Affaire n° : IT-02-65-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Bert Swart

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
1er avril 2004

LE PROCUREUR

c/

ZELJKO MEJAKIC
MOMCILO GRUBAN
DUSAN FUSTAR
DUSKO KNEZEVIC

___________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE L’ACCUSATION AUX FINS DE CONSTAT JUDICIAIRE EN APPLICATION DE L’ARTICLE 94 B) DU RÈGLEMENT

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Le Bureau du Procureur :

Mme Joanna Korner
Mme Ann Sutherland

Les Conseils des Accusés :

M. Jovan Simic, pour Zeljko Mejakic
Mme Sanja Turlakov, pour Momcilo Gruban
MM. Theodore Scudder et Dragan Ivetic, pour Dusan Fustar
Mme Slobodanka Nedic, pour Dusko Knezevic

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU la requête de l’Accusation aux fins de constat judiciaire en application de l’article 94 B) du Règlement (Prosecution’s Motion for Judicial Notice (Rule  94 B))), déposée le 17 novembre 2003, et le corrigendum dont elle a fait l'objet (Corrigendum to 17 December 2003 Prosecution’s Motion for Judicial Notice (Rule  94 B))), déposé le 18 décembre 2003 (ensemble, « la Requête »), par laquelle l’Accusation demande à la Chambre de première instance de dresser le constat judiciaire de 252 faits exposés dans trois affaires, lesquels faits, affirme-t-elle, « ont été tranchés et ne peuvent plus être considérés comme litigieux »1,

VU les arguments avancés par l’Accusation en faveur de l’admission des faits proposés, à savoir, entre autres, que :

a) à ce stade des travaux du Tribunal, les faits proposés ne peuvent raisonnablement être considérés comme litigieux,

b) ces constatations ne prouvent pas directement la culpabilité de l’un quelconque des quatre accusés,

c) bien que les faits contribuent à établir certains éléments constitutifs des crimes reprochés ou à expliquer le contexte dans lequel ceux-ci ont été commis, ils n’établissent pas de liens concluants entre les quatre accusés et les accusations portées contre eux, ce qui n’entraîne aucun préjudice à leur égard, et

d) en admettant ces faits, qui se rapportent au contexte et aux circonstances dans lesquels les crimes reprochés ont été commis, la Chambre de première instance réalisera une économie judiciaire, limitera les ressources engagées pour les poursuites et raccourcira la durée du procès,

VU la réponse à la Requête (Defence Response to Prosecution Motion for Judicial Notice (Rule 94 B)), déposée par la Défense de Zeljko Mejakic le 27  janvier 2004, par laquelle celle-ci formule des objections concernant plusieurs faits proposés, aux motifs, entre autres, que :

a) certains des faits proposés sont vagues, déformés ou inexacts ;

b) nombre des faits proposés concernant les conditions générales prévalant au camp d’Omarska sont litigieux ;

c) les faits concernant les conditions générales prévalant au camp d’Omarska fondent en partie la responsabilité pénale individuelle de l’accusé Mejakic, lequel est poursuivi en tant que commandant du camp (disposant de l’autorité requise pour modifier ces conditions), et représentent, en tant que tels, une partie essentielle des crimes que l’Accusation reproche à Mejakic ;

d) le principe de l’économie judiciaire consacré à l’article 94 B) du Règlement ne saurait aller à l’encontre des droits de l’accusé tels que garantis par le Statut , notamment le droit d’être présumé innocent, le droit d’être présent au procès et le droit d’interroger les témoins à charge ;

e) les circonstances de l’affaire Tadic tendent à empêcher l’admission des conclusions formulées en ce jugement puisque l’on ne peut pas considérer que Tadic , poursuivi pour des crimes commis au camp d’Omarska en tant que « visiteur », avait autant intérêt à contester les allégations relatives aux conditions prévalant dans ce camp que Mejakic, poursuivi, lui, en tant que commandant du camp, et

f) la Chambre de première instance saisie de l’affaire Kvocka2 a formulé plusieurs conclusions relatives aux conditions prévalant au camp d’Omarska , lesquelles conclusions n’ont pas fait l’objet d’un appel de la part de l’Accusation (et peuvent donc être versées au dossier en l’espèce en tant que faits admis dans une autre affaire),

