LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président
M. le Juge Mohamed Bennouna
M. le Juge Patrick Lipton Robinson
Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le :
19 octobre 1999
LE PROCUREUR
C/
MIROSLAV KVOCKA
MILOJICA KOS
MLADO RADIC
ZORAN ZIGIC
LE PROCUREUR
C/
DRAGAN KOLUNDZIJA
_____________________________________________________________
DÉCISON RELATIVE À LA REQUÊTE DU PROCUREUR AUX FINS DE LA JONCTION
DINSTANCES
_____________________________________________________________
Le Bureau du Procureur :
M. Grant Niemann
M. Kapila Waidyaratne
M. Michael Keegan
Les Conseils de la Défense :
M. Krstan Simic, pour Miroslav Kvocka
M. Toma Fila, pour Mladjo Radic
M. Zarko Nikolic, pour Milojica Kos
M. Simo Toic, pour Zoran Zigic
M. Dusan Vucicevic, pour Dragan Kolundzija
LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international
chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit
international humanitaire commises sur le territoire de lex-Yougoslavie depuis 1991
(le «Tribunal international»,
VU la «Requête aux fins de la jonction dinstances» (la
«Requête»), déposée par le Bureau du Procureur (l«Accusation») le 22 juillet
1999, et les réponses des conseils de Mlado Radic, de
Milojica Kos, de Liroslav Kvocka et de Dragan Kolundija,
VU ET OUÏ les conclusions écrites des parties et leurs exposés
entendus les 27 et 29 septembre 1999,
ATTENDU QUE les accusations pesant sur
Mlado Radic1, Milojica Kos2,
Miroslav Kvocka3 et Zoran Zigic4
figurent à lActe daccusation IT-98-30 (relatif au camp dOmarska
et à celui de Keraterm) et que celles portées contre Dragan Kolundija figurent à
lActe daccusation IT-95-8 (se rapportant essentiellement au camp de Keraterm),
VU la requête de lAccusation aux fins de disjoindre Dragan Kolundija de lActe
daccusation IT-95-8 et de le joindre r lActe daccusation IT-98-30
pour les motifs suivants :
- les personnes dénommées dans ces deux Actes daccusation sont accusées
davoir toutes participé à la même opération : une entreprise organisée
visant à «nettoyer» la zone de Prijedor des Musulmans et des Croates sy trouvant.
Il convient donc bien de joindre leurs instances, au titre de larticle 48 du
Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le «Règlement»),
- tous les actes commis par les cinq accusés constituent des parties de la «même
opération», ce qui permet de réunir ces infractions sous un seul et même Acte
daccusation en vertu de larticle 49 du Règlement,
- la jonction des instances favoriserait une meilleure gestion des procès, réduirait les
traumatismes supportés par les témoins et préserverait les ressources du Tribunal
international ; à linverse, leur disjonction entraînerait inévitablement des
retards,
- la jonction des instances irait dans le sens des intérêts de laccusé Dragan
Kolundzija puisquelle avancerait louverture de
son proccs,
- la jonction des instances devrait être la norme du Tribunal international et non
lexception, car les crimes internationaux tendent par nature à être collectifs
(arrêt de la Chambre dappel sur le «dessein commun» dans Le Procureur c/ Tadic)5,
- la distinction entre les camps dOmarska et de Keraterm est artificielle. Les deux
camps entraient dans une campagne de persécution ayant pour base la région de Prijedor,
VU les arguments de la Défense :
- lAccusation donne à lexpression «même opération» une interprétation
extrêmement large pour impliquer dans le «nettoyage ethnique» de la municipalité de
Prijedor tout accusé appartenant à la communauté serbe. Cette théorie de la
culpabilité collective viole le principe de la responsabilité pénale individuelle,
- il ny a pas de rapport entre les événements qui se sont déroulés dans le camp
dOmarska et ceux commis à Keraterm. Les accusés incriminés pour des actes
prétendument commis au camp dOmarska nont rien à voir avec les actes
soit-disant commis à Keraterm.
