LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Antonio Cassese, Président

M. le Juge Richard May

Mme le Juge Florence Ndepele Mwachande Mumba

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 21 mai 1998

LE PROCUREUR

c/

ZORAN KUPRESKIC, MIRJAN KUPRESKIC, VLATKO KUPRESKIC,
DRAGO JOSIPOVIC, DRAGAN PAPIC, VLADIMIR SANTIC alias "VLADO"

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE REPORTER LA COMMUNICATION DES DÉCLARATIONS DE TÉMOINS

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Le Bureau du Procureur :

M. Franck Terrier
M. Albert Moskovitz

Le Conseil de la Défense :

M. Ranko Radovic, pour Zoran Kupreskic
Mme Jadranka Glumac, pour Mirjan Kupreskic
M. Borislav Krajina, pour Vlatko Kupreskic
M. Luko Susak, pour Drago Josipovic
M. Petar Puliselic, pour Dragan Papic
M. Petar Pavkovic, pour Vladimir Santic

 

I. INTRODUCTION

1. La Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ("Tribunal international") est saisie d’une requête confidentielle déposée le 6 avril 1998 par le Bureau du Procureur ("Accusation") aux fins de reporter la communication des déclarations et de l’identité des témoins ("Requête"), relative à des présomptions d’intimidation de témoins à charge ainsi que la Réponse déposée le 24 avril 1998 par le Conseil de la défense de Zoran Kupreskic, la Réponse déposée le 4 mai 1998 par les Conseils de la défense des accusés Vladimir Santic, Drago Josipovic et Dragan Papic et la Réponse déposée le 6 mai 1998 par le Conseil de la défense de Vlatko Kupreškic.

Après avoir entendu les exposés le 15 mai 1998, la Chambre de première instance a rendu une décision verbale rejetant la Requête et a ajourné sa décision écrite.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, VU les conclusions écrites et orales des parties,

REND LA DÉCISION ÉCRITE SUIVANTE.

 

II. ARGUMENTS

2. Dans sa Requête, l’Accusation demande à la Chambre de première instance l’autorisation de reporter la communication des déclarations et de l’identité de certains témoins et demande son avis quant à une date appropriée de communication. Durant l’audience, l’Accusation a confirmé qu’elle demandait à ce qu’environ 28 déclarations de témoins éventuels sur 40 ne soient communiquées que huit jours avant la comparution de ces témoins devant le Tribunal international. L’Accusation soutient que ses témoins auraient fait l’objet de manoeuvres d’intimidation et que réduire l’intervalle entre la communication et le début du procès limiterait la possibilité de ce genre d’abus.

3. Les Conseils de la défense de tous les accusés s’opposent à la Requête au motif, entre autres, que cela ne leur laisserait pas suffisamment de temps pour préparer le procès.

4. L’article 20 1) du Statut du Tribunal international prévoit que la Chambre de première instance "veille à ce que le procès soit équitable et rapide [ ...] les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée." L’accusé dispose du droit fondamental à un procès équitable et rapide.

5. De plus, l’article 21 4 b) du Statut du Tribunal international dispose que l’accusé doit "disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense [ ...] ". L’article 69 C) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international ("Règlement"), consacré à la protection des victimes et des témoins prévoit aussi :

Sans préjudice des dispositions de l’article 75 ci-dessous, l’identité de cette victime ou de ce témoin devra être divulguée avant le commencement du procès et dans des délais permettant à la défense de se préparer.

L’article 66 A) ii) du Règlement prévoit que des copies des déclarations de tous les témoins que le Procureur entend citer à l’audience soient mises à la disposition de la défense au plus tard soixante jours avant la date fixée pour le début du procès.

6. Si le mode d’action proposé dans la Requête était retenu, et qu’environ 28 déclarations de témoins sur 40 n’étaient pas communiquées plus de huit jours avant la comparution des témoins concernés devant le Tribunal international, la Défense ne pourrait préparer son dossier de manière appropriée. Un ajournement du procès s’en trouverait ainsi justifié, ce qui maintiendrait les effets potentiellement nuisibles que la Requête cherche à évier en matière de protection des témoins et, de surcroît, retarderait encore le procès des accusés, les privant de leur droit à un procès rapide.

7. Tout en préservant le droit des accusés à un procès équitable et rapide, la Chambre de première instance reste sensible à la nécessité d’assurer une protection appropriée des témoins. Les affirmations de pressions exercées sur les témoins à charge la préoccupent vivement. Dans l’intérêt de la justice, il lui incombe de protéger tous les témoins, à charge comme à décharge.

