Affaire no : IT-95-11-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Alphonsus Orie, Président
M. le Juge Amin El Mahdi
M. le Juge Joaquín Martín Canivel

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
5 septembre 2003

LE PROCUREUR

C/

MILAN MARTIC

______________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE DÉPOSER UN ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ ET RELATIVE À LA DEUXIÈME EXCEPTION PRÉJUDICIELLE CONCERNANT L’ACTE D’ACCUSATION MODIFIÉ

_____________________________________________________________________

Le Bureau du Procureur :

Mme Hildegard Uertz-Retzlaff
M. Alex Whiting
Mme Sabine Bauer

Le conseil de l’accusé :

M. Predrag Milovancevic

 

I. INTRODUCTION

1. LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE I (la « Chambre ») du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal ») est saisie d’une exception préjudicielle concernant l’Acte d’accusation modifié, déposée le 29 juillet 2003 par l’accusé en application de l’article 72 A) ii) du Règlement de procédure et de preuve (Preliminary Motion filed by the Accused Pursuant to Rule 72A(ii) of the Rules on Procedure and Evidence Against the Amended Indictment ) (la « Deuxième Exception préjudicielle »).

2. La Deuxième Exception préjudicielle fait suite à la « Décision relative à l’Exception préjudicielle concernant l’Acte d’accusation modifié », rendue par la Chambre le 2 juin 2003 (la « Décision du 2 juin 2003 ») à propos de l’exception préjudicielle concernant la version corrigée de l’Acte d’accusation modifié datée du 18 décembre 2002 (Preliminary Motion against the Corrected Amended Indictment dated 18 December 2002) (la « Première Exception préjudicielle ») et à la « Requête de l’Accusation aux fins de déposer un nouvel acte d’accusation modifié en application de la Décision de la Chambre de première instance relative à l’Exception préjudicielle concernant l’Acte d’accusation modifié » (la « Requête de l’Accusation aux fins de déposer un nouvel acte d’accusation modifié »), déposée le 14 juillet 2003 en même temps qu’une annexe contenant le projet d’acte d’accusation modifié (le « Deuxième Acte d’accusation modifié »).

3. L’Accusation a également déposé, le 1er août 2003, une réponse à la Deuxième Exception préjudicielle déposée par l’accusé en application de l’article 72 A) ii) du Règlement SProsecution’s Response to the Accused’s Second Preliminary Motion Filed Pursuant to Rule 72(A)(ii)C (la « Réponse de l’Accusation »), dans laquelle elle expose les raisons pour lesquelles elle rejette les arguments avancés dans la Deuxième Exception préjudicielle.

4. Pour rendre la présente Décision, la Chambre examinera la Requête de l’Accusation aux fins de déposer un nouvel acte d’accusation modifié et la Deuxième Exception préjudicielle, ainsi que la Réponse de l’Accusation.

 

II. ARGUMENTATION DES PARTIES

5. En application de la Décision du 2 juin 20031, l’Accusation a déposé le Deuxième Acte d’accusation modifié, après modification des paragraphes 42 et 43 et ajout de l’Annexe III afin d’apporter davantage de précisions quant aux statistiques figurant au paragraphe 44. Notamment, dans la nouvelle version du paragraphe 43, il est précisé que dans ce qu’on appelle le District autonome serbe (SAO) de Krajina et dans la Région autonome de Krajina (RAK), à l’intérieur de certaines municipalités majoritairement serbes, il existait des villes, des villages, des hameaux et des quartiers majoritairement non serbes. À l’Annexe III, figurent les données statistiques du recensement effectué en 1991 ventilées par municipalité pour la SAO de Krajina et la RAK. Y figure également la composition de la population de certains villages mentionnés aux paragraphes 26 à 36 de l’Acte d’accusation modifié (Chefs 2 à 4).

6. Enfin, l’Accusation a modifié d’office certains noms aux Annexes I et II de l’Acte d’accusation modifié pour mieux refléter l’état actuel des éléments qu’elle a recueillis par voie d’enquêtes et d’autres procédures devant le Tribunal. Il en résulte que le nombre total de victimes présumées indiqué aux paragraphes 28, 29, 30, 35 et 52 du Deuxième Acte d’accusation modifié diffère légèrement de celui figurant dans l’Acte d’accusation modifié.

7. Dans sa Deuxième Exception préjudicielle, la Défense prétend que le Deuxième Acte d’accusation modifié proposé par l’Accusation ne respecte pas les articles 18 4), 21 2) et 21 4) a) et b) du Statut du Tribunal et l’article 47 C) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), en raison des « imprécisions et des incohérences » apparaissant dans la nouvelle version des paragraphes 42 à 45.

8. Plus précisément, la Défense affirme qu’il y a incohérence entre d’une part ce que dit l’Accusation, à savoir qu’il existait, à l’intérieur de la SAO de Krajina à majorité serbe et des municipalités serbes de la RAK, des villes, des villages, des hameaux et des quartiers non serbes, et, d’autre part, les chiffres figurant au paragraphe 44 et à l’Annexe III, « qui indiquent une majorité d’habitants serbes ». Les seuls lieux à majorité non serbe cités dans le Deuxième Acte d’accusation modifié seraient les villages mentionnés à la partie III de l’Annexe III, qui fait référence aux paragraphes 26 à 36 de l’Acte d’accusation (Chefs 2 à 4). En outre, la Défense affirme que l’Annexe III, où seuls sont mentionnés les Croates et les Musulmans, ne précise pas ce que renferme la mention d’autres « civils non serbes » figurant aux paragraphes 42, 43, 45 et 23 i). Un troisième acte d’accusation modifié serait donc nécessaire pour qu’y soit précisée l’appartenance ethnique de ces autres civils non serbes qui auraient été déportés, illégalement transférés et persécutés.

