Affaire n° : IT-05-87-PT

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy

Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier

Décision rendue le :
19 août 2005

LE PROCUREUR

c/

MILAN MILUTINOVIC
NIKOLA SAINOVIC
DRAGOLJUB OJDANIC
NEBOJSA PAVKOVIC
VLADIMIR LAZAREVIC
VLASTIMIR DJORDJEVIC
SRETEN LUKIC

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DECISION RELATIVE A LA DEMANDE DE CERTIFICATION PRESENTEE PAR L’ACCUSATION EN VUE DE FORMER UN APPEL CONTRE LES DECISIONS RELATIVES AUX EXCEPTIONS PREJUDICIELLES SOULEVEES PAR VLADIMIR LAZAREVIC ET SRETEN LUKIC POUR VICES DE FORME DE L’ACTE D’ACCUSATION

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Le Bureau du Procureur :

M. Thomas Hannis
Mme Cristina Moeller
Mme Carolyn Edgerton

Les Conseils des Accusés :

MM. Eugène O’Sullivan et Slobodan Zecevic pour Milan Milutinovic
MM. Toma Fila et Vladimir Petrovic pour Nikola Sainovic
MM. Tomislav Visnjic et Peter Robinson pour Dragoljub Ojdanic
MM. John Ackerman et Aleksander Aleksic pour Nebojsa Pavkovic
M. Mihaljo Bakrac pour Vladimir Lazarevic
M. Theodore Scudder pour Sreten Lukic

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le « Tribunal international »),

VU la demande de certification déposée le 15 juillet 2005 par l’Accusation (Prosecution’s Request for Certification for Interlocutory Appeal of the Decisions on Vladimir Lazarevic’s and Sreten Lukic’s Preliminary Motions on Form of the Indictment ) (la « Requête »), par laquelle celle-ci demande, en application de l’article  72 B) ii) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal (le « Règlement »), à la Chambre de première instance de certifier l’appel interlocutoire envisagé contre la Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par Vladimir Lazarevic pour vices de forme de l’acte d’accusation et la Décision relative à l’exception préjudicielle soulevée par Sreten Lukic pour vices de forme de l’acte d’accusation rendues toutes deux le 8 juillet 2005 (respectivement la « Décision Lazarevic » et la « Décision Lukic »), par lesquelles la Chambre de première instance a notamment ordonné à l’Accusation de :

i) préciser l’élément moral requis pour chacun des différents modes de participation énumérés par l’article 7 1) du Statut, y compris la participation aux différentes formes de l’entreprise criminelle commune envisagées, ainsi que la manière dont ces faits essentiels doivent être établis (« point i) »)1,

ii) indiquer les aspects du comportement de l’accusé permettant d’établir qu’il est responsable en tant que supérieur hiérarchique des crimes en cause du fait même de la connaissance qu’il en avait et de son inaction (« point ii) »2, et

iii) désigner les forces de la RFY et de la Serbie qui seraient mêlées aux différentes affaires de meurtre énumérées (« point iii) »)3,

ATTENDU qu’à propos des points i) et ii), l’Accusation fait valoir que les informations demandées par la Chambre de première instance ont été transmises à la Défense dans le cadre des communications effectuées pendant la phase préalable au procès, qu’il leur sera accordé une grande place dans le mémoire préalable au procès et qu’elles seront présentées en tant que preuves au procès4,

ATTENDU que l’Accusation estime que les instructions données par la Chambre dans les trois points précités « vont au-delà de ce qui doit être exposé dans un acte d’accusation, vu la jurisprudence du Tribunal5  », et que la Chambre de première instance a commis une erreur de droit6, car dans les deux décisions, elle a abusivement ordonné à l’Accusation :

a) de préciser l’un et l’autre – et non pas l’un ou l’autre  des modes de présentation possibles de l’élément moral requis pour chacun des différents modes de participation envisagés à l’article 7 1) du Statut compte tenu de la jurisprudence du Tribunal7 ;

