LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE
Composée comme suit :
M. le Juge Patrick Robinson, Président
M. le Juge O-Gon Kwon
M. le Juge Iain Bonomy
Assistée de :
M. Hans Holthuis, Greffier
Décision rendue le :
17 novembre 2005
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DÉCISION RELATIVE À LA DEUXIÈME DEMANDE DE DÉLIVRANCE D’INJONCTIONS DE PRODUIRE, PRÉSENTÉE PAR DRAGOLJUB OJDANICEN APPLICATION DE L’ARTICLE 54 bis DU RÈGLEMENT
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Le Bureau du Procureur :
M. Thomas Hannis
M. Chester Stamp
Mme Christina Moeller
Les Conseils des Accusés :
MM. Eugene O’Sullivan et Slobodan Zecevic pour
Milan Milutinovic
MM. Tomislav Visnjic et Peter Robinson pour Dragoljub
Ojdanic
MM. Toma Fila et Vladimir Petrovic pour Nikola Sainovic
MM. John Ackerman et Aleksander Aleksic pour Nebojsa
Pavkovic
M. Mihaljo Bakrac pour Vladimir Lazarevic
M. Theodore Scudder pour Sreten Lukic
Les Conseils des parties visés par la demande de délivrance d’injonctions :
Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) :
non représentée
Mmes Colleen Swords et Janet Henchey et MM. John
Currie et Masud Husain pour le Canada
Islande : non représentée
Luxembourg : non représenté
M. Dominic Raab pour le Royaume-Uni
M. Clifton Johnson, Mme Heather Schildge et M.
Omar Nazif pour les États-Unis
d’Amérique
1. La Chambre de première instance est saisie de la « Deuxième demande de délivrance d’injonctions de produire à l’OTAN et à des États, présentée par le général Ojdanic », demande déposée par Dragoljub Ojdanic (le « Requérant ») le 27 juin 2005 (la « Deuxième demande »). Initialement, cette Deuxième demande visait la délivrance d’injonctions de produire des documents à l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (l’« OTAN ») et à onze États (l’Allemagne, la Belgique, le Canada, les États -Unis d’Amérique, la France, la Hongrie, l’Islande, le Luxembourg, la Pologne, la République tchèque et le Royaume-Uni) en vertu de l’article 29 du Statut du Tribunal pénal international (le « Statut ») et des articles 54 et 54 bis de son Règlement de procédure et de preuve (le « Règlement »). Le Requérant demande notamment la production des pièces suivantes :
A) des copies de tous les enregistrements, résumés, notes ou transcriptions de toutes les communications interceptées (électroniques, orales ou écrites) auxquelles le général Dragoljub Ojdanic a pris part entre le 1er janvier 1999 et le 20 juin 1999 et :
1) auxquelles le général Ojdanic a pris part depuis Belgrade (République fédérale de Yougoslavie) ;
2) dans lesquelles le général Ojdanic avait pour interlocuteur l’une des personnes énumérées à la pièce jointe « A » Sune liste de 23 personnes jointe à la Deuxième demandeC ;
3) qui pourraient présenter un intérêt pour l’une des questions suivantes au procès :
a) dans quelle mesure le général Ojdanic avait-il connaissance de l’expulsion projetée ou effective d’Albanais du Kosovo ou y a-t-il participé ?
b) dans quelle mesure le général Ojdanic avait-il connaissance des meurtres projetés ou effectifs de civils au Kosovo ou y a-t-il participé ?
c) la chaîne officielle de commandement était-elle respectée au sein du Gouvernement de la RFY ou du Gouvernement serbe pour ce qui est des questions relatives au Kosovo ?
d) dans quelle mesure le général Ojdanic s’est-il efforcé d’empêcher ou de punir les crimes de guerre au Kosovo ?
B) des copies de tous les enregistrements, résumés, notes ou transcriptions de communications interceptées (électroniques, orales ou écrites) entre le 1er janvier 1999 et le 20 juin 1999, et dans lesquelles le général Ojdanic est mentionné ou son nom évoqué :
1) qui se sont déroulées en tout ou en partie en République fédérale de Yougoslavie ;
2) dont l’un au moins des participants occupait des fonctions dans le gouvernement , les forces armées ou la police de la République fédérale de Yougoslavie ou de la République de Serbie ;
3) qui pourraient présenter un intérêt pour l’une des questions suivantes au procès :
a) dans quelle mesure le général Ojdanic avait-il connaissance de l’expulsion projetée ou effective d’Albanais du Kosovo et y a-t-il participé ?
b) dans quelle mesure le général Ojdanic avait-il connaissance des meurtres projetés ou effectifs de civils au Kosovo et y a-t-il participé ?
c) la chaîne officielle de commandement était-elle respectée au sein du Gouvernement de la RFY ou du Gouvernement serbe pour ce qui est des questions relatives au Kosovo ?
d) dans quelle mesure le général Ojdanic s’est-il efforcé d’empêcher ou de punir les crimes de guerre au Kosovo ?
