Affaire n° : IT-03-66-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I

Composée comme suit :
M. le Juge Alphons Orie, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Joaquín Martín Canivell

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
7 mai 2004

LE PROCUREUR

c/

FATMIR LIMAJ
HARADIN BALA
ISAK MUSLIU

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DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE LA DÉFENSE AUX FINS DE PROROGER LE DÉLAI DE DÉPÔT DES MÉMOIRES PRÉALABLES AU PROCÈS ET ORDONNANCE RELATIVE AU DÉPÔT DE RAPPORTS D’EXPERTS ET D’UNE NOTIFICATION EN APPLICATION DE L’ARTICLE 94 BIS DU RÈGLEMENT

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Le Bureau du Procureur :

M. Andrew Cayley
M. Alex Whiting

Les Conseils des Accusés :

M. Michael Mansfield pour Fatmir Limaj
M. Peter Murphy pour Haradin Bala
M. Steven Powles pour Isak Musliu

1. Introduction

1. La Chambre de première instance est saisie d’une requête déposée le 28 avril  2004 par le conseil d’Isak Musliu aux fins de proroger le délai de dépôt du mémoire préalable au procès (Application for Extension of Time to File Defence Pre-Trial Brief) (la « Requête de Musliu »). Le Juge Joaquín Martín Canivell, juge de la mise en état en l’espèce, avait ordonné aux conseils des accusés Fatmir Limaj, Haradin Bala et Isak Musliu de déposer leurs mémoires préalables au procès le 10 mai 2004 au plus tard1.

2. Arguments des parties

2. Le conseil de Musliu demande qu’un délai supplémentaire d’un mois soit accordé à chacun des accusés pour le dépôt de son mémoire au motif que : 1) le mémoire préalable au procès déposé par l’Accusation n’a pas encore été traduit dans la langue des accusés (à savoir l’albanais), 2) l’Accusation a omis de communiquer un rapport d’expert retraçant l’histoire du conflit armé au Kosovo, 3) les enquêtes menées pour le compte d’Isak Musliu accusent un retard de près de huit semaines en raison de la nomination tardive des enquêteurs par le Greffe du Tribunal, et 4) le conseil principal d’Isak Musliu n’a pas encore été désigné et la contribution qu’il doit apporter au mémoire préalable au procès est « de la plus haute importance ».

3. Le conseil de Haradin Bala a déposé le 3 mai 2004 un document intitulé « Joinder of Haradin Bala in Application of Isak Musliu for Extension of Time to File Defence Pre-Trial Brief » (la « Requête de Bala »), par lequel il se joint à la Requête de Musliu, en ce qui concerne les deux premiers arguments qui y sont soulevés.

4. Le 5 mai 2004, l’Accusation a déposé sa réponse aux requêtes de Musliu et de Bala (Prosecutor’s Response to Musliu and Bala Applications for Extension of Time to File Defence Pre-Trial Brief). L’Accusation fait valoir que les requêtes de Musliu et Bala ne présentent pas de motifs convaincants justifiant une prorogation de délai en application de l’article 127 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), car 1) les conseils des accusés peuvent demander à des interprètes de donner lecture du mémoire de l’Accusation à leurs clients, qui devraient, à ce stade de la procédure, être en mesure de préciser leur ligne de défense, 2)  la déposition du témoin expert ne revêt pas une importance capitale pour la présente espèce, et il serait préférable que les accusés demandent à ce qu’il ne soit pas cité à comparaître au début du procès, 3) le conseil de Musliu a fait preuve de négligence en sollicitant les services d’enquêteurs à un stade aussi avancé de la procédure, 4) la nomination d’un nouveau conseil principal ne saurait constituer un motif convaincant justifiant l’octroi du délai supplémentaire demandé, et 5) le dépôt de l’acte d’accusation modifié a été autorisé le 12 février 2004 et, en conséquence, l’Accusation ne pouvait pas déposer plus tôt son mémoire préalable au procès.

5. Le 6 mai 2004, le conseil de Fatmir Limaj s’est joint à la Requête de Musliu en reprenant tous les arguments et raisonnements avancés dans ladite requête, à l’exception de ceux concernant la nomination d’enquêteurs et du conseil principal .

3. Examen des arguments des conseils des accusés

a) Le mémoire préalable au procès déposé par l’Accusation n’est pas traduit en albanais

