Affaire n° : IT-00-41-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Liu Daqun, Président

M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Alphons Orie

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
27 mars 2003

LE PROCUREUR

c/

PASKO LJUBICIC

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DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DU PROCUREUR AUX FINS DE CLARIFICATION ET DE MODIFICATION D’ORDONNANCES ACCORDANT À PAŠKO LJUBICIC L’ACCÈS À DES PIÈCES CONFIDENTIELLES DANS D’AUTRES AFFAIRES

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Le Bureau du Procureur

M. Norman Farrell
M. Mark Harmon

Le conseil de Pasko Ljubicic

M. Tomislav Jonjic

 

1. La Chambre de première instance (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie de trois requêtes (les « Requêtes ») par lesquelles l’Accusation demande la clarification et la modification d’une ordonnance et de deux décisions (les « Ordonnances »), rendues par la Chambre, accordant à Pasko Ljubicic l’accès à des pièces confidentielles dans les affaires Le Procureur c/ Kupreskic et consorts, Le Procureur c/ Furundzija et Le Procureur c/ Aleksovski.

2. Les documents suivants ont été déposés :

Concernant l’« ordonnance » rendue par la Chambre le 27 novembre 2002 :

- « Réponse préalable de l’Accusation et requête aux fins de clarification de l’ "Ordonnance relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels dans l’affaire Le Procureur c/ Kupreskic et consorts" » (Prosecution’s Preliminary Response and Motion for Clarification to ‘Order concerning Motion Filed by Pasko Ljubicic for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits in Prosecutor v. Kupreskic et al.’), déposée le 20 février 2003,

- « Réplique de la Défense à la réponse préalable de l’Accusation et à la requête aux fins de clarification de l’"Ordonnance relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels dans l’affaire Le Procureur c/ Kupreskic et consorts" » (Defence Response to Prosecution’s Preliminary Response and Motion for Clarification to ‘Order concerning Motion Filed by Pasko Ljubicic for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits in Prosecutor v. Kupreskic et al.’), déposée le 5 mars 2003,

Concernant la « décision » de la Chambre, également rendue le 27 novembre 2002  :

- « Réponse préalable de l’Accusation et requête aux fins de clarification de la "Décision relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels dans l’affaire Le Procureur c/ Anto Furundzija" » (Prosecution’s Preliminary Response and Motion for Clarification to ‘Decision on Pasko Llubicic’s Motion for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits in Prosecutor v. Anto Furundzija’'), déposée le 21 février 2003,

- « Réplique de la Défense à la réponse préalable de l’Accusation et à la requête aux fins de clarification de la "Décision relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels dans l’affaire Le Procureur c/ Anto Furundzija " » (Defence Response to Prosecution’s Preliminary Response and Motion for Clarification to ‘Order concerning Motion Filed by Pasko Ljubicic for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits in Prosecutor v. Anto Furundzija’), déposée le 6 mars 2003,

Concernant la décision rendue par la Chambre le 2 décembre 2002 :

- « Réponse préalable de l’Accusation et requête aux fins de clarification de la "Décision relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels dans l’affaire Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski" » (Prosecution’s Preliminary Response and Motion for Clarification to ‘Decision on Pasko Ljubicic’s Motion for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits in Prosecutor v. Zlatko Aleksovski’), déposée le 21 février 2003,

- « Réplique de la Défense à la réponse préalable de l’Accusation et à la requête aux fins de clarification de la "Décision relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des pièces jointes, des comptes rendus d’audience et des pièces à conviction confidentiels dans l’affaire Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski " » (Defence Response to Prosecution’s Preliminary Response and Motion for Clarification to ‘Order concerning Motion Filed by Pasko Ljubicic for Access to Confidential Supporting Material, Transcripts and Exhibits in Prosecutor v. Zlatko Aleksovski’), déposée le 6 mars 2003.

3. Les trois Requêtes sont pratiquement identiques, tout comme les répliques de la Défense, qui s’oppose uniformément aux Requêtes au motif que les Ordonnances maintiennent une protection suffisante des informations confidentielles et que la demande de mesures supplémentaires est de ce fait injustifiée. La Chambre a jugé bon de se prononcer sur les Requêtes dans une seule décision.

4. L’Accusation souligne qu’à l’époque du dépôt des Requêtes, elle n’avait pas encore fait officiellement connaître au Greffe sa position sur la question des Ordonnances . En outre, elle n’avait pas encore établi si le Greffe avait déjà mis les Ordonnances à exécution1. La Chambre fait observer qu’il s’est écoulé pratiquement trois mois entre la date à laquelle les Ordonnances ont été rendues et le dépôt des Requêtes. L’Accusation avait amplement le temps de se renseigner et d’informer la Chambre de l’état d’avancement des mesures prises pour exécuter les Ordonnances et de toute difficulté qui aurait pu être rencontrée.

