Affaire n° : IT-03-66-T

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE II

Composée comme suit :
M. le Juge Kevin Parker, Président
M. le Juge Krister Thelin
Mme le Juge Christine Van Den Wyngaert

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
10 décembre 2004

LE PROCUREUR

c/

Fatmir LIMAJ
Haradin BALA
Isak MUSLIU

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE CONCERNANT LE « RÉCOLEMENT » DES TÉMOINS PAR L’ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

M. Andrew Cayley
M. Alex Whiting
M. Julian Nicholls
M. Colin Black

Les Conseils des Accusés :

MM. Michael Mansfield et Karim A. A. Khan, pour Fatmir Limaj
MM. Gregor Guy-Smith et Richard Harvey, pour Haradin Bala
MM. Michael Topolski et Steven Powles, pour Isak Musliu

 

La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 est saisie d’une requête1 des conseils de la Défense des trois accusés en l’espèce (la « Défense »), présentée en application de l’article 73 du Règlement afin qu’il soit enjoint à l’Accusation de cesser immédiatement de procéder au « récolement » des témoins, ou qu’à défaut, un représentant de la Défense soit autorisé à assister à ces séances ou que l’Accusation lui en communique un enregistrement audio ou vidéo. L’Accusation a déposé sa réponse le 3 décembre 20042 et la Défense sa réplique le 6 décembre 20043.

Vu les écritures déposées par les parties, la Chambre estime qu’il n’est pas nécessaire d’entendre plus avant leurs arguments pour examiner la requête.

La Défense avance à l’appui de sa requête qu’elle n’est pas certaine qu’il soit nécessaire que l’Accusation procède au récolement des témoins, ces derniers ayant déjà fait une ou plusieurs déclarations aux enquêteurs de la MINUK avant d’être interrogés par un enquêteur du Tribunal international. La Défense s’oppose au récolement des témoins allant au-delà de la simple clarification de ce qui est susceptible de ne constituer que « quelques questions », et plus particulièrement au fait que les conseils de l’Accusation passent plusieurs heures avec ces témoins avant leur déposition.

La Défense affirme que cette pratique peut compromettre l’équité du procès. En particulier, elle insiste sur le fait qu’il se pourrait que les conseils de l’Accusation posent des questions orientées aux témoins avant qu’ils ne déposent. Elle a clairement précisé à l’audience qu’il ne s’agissait là que d’une hypothèse et qu’il y avait un risque que cela se produise.

En réplique, il est fait valoir que le récolement d’un témoin « va bien au-delà de la préparation du témoin qui fait partie intégrante du recueil de témoignages sensibles ». Il est indiqué que cette pratique, notamment les nombreuses réunions qui y sont consacrées, revient par essence à « interroger de nouveau » le témoin et va au-delà de ce que l’on « entend habituellement » par le récolement d’un témoin. Il est précisé qu’il conviendrait de parler d’« instruction » plutôt que de « récolement ».

La Défense fait en outre valoir que le récolement des témoins par l’Accusation semble être une tentative d’usurper le rôle de la Section d’aide aux victimes et aux témoins du Tribunal ou de faire inutilement double emploi.

La Défense avance qu’elle cherche à éviter que les témoignages soient préparés, ce qui pourrait empêcher les témoins de fournir un récit complet et exact des événements.

En réponse, l’Accusation rétorque que le récolement des témoins est une pratique admise et bien établie au Tribunal, et qu’elle remplit plusieurs fonctions importantes pour les témoins et l’administration de la justice. L’Accusation ajoute qu’une telle pratique ne porte aucun préjudice et, en substance, que ses caractéristiques, auxquelles se réfère la Défense, n’ont jamais été invoquées pour justifier une remise en cause ou une modification de cette pratique qui a toujours eu cours au Tribunal.

Le récolement des témoins par l’Accusation et par la Défense est une pratique qui a été mise en place et admise depuis la création du Tribunal. Elle n’est pas propre à la présente Chambre. Il s’agit d’une pratique largement répandue dans les systèmes de droit où la procédure est accusatoire.

Elle présente un certain nombre d’avantages pour la bonne marche de la justice, dont certains peuvent aider un témoin à mieux affronter l’épreuve de la déposition.

Il y a lieu de rappeler que le récolement d’un témoin vise à identifier en tous points les faits connus de celui-ci se rapportant aux chefs d’accusations dont il est question. Il n’y avait pas d’acte d’accusation lorsque les premiers interrogatoires ont été menés. Les questions qui semblaient pertinentes ou non au cours de l’enquête devront sans doute être approfondies compte tenu des accusations précises dont font l’objet les accusés, ainsi que de la manière dont l’Accusation a décidé de présenter ses moyens pour les étayer, et en raison des divergences de vues d’ordre professionnel entre le Substitut du Procureur et les anciens enquêteurs.