b) de préciser la manière dont ces faits essentiels doivent être établis, et d’indiquer les aspects du comportement de l’accusé permettant d’établir qu’il est responsable en tant que supérieur hiérarchique des crimes en cause du fait même de la connaissance qu’il en avait et de son inaction, ce qui revient, selon l’Accusation, à exposer des preuves dans un acte d’accusation8 ;

c) de désigner les forces de la RFY et de la Serbie qui seraient mêlées aux différentes affaires de meurtre, ce qui « va au-delà de ce qui doit être dit au sujet des agissements des personnes dont l’accusé est tenu responsable9  » et « montre que les allégations n’ont pas été considérées dans le cadre de l’acte d’accusation pris dans son ensemble et à la lumière de la thèse de l’Accusation [participation à une entreprise criminelle commune]10  » ;

ATTENDU que l’article 72 B) ii) du Règlement prévoit qu’une Chambre de première instance ne peut certifier un appel interlocutoire que lorsque deux conditions sont remplies : 1) la question soulevée est susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue, et 2) son règlement immédiat par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure,

ATTENDU qu’il ressort de l’article 72 B) du Règlement que même lorsque la partie requérante met en avant une question de droit importante, comme l’a fait l’Accusation aux points a) et b) susmentionnés, l’appel ne sera certifié que si elle démontre que ces deux conditions sont remplies11,

ATTENDU que dans le point iii), il n’est pas demandé à l’Accusation de fournir davantage de précisions concernant les « forces de la RFY et de la Serbie » mêlées aux différentes affaires de meurtre mais

a) de préciser la catégorie à laquelle appartiennent les personnes qui auraient commis les crimes allégués en désignant les forces et unités subordonnées à l’accusé qui auraient pris part aux événements survenus dans chaque municipalité et de préciser si sa thèse est que ces forces et unités sont les seules à avoir pris part à ces crimes12, et

b) d’indiquer précisément à quoi renvoie l’expression « d’autres, connus ou inconnus » et de désigner nommément les participants à l’entreprise criminelle commune dont l’identité est connue, et, s’agissant des autres participants inconnus, de préciser à quelle catégorie ils appartiennent13, ce à quoi l’Accusation ne s’oppose pas,

ATTENDU que l’Accusation estime que les décisions rendues par la Chambre de première instance touchent « une question susceptible de compromettre sensiblement l’équité et la rapidité du procès, ou son issue14 », dans la mesure où si elle devait donner les informations demandées dans l’acte d’accusation, a) elle pourrait être contrainte de citer à comparaître des témoins supplémentaires à l’appui de chaque allégation15, b) elle ne pourrait plus « consacrer tous ses efforts aux allégations qui fondent son argumentation concernant les moyens mis en œuvre pour commettre les crimes en cause16, c) l’issue du procès risque d’être compromise si l’Accusation devait établir des faits à l’aide de preuves autres que celles figurant expressément dans l’acte d’accusation17, et d) les demandes de modification de l’acte d’accusation non seulement se multiplieront mais deviendront de fait nécessaires18,

ATTENDU en outre que l’Accusation fait valoir que le « règlement immédiat [de ces questions] par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure19 », dans la mesure où a) si elle « devait donner dans l’acte d’accusation les informations et précisions demandées, elle serait obligée d’aller au procès avec un acte d’accusation qui ne respecte pas les principes de présentation et qui serait sans doute entaché de vices20 », et b) une fois le jugement rendu en l’espèce, il ne sera pas possible de modifier l’acte d’accusation pour en couvrir les vices21,

ATTENDU que, pour ce qui est de la première condition, l’Accusation n’est pas tenue, de par les points i) et ii), d’exposer dans l’acte d’accusation les preuves par lesquelles elle entend établir que l’accusé avait l’intention requise pour chacune des formes de responsabilité prévue à l’article 7 1) et 7 3) du Statut et que, du fait de son inaction, il est responsable en tant que supérieur hiérarchique des crimes commis, mais de préciser les faits essentiels22, dont le comportement de l’accusé qui permet de déduire ces éléments,