5. Dans les Requêtes, l’Accusation demande des éclaircissements sur le deuxième point commun aux dispositifs des Ordonnances. Elle déclare avoir conclu qu’aucune de ses propres pièces identifiées dans les Ordonnances ne relève de l’article 70 du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »). Toutefois, elle fait observer qu’elle n’est pas elle-même en mesure d’entrer en rapport avec les personnes ayant fourni des pièces visées audit article au nom des accusés dans les trois affaires en question2.

6. L’Accusation a raison d’indiquer que la disposition, commune aux Ordonnances, relative à l’accès à des pièces visées à l’article 70 du Règlement — disposition selon laquelle l’Accusation « ne divulguera [c]es documents […] qu’après en avoir obtenu l’autorisation préalable auprès des personnes ou entités qui les ont fournis [et] [e]lle est tenue d’en aviser le Greffe » — concerne spécifiquement des pièces visées audit article et provenant de sources de l’Accusation, et qu’elle ne porte sur aucun document émanant de sources de la Défense, documents auxquels l’accès devrait être dûment autorisé. La Chambre aborde cette question dans le dispositif de la présente Décision.

7. Dans les Requêtes, l’Accusation demande également à la Chambre des « conseils  » sur la procédure à suivre concernant le nombre semble-t-il grandissant de demandes d’accès à des documents déposées devant le Tribunal. Tout en reconnaissant que chacune de ces demandes doit être examinée à la lumière de ses caractéristiques propres, l’Accusation propose une procédure uniforme à suivre lorsqu’il y est fait droit et ce, pour éviter, dit-elle, d’« éventuelles incohérences » dans le traitement de témoins protégés3. Selon elle, lorsqu’il s’agit de comptes rendus de témoignages confidentiels, il conviendrait a) d’entrer en rapport avec les témoins en question afin de vérifier auprès d’eux si de nouvelles craintes pour leur sécurité justifient des mesures de protection supplémentaires, et b) de supprimer dans les comptes rendus toutes les références à leur identité qui révéleraient qu’ils ont déjà déposé devant le Tribunal. L’Accusation s’appuie sur une ordonnance par laquelle la Chambre d'appel a accordé à Pasko Ljubicic l’accès à des pièces dans l’affaire Kordic et Cerkez4. Selon elle, en ordonnant que l’on consulte des témoins et d’autres parties intéressées avant d’accorder l’accès à des pièces et que l’on supprime dans ces pièces toute référence à l’identité d’un témoin, la Chambre d'appel a reconnu qu’un témoin dont on se propose de révéler l’identité à un accusé autre que celui à propos duquel il a accepté de déposer peut courir des risques imprévus ou avoir des raisons de s’inquiéter5.

8. Dans ses Ordonnances, la Chambre a fait remarquer que les recoupements dans le temps, dans l’espace et sur le fond observés entre les circonstances présumées de l’affaire Pasko Ljubicic et celles des affaires Kupreskic et consorts , Furundzija et Aleksovski permettent de conclure qu’il est fort probable que l’accès à des pièces jointes, comptes rendus d’audience et pièces à conviction confidentiels dans ces trois affaires pourrait apporter à Pasko Ljubicic une aide non négligeable6. La Chambre a jugé qu’il lui incombait de concilier, d’une part, le droit d’un accusé de rechercher des informations émanant de toute source susceptible de l’aider dans la préparation de sa défense et, d’autre part, la nécessité de protéger des témoins et l’intégrité des informations obtenues à titre confidentiel. Ainsi, elle a accordé l’accès demandé, sous réserve des mesures de protection strictes détaillées dans les Ordonnances.

9. Comme elle l’a explicitement dit dans les Ordonnances, la Chambre a tenu compte, dans sa décision, de l’ordonnance rendue par la Chambre d'appel dans l’affaire Kordic et Cerkez. La Chambre n’est pas convaincue par l’argument de l’Accusation selon lequel la procédure adaptée par la Chambre d'appel aux circonstances de ladite affaire7, ou la version plus élaborée et assez difficile à appliquer de cette procédure proposée par le Procureur dans ses Requêtes, devrait être la procédure imposée uniformément par des ordonnances aux fins d’accès. Comme l’Accusation le reconnaît, la Chambre d'appel n’a pas imposé cette procédure onéreuse dans une décision rendue ultérieurement8. Elle admet également que le paragraphe C) de l’article 75 du Règlement (ajouté en vertu d’une décision prise lors de la 27e session plénière du 12 décembre 2002) confère à la Section d’aide aux victimes et aux témoins du Tribunal la tâche de « s’assure[r] qu’avant de comparaître, le témoin a bien été informé que son témoignage et son identité pourront être divulgués ultérieurement dans une autre affaire », en application du paragraphe F) du même article 75.