Dans les affaires portées devant le Tribunal, dont la présente espèce, il convient également de tenir compte du fait que les événements qui sous-tendent les accusations ont eu lieu il y a plusieurs années. Il y a longtemps que les enquêteurs ont mené leurs interrogatoires. Il est possible, dans ces conditions, d’aider un témoin à raviver ses souvenirs en l’interrogeant en détail sur des faits pertinents avant sa déposition. Le récolement du témoin consistera également à examiner en détail les lacunes et les divergences entre ce dont il se souvient et ses déclarations précédentes. En particulier, cette pratique peut permettre de faire pendant le procès une présentation plus précise, plus complète, plus méthodique et plus efficace d’un témoignage.

Plus important encore, le récolement des témoins permet à l’Accusation de relever des divergences entre leurs différents récits, surtout les plus récents, et d’en faire part à la Défense avant qu’ils ne déposent, ce qui réduit ainsi la probabilité que la Défense soit totalement prise au dépourvu.

Il est avancé qu’en l’espèce, les séances de récolement de certains témoins seraient trop nombreuses, ce qui a donné à supposer que de tels excès pourraient résulter du non-respect ou de l’irrégularité des procédures. Selon la Chambre, un grand nombre d’éléments déjà identifiés dans ces observations, ainsi que la variété et la nature des éléments factuels et procéduraux à analyser, dont le besoin de traduction augmente les délais d’attente, permettent de justifier des séances de récolement d’une durée équivalente à celle indiquée dans ces écritures.

À cet égard, ce qui importe, c’est davantage la durée totale de l’ensemble de ces séances que leur nombre en tant que tel.

Ce qui présente également un intérêt particulier, ce sont les différences culturelles auxquelles sont confrontés la plupart des témoins en l’espèce lorsqu’ils se rendent à La Haye et qu’il leur est demandé de décrire en détail, dans un cadre formel, des événements éprouvants qui se sont déroulés il y a longtemps et ce, en répondant à des questions structurées et précises, traduites à partir d’une autre langue. Une telle situation demande également du temps pour préparer un témoin à faire face comme il se doit au stress qu’occasionne le procès. Selon la Chambre, ces questions relèvent à juste titre du récolement des témoins et non des différentes formes de soutien fourni par la Section d’aide aux victimes et aux témoins.

Les autres questions préoccupant la Défense sont vraiment inhérentes à la procédure de récolement établie et admise au Tribunal. Il existe des règles claires concernant la conduite professionnelle que doivent adopter les conseils de l’Accusation lorsqu’ils procèdent au récolement d’un témoin. Au vu des arguments qui lui ont été présentés, la Chambre n’est pas persuadée qu’il y a lieu de penser que l’Accusation a dérogé à ces règles, ni qu’elle risque de le faire au point de justifier une intervention de sa part.

La Chambre ne prendra pas les mesures demandées.

La Défense cherche également à invoquer des arguments qui constituent en réalité des questions distinctes. Il s’agit en l’occurrence de la notification tardive de nouveaux éléments et de l’absence de déclarations signées concernant des éléments de preuve nouveaux ou modifiés. Qui plus est, elle n’a pas été informée de l’existence de tels éléments de preuve dans la langue de l’Accusé, à savoir l’albanais.

La notification tardive d’éléments de preuve peut nécessiter que des mesures soient prises pour compenser les difficultés qui en résultent pour la Défense. Cela dépendra des circonstances. Chaque situation sera examinée au cas par cas. Il n’y a pas suffisamment de raisons justifiant la demande d’une déclaration signée, sauf peut-être lorsque l’objet de la notification d’un élément nouveau ou modifié est conséquent. L’Accusation s’est proposée de communiquer à l’avenir à la Défense des traductions en albanais. Il est donc inutile de débattre plus avant de ce point.

Par ces motifs, la requête est rejetée.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
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Kevin Parker

Le 10 décembre 2004
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1. Voir compte rendu d’audience dans l’affaire Le Procureur c/ Fatmir Limaj et consorts, n° IT-03-66-PT, p. 1147 à 1170.
2. Le Procureur c/ Fatmir Limaj et consorts, affaire n° IT-03-66-PT, Prosecution’s Response to "Defence Motion on Prosecution Practice of Proofing Witnesses", 3 décembre 2004.
3. Le Procureur c/ Fatmir Limaj et consorts, affaire n° IT-03-66-PT, Defence Reply to "Prosecution’s Response to Defence Motion on Prosecution Practice of Proofing Witnesses", 6 décembre 2004.