C) des copies des documents suivants :
1) tout rapport, analyse ou commentaire concernant le discours qu’a prononcé le général Ojdanic devant les attachés militaires des gouvernements étrangers à Belgrade , dans le courant de juillet et août 1998 ;
2) tout rapport, analyse ou commentaire du général de l’OTAN Wesley Clark concernant ses contacts avec le général Ojdanic de novembre 1998 à décembre 1999, son appréciation de l’attitude, de la position et des compétences du général Ojdanic, ou son avis sur la question de savoir si la hiérarchie officielle était respectée au sein du Gouvernement de la RFY ou du Gouvernement serbe pour ce qui est des questions ayant trait au Kosovo ;
3) toute information se rapportant au général Ojdanic fournie par le général Momcilo Perisic depuis le 28 novembre 1998 jusqu’à aujourd’hui1.
2. Cette demande est le point culminant d’une longue procédure. Après le dépôt, le 13 novembre 2002, d’une demande de délivrance d’injonctions de produire à l’OTAN et à des États (General Ojdanic’s Application for Orders to NATO and States for Production of Information, la « Première demande »), celui des réponses données par certains des États, la suspension de la procédure pour une durée indéterminée 2, la présentation d’écritures supplémentaires par le Requérant3 et des audiences qui se sont tenues les 1er et 2 décembre 2004, la Chambre de première instance a rendu une décision le 23 mars 20054, dans laquelle elle a ordonné au Requérant de reformuler sa demande de documents s’agissant de certains des États et de donner à ces derniers la possibilité de répondre de plein gré.
3. Le 19 avril 2005, le Requérant a notifié à la Chambre de première instance la demande reformulée5 qu’il a ensuite adressée aux douze États en question6 et à l’OTAN. Les documents en question devaient être produits dans les 60 jours de la signification de la demande, après quoi le Requérant a donc déposé, le 27 juin 2005, la Deuxième demande qui fait l’objet de la présente décision.
4. À une conférence de mise en état qui s’est tenue le 25 août 2005, le Requérant a demandé à la Chambre de première instance – et le Juge Bonomy, en sa qualité de juge de la mise en état, a fait droit à cette requête – de ne prendre aucune disposition relative à la Deuxième demande tant que l’aboutissement des discussions en cours avec certains des États ne lui aura pas été notifié.
5. Le 6 septembre 2005, le Requérant a déposé un rapport sur l’état d’avancement des réponses à la Deuxième demande (General Ojdanic’s report on status of second application to NATO and States for production of information (Rule 54 bis)), par lequel il a notifié à la Chambre de première instance les réponses de certains des États en question et lui a demandé, entre autres, de convoquer une audience portant sur la Deuxième demande. Ladite audience a été fixée au 4 octobre 2005, date à laquelle elle a effectivement eu lieu. À ce moment-là, la Deuxième demande ne concernait plus que cinq États – à savoir le Canada, l’Islande, le Luxembourg , le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique – et l’OTAN. En ce qui concerne le Royaume-Uni, le Requérant avait en outre limité sa demande aux paragraphes C) 2) et C) 3)7.
6. L’Islande et le Luxembourg n’ont présenté aucune réponse et n’étaient pas représentés à l’audience. Le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique ont tous trois répondu à la Deuxième demande en déposant des écritures avant la tenue de l’audience , audience à laquelle ils ont d’ailleurs présenté oralement d’autres arguments.
