
22. La Chambre de première instance ne relève aucune contradiction susceptible de prêter à confusion dans ces paragraphes. Les termes «battus» et «sévices» ont un sens général et décrivent lensemble des agissements des soldats et des gardes visés respectivement aux paragraphes 5.5 et 5.6. Linstruction de ne pas intervenir, que laccusé aurait donnée à ses gardes, vise précisément les actes des soldats décrits au paragraphe 5.5. On peut en déduire clairement que, sans cette instruction, les gardes de la prison auraient été en mesure dintervenir lors du passage à tabac des détenus par les soldats. Dans ces circonstances, le fait que le paragraphe 5.5 nénonce pas expressément cette allégation ne vicie en rien la forme de lacte daccusation. Il est allégué que laccusé est responsable davoir ordonné aux gardes de ne pas intervenir lorsque les soldats battaient les détenus.
23. Ces questions ont été abordées dans la Première Décision31 et examinées à nouveau dans la Deuxième Décision32. À supposer quil y ait à présent confusion dans le deuxième acte daccusation modifié (ce que la Chambre de première instance conteste), celle-ci devait forcément déjà exister dans le premier acte daccusation. Or, aucune plainte navait alors été formulée. La Chambre a déjà fait remarquer au conseil de laccusé que la possibilité offerte en vertu de larticle 50 C) du Règlement de soulever une exception préjudicielle pour vices de forme présumés dun acte daccusation modifié concerne les éléments qui ont été ajoutés par voie de modification. On ne saurait y avoir recours pour contester, au stade de lacte daccusation modifié, des points qui auraient pu être soulevés au stade de lacte daccusation précédent mais qui ne lont pas été33. Le Conseil sest vu rappeler ce point lors de la Conférence de mise en état tenue récemment34.
24. Le grief est rejeté.
c) Paragraphes 5.4 à 5.6, 5.21, 5.23, 5.25 et 5.27 à 5.29
25. Laccusé allègue que, bien quayant satisfait à lobligation qui lui incombait, en vertu de la Deuxième Décision, de stipuler relativement à certains paragraphes cités quelle nétait pas en mesure didentifier comme il convient toute personne mentionnée (si tel était le cas)35, lAccusation na pas observé cette injonction sagissant des paragraphes susmentionnés, cités dans lException préjudicielle36.
26. Rien ne laisse à penser que ces paragraphes diffèrent de manière significative de ceux correspondants de lacte daccusation précédent. En outre, aucune plainte de ce type navait alors été formulée. Pour les mêmes raisons que celles déjà exposées, il est désormais trop tard pour se plaindre.
d) Paragraphe 5.22
27. Le paragraphe 5.22 commence comme suit :
De concert avec les autorités de la prison, des membres de la police locale et de la police militaire interrogeaient les détenus après leur arrivée au KP Dom. De concert avec dautres responsables de la prison, MILORAD KRNOJELAC a établi une procédure suivant laquelle des gardes allaient chercher les détenus dans leur cellule et les conduisaient aux salles dinterrogatoire.
Laccusé allègue que lon ne peut déterminer avec précision ce que couvre lexpression «autorités de la prison» :
[ ] sagit-il du personnel dirigeant de la prison, sont-ce des autorités civiles ou militaires, quelle position avait laccusé vis-à-vis de celles-ci : celle de subalterne ou de supérieur hiérarchique ?37
Cette expression figurait déjà au paragraphe correspondant de lacte daccusation précédent et navait alors fait lobjet daucune plainte. Pour cette seule raison, la plainte formulée pour la première fois à présent est rejetée. Quoi quil en soit, tant lacte daccusation actuel que le précédent décrivent laccusé comme «le commandant du KP Dom et le supérieur hiérarchique de lensemble du personnel du camp», au paragraphe 3.1.
28. LAccusé soutient que lexpression «a établi une procédure» nest pas claire38. Lacte daccusation précédent parle dune «procédure établie» par laccusé39. Il ny a aucune différence. Aucune plainte navait alors été formulée et, par conséquent, il ne peut en être question aujourdhui. LAccusation a levé lambiguïté relevée dans la Deuxième Décision40 en énonçant expressément que la responsabilité de laccusé était une responsabilité de complicité.
29. Ces deux griefs sont sans fondement et sont dès lors rejetés.
III. Demande de présentation dexposés
30. Laccusé a demandé à la Chambre de première instance de se prononcer sur la nécessité de présenter des exposés concernant lException préjudicielle, une fois que lAccusation y aura répondu41.
31. La Chambre de première instance a déjà indiqué que le Tribunal international navait pas pour habitude dentendre des exposés sur les exceptions préjudicielles, à moins que cela ne soit réellement justifié42. Le conseil de la Défense na indiqué aucun point particulier sur lequel il souhaiterait sexprimer oralement ni expliqué ce qui lempêchait de présenter ses arguments par écrit. La Chambre de première instance ne voit donc pas lutilité de présenter des conclusion orales dans le cas présent.