6. Les conseils des accusés soutiennent que le fait que le mémoire préalable au procès déposé par l’Accusation n’ait pas été traduit en albanais empêche les accusés de préparer leur défense. Ils rappellent qu’aux termes du Statut du Tribunal international , toute personne accusée doit être informée, dans une langue qu’elle comprend, des accusations portées contre elle2. Par ailleurs, une autre disposition du Statut précise que les procès devant le Tribunal doivent être équitables et rapides3. À ce propos, afin de garantir la rapidité de la procédure, l’article 33 du Statut et l’article 3 A) du Règlement ont limité les langues de travail du Tribunal au français et à l’anglais. En vertu de ces dispositions, le conseil d’un accusé doit s’exprimer dans l’une de ces deux langues officielles et ses écritures doivent être déposées dans l’une ou l’autre de ces langues. En accord avec l’article 21 du Statut, et donc dans un souci d’équité envers l’accusé, le Règlement prévoit quelques exceptions à cette restriction. Ainsi, l’article 66 A) énumère une série de documents qui doivent être communiqués à l’accusé dans une langue qu’il comprend4. L’article 66 A) ne mentionne pas les mémoires préalables au procès. Le mémoire de l’Accusation préalable au procès, un document élaboré sur la base des pièces communiquées à la Défense tout au long de la phase préalable au procès et qui résume les points de fait et de droit sur lesquels repose la cause de l’Accusation, ne saurait, en principe, se fonder sur des faits qui n’ont pas été communiqués à la Défense. La finalité de ce document est de permettre au conseil de l’accusé d’indiquer, dans son propre mémoire préalable au procès, les points que son client et lui contestent et ceux qu’ils peuvent admettre. La tâche du conseil de l’accusé, qui consiste à conseiller son client du mieux qu’il peut, en recourant, le cas échéant, à un interprète, n’est donc pas insurmontable. La Chambre de première instance rejette cet argument.

b) L’Accusation n’a pas communiqué le rapport d’expert portant sur l’histoire du conflit armé

7. Les conseils des accusés font valoir que le fait que l’Accusation ne leur ait pas communiqué le rapport d’expert retraçant l’histoire du conflit armé au Kosovo entrave la préparation de leur mémoire préalable au procès, et en particulier de leurs arguments concernant la question de savoir si, pendant la période couverte par l’acte d’accusation, le Kosovo était le théâtre d’un conflit armé et d’une attaque généralisée et systématique dirigée contre la population civile5. Les conseils des accusés font ici référence au rapport de l’expert Stéphanie Schwander Sievers. Lors d’une réunion entre les parties tenue le 25 février 2004 en application de l’article 65 ter du Règlement, la question de la communication des rapports d’experts a été abordée. La discussion a porté en particulier sur l’obligation faite à l’Accusation, en vertu de l’article 66 A) ii), de communiquer aux accusés, dans le délai fixé par la Chambre de première instance ou par le juge de la mise en état , les copies des déclarations de tous les témoins que l’Accusation entend citer à l’audience. L’Accusation a expliqué de manière satisfaisante le retard pris dans la communication des rapports de deux experts. En outre, elle a souligné que les éléments de preuve contenus dans ces rapports avaient été résumés dans un document qu’elle devait déposer (et qu’elle a déposé) en application de l’article 65 ter 6. Tenant compte de l’état de la communication des pièces par l’Accusation, le juge de la mise en état en l’espèce a fixé la date à laquelle les conseils des accusés devaient déposer leurs mémoires préalables au procès, une date à laquelle ils ne se sont pas opposés7. Quelles que soient les obligations qui auraient pu exister en vertu de l’article  66 A) si le rapport d’expert avait été disponible à l’époque, la communication de ce document est régie à présent par l’article 94 bis qui dispose en son paragraphe  A) que « [l]e rapport de tout témoin expert cité par une partie est intégralement communiqué à la partie adverse dans le délai fixé par la Chambre de première instance ou par le juge de la mise en état8 ». En l’espèce, l’Accusation a fait savoir que le rapport de l’expert Stéphanie Schwander-Sievers n’était pas encore prêt. La Chambre de première instance est convaincue que la version intégrale du rapport en question ne revêt pas une importance cruciale pour la préparation des mémoires de la Défense préalables au procès9. De plus, la Chambre de première instance rappelle qu’en vertu de l’article 94  bis B), la partie adverse doit faire savoir, dans les trente jours suivant la communication du rapport du témoin expert, si elle accepte ce rapport, si elle souhaite procéder à un contre-interrogatoire du témoin expert, ou si elle conteste la qualité d’expert du témoin ou la pertinence du rapport, en tout ou en partie, auquel cas elle indique quelles sont les parties du rapport contestées. Ainsi, le Règlement du Tribunal offre concrètement aux conseils des accusés la possibilité de contester les éléments de preuve contenus dans un rapport d’expert.

8. La Chambre de première instance fait remarquer que les conseils des accusés n’ont déposé aucune notification, en application de l’article 94 bis B), concernant les rapports d’experts déjà communiqués par l’Accusation10. La date de l’ouverture du procès devant être fixée dans un proche avenir, la Chambre de première instance ordonnera à la Défense de déposer une notification en application de l’article 94 bis B) le 1er juin 2004 au plus tard et, concernant les rapports des experts Daniel Vanek et Stéphanie SchwanderSievers, dans les trente jours suivant la communication de ceux-ci. Par ailleurs, la Chambre ordonnera à l’Accusation de communiquer, dans leur intégralité, les rapports de ces deux experts le 1er juin  2004 au plus tard.

c) En raison du retard pris dans la nomination d’enquêteurs, les enquêtes ne sont pas terminées