VU la réponse de la Défense à la Requête (Defence Response to Prosecution’s Motion for Judicial Notice (Rule 94 B))), déposée le 30 janvier 2004 à titre confidentiel au nom de Dusan Fustar, par laquelle il est demandé à la Chambre de première instance de rejeter l’admission de plusieurs faits, aux motifs, entre autres, que :

a) certains des faits proposés sont déformés ou inexacts ;

b) nombre des faits proposés concernant les conditions générales prévalant au camp d’Omarska sont litigieux ;

c) les faits concernant les conditions générales prévalant au camp d’Omarska fondent en partie la responsabilité pénale individuelle de l’accusé Gruban, lequel est poursuivi en tant que commandant d’équipe,

d) le fait de dresser le constat judiciaire des faits proposés ferait peser la charge de la preuve sur l’accusé, en violation des droits qui lui sont garantis par le Statut, notamment le droit d’être présumé innocent, le droit d’être présent au procès et le droit d’interroger les témoins à charge ;

e) les circonstances de l’affaire Tadic tendent à empêcher l’admission des conclusions formulées dans le jugement rendu dans celle-ci puisque l’on ne peut pas considérer que Tadic, poursuivi pour des crimes commis au camp d’Omarska en tant que « visiteur », avait autant intérêt que Gruban (poursuivi, lui, en tant que commandant d’équipe) à contester les allégations relatives aux conditions prévalant dans ce camp, et

f) la Chambre de première instance saisie de l’affaire Kvocka n’est pas parvenue aux mêmes conclusions au sujet des conditions prévalant au camp d’Omarska ; ces conclusions n’ont pas fait l’objet d’un appel de la part de l’Accusation et peuvent être versées au dossier, la Défense ayant exprimé son accord en ce sens,

VU la réponse de Duško Kneževic à la Requête (Duško Kneževic’s Response to Prosecution’s Motion for Judicial Notice (Rule 94 B))), déposée le 30 janvier  2004 par la Défense de Duško Kneževic, par laquelle cette dernière accepte certains des faits historiques et généraux proposés et s’oppose au reste des faits proposés pour les raisons suivantes, à savoir que :

a) certains des faits proposés constituent des conclusions juridiques, qui, selon la pratique du Tribunal, dépassent le champ d’application de l’article 94 B) du Règlement

b) il est probable que l’Accusation ait demandé l’admission des mêmes faits en application de l’article 94 B) du Règlement dans l’affaire Miloševic, demande qui a été rejetée (en partie) par la Chambre de première instance dans cette affaire le 16  décembre 20033,

c) à quelques exceptions près, les faits admis dans le Jugement Sikirica ne devraient pas être admis en l’espèce comme des faits reposant sur un accord entre les parties n’ayant pas été raisonnablement contestés, et

d) dans certains cas, les faits proposés sont mentionnés de façon incorrecte, incomplète ou inexacte,

ATTENDU que la Requête a été déposée en application de l’article 94 B) du Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »), lequel prévoit qu’une Chambre de première instance « peut S...C décider de dresser le constat judiciaire de faits ou de moyens de preuve documentaires admis lors d’autres affaires portées devant le Tribunal et en rapport avec l’instance »,

VU la position adoptée précédemment par la présente Chambre de première instance s’agissant des requêtes aux fins de constat judiciaire déposées en application de l’article 94 B) du Règlement, dont les points essentiels peuvent s’énoncer comme suit4 :

a) le constat judiciaire a pour objet de promouvoir l’économie des moyens judiciaires et de réduire le nombre des points de fait ;

b) il convient de trouver le juste équilibre entre l’économie des moyens judiciaires et le droit de l’accusé à un procès équitable ;

c) la Chambre de première instance peut dresser le constat judiciaire de conclusions factuelles issues d’autres affaires, mais pas des qualifications juridiques s’y rapportant ;

d) la Chambre de première instance peut uniquement dresser le constat judiciaire des faits ne pouvant raisonnablement être contestés ; et

e) pour qu’un fait soit recevable en vertu de l’article 94 B) du Règlement, il doit avoir été admis dans d’autres affaires et ne pas reposer sur un accord conclu entre les parties de procès antérieurs.

