Affaire n° : IT-03-66-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker, Président
M. le Juge Krister Thelin
Mme le Juge Christine Van Den Wyngaert

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
22 novembre 2004

LE PROCUREUR

c/

Fatmir LIMAJ
Haradin BALA
Isak MUSLIU

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS D’OBTENIR DES MESURES DE PROTECTION PENDANT LE PROCÈS

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Le Bureau du Procureur :

M. Andrew Cayley
M. Alex Whiting

Les Conseils des Accusés :

MM. Michael Mansfield et Karim A. Khan pour Fatmir Limaj
MM. Gregor Guy-Smith et Richard Harvey pour Haradin Bala
MM. Michael Topolski et Steven Powles pour Isak Musliu

I. INTRODUCTION

1. La Chambre de première instance II est saisie d’une requête de l’Accusation aux fins d’obtenir des mesures de protection pendant le procès (Prosecution’s Motion for Protected Measures Regarding Trial) (la « Requête ») déposée à titre confidentiel le 2 novembre 2004, par laquelle elle demande que des mesures de protection spécifiques soient ordonnées en faveur de douze témoins (les « Témoins1 »), en application des articles 20, 21 et 22 du Statut du Tribunal (le « Statut ») et des articles 54, 69, 75 et 79 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »). Le 10 novembre 2004, lors d’une réunion organisée en application de l’article 65 ter, les conseils d’Isak Musliu ont informé la Chambre de première instance qu’ils ne s’opposaient pas à la Requête. Les conseils de Fatmir Limaj et de Haradin Bala ne se sont pas prononcés sur la question lors de cette réunion, et n’ont pas déposé de réponse en ce sens dans les délais fixés par l’article 126 bis du Règlement. Le 22 novembre 2004, l’Accusation a déposé à titre confidentiel un supplément à sa Requête (Prosecution’s Additional Submission Regarding Motion for Protective Measures Regarding Trial).

2. L’Accusation demande que tous les Témoins mentionnés dans la Requête soient désignés par un pseudonyme pendant le procès. En outre, elle demande que l’un des témoins soit autorisé à déposer à huis clos, et que les autres témoins puissent bénéficier des moyens d’altération de l’image et/ou de la voix.

3. L’Accusation fait en particulier valoir qu’il n’est pas besoin qu’un témoin soit victime de violences ou fasse l’objet de menaces pour que des mesures de protection lui soient accordées. En outre, elle expose en détail les circonstances concrètes qui, à ses yeux, justifient l’octroi des mesures de protection demandées, sans pour autant priver les Accusés de leur droit à un procès équitable.

II. LE DROIT

4. L’article 20 1) et 4) du Statut dispose que « [l]es audiences sont publiques à moins que la Chambre de première instance décide de les tenir à huis clos conformément à ses règles de procédure et de preuve » et que la Chambre de première instance veille, pendant le déroulement de la procédure, à ce que « les droits de l’accusé [soient] pleinement respectés et

la protection des victimes et des témoins dûment assurée ». Aux termes de l’article 21 2) du Statut, « [t]oute personne contre laquelle des accusations sont portées a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement, sous réserve des dispositions de l’article 22 du Statut » qui dispose que les mesures de protection comprennent, sans y être limitées, la tenue d’audiences à huis clos et la protection de l’identité des victimes.

5. Le Règlement se fait l’écho des dispositions du Statut, et en particulier en ses articles 75 et 79 qui prévoient respectivement qu’une Chambre peut ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité des victimes ou des témoins, à condition toutefois que lesdites mesures ne portent pas atteinte aux droits de l’accusé, et que « [l]a Chambre de première instance peut ordonner que la presse et le public soient exclus de la salle pendant tout ou partie de l’audience [...] ii) pour assurer la sécurité et la protection d’une victime ou d’un témoin ou pour éviter la divulgation de son identité en conformité à l’article 75 [...] ». Il ressort de la jurisprudence du Tribunal que « les audiences doivent être publiques sauf si, pour des motifs convaincants, il en est décidé autrement2 ».

6. La Chambre de première instance rappelle que c’est à la partie demandant les mesures de protection de justifier, dans chaque cas, pourquoi il y a lieu d’accorder de telles mesures3. La déposition du témoin doit être importante pour l’argumentation de la partie requérante qui doit également démontrer que, si le public venait à apprendre que le témoin a déposé, sa sécurité ou celle de sa famille serait réellement menacée ; de fait, il ne suffit pas de faire valoir que le témoin est inquiet, en général, pour sa sécurité4. En conséquence, la Chambre de première instance doit être convaincue, au vu des raisons spécifiques qui lui sont présentées, du bien-fondé des craintes exprimées.