- les conditions de larticle 48 du Règlement ne sont pas remplies et larticle
49 est inapplicable,
- les deux affaires sont à des stades de préparation du procès totalement différents
(lune est prête à être jugée tandis que lautre nen est quau
début de la phase préalable au procès). La jonction des instances violerait
immanquablement les droits à un procès rapide des accusés Miroslav Kvocka, Milojica
Kos, Mlado Radic et Zoran igic,
- de nouvelles arrestations pourraient mener à dautres retards encore dans le
procès des accusés Miroslav Kvocka, Milojica Kos, Mlado
Radic et Zoran igic,
- le Conseil de Dragan Kolundija affirme que ce dernier a droit, en tout état de
cause, à un procès rapide et que lAccusation ne peut se prévaloir dun tel
argument,
- le Conseil de Mlado Radic avance que la jonction des instances empecherait r
ce
stade de donner suite à la proposition de recueillir des éléments de preuve par le
moyen de dépositions,
- les Conseils de Mlado Radic et de Milojica Kos proposent que les poursuites engagées
contre Zoran igic et Dragan Kolundija soient disjointes des autres et que se
déroulent des proccs séparés pour les camps dOmarska et de Keraterm,
- le Conseil de laccusé Dragan Kolundija affirme
quune jonction des instances mcnerait r un conflit dintérêts et à
des défenses éventuellement contradictoires, qui nuiraient aux droits des accusés,
VU larticle 48, relatif aux jonctions dinstances,
stipulant que «des personnes accusées dune même infraction ou dinfractions
différentes commises à loccasion de la même opération peuvent être mises en
accusation et jugées ensemble»,6
VU larticle 49, relatif à la jonction de chefs
daccusation visant des actes commis par le même accusé, stipulant que «plusieurs
infractions peuvent faire lobjet dun seul et même acte daccusation si
les actes incriminés ont été commis à loccasion de la même opération et par le
même individu»,
ATTENDU QUE cest larticle 48 qui sapplique en
lespèce, puisque la demande vise à joindre Dragan Kolundija aux accusés
figurant actuellement à lActe daccusation IT-98-30,
ATTENDU QUE la Chambre de première instance a jugé précédemment
dans cette même affaire que «les infractions alléguées dans lActe
daccusation modifié, commises en Bosnie-Herzégovine dans la municipalité de
Prijedor et ses alentours entre le 1er avril 1992 et le 30 août 1992 environ,
lont été dans le courant de la même opération»,7
ATTENDU QUE, même dans le cas dune opération unique,
larticle 48 nimpose pas la jonction des instances mais que cette décision est
laissée à la discrétion de la Chambre de première instance,
ATTENDU QUE, dans la décision susmentionnée, la Chambre de
première instance a noté lexistence de ce pouvoir discrétionnaire mais na
pas estimé que laccusé concerné avait présenté des éléments de preuve aidant
à conclure quune jonction dinstances lui causerait un préjudice,
VU larticle 82 B) du Règlement, qui permet à la Chambre de
première instance dordonner des procès séparés «pour éviter tout conflit
dintérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé» ou «pour
sauvegarder lintérêt de la justice»,
ATTENDU QUE, toutefois, la jonction de
laccusé Dragan Kolundija r lActe daccusation IT-98-30
nirait pas dans lintérêt de la justice car elle retarderait la procédure
engagée contre les autres accusés figurant dans cet Acte daccusation,
VU lobligation fondamentale faite à la Chambre de première
instance par larticle 20 du Statut du Tribunal international, de veiller à ce que
le procès soit équitable et rapide,
PAR CES MOTIFS
EN APPLICATION DE larticle 82 du Règlement de procédure et
de preuve,
REJETTE LA REQUÊTE.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
(Signé)
Richard May
Président de la Chambre de première instance
Fait le dix-neuf octobre 1999
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]
1. Réponse de la Défense à la requête du Procureur aux fins
dobtenir lautorisation de modifier les Actes daccusation IT-95-8-PT et
IT-98-30-PT, du 25 juin 1999.
2. Réponse de la Défense à la requête du Procureur aux fins
dobtenir lautorisation de modifier les Actes daccusation IT-95-8-PT et
IT-98-30-PT, du 5 juillet 1999.
3. Dépôt le 5 août 1999 ; Réponse à la requête du Procureur
aux fins de jonction dinstances, du 18 août 1999 ; Réponse relative au
dépôt par lAccusation dun Acte daccusation modifié dans
laffaire No IT-95-8-PT, du 20 septembre 1999 ; Complément de réponse à
la requête de lAccusation aux fins de la jonction dinstances, du 30 septembre
1999.
4. Réponse de la Défense en opposition à la requête de
lAccusation, du 16 août 1999.
5. Arrêt, Le Procureur c/
Duko Tadic, IT-94-1-A, Chambre dappel, 15 juillet 1999. Paragraphe
191. «Cette interprétation nest pas uniquement dictée par lobjet et le but
du Statut mais est aussi justifiée par la nature même de nombreux crimes internationaux
fréquemment commis en temps de guerre. La plupart de ces crimes ne sont pas le fait de la
propension dindividus isolés à commettre des actes criminels mais sont des
manifestations dun comportement criminel collectif : ils sont souvent exécutés par
des groupes dindividus agissant de concert aux fins de la réalisation dun
dessein criminel commun
». Paragraphe 193 : «Cette interprétation, qui
repose sur le Statut et sur les caractéristiques propres à maints crimes perpétrés en
temps de guerre, justifie la conclusion selon laquelle la responsabilité pénale
internationale sapplique à des actes perpétrés par un groupe dindividus
agissant de concert en vue datteindre un but criminel commun.
» Paragraphe
232 : « Ainsi, la seule conclusion qui peut être tirée est que lAppelant
avait lintention de contribuer à lobjectif criminel consistant à vider la
région de Prijedor de sa population non serbe, en commettant des actes inhumains à son
encontre. Le fait que des non-Serbes aient pu être tués durant la réalisation de cet
objectif commun était, dans les circonstances de lespèce, prévisible».
6. Larticle 2 du Règlement définit l«opération» comme
«un certain nombre dactions ou domissions survenant à loccasion
dun seul événement ou de plusieurs, en un seul endroit ou en plusieurs, et faisant
partie dun plan, dune stratégie ou dun dessein commun».
7. Décision relative aux exceptions préjudicielles de la Défense
fondées sur un vice de forme de lActe daccusation.