Affaire n° : IT-03-66-AR65.3

DEVANT UN COLLÈGE DE JUGES DE LA CHAMBRE D’APPEL

Devant :
M. le Juge Wolfgang Schomburg, Président
M. le Juge Mehmet Güney
Mme le Juge Inés Mónica Weinberg de Roca

Assistés de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
31 octobre 2003

LE PROCUREUR

c/

FATMIR LIMAJ
HARADIN BALA
ISAK MUSLIU

______________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA DEMANDE DE MISE EN LIBERTÉ PROVISOIRE DE LIMAJ

______________________________________________

Le Bureau du Procureur :

M. Andrew Cayley 
M. Alex Whiting

Les Conseils de la Défense :

M. Karim A. A. Khan, pour Fatmir Limaj
MM. Tome Gashi et Peter Murphy, pour Haradin Bala
M. Steven Powles, pour Isak Musliu

 

I. Rappel du contexte

1. Le Collège de juges de la Chambre d’appel du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (respectivement le « Collège » et le « Tribunal international ») est saisi d’une demande d’autorisation d’interjeter appel de la Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de Fatmir Limaj rendue par la Chambre de première instance I le 12 septembre 2003 (Application for Leave to Appeal Against the Decision on Provisional Release of Fatmir Limaj, Rendered by Trial Chamber I on 12 September 2003), déposée par le conseil de Fatmir Limaj (respectivement la « Défense » et « Limaj ») le 22 septembre 2003 (la « Demande d’autorisation d’interjeter appel »), en application de l’article 65 D) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le « Règlement »),

2. Par la Demande d’autorisation d’interjeter appel, la Défense conteste une décision rendue par la Chambre de première instance I le 12 septembre 2003, rejetant la requête de Limaj aux fins de mise en liberté provisoire (la « Décision contestée »)1. Par la Décision contestée, la Chambre de première instance a refusé d’accorder la mise en liberté provisoire, notamment au motif que : i) « [elle] ne peut être convaincue que, s’il n’avait pas été arrêté, l’accusé se serait livré volontairement au Tribunal  » ; ii) « l’accusé aurait occupé un poste de commandement et […] il lui est reproché d’avoir pris part à de graves crimes, » [et]« s’il est reconnu coupable, il encourt une longue peine d’emprisonnement et […] il a par conséquent de bonnes raisons de s’enfuir » ; iii) « d’après la lettre de M. Coffey [Directeur du Département de la justice de la MINUK], la MINUK n’est pas en mesure de garantir que l’accusé, s’il était mis en liberté provisoire, comparaîtrait au procès » ; et iv) « la Chambre n’a pas la certitude que, s’il était libéré, l’accusé comparaîtrait devant le Tribunal .

3. Pour rappel, la procédure a été la suivante : le 30 septembre 2003, le Collège a accordé au Bureau du Procureur (l’ « Accusation ») l’autorisation de déposer une réponse globale et lui a accordé une prorogation de délai2. L’Accusation a déposé sa réponse le 26 septembre 2003 (la « Réponse »)3. Suite à une prorogation de délai accordée oralement, la Défense a déposé sa réplique le 13 octobre 2003 (la « Réplique »)4.

4. La question qui se pose au Collège est de savoir s’il existe « des motifs sérieux, au sens de l’article 65 D) du Règlement (première phrase), justifiant de faire droit à la demande d’autorisation d’interjeter appel devant la Chambre d’appel au complet.

II. Le droit applicable

5. L’article 65 B) du Règlement définit les conditions dans lesquelles la Chambre de première instance peut ordonner la mise en liberté provisoire d’un accusé. Il dispose que la mise en liberté provisoire « ne peut être ordonnée par la Chambre de première instance qu’après avoir donné au pays hôte, et au pays où l’accusé demande à être libéré la possibilité d’être entendus, et pour autant qu’elle ait la certitude que l’accusé comparaîtra et, s’il est libéré, ne mettra pas en danger une victime, un témoin ou toute autre personne. » (non souligné dans l’original).