ATTENDU qu’en procédant de la sorte, l’Accusation pourra consacrer tous ses efforts aux allégations qui fondent son argumentation concernant les moyens mis en œuvre pour commettre les crimes et informer, comme il convient, la Défense de ces faits essentiels, sans avoir pour autant besoin de citer des témoins supplémentaires à l’appui de chacune de ces allégations et sans compromettre l’équité et la rapidité du procès, ou son issue,

ATTENDU EN OUTRE que l’argument de l’Accusation selon lequel les demandes de modification de l’acte d’accusation non seulement se multiplieront mais deviendront de fait nécessaires relève de la spéculation et que la Chambre de première instance n’est aucunement convaincue que le procès s’en trouverait ralenti et qu’elle considère que l’équité du procès n’en sera que préservée,

ATTENDU que, pour ce qui est de la deuxième condition, même si la Chambre de première instance a commis une erreur en ordonnant à l’Accusation de présenter dans l’acte d’accusation des informations qui vont au-delà des faits essentiels, la Chambre de première instance rejette l’idée que l’acte d’accusation modifié serait « sans doute entaché de vices », et que les circonstances de l’espèce ne permettraient pas d’y remédier véritablement en appel, une fois le jugement rendu23, et estime que les arguments de l’Accusation ne viennent pas étayer l’affirmation selon laquelle le règlement immédiat de la question par la Chambre d’appel pourrait concrètement faire progresser la procédure,

EN APPLICATION de l’article 72 B) ii) du Règlement,

REJETTE la Requête.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre de première instance
______________
Patrick Robinson

Le 19 août 2005
La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]


1 - Décision Lazarevic, p. 25 et Décision Lukic, p. 7.
2 - Décision Lazarevic, p. 25 et Décision Lukic, p. 6.
3 - Décision Lazarevic, p. 25 et Décision Lukic, p. 7.
4 - Requête, par. 15.
5 - Ibidem, par. 8.
6 - Ibid., par. 12.
7 - Ibid., par. 10.
8 - Ibid., par. 11 et 12.
9 - Ibid., par. 13.
10 - Ibid.
11 - Voir Le Procureur c/ Sefer Halilovic, affaire n° IT-01-48-PT, Décision relative à la demande de certification en vue de former un appel interlocutoire contre la Décision relative à la requête de l’Accusation aux fins d’autorisation de modifier l’acte d’accusation, 12 janvier 2005. Cette décision porte sur l’article 73 B) du Règlement qui prévoient les mêmes conditions que l’article 72 B).
12 - Décision Lazarevic, p. 25.
13 - Ibid. La Chambre de première instance a observé : « Lorsqu’elle affirme qu’elle a précisé la catégorie à laquelle appartiennent ces autres participants, l’Accusation pense forcément à l’expression qu’elle a utilisée à maintes reprises tout au long de l’Acte d’accusation – “les forces de la RFY et de la Serbie” – ainsi qu’aux forces désignées plus précisément dans certains paragraphes. Or, lorsqu’il fait plus précisément état des participants à l’entreprise criminelle commune, l’Acte d’accusation mentionne souvent les forces de la RFY et de la Serbie agissant sur les instructions, avec les encouragements ou avec le soutien des accusés, de huit autres membres désignés nommément “et d’autres, connus ou inconnus”. Il en ressort que les “forces de la RFY et de la Serbie” désignent tout au long de l’Acte d’accusation des personnes n’appartenant pas à la catégorie des autres participants “connus ou inconnus” », ibid., par. 23.
14 - Requête, par. 14.
15 - Ibidem.
16 - Ibid.
17 - Ibid., par. 18.
18 - Ibid.
19 - Ibid., par. 22.
20 - Ibid., par. 20.
21 - Ibid.
22 - Décision Lazarevic, par. 5.
23 - Requête, par. 20