7. Le Canada soutient que la Deuxième demande devrait être rejetée au motif qu’elle est prématurée, compte tenu du fait que – selon le Canada – le Requérant a unilatéralement mis un terme à des échanges qui auraient pu aboutir à la production de plein gré de certains des documents demandés8. À titre subsidiaire, le Canada demande que la Deuxième demande soit rejetée au motif qu’elle ne remplit pas les conditions posées par l’article 54 bis A) du Règlement en matière d’identification et de pertinence des informations demandées. Le Canada affirme notamment que les paragraphes A) et B) de la Deuxième demande « n’identifient pas de documents particuliers » et « n’expliquent pas […] en quoi les informations demandées sont pertinentes […] ou […] nécessaires au règlement équitable9 » des questions soulevées. De plus, le paragraphe C) présenterait les mêmes défauts , le paragraphe C) 2) serait tout à fait nouveau et non reformulé, et le paragraphe C) 3) serait beaucoup trop général. Le Canada ajoute qu’en raison du flou de la Deuxième demande, il ne peut évaluer les conséquences qui résulteraient pour sa sécurité nationale s’il lui donnait une suite favorable, et qu’en particulier toute demande d’informations concernant ses capacités d’acquisition du renseignement poserait problème10. Au cas où la Deuxième demande ne serait pas rejetée, le Canada prie la Chambre de première instance d’ordonner au Requérant qu’il reformule une fois de plus sa demande et qu’il poursuive ses efforts pour s’assurer une coopération de plein gré.
8. Le Royaume-Uni soutient que, dans la Deuxième demande, les paragraphes C) 2) et C 3) sont nouveaux et non reformulés. En ce qui concerne le paragraphe C) 2), le Royaume-Uni affirme qu’il est trop général dans la mesure où les informations demandées n’ont pas trait à la période couverte par l’acte d’accusation, et qu’il est trop imprécis en ce qu’il ne mentionne aucun contact particulier entre le Requérant et le général Clark11. Le Royaume-Uni formule les mêmes critiques à l’égard du paragraphe C) 3), faisant observer le caractère extrêmement général de ce paragraphe, notamment pour ce qui est de « toute information se rapportant au général Ojdanic fournie par le général Momcilo Perisic depuis le 28 novembre 1998 jusqu’à aujourd’hui ». Le Royaume-Uni ajoute que ce paragraphe ne précise pas en quoi les informations recherchées sont pertinentes ou nécessaires au procès, défaut que partage le paragraphe C) 2) dans lequel est demandé « tout rapport, analyse ou commentaire du général de l’OTAN Wesley Clark concernant […] le général Ojdanic ». Ces objections mises à part, le Royaume-Uni pose la question de savoir pourquoi des informations émanant de Wesley Clark et de Momcilo Perisic lui sont demandées, et non à ces deux généraux ou à leurs États respectifs. Finalement , le Royaume-Uni affirme comme le Canada que le Requérant n’a pas pris de mesures raisonnables pour obtenir une coopération de plein gré12. En conséquence, le Royaume-Uni prie la Chambre de première instance de rejeter la Deuxième demande.
9. Les arguments présentés par les États-Unis d’Amérique sont à peu de choses près les mêmes que ceux du Canada et du Royaume-Uni, à savoir, d’une part, que le Requérant n’a pas pris de mesures raisonnables pour obtenir la coopération de plein gré des États-Unis et ce, entre autres, en déclinant l’offre de communiquer des informations en application de l’article 70 du Règlement13, et, d’autre part, que la Deuxième demande ne remplit pas les conditions posées par l’article 54 bis du Règlement en ce qu’elle n’identifie pas les informations recherchées et ne précise pas en quoi celles-ci sont pertinentes et nécessaires. À titre d’exemple, les paragraphes A) et B) ne précisent aucune date ni conversation particulières et sont trop généraux puisque les informations demandées concernent les conversations qu’auraient pu tenir quelque 23 personnes sur une période de six mois. Les États-Unis déclarent également que le paragraphe C) est nouveau et non reformulé, et qu’en obtempérant à la Deuxième demande, il en découlerait des problèmes de sécurité nationale, surtout si les informations demandées touchent aux moyens d’acquisition du renseignement. Pour conclure, les États-Unis affirment qu’en tout état de cause, ils ne disposent d’aucune « information qui soit de nature à disculper »14 le Requérant pour ce qui est des faits mentionnés aux paragraphes A) 3) et B) 3) de la Deuxième demande. En conséquence , les États-Unis prient la Chambre de première instance de débouter le Requérant.