III. EXAMEN

7. La Chambre de première instance va à présent examiner les mesures de protection demandées. Plus la mesure de protection demandée est extrême, plus l’obligation du requérant de prouver l’existence du risque invoqué est impérieuse5. Cela s’explique par le fait que l’octroi de mesures de protection exige de la Chambre de première instance de mettre en balance deux intérêts contradictoires : d’une part, le droit des Accusés à être jugés équitablement et publiquement, et, d’autre part, la protection de la sécurité et de la vie privée des victimes. La Chambre de première instance doit, en conséquence, se montrer plus prudente lorsqu’elle examine les circonstances que les parties mettent en avant pour demander, en application de l’article 79 du Règlement, la tenue d’audiences à huis clos. La Chambre de première instance considère, en particulier, que le huis clos est une mesure qui ne doit être accordée que s’il est démontré que la perspective d’une déposition publique expose le témoin ou sa famille à un risque réel, que ce risque est suffisamment fondé, qu’il n’existe aucune autre mesure moins restrictive susceptible de répondre, comme il convient, aux inquiétudes légitimes du témoin, ou lorsque d’autres circonstances tout à fait exceptionnelles le justifient6.

8. La Chambre fait d’emblée observer que la Chambre de première instance saisie précédemment de la présente espèce a rendu une série de décisions portant mesures de protection, et, en particulier, les décisions du 30 septembre 2003 et du 18 décembre 20037. Des mesures de protection ont été alors accordées, certaines d’entre elles en faveur des témoins aujourd’hui visés dans la Requête8. Ces mesures de protection, y compris l’utilisation d’un pseudonyme, sont toujours en vigueur9.

9. S’agissant du témoin dont l’Accusation voudrait recueillir la déposition à huis clos, la Chambre de première instance estime que, compte tenu de la nature très sensible de son témoignage et de l’endroit où il réside actuellement, ce témoin et sa famille courront un risque réel s’il vient à comparaître en audience publique. De plus, la Chambre de première instance considère qu’il n’existe aucune autre mesure moins restrictive susceptible de répondre, comme il convient, aux inquiétudes légitimes du témoin dès lors que le contenu de son témoignage permettrait de l’identifier.

10. La Chambre de première instance relève qu’en l’espèce, tous les Témoins sont des victimes ou présentent un lien avec les victimes. L’Accusation fait valoir que la plupart des Témoins étaient détenus au camp de Llapushnik et, qu’en raison de leur lien avec la présente affaire, certains ont fait l’objet de menaces et d’intimidation et l’un d’entre eux a été, par le passé, la cible de tentatives d’assassinat. En outre, se fondant sur leur propre expérience, les Témoins se sont, pour la plupart, dits sérieusement préoccupés de leur sécurité et celle de leur famille. La Chambre de première instance prend acte et tient dûment compte de l’endroit où ces Témoins résident actuellement.

11. Compte tenu de la nature des éléments de preuve que l’Accusation cherchera à obtenir de ces Témoins, la Chambre de première instance estime que l’importance de ces éléments de preuve pour l’argumentation de l’Accusation a été démontrée.

12. Vu ce qui précède, la Chambre de première instance est convaincue qu’il existe des éléments objectifs démontrant la probabilité réelle du danger ou du risque couru par les Témoins, et que, dans les circonstances actuelles, les mesures de protection demandées ne portent pas atteinte aux droits des Accusés.

IV. DISPOSITIF

Par ces motifs,

EN APPLICATION des articles 20, 21 et 22 du Statut et des articles 54, 75 et 79 du Règlement, la Chambre de première instance

FAIT DROIT à la Requête

ET ORDONNE ce qui suit :

1) Les Témoins seront identifiés et désignés par les pseudonymes utilisés dans la Requête. Ces pseudonymes seront employés chaque fois qu’il sera fait référence aux Témoins dans le cadre d’une procédure devant le Tribunal.

2) Le nom, l’adresse et les coordonnées des Témoins ainsi que toute information permettant de les identifier seront tenus secrets à compter de la date de la présente décision et ne figureront dans aucun document du Tribunal accessible au public.

3) Dans la mesure où le nom, l’adresse et les coordonnées des Témoins ou toute autre information permettant de les identifier figurent déjà dans des documents du Tribunal accessibles au public, ils en seront supprimés.

4) Dans la mesure où le nom des Témoins, toute autre information permettant de les identifier ou leurs coordonnées sont connus de la Défense ou de ses représentants, ils ne seront pas communiqués au public.

5) La Défense ou ses représentants ne communiqueront pas à des tiers des informations permettant d’identifier les Témoins ou leurs coordonnées, sauf si la préparation et la présentation du dossier le requièrent directement et spécifiquement. La Défense tiendra un registre de toutes les communications et indiquera à qui les informations sont communiquées, quand et à quelle fin. Ce registre sera remis à la Chambre de première instance sur sa demande.