6. L’article 65 D) du Règlement dispose que l’autorisation de faire appel peut être accordée par un collège de trois juges de la Chambre d’appel « lorsque des motifs sérieux pour ce faire auront été invoqués ». D’après la jurisprudence établie de la Chambre d’appel, il existe des « motifs sérieux », au sens de l’article 65 D), pour accorder l’autorisation d’interjeter appel s’il apparaît que la Chambre de première instance « a pu verser dans l’erreur » en rendant la décision contestée 5.

7. La Chambre de première instance « a pu verser dans l’erreur » si elle n’a pas correctement appliqué le droit ou n’a pas pris en compte et apprécié tous les faits décisifs d’une affaire.

8. L’article 21 3) du Statut du Tribunal adopté par le Conseil de sécurité dans sa résolution 827 du 25 mai 1993 (le « Statut ») dispose que « toute personne accusée est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été établie ». Cette disposition traduit et reprend les normes internationales telles que consacrées, notamment, à l’article 14 2) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, du 19 décembre 1966, (le « Pacte international ») et à l’article 6 2) de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, du 4 novembre 1950 (la « Convention européenne »).

9. En outre, l’article 9 3) du Pacte international souligne, entre autres, que : « [l]a détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne doit pas être de règle, mais la mise en liberté peut être subordonnée à des garanties assurant la comparution de l'intéressé à l'audience ». L’article 5 3) de la Convention européenne dispose, notamment, que « [t]oute personne arrêtée ou détenue […] a le droit d'être jugée dans un délai raisonnable, ou libérée pendant la procédure. La mise en liberté peut être subordonnée à une garantie assurant la comparution de l'intéressé à l'audience. »

10. Ces instruments de protection des droits de l’homme font partie intégrante du droit international public.

11. Le TPIY a pour mission de rétablir la justice en ex-Yougoslavie, et surtout de rendre justice aux victimes, à leurs familles et aux autres personnes innocentes. Néanmoins, la justice implique également le respect des droits fondamentaux des auteurs présumés des crimes. On ne saurait dès lors établir de distinction selon que les personnes sont poursuivies dans leur pays d’origine ou par des instances internationales.

12. L’article 65 B) et D) du Règlement doit donc se lire à la lumière du Pacte international, de la Convention européenne et de la jurisprudence en la matière.

13. En outre, pour interpréter l’article 65 B) et D) du Règlement, il faut tenir compte du principe général de proportionnalité. En droit international public, une mesure n’est proportionnelle que lorsqu’elle est 1) appropriée, 2) nécessaire et 3) d’un degré et d’une portée raisonnables par rapport à l’objectif envisagé. Une mesure procédurale ne doit jamais être arbitraire ni excessive. Si l’on peut se contenter d’une mesure plus clémente que la détention obligatoire, c’est celle-là qu’il faut appliquer6.

III. Examen

14. D’emblée, le Collège fait observer que la Demande d’autorisation d’interjeter appel a été déposée avec un jour de retard par rapport aux prescriptions de l’article 65 D) du Règlement (le lundi 22 septembre au lieu du vendredi 19 septembre 2003). Dans un souci d’équité vis-à-vis de l’accusé, qui ne doit pas être tenu responsable de la négligence de son conseil, le Collègue a toute fois décidé de l’examiner. Dans la Demande d’autorisation d’interjeter appel, la Défense invoque cinq moyens d’appel. Ils sont examinés ci-après, regroupés, le cas échéant.

a) La Chambre de première instance a versé dans l’erreur en refusant d’accorder une audience, en ne motivant pas son refus, et en n’informant pas les parties de sa décision (premier, deuxième et troisième moyens d’appel)

15. D’après la Défense, la Chambre de première instance a indûment refusé de lui accorder une audience, car, dans l’histoire du Tribunal international, jamais une demande de mise en liberté provisoire n’a été refusée « sur documents écrits uniquement  » alors qu’une audience avait été demandée. Ce refus, prétend la Défense, l’a privée de la possibilité de citer d’importants témoins. La Défense affirme également que la Chambre de première instance a eu tort de ne pas justifier son refus, alors qu’elle est tenue de motiver ses décisions. Enfin, la Défense soutient que la Chambre de première instance a commis une erreur en n’informant pas la Défense de son refus d’accorder une audience, car la Défense s’est vue privée de la possibilité de fournir des arguments détaillés à l’appui de sa demande en vue d’une audience et de décider en pleine connaissance de cause de la meilleure façon de présenter certains éléments de preuve devant la Chambre de première instance.