8. L’article 22 du Statut et les articles 69 et 75 du Règlement prévoient la protection des témoins. L’article 75 A) dispose qu’"un Juge ou une Chambre peut [ ...] ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité de victimes et de témoins, à condition toutefois que lesdites mesures ne portent pas atteinte aux droits de l’accusé". Cet article confère à la Chambre de première instance une grande latitude quant à la prise de mesures appropriées aux circonstances particulières de l’espèce dont elle est saisie. Se fondant sur ces dispositions, la Chambre de première instance conclut que, en l’espèce, une fois les pièces communiquées, les contacts entre les témoins à charge et les accusés, leurs conseils et toute autre personne agissant pour le compte des accusés, y compris les membres de leurs familles, devraient être surveillés.

9. Afin de protéger les témoins éventuels avant la communication de leur identité et de leurs déclarations, la Chambre de première instance a le pouvoir, en vertu de l’article 29 du Statut, d’adresser une demande officielle d’assistance à la Bosnie-Herzégovine, afin qu’elle fasse tout son possible pour protéger les témoins lorsque l’Accusation lui en fait la demande. En conséquence, en l’espèce, une telle demande sera présentée. La Chambre de première instance encourage également la Bosnie-Herzégovine à prendre, par l’entremise des ses autorités locales, toutes les mesures qu’elle juge appropriées pour enquêter sur toutes les plaintes ou les occurrences présumées de pressions sur les témoins ou d’intimidation de ceux-ci dans son ressort et pour engager d’éventuelles poursuites. Des demandes semblables de protection des témoins peuvent être adressées à la SFOR et à l’Équipe internationale de police, ce qui sera également fait en l’espèce.

10. En outre, les témoins sont protégés en vertu des pouvoirs conférés au Tribunal international par l’article 77 du Règlement. Il prévoit en effet que toute personne qui intervient auprès d’un témoin ou l’intimide se rend coupable d’outrage au Tribunal, infraction sanctionnée par l’article 77 A) ii) relatif à l’outrage au Tribunal et par l’article 77 F) relatif au pouvoir inhérent du Tribunal en matière d’outrage, et peut être condamnée à une amende ne dépassant pas 20 000 NLG ou à une peine de prison de six mois au plus.

11. En l’espèce, l’ouverture des débats est fixée au 17 août 1998. La Chambre de première instance tient à ce que les questions de protection des témoins ne retardent pas la communication de leurs déclarations. Toute nouvelle requête de l’Accusation aux fins de protection des témoins éventuels avant le procès doit donc être déposée dès que possible.

 

III. DISPOSITIF

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION des articles 20 1), 21 4) b), 22 du Statut et des articles 69 C) et 75 du Règlement,

REJETTE la Requête de l’accusation aux fins de reporter la communication des déclarations de témoins et de leur identité et ORDONNE comme suit :

1. Si l’Accusation entend demander de nouvelles mesures de protection avant l’ouverture du procès pour l’un quelconque des témoins qu’elle entend actuellement citer, elle doit déposer une requête à cette fin le 29 mai 1998 au plus tard. La Défense doit déposer toutes ses réponses éventuelles avant le 5 juin 1998.

2. Après la communication des déclarations des témoins à charge, ceux-ci ne devront être contactés par les accusés, les Conseils de la défense et autres personnes agissant au nom des accusés, y compris les membres de leur famille, que par l’entremise de l’Accusation.

3. L’Accusation et la Défense tiendront chacune un registre des demandes de contact et tout litige relatif à l’accès aux témoins à charge sera soumis à la Chambre de première instance.

4. En cas de violation de la présente Ordonnance par une personne exerçant soit des pressions soit des manoeuvres d’intimidation sur un témoin qui dépose, a déposé ou va déposer devant la Chambre de première instance, celle-ci peut, en application de l’article 77 B), faire savoir à cette personne qu’elle a des motifs valables de croire qu’elle s’est rendue coupable d’outrage au Tribunal. Si cette personne est par la suite convaincue d’outrage, la Chambre de première instance peut la condamner à une amende ou à une peine d’emprisonnement. Elle peut également décider de faire usage de son pouvoir inhérent afin d’engager des actions pour outrage contre les personnes qui entravent délibérément et sciemment le cours de la justice.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Le Président de la Chambre

de première instance

(signé)

Juge Antonio Cassese

Fait le vingt-et-un mai 1998

La Haye (Pays-Bas)

[ Sceau du Tribunal]