9. La Défense n’a pas opposé d’objection à la nouvelle version des Annexes I et II et aux paragraphes 28, 29, 30, 35 et 52 du Deuxième Acte d’accusation modifié.

10. L’Accusation répond que le Deuxième Acte d’accusation indique clairement que les Serbes constituaient une majorité au sein de la SAO de Krajina, dans chacune des municipalités constituant la SAO de Krajina et dans les quatre municipalités identifiées de la RAK. Elle affirme toutefois qu’à l’intérieur de ces régions à majorité serbe, il y avait des villes, des villages, des hameaux et des quartiers non serbes, qui ont été pris par les forces serbes, comme il est allégué au paragraphe 43. Certaines de ces régions sont mentionnées dans la partie III de l’Annexe III et ces données constituent la base des Chefs 10 et 11, même si les Chefs 2 à 4 y font explicitement référence. Qui plus est, c’est l’Accusation qui a fourni à la Défense l’intégralité des résultats des recensements effectués en Croatie et en Bosnie-Herzégovine en 1991. Enfin, l’Accusation déclare qu’elle axera sa thèse sur l’expulsion et le transfert forcé des civils croates et musulmans de la SAO de Krajina et des municipalités de la RAK ; en ce qui concerne les autres nationalités non serbes, elles ont également été recensées en 1991.

III. EXAMEN

11. La Chambre a énoncé, dans sa Décision du 2 juin 2003, les critères à appliquer pour savoir si un acte d’accusation est suffisamment détaillé et elle s’est livrée, en appliquant ces critères, à un examen attentif des arguments des parties à propos de l’Acte d’accusation modifié. La Chambre tient notamment à rappeler que l’Accusation est tenue d’exposer clairement la nature et les motifs des accusations portées contre l’accusé, afin que ce dernier puisse préparer sa défense ; toutefois, dans l’Acte d’accusation, l’Accusation n’est nullement tenue de fournir, ni de mentionner spécifiquement, les éléments de preuve qu’elle compte faire valoir au procès pour établir les accusations formulées2.

12. La Chambre, ayant appliqué la norme susvisée au Deuxième Acte d’accusation modifié annexé à la Requête de l’Accusation aux fins de déposer un acte d’accusation modifié, conclut que les modifications apportées à l’Acte d’accusation comme suite à la Décision du 2 juin 2003 répondent avec précision à ses préoccupations. Les incohérences des paragraphes 43 et 44 ont indubitablement été levées ; l’ajout de l’Annexe III au Deuxième Acte d’accusation modifié montre bien que, d’une part, la plupart des municipalités de la région étaient majoritairement serbes et que, d’autre part, l’Accusation fonde sa thèse sur ce qui s’est passé dans les zones majoritairement non serbes à l’intérieur de ces municipalités. Avec ces informations et celles, mises à jour, contenues dans les Annexes I et II, les « faits essentiels » sont exposés de manière suffisamment circonstanciée ; l’accusé est donc suffisamment informé des accusations portées contre lui.

13. En ce qui concerne les « autres civils non serbes », leur appartenance ethnique n’est pas un fait essentiel nécessaire au stade du Deuxième Acte d’accusation modifié ; cette information pourra être communiquée en toute légitimité en vertu des articles du Règlement régissant l’administration de la preuve.

14. En ce qui concerne la nouvelle version des Annexes I et II ainsi que les paragraphes 28, 29, 30, 35 et 52 du Deuxième Acte d’accusation modifié, la Chambre juge bon de les accepter, puisque la Défense ne s’y est pas opposée et que les précisions apportées quant aux victimes présumées permettront à la Défense de mieux préparer son dossier.

15. La Chambre attire l’attention de la Défense sur la rigueur qui devrait normalement être observée dans toutes les écritures. Elle tient à souligner que la Défense, dans sa Deuxième Exception préjudicielle, n’a manifestement pas fait preuve de bonne foi dans sa lecture et son interprétation des modifications qu’a apportées l’Accusation en réponse aux demandes de précision de la Chambre.

PAR CES MOTIFS,

EN APPLICATION des articles 18 et 21 du Statut et des articles 72, 50 A) et 46 C) du Règlement,

FAIT DROIT à la Requête de l’Accusation aux fins de déposer un acte d’accusation modifié et de ce fait

ORDONNE à l’Accusation de déposer, dans un délai d’une semaine, auprès du Greffe le Deuxième Acte d’accusation modifié annexé à la Requête de l’Accusation aux fins de déposer un acte d’accusation modifié,

REJETTE la Deuxième Exception préjudicielle de la Défense et la DÉCLARE non fondée.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 5 septembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

__________
Juge Alphonsus Orie
Président de la Chambre de première instance

[Sceau du Tribunal]


1. La Décision du 2 juin 2003 dispose, en son passage pertinent, que « [la Chambre o]rdonne à l’Accusation de déposer un nouvel acte d’accusation modifié […] levant les incohérences manifestes des paragraphes 42 à 44 de l’Acte d’accusation, particulièrement en ce qui concerne la composition ethnique des lieux clairement identifiés aux chefs 10 et 11, et cités au chef 1, paragraphe 23, alinéa i ».
2. Voir plus particulièrement les paragraphes 4 à 6 de la Décision du 2 juin 2003.