16. L’Accusation est d’avis que la décision de recevoir ou non des arguments oraux en plus des arguments écrits relève du pouvoir d’appréciation de la Chambre de première instance et que, lorsqu’elle a sollicité une audience, la Défense n’a pas exprimé son intention de citer des témoins supplémentaires. L’Accusation soutient que l’obligation de motiver ses décisions ne s’applique que lorsque la Chambre examine des aspects fondamentaux de la Demande d’autorisation d’interjeter appel et ne restreint pas le pouvoir discrétionnaire de la Chambre pour ce qui est de décider de la tenue éventuelle d’une audience. Pour l’Accusation, le fait que la Chambre aurait négligé d’informer la Défense de sa décision n’empêche pas cette dernière de préparer son dossier car elle a eu amplement le temps de présenter sa défense dans des écritures, qui, d’ailleurs, faisaient plus de 100 pages. Aussi, si la Défense n’a pas présenté à la Chambre de première instance tous les éléments de preuve qu’elle aurait pu produire, ce n’est pas la faute de la Chambre de première instance, mais bien celle de la Défense, qui a fait un mauvais calcul.

17. Le Collège souscrit dans une large mesure aux arguments de l’Accusation. Un autre collège de juges de la Chambre d’appel, en rejetant une demande d’autorisation d’interjeter appel dans l’affaire Odjanic, a tenu le raisonnement suivant  :

« ATTENDU […] que le droit d’un accusé d’être entendu n’est pas similaire à ce qu’Ojdanic considère comme son droit d’être entendu en personne,
ATTENDU que le « droit » d’un accusé, qui est assisté, d’être entendu en personne n’est pas illimité et relève du pouvoir d’appréciation de la Chambre devant laquelle l’accusé comparaît,
ATTENDU qu’Ojdanic n’a présenté aucune raison impérieuse à l’appui de l’argument selon lequel la Chambre de première instance aurait dû l’entendre en personne en l’espèce, et qu’il n’a pas non plus prouvé qu’elle avait abusé de son pouvoir discrétionnaire en le lui refusant, [la Chambre refuse l’autorisation d’interjeter appel]. »7

Il s’ensuit que le droit d’être entendu en personne n’est pas absolu. La décision d’accorder une audience relève du pouvoir d’appréciation de la Chambre de première instance et celle-ci peut légitimement estimer qu’une audience est inutile si, comme en l’espèce, l’information dont elle dispose est suffisante pour rendre une décision en connaissance de cause. La Défense n’a pas démontré l’utilité d’une audience, c’est-à-dire la raison pour laquelle une telle audience, à supposer qu’elle ait été accordée, aurait pu conduire la Chambre de première instance à rendre une autre conclusion. Contrairement à ce que prétend la Défense, les « arguments détaillés  » en faveur d’une audience doivent (s’ils sont disponibles) être fournis en même temps que la demande. Enfin, la Chambre de première instance n’est pas tenue d’expliquer, avant de rendre sa décision finale, pourquoi une audience est inutile, ni d’en informer les parties.