9. Le conseil de Musliu se plaint de ce que les enquêtes nécessaires à la préparation de la cause de son client accusent un retard de près de huit semaines en raison de la nomination tardive des enquêteurs par le Greffe du Tribunal. Il soutient qu’il a demandé cette nomination le 27 février 2004 et qu’elle ne lui a été accordée que le 21 avril 2004. La Chambre de première instance s’inquiète de ce que le conseil de Musliu ait présenté cette demande le jour même où l’Accusation a déposé son mémoire préalable au procès, c’est-à-dire plus d’un an après que son client l’eût désigné pour le représenter11. Le conseil de Musliu ne fournit aucune explication à ce retard. Le retard pris par le conseil ne saurait justifier une prorogation de délai. Cet argument est rejeté.

d) Nomination du conseil principal

10. Le conseil de Musliu fait valoir que le conseil principal n’a toujours pas été nommé en l’espèce et s’attend à ce que celui-ci soit désigné sous peu pour représenter Isak Musliu. Sans s’expliquer sur les raisons de ce retard, il indique que « la contribution que le conseil principal doit apporter à l’élaboration du mémoire préalable au procès est de la plus haute importance pour la cause de M. Musliu12  ». La Chambre de première instance n’est pas de cet avis. Même si la contribution d’un conseil nouvellement désigné, fûtil conseil principal, peut être d’une certaine aide, la Chambre de première instance estime qu’il ne s’agit pas là d’une circonstance exceptionnelle pouvant justifier une prorogation de délai en application de l’article  127 du Règlement. Ce grief est rejeté.

11. Toutefois, la Chambre de première instance est consciente que la présente décision est rendue le dernier jour ouvrable avant la date prévue pour le dépôt par les accusés des mémoires préalables au procès. Tenant compte de cette circonstance exceptionnelle , la Chambre de première instance accorde aux conseils des accusés un délai supplémentaire de deux semaines, fixant la date de dépôt de leurs mémoires préalables au procès au 24 mai 2004 au plus tard.

EN APPLICATION de l’article 127 du Règlement,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

PROROGE de deux semaines le délai de dépôt des mémoires de la Défense préalables au procès,

ORDONNE à l’Accusation de déposer les rapports des experts Daniel Vanek et Stéphanie Schwander-Sievers le 1er juin 2004 au plus tard,

ORDONNE aux conseils des accusés Limaj, Bala et Musliu de déposer une notification en application de l’article 94 bis B) le 1er juin 2004 au plus tard pour les rapports d’experts déjà communiqués et, concernant les rapports des experts Daniel Vanek et Stéphanie SchwanderSievers, dans les trente jours suivant la réception de ces rapports.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
_________
Alphons Orie

Le 7 mai 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Ordonnance fixant la date de dépôt des mémoires préalables au procès, 2 mars 2004.
2 - Voir article 21 du Statut du Tribunal.
3 - Article 20 du Statut.
4 - Voir article 66 A) du Règlement qui fait obligation à l’Accusation de communiquer à l’accusé, dans une langue qu’il comprend, les copies 1) des pièces jointes à l’acte d’accusation, 2) des déclarations préalables de l’accusé (le cas échant), 3) des déclarations des témoins et 4) des déclarations présentées en application de l’article 92 bis.
5 - Requête de Musliu, par. 6 ii) ; Requête de Bala, par. 3.
6 - Voir résumé du rapport de Daniel Vanek, membre du International Committee on Missing Persons (« ICMP ») figurant à la page 81 des résumés déposés le 28 février 2004 par l’Accusation en application de l’article 65 ter (témoin n° 54). L’Accusation a expliqué que le retard pris dans la communication du rapport est dû au fait que l’ICMP devait obtenir le consentement des familles concernées. Le résumé du rapport de Stéphanie Schwander-Sievers portant sur l’histoire du conflit figure à la page 70 des résumés déposés par l’Accusation en application de l’article 65 ter (témoin n° 48).
7 - La date a été fixée par le représentant de la Chambre de première instance le 25 février 2004 puis débattue de nouveau au cours de la conférence de mise en état qui s’est tenue le 28 février 2004 en présence des parties et du juge de la mise en état. Une ordonnance rendue par le juge de la mise en état a confirmé la date de dépôt des mémoires de la Défense préalables au procès.
8 - Non souligné dans l’original.
9 - Voir article 65 ter.
10 - L’Accusation a communiqué le 6 novembre 2003 le rapport de l’expert George Maat intitulé « Human Skeletal Remains from Bodies Recovered in Berisha, Kosovo », puis, le 10 décembre 2003, celui de Wim Kerkhoff intitulé « Ballistic Report from the Netherlands Forensic Institute » et, enfin, le 9 mars 2004, celui de Jose Pablo Baraybar intitulé « Findings of the Examination of Nine Sets of Human Remains Found at the Location of Berisha, Kosovo ».
11 - Le conseil de Musliu a été nommé le 20 février 2003.
12 - Requête de Musliu, par. 6 iv).