ATTENDU que la Chambre d’appel a conclu depuis lors, dans l’affaire Miloševic 5, que 1) la Chambre de première instance a le pouvoir discrétionnaire de dresser constat judiciaire de faits admis par une autre Chambre, ce qui implique que lesdits faits n’ont pas fait l’objet d’un appel ou que la procédure d’appel est achevée, et 2) qu’en dressant le constat judiciaire d’un fait admis dans une autre affaire, la Chambre part, à bon droit, de la présomption que ce fait est exact, que celui-ci ne devra donc plus être établi au procès mais que, dans la mesure où il s’agit-là d’une présomption, il pourra être contesté au procès,

ATTENDU, par conséquent, si l’on applique les critères énoncés par la Chambre d’appel, que lorsqu’un fait donné a été définitivement établi par une autre Chambre, il peut être admis au titre de l’article 94 B) du Règlement, à l’appréciation, comme il se doit, de la Chambre de première instance,

ATTENDU que la présente Chambre de première instance a récemment conclu que , dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’article 94 B) du Règlement, elle peut prendre en considération les éléments suivants6  : a) la question de savoir si les faits, pris dans leur ensemble, sont tellement abondants qu’ils portent atteinte au principe d’un procès équitable et rapide7, et b) celle de savoir si les faits revêtent un caractère trop général ou trop tendancieux , sont soit d’une importance insuffisante, soit trop détaillés, soit trop nombreux ou redondants par rapport à d’autres preuves déjà admises par la Chambre, ou ne sont pas d’une pertinence suffisante pour l’espèce, et n’entrent donc pas dans le champ d’application de l’article 94 B) du Règlement,

Contexte historique et politique (faits 1 à 76)

ATTENDU que, comme ces faits couvrant le contexte historique, géographique et politique du conflit en Yougoslavie jusqu’à l’éclatement de la Fédération yougoslave dans les années 1990 peuvent être à juste titre considérés comme une description générale et des informations contextuelles, la Chambre de première instance admettra , dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, les faits numérotés comme suit à l’Annexe A de la Requête : 1-72 (avec une référence correcte du fait 57)8, 74-76 ; le fait proposé numéro 73 est rejeté au motif que la Chambre de première instance n’a pu le trouver dans le Jugement Tadic9 sous la référence mentionnée,

Région de Prijedor (faits 77 à 103)

ATTENDU que ces faits relatifs à la municipalité de Prijedor ont trait à la prise de contrôle de la ville par le SDS, assisté par la police et les « forces serbes », à la création d’une cellule de crise locale, et aux attaques menées contre le village d’Hambarine et la ville de Kozarac, qui ont entraîné le déplacement de milliers de non-Serbes,

ATTENDU que ces faits constituent des faits admis au sens de la décision rendue par la Chambre d’appel dans l’affaire Milosevic10, et que rien ne justifie que la Chambre de première instance, exerçant son pouvoir discrétionnaire, décide de ne pas les admettre.

Camps (faits 104 à 250)

ATTENDU que cette catégorie de faits dont l’Accusation demande l’admission porte sur le fonctionnement des camps d’Omarska et de Keraterm et les conditions qui y prévalaient, et qu’il s’agit de faits admis au sens de la Décision Miloševic , la Chambre admettra les faits 104 et 105 et les faits 111 à 120, lesquels concernent tous la création des camps, leur emplacement géographique et comprennent une description physique du camp d’Omarska,

ATTENDU que, tandis que les faits tirés des affaires Tadic et Delalic sont admissibles au titre de l’article 94 B) du Règlement, il n’en va pas de même pour les faits tirés du Jugement Sikirica, lequel repose en réalité sur un accord de plaidoyer conclu entre les parties ; selon la jurisprudence du Tribunal et l’approche adoptée par la Chambre de première instance, ces faits ne satisfont pas aux critères des « faits admis » visés à l’article 94 B) du Règlement,