18. Pour les raisons susmentionnées, le Collège estime que les arguments invoqués par la Défense à l’appui des premier, deuxième et troisième moyens d’appel ne démontrent pas en quoi la Chambre de première instance a pu commettre une erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et, par conséquent, ces moyens d’appel sont rejetés.

b) La Chambre de première instance a eu tort de ne pas informer les parties que M. Steiner n’avait pas répondu à la lettre du Juge de la mise en état en date du 31 juillet 2003 l’invitant à comparaître (quatrième moyen d’appel)

19. La Défense prétend que la Chambre de première instance a eu tort de se prononcer sur la demande de mise en liberté provisoire sans l’informer de ce que M. Steiner, Directeur de la Mission d’administration intérimaire des Nations Unies au Kosovo (la « MINUK »), n’avait pas répondu à une lettre datée du 31 juillet 2003, dans laquelle le Juge de la mise en état demandait à M. Steiner de faire part de ses observations sur la demande de mise en liberté provisoire de Limaj (la « Lettre  »). Si elle en avait été informée, prétend la Défense, elle aurait à tout le moins demandé qu’une injonction de comparaître soit délivrée afin d’obtenir le « très important témoignage » que M. Steiner aurait pu faire sur la demande de mise en liberté provisoire de Limaj.

20. L’Accusation fait observer que la Lettre demandait à M. Steiner de répondre uniquement « s’il le souhaitait », et qu’en aucun cas la Chambre de première instance n’était tenue d’informer la Défense de l’absence de réponse de la part de M. Steiner. Elle affirme que la Défense était au moins au courant que M. Steiner n’avait pas répondu puisque, autrement, la réponse à la Lettre aurait été déposée et mise à la disposition de la Défense. La Chambre de première instance a attendu deux semaines entières au-delà du délai du 25 août 2003 fixé dans la Lettre avant de rendre la Décision contestée. M. Steiner a ainsi eu davantage de temps pour répondre et la Défense a amplement eu le temps de s’enquérir si une réponse était arrivée ou attendue en s’adressant, par exemple, aux Chambres ou au Greffe.

21. Premièrement, le Collège tient à souligner que la Chambre de première instance n’était pas tenue d’informer la Défense que M. Steiner n’avait pas répondu à la Lettre. C’était à la Défense, si elle le souhaitait, de contacter le Greffe à expiration du délai fixé dans la Lettre, ce qui est la procédure habituelle pour obtenir des informations au Tribunal international. Deuxièmement, le Collège fait observer que la Lettre demandait à M. Steiner de répondre le 25 août 2003 au plus tard. Aucune réponse de M. Steiner n’étant parvenue avant expiration du délai, il paraissait évident, de l’avis du Collège, que M. Steiner, à qui la Chambre de première instance avait demandé, à juste titre, de répondre s’« il le souhaitait », avait décidé de ne pas le faire. Cela est d’autant plus vrai que M. Coffey avait déjà clairement formulé la position de la MINUK sur la demande de mise en liberté provisoire de Limaj et il n’était donc ni réaliste ni justifié de s’attendre à une réponse supplémentaire de la part de la MINUK.

22. Pour les raisons exposées, le Collège conclut que le la Défense n’a pas démontré, dans son quatrième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et il est, par conséquent, rejeté.

c) La Chambre de première instance a négligé de dûment examiner la question des « garanties » (cinquième moyen d’appel)8

23. D’après la Défense, la Chambre de première instance a accordé trop de poids à l’absence de garanties de la part de la MINUK et trop peu de poids aux engagements pris par les autorités provisoires du Kovoso, notamment la déclaration du Premier Ministre du Kosovo, et celle de Limaj en personne.

24. L’Accusation répond que la Chambre de première instance a eu raison d’accorder davantage de poids aux paroles de la MINUK car c’est elle, et non le gouvernement provisoire, qui est chargée d’assurer la sécurité et l’ordre publics au Kosovo et de surveiller les frontières de la province. En outre, M. Coffey, directeur du Département de la justice de la MINUK, avait déclaré qu’étant donné les ressources limitées dont dispose la MINUK, il serait relativement aisé pour Limaj de prendre la fuite et que les autorités provisoires du Kosovo n’ont pas les moyens de mettre en œuvre leurs engagements, comme l’a lui-même publiquement reconnu le Premier Ministre du Kosovo.