VI. Dispositif
32. Par ces motifs, la Chambre de première instance II rejette lException préjudicielle.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Fait le 11 mai 2000
La Haye (Pays-Bas)
Le Président de la Chambre de la Chambre de première instance II
[signé]
M. le Juge David Hunt
[Sceau du Tribunal]
1. Décision relative à lexception
préjudicielle de la Défense pour vices de forme de lacte daccusation, 24
février 1999 («Première Décision») et Décision relative à lexception
préjudicielle pour vices de forme de lacte daccusation modifié, 11 février
2000 («Deuxième Décision»).
2. Deuxième Décision, par. 18.
3. Première Décision, par. 17.
4. Deuxième Décision, par. 21. Dans la mesure où, pour les mêmes
faits, la responsabilité pour complicité de laccusé est également engagée, le
Procureur était également tenu dexposer «de façon succincte [
] la nature
et le degré de sa participation dans les diverses lignes de conduites
présumées» : par. 22.
5. Déposé le 3 mars 2000.
6. Les mots ajoutés sont en gras.
7. Au paragraphe 3.1., laccusé est qualifié de «commandant du KP
Dom», de «supérieur hiérarchique de lensemble du personnel du camp», de
«responsable du fonctionnement du KP Dom de Foca comme camp de détention», qui
«donnait des ordres et dirigeait le personnel de la prison sur une base quotidienne».
8. Defence Preliminary Motion of the Second Amended [sic] Indictment,
25 avril 2000 («Motion»), par. 18 et 19
9. Dans lException préjudicielle, on y fait référence en ces
termes : «collective (joint) plan». Cette expression semble provenir dune
traduction vers langlais de la version serbo-croate de lacte daccusation
original (en anglais) utilisée par le Conseil.
10. Affaire n° IT-94-1-A, Arrêt, 15 juillet 1999, par. 185 à 229.
11. Arrêt Tadic, par. 185.
12. Ibid, par. 187.
13. Ibid, par. 188.
14. Ibid, par. 191 et 193.
15. Ibid, par. 193, 195, 204 et 225.
16. Ibid, par. 196, 202, 203 et 204.
17. Ibid, par. 203.
18. Ibid, par. 199.
19. Ibid, par. 204.
20. Ibid, par. 220
21. Ibid, par. 220.
22. Ibid, par 220. La Chambre dappel redéfinit
succinctement lélément matériel (actus reus) et lélément moral (mens
rea) dans les différentes catégories aux par. 227 et 228. À lévidence, se
posera tôt ou tard la question de savoir si ces formulations présentent certaines
incohérences, mais le passage déjà cité suffit à rencontrer les objectifs de
lespèce.
23. Ibid, par. 220.
24. La présence de cette personne lors de la perpétration du crime et
le fait quelle soit disposée à apporter son aide si nécessaire suffisent à
établir que celle-ci a encouragé lautre participant à lentreprise
criminelle commune à commettre le crime. Cela équivaut réellement à une aide et un
encouragement en tant que complice.
25. Cette formulation sinspire des affaires «des camps de
concentration», traitées dans lArrêt Tadic, par 203. Lintention
requise peut, en fonction des circonstances, être déduite de la position
dautorité de laccusé. Ibid, par. 203.
26. Deuxième Décision, par. 34, 43 et 57. Voir également la Première
Décision, par 58.
27. Première Décision, par. 46.
28. Prosecutors Response to Defence Preliminary Motion on the
Second Amended Indictment, 2 mai 2000 («Response»), par. 5.
29. Lincapacité du Procureur à identifier la moindre de
ces personnes même les «dirigeants politiques» - laisse à penser que sa thèse
reposera uniquement sur des déductions tirées de la simple existence du conflit armé
allégué. Comme il a été avancé dans les décisions précédentes, cette incapacité
du Procureur réduit inévitablement le poids à attribuer à une telle thèse, même si
cela naffecte en rien la forme de lacte daccusation : Première
Décision, par 40 ; Deuxième Décision, par. 57.
30. Motion (Exception préjudicielle), par. 20 à 22.
31. Paragraphe 45.
32. Paragraphe 27.
33. Deuxième Décision, par. 15. Il a également été précisé que,
lorsque cela se justifie, une prorogation du délai de dépôt dune exception
préjudicielle pour un vice de forme donné peut être octroyée. Les griefs à présent
formulés dans lException préjudicielle ne sont pas de nature à justifier une
prorogation des délais prescrits à larticle 72 du Règlement en vue dêtre
examinées à ce stade de la procédure.
34. 17 avril 2000, compte-rendu 81-82.
35. Dans cette concession, laccusé omet de relever que
lAccusation na pas observé cette injonction sagissant des par. 5.1 à
5.2.
36. Motion (Exception préjudicielle), par. 23.
37. Motion (Exception préjudicielle), par. 24.
38. Motion (Exception préjudicielle), par. 25.
39. Par. 5.22.
40. Par. 40.
41. Motion (Exception préjudicielle), p. 1.
42. Première Décision, par. 64 à 68.