ATTENDU, par conséquent, qu’il ne peut être dressé constat judiciaire des faits proposés qui proviennent du Jugement Sikirica, numérotés de 163 à 250 (soit 87) à l’Annexe A de la Requête, lesquels sont tous liés au camp de Keraterm ; les autres faits dont l’admission est demandée dans cette catégorie et qui concernent tous les conditions de détention dans les camps seront exclus au motif qu’ils revêtent un caractère trop tendancieux pour être admis dans le cadre de l’exercice par la Chambre de première instance de son pouvoir discrétionnaire.

Contexte (faits 251 et 252)

ATTENDU que ces deux faits, tirés du Jugement Tadic, portent sur l’existence d’un conflit armé dans la municipalité à l’époque visée et sur le contexte de la perpétration des crimes allégués, la Chambre de première instance les exclura en vertu de son pouvoir discrétionnaire, au motif que les faits revêtent un caractère trop général ou tendancieux ou qu’ils contiennent des qualifications juridiques de faits,

ATTENDU que, d’après les critères établis par la Chambre d’appel11, rien dans la présente Décision ne saurait être interprété comme portant atteinte au droit de l’accusé de contester lors du procès les faits admis de cette manière,

EN APPLICATION de l’article 94 B) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international,

ADMET les faits suivants : 1 à 72 (avec la référence correcte du fait portant le numéro 57), 74 à 105 et 111 à 120, tels que figurant à l’Annexe A de la Requête  ; N’ADMET PAS les autres faits exposés par l’Accusation à l’Annexe A de la Requête ; et ORDONNE que les 114 faits admis soient soumis au droit de l’accusé de contester lesdits faits lors du procès.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le 1er avril 2004
La Haye (Pays-Bas)

Le Président de la Chambre de première instance
___________
Patrick Robinson

[Sceau du Tribunal]


1 - Le Procureur c/ Tadic, Jugement, affaire no IT-94-1-T, 7 mai 1997 (le « Jugement Tadic »), lequel a fait l’objet d’un appel rendu le 15 juillet 1999 ; Le Procureur c/ Delalic et consorts, Jugement, affaire no IT-96-21-T, 16 novembre 1998, lequel a fait l’objet d’un appel rendu le 20 février 2001 ; Le Procureur c/ Sikirica, Jugement portant condamnation, affaire no IT-95-8-S, 13 novembre 2001.
2 - Le Procureur c/ Kvocka, Jugement, affaire no IT-98-30/1-T, 2 novembre 2001.
3 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, Décision finale relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, affaire no IT-02-54-T, 16 décembre 2003.
4 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, affaire n° IT-02-54-T, 10 avril 2003, p. 3 (note de bas de page omise).
5 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, Décision relative à l’appel interlocutoire interjeté par l’Accusation contre la Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires rendue le 10 avril 2003 par la Chambre de première instance, 28 octobre 2003, affaire n° IT-02-54-AR73.5, 28 octobre 2003 (la « Décision de la Chambre d’appel »), p. 4.
6 - Le Procureur c/ Slobodan Milosevic, Décision finale relative à la requête de l’Accusation aux fins de dresser le constat judiciaire de faits admis dans d’autres affaires, affaire n° IT-02-54-T, 16 décembre 2003.
7 - Cela serait le cas i) si l’admission des faits imposait à l’accusé une charge de la preuve contraire trop lourde, et ii) si l’accusé tentait de contester ces faits, ce qui aurait pour conséquence de consommer un temps et des ressources considérables, et d’aller par conséquent à l’encontre du principe d’économie judiciaire énoncé à l’article 94 B) du Règlement. Ibid, p. 6 et 7.
8 - Jugement Tadic, par. 109, et non pas le paragraphe 108.
9 - Le fait portant le numéro 73 à l’Annexe A de la Requête est mentionné, à tort, comme étant tiré du paragraphe 109 du Jugement Tadic.
10 - Voir la note 5 ci-dessus.
11 - Décision de la Chambre d’appel, p. 4.