25. Selon la pratique bien établie du Tribunal international, c’est l’État sur le territoire duquel l’accusé sera libéré qui doit, en tant que garant de la sécurité et de l’ordre publics sur ce territoire, fournir au Tribunal international des garanties que l’accusé ne prendra pas la fuite et que, s’il prend la fuite, il sera arrêté. Comme l’a dûment fait remarquer la Chambre de première instance, dans la province du Kosovo, en application de la résolution 1244 adoptée par le Conseil de sécurité le 10 juin 1999, c’est la MINUK, et non les institutions provisoires kosovares, qui est l’autorité chargée, en coordination avec la KFOR (les forces de l’OTAN au Kosovo) d’assurer la sécurité publique et de surveiller les frontières et qui est dotée des moyens nécessaires à cet effet. Ainsi, rien ne justifiait que la Chambre de première instance tienne compte de garanties offertes par d’autres autorités.

26. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son cinquième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et, par conséquent, il est rejeté.

d) La Chambre de première instance a négligé d’examiner « avec le plus grand soin » les arguments de la Défense (sixième moyen d’appel)

27. Par ce moyen d’appel, la Défense avance que la Chambre de première instance a commis trois sortes d’erreur. Elles seront examinées l’une après l’autre.

28. Tout d’abord, la Défense estime que la Chambre de première instance s’est fourvoyée en tenant compte, dans sa décision de refuser la mise en liberté provisoire, de la gravité des accusations portées contre Limaj car, d’après la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la longueur de la peine susceptible d’être infligée à l’accusé si celui-ci est reconnu coupable ne constitue pas un motif pour lui refuser la mise en liberté provisoire.

29. L’Accusation répond que la jurisprudence du Tribunal international est pleinement conforme au droit international et que la Chambre de première instance a tenu compte de plusieurs autres facteurs en plus de la gravité des accusations et de la longueur de la peine encourue.

30. Le Collège estime qu’en application de l’article 65 B) du Règlement, la Chambre de première instance ne saurait, pour se prononcer sur une demande de mise en liberté provisoire, se fonder uniquement sur la gravité des accusations pesant sur l’accusé, mais elle est certainement en droit d’en tenir compte pour déterminer si l’accusé, s’il est libéré, se présentera à son procès9. Il est évident que plus lourde est la peine encourue, plus grande est l’incitation à fuir. Comme la Chambre de première instance s’est fondée sur la gravité des accusations portées contre Limaj en plus de plusieurs autres facteurs, elle n’a pas commis d’erreur en en tenant compte. Qui plus est, cette approche n’est pas incompatible avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Le Collège pense, bien au contraire, qu’elle y est conforme10.

31. La Défense prétend ensuite que M. Coffey n’a pas été approché de manière neutre, et que l’Accusation lui a en fait « donné des instructions », et qu’il a fait sa déclaration sans avoir pris connaissance du point de vue de la Défense.

32. L’Accusation réfute cet argument et avance que la lettre de M. Coffey n’a pas été transmise à la Chambre de première instance sur demande de l’Accusation, mais bien sur demande de l’accusé, et qu’elle n’a pas « donné d’instructions » à M. Coffey ; au contraire, « grand soin a été pris de ne pas porter atteinte à la neutralité de la MINUK ». Elle rejette l’affirmation, qu’elle qualifie de fausse, selon laquelle M. Coffey a fait sa déclaration « sans avoir pris connaissance du point de vue de la Défense » car, avance-t-elle, la Défense a en réalité rencontré M. Coffey pour discuter de la mise en liberté provisoire de Limaj avant que M. Coffey ne réponde à la lettre.

33. Le Collège constate que, contrairement à ce que prétend la Défense, celle-ci semble avoir rencontré M. Coffey avant qu’il n’envoie sa lettre à la Chambre de première instance et M. Coffey a donc eu la possibilité d’entendre les deux parties. Le Collège n’admet pas que la Défense insinue que le Directeur du Département de la justice de la MINUK aurait fait une évaluation trompeuse de la situation en matière de sécurité au Kosovo après avoir « reçu des instructions » de l’Accusation. Rien ne permet de dire que l’évaluation de M. Coffey n’est pas fiable. Par conséquent, la Chambre de première instance n’a pas versé dans l’erreur en la prenant en compte.