10. L’OTAN, par lettre en date du 3 octobre 2005 qui ne concerne que le paragraphe C ) 2) de la Deuxième demande, affirme pour sa part que « le paragraphe reformulé de la Deuxième demande n’identifie toujours pas suffisamment les informations recherchées et n’indique pas en quoi celles-ci sont pertinentes et nécessaires au regard des questions soulevées au procès ». L’OTAN soutient que, dans un effort de coopération , elle a effectué des recherches dans ses archives et peut confirmer ne détenir aucune des informations visées au paragraphe C) 2) de la Deuxième demande « qui a au moins un rapport évident avec l’OTAN ». L’OTAN met en avant qu’elle ne dispose pas de capacités d’acquisition du renseignement propres, et qu’il y a donc lieu d’adresser le surplus de la Deuxième demande aux États membres de l’Alliance. L’OTAN déclare que son absence à l’audience du 4 octobre 2005 ne devrait pas être interprétée comme une acceptation de la Deuxième demande.
11. S’agissant du paragraphe A) de la Deuxième demande, le Requérant fait valoir qu’il s’est efforcé de préciser au mieux où et quand avaient eu lieu les communications qu’il demande. Il affirme qu’il se trouvait à Belgrade pendant presque toute la période considérée, et qu’en raison de ses conversations quasi quotidiennes avec Slobodan Milosevic et d’autres personnes, il ne peut être plus précis quant aux dates15. Le Requérant ajoute qu’il a limité le champ des éléments demandés au paragraphe A) en ne cherchant à obtenir que des communications qu’il a eues avec 23 autres personnes désignées, et qu’en demandant à ne consulter que des « communications interceptées », il est plus précis que s’il avait demandé un accès à toute communication qu’un État pourrait détenir sous quelque forme que ce soit.
12. S’agissant du paragraphe B), le Requérant maintient que sa demande est suffisamment précise et pertinente parce qu’elle se limite à des conversations dont l’un des interlocuteurs était membre du gouvernement, des forces armées ou des forces de police de la Yougoslavie ou de la Serbie, et qu’il sollicite des informations qui ne concernent que les efforts qu’il aurait déployés pour favoriser ou empêcher les crimes de guerre commis au Kosovo16.
13. Le Requérant affirme également que, dans la mesure où les informations qu’il demande de façon précise dans la nouvelle version des paragraphes A) et B) portent sur les principales accusations dont il doit répondre – comme, par exemple, la question de savoir s’il a planifié, ordonné ou de toute autre manière aidé et encouragé le meurtre de civils –, celles-ci sont nécessaires au règlement équitable des questions qui seront soulevées au procès.
14. Le Requérant reconnaît qu’il présente au paragraphe C) 1) une nouvelle demande, mais indique qu’il est en droit de le faire et que les informations qu’il cherche à obtenir portent sur sa crédibilité17. S’agissant du paragraphe C) 2), il affirme que ce que le général Clark pense de lui présente un intérêt pour le procès18, et indique de même qu’en ce qui concerne le paragraphe C) 3), les informations fournies par le général Perisic permettront de déterminer si le Requérant a pris part ou non, par exemple, à l’expulsion des Albanais du Kosovo19.
15. En résumé, le Requérant avance qu’il satisfait, dans sa Deuxième demande, aux conditions posées par l’article 54 bis du Règlement et que, au vu du large champ que couvrent les ordonnances de production forcée que la Chambre de première instance a adressées à la Serbie-et-Monténégro dans l’affaire Milosevic20, la Chambre ne peut que faire droit, par souci d’équité, à cette demande qui est précise en comparaison.
16. Quant à la proposition faite par plusieurs États de lui communiquer les informations dans le cadre de l’article 70 du Règlement, le Requérant affirme qu’il ne peut l’accepter puisqu’elle suppose que seuls ces États pourront décider si ces informations seront utilisées ou non au procès21.
17. En vertu de l’article 29 du Statut et de la jurisprudence du Tribunal international , les États « collaborent avec le Tribunal à la recherche et au jugement des personnes accusées d’avoir commis des violations graves du droit international humanitaire 22 ». Cette obligation comprend l’obligation spécifique de « [répondre] sans retard à toute demande d’assistance ou à toute ordonnance émanant d’une Chambre de première instance et concernant […] l’expédition de documents 23 ».
18. Une partie sollicitant la délivrance à un État d’une ordonnance aux fins de production de documents ou d’informations doit, aux termes de l’article 54 bis A) du Règlement, « i) identifie[r] autant que possible les documents ou les informations visés par la requête, ii) indique[r] dans quelle mesure ils sont pertinents pour toute question soulevée devant le juge ou la Chambre de première instance et nécessaires au règlement équitable de celle-ci, et iii) expose[r] les démarches qui ont été entreprises par le requérant en vue d’obtenir l’assistance de l’État24 ».