6) La Défense restituera au Greffe tous les documents concernant les Témoins à l’issue du procès.

7) Les documents du Tribunal identifiant les Témoins ne seront communiqués ni au public ni aux médias.

8) Le public et les médias s’abstiendront de photographier, filmer ou dessiner les Témoins dans l’enceinte du Tribunal.

9) Toutes les audiences concernant les mesures de protection en faveur des Témoins se tiendront à huis clos et leur compte rendu ne sera accessible au public et aux médias qu’après avoir été vérifié par l’Accusation, en consultation avec la Section d’aide aux victimes et aux témoins.

Aux fins du présent dispositif :

Le terme « Défense », tel que défini plus haut, désigne exclusivement les accusés Fatmir LIMAJ, Haradin BALA et Isak MUSLIU, leurs conseils, les collaborateurs directs et employés de ces derniers, et toute autre personne expressément affectée par le Tribunal aux équipes de la défense des Accusés, dont le nom figure expressément sur une liste que doit tenir chaque conseil principal. Tout ajout ou suppression dans la liste initiale des personnes appartenant aux catégories susmentionnées, qui sont nécessairement identifiées et participent légitimement à la préparation de la défense, est notifié de la même manière à la Chambre de première instance dans un délai de sept jours.

Le terme « public » désigne toutes les personnes, gouvernements, organisations, entités, usagers, associations et groupes, autres que les juges du Tribunal, les membres du Greffe (qu’ils soient affectés aux Chambres ou au Greffe), l’Accusation, les Accusés, les conseils de la Défense, les assistants juridiques et autres membres de l’équipe de la Défense, leurs agents ou représentants. Le terme « public » inclut en particulier, sans s’y limiter, la famille, les amis et les relations des Accusés, les accusés et leurs conseils dans d’autres affaires portées ou actions engagées devant le Tribunal, les médias et les journalistes.

Le terme « médias » désigne toute personne travaillant pour la presse écrite et audiovisuelle, y compris les journalistes, les auteurs, le personnel des chaînes de télévision et de radio ainsi que leurs agents et représentants.

RAPPELLE que les mesures de protection ordonnées en l’espèce et en particulier dans les décisions rendues le 30 septembre 2003 et le 18 décembre 2003 restent pleinement en vigueur.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

________
Krister Thelin

Le 22 novembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. La Requête concerne les douze témoins suivants : témoin L–03, témoin L–27, témoin L–02, témoin L–01, témoin L–04, témoin L–05, témoin L–06, témoin L–07, témoin L–10, témoin L–11, témoin L–15 et témoin L–84.
2. Le Procureur c/ Radoslav Brdjanin, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection, 3 juillet 2000, par. 53.
3. Le Procureur c/ Pavle Strugar et consorts, Order on the Prosecution’s Motions for Protective Measures, 16 janvier 2002, p. 5.
4. Le Procureur c/ Dusko Tadic, Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par le Procureur aux fins d’obtenir des mesures de protection pour les victimes et les témoins, 10 août 1995, par. 62 à 66. Voir aussi Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, Décision sur la requête du Procureur en date du 17 octobre 1996 aux fins des mesures de protection des victimes et des témoins, 5 novembre 1996 ; Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de mesures de protection en faveur de certains témoins (Bosnie) (la « Décision Milosevic »), 30 juillet 2002.
5. Décision Milosevic, par. 5.
6. Ibidem, par. 6.
7. Décision relative à la requête du Procureur aux fins de mesures de protection portant sur son obligation de communication, 30 septembre 2003 ; Ordonnance relative à la deuxième requête du Procureur aux fins de mesures de protection portant sur son obligation de communication, 18 décembre 2003. Voir aussi Décision relative à la requête de la Défense aux fins du respect par l’Accusation des dispositions de l’article 66 A) du Règlement et à la demande de mesures de protection présentée par l’Accusation, 28 avril 2003.
8. Dans sa décision du 30 septembre 2003, la précédente Chambre de première instance a accordé des mesures de protection en faveur du témoin L–02, du témoin L–04, du témoin L–05, du témoin L–06, du témoin L–07 et du témoin L–08. Dans sa décision rendue le 18 décembre 2003, elle ordonné des mesures de protection en faveur du témoin L–11, du témoin L–18, du témoin L–10, du témoin L–12, du témoin L–01, du témoin L–19, du témoin L–21 et du témoin L–22.
9. Seuls les témoins suivants ne bénéficient en ce moment d’aucune mesure de protection : le témoin L–03, le témoin L–27, le témoin L–15 et le témoin L–84.