Affaire n° : IT-02-65-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Richard May, Président

M. le Juge Patrick Robinson
M. le Juge O-Gon Kwon

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
18 septembre 2003

LE PROCUREUR

c/

ZELJKO MEAKIC
MOMCILO GRUBAN
DUSAN FUSTAR
DUSKO KNEZEVIC

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DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE RÉGLER LE CONFLIT D’INTÉRÊTS CONCERNANT JOVAN SIMIC, AVOCAT DE LA DÉFENSE

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Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
Mme Sureta Chana

Le conseil de la Défense :

M. Jovan Simic pour Zeljko Meakic

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU la Requête demandant à la Chambre de première instance de prendre acte de la renonciation à invoquer un conflit d’intérêts, faite en connaissance de cause par les accusés (Prosecutor’s Motion for the Trial Chamber to Take an Informed Waivers on the Record of Any Conflict of Interest), la « Requête », déposée par le Bureau du Procureur (l’« Accusation ») le 18 août 2003, par laquelle l’Accusation soulève la question d’un conflit d’intérêts concernant le conseil de la Défense Jovan Simic, commis d’office à l’accusé Zeljko Meakic (l’« Accusé ») en l’espèce, ainsi qu’à l’accusé Dragoljub Prcac dans l’affaire Le Procureur c/ Kvocka et consorts, actuellement en appel1,

VU les arguments suivants présentés par l’Accusation dans la Requête :

i) bien que la Décision du Greffe de commettre Me Simic à la défense de l’accusé Meakic tienne compte des déclarations déposées par MM. Meakic et Prcac, dans lesquelles ils déclarent avoir été pleinement avertis de l’existence et de la portée d’un conflit d’intérêts potentiel2, les deux accusés – et M. Meakic en particulier – devraient être informés par un conseil indépendant des conséquences de la double représentation de Me Simic (le « premier argument  »),

ii) lors des interrogatoires de M. Prcac menés par l’Accusation, et en présence de Me  Simic, M. Prcac a fait plusieurs déclarations qui, selon l’Accusation, prouvent que l’accusé Meakic occupait un poste à responsabilités dans le camp d’Omarska : l’Accusation fait valoir que Me Simic sera dès lors dans l’impossibilité d’adopter la ligne de défense selon laquelle M. Meakic n’assurait pas le commandement et le contrôle effectifs du camp d’Omarska, fonctions qui étaient assurées par un tiers ou par M. Prcac lui-même (le « deuxième argument »),

iii) le fait que M. Prcac connaissait la structure hiérarchique du camp fait de lui un témoin susceptible d’être cité par l’Accusation, la Chambre de première instance ou les autres coaccusés, une situation dont on peut supposer, d’après l’Accusation , qu’un préjudice résultera puisque Me Simic devra informer le témoin de son droit éventuel de déposer et pourra être appelé à contre-interroger son propre client, se retrouvant ainsi au centre d’un conflit d’intérêts (le « troisième argument »),

VU la réponse de la Défense à la requête demandant à la Chambre de première instance de prendre acte de la renonciation à invoquer un conflit d’intérêts, faite en connaissance de cause par les accusés (Defence Response to Prosecution Motion for the Trial Chamber to Take Informed Waivers on the Record of Any Conflict of Interest), la « Réponse de la Défense », déposée par le conseil commis d’office , Me Jovan Simic (la « Défense ») le 1er septembre 2003, par laquelle Me Simic fait notamment valoir ce qui suit :

i) compte tenu du conflit d’intérêts potentiel, Me Simic a pris les mesures nécessaires et, notamment, a entamé des discussions avec les représentants de l’Accusation et en a informé le Bureau de l’aide juridictionnelle et des questions liées à la détention  ; Me Simic a également présenté des déclarations des accusés Meakic et Prcac, selon lesquelles ces derniers acceptent d’être représentés par lui et précisent qu’il n’existe pas, à leur sens, de conflit d’intérêts,

ii) comme l’indique la déclaration de M. Meakic, l’Accusé n’entend pas contester le fait qu’il avait un grade supérieur à celui de M. Prcac au camp d’Omarska, pas plus qu’il ne conteste les faits établis par l’Accusation lors des interrogatoires de M. Prcac,

iii) quant à la possibilité que M. Prcac pourrait être cité à comparaître dans l’affaire Meakic, Me Simic fait valoir que cela suppose que M. Prcac serait prêt à déposer, ce que la Défense juge hautement improbable, puisque M. Prcac n’a pas déposé à son propre procès, et qu’en tout état de cause, il peut lui être demandé de préciser ses intentions,

ATTENDU que le Greffier est responsable au premier chef du règlement des questions liées à la commission de conseils dans le cadre du système d’aide juridictionnelle du Tribunal, conformément aux dispositions pertinentes du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »)3 ; que, toutefois, le Statut impose à la Chambre de première instance de veiller à ce que le procès soit équitable et rapide, les droits de l’accusé étant pleinement respectés,

ATTENDU que, s’agissant du comportement professionnel de conseils de la Défense , l’article 44 C) du Règlement dispose que, dans l’accomplissement de leurs devoirs, les conseils sont soumis notamment aux dispositions du Code de déontologie pour les avocats exerçant devant le Tribunal international (le « Code de déontologie  »)4,

ATTENDU que l’article 14 du Code de déontologie (« Conflit d’intérêts ») dispose, dans ses parties pertinentes, comme suit :

C) Le conseil ne représente pas un client dans une affaire à laquelle il a été personnellement et largement associé, en qualité de membre permanent ou non du personnel du Tribunal ou en toute autre qualité, à moins que le Greffier ne juge, après consultation des parties et eu égard au point de vue de la Chambre, qu’un conflit entre ses fonctions passées et présentes paraît exclu.