34. Enfin, la Défense prétend que la Chambre de première instance n’a pas expliqué pourquoi elle a conclu que Limaj ne s’était pas rendu de son plein gré, malgré les témoignages en sens contraire de personnes impliquées dans la reddition de Limaj, telles que le Premier Ministre du Kosovo, M. Steiner, et le général Mini, le chef de la KFOR, sous le commandement duquel Limaj a été arrêté.

35. L’Accusation répond que la Décision contestée fait explicitement référence à l’arrestation de l’accusé par les autorités slovènes, ce qui permet de penser qu’il avait l’intention de se placer sous la protection du Kosovo et non de se rendre au Tribunal international.

36. Dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement, la Chambre de première instance doit tenir compte de tous les faits déterminants (essentiels) d’une affaire. La Chambre de première instance a eu raison de tenir compte, en plus des arguments exposés par la Défense dans sa première requête, des propos tenus par Limaj devant la presse et le tribunal de district de Kranj en Slovénie, dont la Défense ne conteste pas la fiabilité. Après avoir apprécié l’ensemble de ces faits, elle est parvenue à la conclusion raisonnable que la reddition de Limaj n’était pas volontaire.

37. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son sixième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a versé dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut) et qu’il doit dès lors être rejeté.

d) La Chambre de première instance a eu tort de ne pas faire supporter à l’Accusation la charge de prouver que l’accusé n’a pas droit à une mise en liberté provisoire (septième moyen d’appel)11

38. D’après la Défense, les règles et principes du droit international humanitaire consacrés dans le Pacte international et la Convention européenne font supporter à l’Accusation la charge de prouver que la détention se justifie dans l’attente de l’ouverture d’un procès devant le Tribunal international. La Défense ajoute que la détention doit être justifiée par des éléments de preuve clairs et convaincants. À l’appui, la Défense cite plusieurs affaires dont ont été saisis le Comité des droits de l’homme, la Cour européenne des droits de l’homme, le Royaume-Uni et les Etats-Unis. Elle se fonde également sur les articles 60 2) et 58 1) du Statut de la Cour pénale internationale (la « CPI »).

39. L’Accusation estime que la Défense interprète mal le droit international et que la Décision contestée est parfaitement conforme à la jurisprudence établie du Tribunal international, dont il ressort clairement que la charge de la preuve repose sur l’accusé. Elle rappelle que, contrairement aux juridictions internes, le Tribunal international ne dispose pas d’une force de police et qu’elle doit compter sur les États pour veiller au respect des conditions de libération et les appliquer. Elle est d’avis que l’approche de la Chambre de première instance est pleinement compatible avec l’obligation qui incombe à cette dernière de procéder à une évaluation équitable des circonstances et des intérêts en jeu. S’agissant du Statut de la CPI, l’Accusation fait observer qu’il ne lie pas le Tribunal international et qu’il ne prévoit pas que ce soit à l’Accusation de justifier la détention préalable au procès.

40. Le Collège est d’avis que, contrairement à ce que prétend la Défense, la Chambre de première instance n’a pas eu tort de ne pas faire supporter à l’Accusation la charge de démontrer qu’une mise en liberté provisoire ne se justifiait pas. Tout d’abord, l’article 65 B) du Règlement ne fait pas peser la charge de la preuve sur l’Accusation. En application de cet article, la Chambre de première instance était tenue de déterminer si elle avait la « certitude » que Limaj, s’il était libéré, se présenterait à son procès. Après avoir tenu compte des informations qu’elle a reçues des parties et après avoir apprécié tous les facteurs pertinents, elle a conclu qu’elle n’en avait pas la certitude. La Défense n’est donc pas fondée à prétendre qu’en faisant peser la charge de la preuve sur l’Accusation, la Chambre de première instance a commis une erreur dans son application de l’article 65 B) du Règlement.