10. En conséquence, la demande générale de l’Accusation est rejetée.

11. En outre, s’agissant de la demande plus spécifique de l’Accusation, la Chambre n’est pas convaincue que les mesures jugées appropriées par la Chambre d'appel dans l’affaire Kordic et Cerkez soient nécessaires pour atteindre le niveau souhaitable de protection des témoins et des informations dans les trois affaires visées dans les Ordonnances. Dans les Ordonnances, la Chambre, entre autres, interdit à Pasko  Ljubicic et à son conseil de divulguer les informations visées ou de prendre contact avec les témoins en question sans en demander d’abord l’autorisation à la Chambre. Des mesures similaires ont été jugées suffisantes dans d’autres affaires portées devant la présente Chambre et devant d’autres chambres de première instance9. En s’opposant aux Requêtes, le conseil de Pasko Ljubicic a dûment et pleinement reconnu ses obligations à cet égard10. Si des mesures de protection plus complexes peuvent occasionnellement être jugées appropriées, l’Accusation n’a pas démontré que, dans les circonstances propres aux affaires en question ici, le niveau de protection imposé par les Ordonnances était insuffisant.

PAR CES MOTIFS, LA CHAMBRE :

EN APPLICATION des articles 21 du Statut et 54 et 75 du Règlement,

REJETTE les Requêtes,

DEMANDE au Greffier de fournir copie de la présente Décision aux anciens accusés jugés dans les trois affaires susmentionnées, à savoir à Zoran Kupreskic, Mirjan Kupreskic, Vlatko Kupreskic, Drago Josipovic, Vladimir Santic, Anto Furundzija et Zlatko Aleksovski, ou à leurs conseils, selon qu’il conviendra dans chaque cas,

ORDONNE aux personnes susmentionnées, ou selon le cas à leurs conseils, d’informer le Greffier, dans un délai de trois (3) semaines à compter de la date de la présente Décision, de la présence dans le dossier de leurs affaires respectives de toute pièce confidentielle dont la présentation est assujettie au consentement de la personne qui en est la source, en application du paragraphe C) de l’article 70 du Règlement, et leur ORDONNE de demander son accord à la source de la pièce et d’informer sans délai le Greffier du résultat de cette requête ;

DEMANDE au Greffier d’accorder au conseil de Pasko Ljubicic l’accès aux dossiers pertinents à l’issue de la période susmentionnée de trois semaines après en avoir supprimé toute pièce visée par la procédure de notification susvisée, étant entendu que l’accès à ces dernières ne sera accordé qu’une fois obtenu l’accord de leurs sources.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
____________
Juge Liu Daqun

Le 27 mars 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Requêtes, par. 6.
2 - Id., par. 10 et 11.
3 - Id., par. 14.
4 - Le Procureur c/ Dario Kordic et Mario Cerkez, « Ordonnance relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des documents confidentiels — pièces jointes, comptes rendus d’audience et pièces à conviction — dans l’affaire Kordic et Cerkez », 19 juillet 2002.
5 - Requêtes, par. 20.
6 - Dans chacune des Ordonnances, la présentation du droit applicable est conforme aux principes énoncés par la Chambre d'appel, dans l’ordonnance susmentionnée du 19 juillet 2002 par exemple.
7 - Ces circonstances étaient extrêmement différentes de celles des affaires visées en l’espèce, comme l’indique clairement la lecture de l’ordonnance de la Chambre d'appel.
8 - Voir Le Procureur c/ Tihomir Blaskic, « Décision relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’avoir accès à des pièces, comptes rendus d’audience et pièces à conviction confidentiels », 4 décembre 2002.
9 - Voir, par exemple, Le Procureur c/ Pasko Ljubicic, « Décision relative à la "Requête conjointe d’Enver Hadzihasanovic, Mehmed Alagic et Amir Kubura aux fins d’accéder à des comptes rendus et pièces à conviction constituant des pièces justificatives confidentielles en l’espèce" », 28 juin 2002 ; et Le Procureur c/ Enver Hadzihasanovic, Mehmed Alagic et Amir Kubura, « Ordonnance relative à la requête de Pasko Ljubicic aux fins d’accéder à des pièces justificatives confidentielles », 30 mai 2002.
10 - Paragraphe 4 des réponses de la Défense.