D) Le conseil ou son cabinet ne représente pas un client dans une affaire :

i. si cette représentation est affectée par celle d’un autre client, ou si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle le soit,

ii. si la représentation d’un autre client est affectée par celle de ce client, ou si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle le soit,

iii. si l’affaire est la même ou étroitement liée à une autre dans laquelle le conseil ou son cabinet a auparavant représenté un autre client (le « client antérieur ») et si les intérêts du client sont en grande partie opposés à ceux du client antérieur ,

iv. si le jugement professionnel qu’exerce le conseil au profit du client est affecté , ou si l’on peut raisonnablement s’attendre à ce qu’il soit affecté, par :

1. les responsabilités ou les intérêts du conseil vis-à-vis d’un tiers,

E) Si un conflit d’intérêts surgit néanmoins, le conseil :

i. avertit immédiatement et pleinement de la nature et de la portée du conflit tous les clients présents et passés susceptibles d’être affectés, et

ii. soit :

1. prend toutes les mesures nécessaires pour mettre fin au conflit d’intérêts, soit

2. demande l’accord éclairé et sans réserves de tous les clients présents et passés susceptibles d’être affectés pour pouvoir poursuivre sa mission, à moins que cet accord ne risque de porter un coup irrémédiable à la bonne administration de la justice.

ATTENDU que Me Simic, reconnaissant la possibilité d’un conflit d’intérêts , a suivi la procédure établie par la disposition ci-dessus en obtenant, par écrit , l’accord de MM. Meakic et Prcac pour les représenter tous les deux,

ATTENDU que MM. Meakic et Prcac ont chacun déposé une « Déclaration », selon laquelle les deux accusés, pleinement conscients de (leur) responsabilité juridique , matérielle et morale5, acceptent d’être représentés par Me Simic et précisent également qu’ils n’y voient aucun conflit d’intérêts ; d’où le Greffier a conclu que les deux accusés avaient été pleinement avertis de l’existence et de la portée d’un conflit d’intérêts potentiel,

ATTENDU que, de l’avis de la Chambre, il n’est pas nécessaire que les deux accusés soient informés par un conseil indépendant des conséquences de leur représentation par Me Simic (premier argument),

ATTENDU que, dans sa déclaration, M. Meakic ne nie pas avoir occupé un poste à responsabilités au camp d’Omarska et reconnaît également que M. Prcac a passé un certain temps audit camp sous son commandement ; que la Défense réaffirme cette position dans sa Réponse et, partant, que la Chambre de première instance estime que le deuxième argument relatif au conflit d’intérêts n’est pas fondé, s’agissant de la question du commandement et du contrôle effectifs du camp d’Omarska,

ATTENDU que, s’agissant du troisième argument, un conflit d’intérêts surgirait puisque, si M. Prcac était cité à comparaître dans l’affaire Meakic, il serait difficile à Me Simic, en sa qualité de conseil des deux accusés, de s’acquitter de son devoir de défendre au mieux les intérêts de chacun d’eux ; et qu’il serait effectivement tenu de contre-interroger M. Prcac,

ATTENDU, toutefois, qu’il n’est pas souhaitable à ce stade de la procédure que la Chambre de première instance tranche la question de savoir si la bonne administration de la justice pourrait être irrémédiablement compromise nonobstant l’accord de l’Accusé6, puisqu’il n’est pas certain que M. Prcac dépose dans l’affaire Meakic,

ATTENDU, par conséquent, que la Chambre de première instance n’est pas convaincue que la commission de Me Simic à la défense de M. Meakic occasionnerait un préjudice tel que défini plus haut,

EN APPLICATION de l’article 54 du Règlement,

CONFIRME la Décision, rendue par le Greffier le 30 juillet 2003, de commettre Me Jovan Simic à la défense de l’accusé Zeljko Meakic.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
__________
Richard May

Le 18 septembre 2003
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Kvocka et consorts, Jugement, affaire n° IT-98-30/1-T, 2 novembre 2001.
2 - Décision du Greffier, affaire n° IT-02-65-PT, 30 juillet 2003.
3 - Voir, en particulier, les articles 44 et 45 du Règlement.
4 - Tel que modifié le 12 juillet 2002, IT/125/Rev.1.
5 - Voir pièces jointes à la Registrar’s Decision of 7 July 2003 Assigning Mr Jovan Simic as Counsel for the Accused on a Temporary Basis for the Purpose of Representing him during the Initial Appearance on 7 July 2003.
6 - Article 14 E) ii) 2) du Code de déontologie.