41. Pour les raisons susmentionnées, le Collège conclut que la Défense n’a pas démontré, dans son septième moyen d’appel, en quoi la Chambre de première instance a pu verser dans l’erreur dans l’exercice du pouvoir d’appréciation que lui confère l’article 65 B) du Règlement (voir les paragraphes 5 à 13 plus haut), et qu’il doit donc être rejeté.

IV. Dispositif

42. Le Collège conclut que la Défense n’a pas établi, dans sa Demande d’autorisation d’interjeter appel, en quoi la Chambre de première a pu verser dans l’erreur dans l’exercice des pouvoirs que lui confère l’article 65 B) du Règlement et que, par conséquent, il n’y a pas de « motifs sérieux », au sens de l’article 65 D) du Règlement, justifiant de faire droit à la demande d’autorisation d’interjeter appel. L’autorisation d’interjeter appel de la Décision contestée est donc refusée.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 31 octobre 2003
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre d’appel
__________
Wolfgang Schomburg

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-PT, « Décision relative à la demande de mise en liberté provisoire de Fatmir Limaj », 12 septembre 2003.
2 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-AR65, IT-03-66-AR65.2, IT-03-66-AR65.3, « Ordonnance relative à la Requête de l’Accusation aux fins de lui permettre de répondre globalement aux demandes d’autorisation d’interjeter appel », 30 septembre 2003.
3 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-AR65, IT-03-66-AR65.2, IT-03-66-AR65.3, « Prosecution’s Motion for Leave to Respond Jointly to the Accused’s Applications for Leave to Appeal the Trial Chamber’s Provisional Release Decisions », 26 septembre 2003.
4 - Le Procureur c/ Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu, Affaire n° IT-03-66-AR65, IT-03-66-AR65.2, IT-03-66-AR65.3, « Reply of Famir Limaj to Consolidated Response of Prosecution to Applications for Leave to Appeal Against Decisions on Provisional Release », 13 octobre 2003.
5 - Voir, notamment, Le Procureur c/ Blagojevic et consorts, Affaires n° IT-02-60-AR65.3 & IT-02-60-AR65.4, Décision relative aux demandes d’autorisation d’interjeter appel de Blagojevic et Obrenovic », 16 janvier 2003, par. 8 ; Le Procureur c/ Brdanin et Talic, affaire n° IT-99-36-AR65, « Décision relative à la requête aux fins d’autorisation d’interjeter appel », 7 septembre 2000, p. 3 ; et Le Procureur c/ Jokic, IT-03-66-AR65, Décision relative à la demande d’autorisation de faire appel de Dragan Jokic », 18 avril 2002, par. 3.
6 - Voir, entre autres, Le Procureur c/ Darko Mrda, Affaire n° IT-02-59-PT, « Décision relative à la Requête de Darko Mrda aux fins de mise en liberté provisoire », 15 avril 2002, Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic, Mehmed Alagic et Amir Kubura, « Décision autorisant la mise en liberté provisoire d’Enver Hadzihasanovic », 19 décembre 2001.
7 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, Affaire n° IT-99-37-AR65.2, « Décision refusant à Ojdanic l’autorisation d’interjeter appel », 27 juin 2003, p. 4.
8 - Dans la Demande d’autorisation d’interjeter appel, ce moyen d’appel porte (à tort) le numéro quatre. Voir la Demande d’autorisation d’interjeter appel, p. 7 et 9. Ce numéro et ceux des moyens d’appel suivants ont donc été ajustés en conséquence.
9 - Le Procureur c/ Nikola Sainovic et Dragoljub Ojdanic, « Décision relative à la mise en liberté provisoire », 30 octobre 2002, par. 6.
10 - Voir Letellier c/ France, Arrêt du 24 mai 1991, Cour européenne des droits de l’homme, par. 43 ; et Mansur c/ Turquie, Arrêt du 25 novembre 1994, Cour européenne des droits de l’homme, par. 55.
11 - La Défense ne développe pas ce moyen d’appel dans son mémoire, mais a joint les arguments du coaccusé Bala sur ce point. Par souci de clarté, nous donnons ici, une fois de plus, un résumé de ces arguments.