19. La Chambre d’appel a énoncé les conditions générales à remplir pour que soit rendue une ordonnance en application de l’article 29 du Statut. La Chambre a expliqué, par exemple, que bien que la partie qui sollicite une telle ordonnance « [doive] identifier des documents précis et non pas seulement indiquer de larges catégories 25 », « [l]’exigence de spécificité […] n’interdit pas […] l’utilisation en tant que telle de catégories26 ». La Chambre d’appel a également signalé que la partie qui sollicitait une ordonnance de production forcée devait « énoncer succinctement les raisons pour lesquelles ces documents sont considérés comme pertinents pour le procès27 », et c’est à la Chambre de première instance, et à elle seule, de déterminer, en vertu de son pouvoir discrétionnaire, si les documents en question sont pertinents : « L’État à qui ces documents sont demandés n’a pas qualité pour contester leur pertinence28. » Outre les critères de spécificité et de pertinence auxquels le requérant doit satisfaire, la Chambre d’appel a également fait observer qu’« un État [devait] disposer de suffisamment de temps pour exécuter une ordonnance contraignante29 ». À ces critères généraux, confirmés par la jurisprudence du Tribunal international avant même que ne soit adopté l’article 54 bis du Règlement30, ledit article a ajouté deux autres conditions à remplir : premièrement, que le requérant indique dans quelle mesure les informations qu’il demande sont « nécessaires au règlement équitable » de la question soulevée31, et deuxièmement, qu’il « expose les démarches qui ont été entreprises […] en vue d’obtenir l’assistance de l’État32 ».
20. La Chambre de première instance estime que, dans ce paragraphe, le Requérant a précisé autant que possible les documents spécifiques qu’il demande, en ce sens que a) le champ de la demande a été limité dans le temps, b) le Requérant ne cherche à obtenir que les communications auxquelles il a pris part depuis Belgrade et c) il a limité sa demande aux communications dans lesquelles il avait pour interlocuteur l’une des 23 personnes énumérées à l’annexe « A » de la Deuxième demande. Dans la Décision du 23 mars 2005, la Chambre de première instance a ordonné au Requérant de « précis[er] dans toute la mesure du possible où et quand [avaient] eu lieu les communications interceptées se rapportant aux faits qui font l’objet de l’acte d’accusation33 ». Le Requérant se rappelle quand il a eu une conversation avec certaines personnes figurant sur la liste des 23 qu’il a désignées, telles que le général Wesley Clark , et il a déclaré qu’il s’était entretenu presque tous les jours avec Slobodan Milosevic et ses subalternes pendant la période considérée. Ces conversations ayant eu lieu il y a un certain temps, la Chambre de première instance admet que le Requérant ne peut être plus précis et que sa demande, dont il a limité le champ, est donc raisonnable compte tenu des circonstances.
21. Selon la Chambre de première instance, le Requérant a énoncé quatre questions manifestement importantes en l’espèce et ne cherche à obtenir les documents désignés que dans la mesure où ils peuvent s’y rapporter. Compte tenu de l’importance de ces questions , il convient à première vue, pour la bonne marche de la justice, de permettre au Requérant de consulter tout document qui s’y rapporte. Aucun des États sollicités n’affirme qu’il lui est difficile de donner suite à la demande présentée au paragraphe A). De plus, le Canada a trouvé dans ses archives des documents qui pourraient satisfaire à cette demande34. Le Royaume-Uni et les États-Unis ont également procédé à des recherches mais ont déclaré qu’ils n’avaient trouvé aucun document intéressant à cet égard35.
22. La Chambre de première instance constate que les démarches entreprises par le Requérant auprès des États afin d’obtenir les documents en question sont raisonnables dans ces conditions. Le Canada indique qu’il est disposé à communiquer les documents éventuellement pertinents qu’il a trouvés, mais uniquement dans le cadre de l’article 70 du Règlement36. Les États-Unis ont également déclaré qu’ils étaient prêts à fournir certains documents en application de l’article 7037. Le Requérant avance qu’il ne devrait pas être tenu d’accepter des informations dont les États peuvent interdire la divulgation au procès, ce à quoi souscrit la Chambre de première instance. Lorsque les documents demandés sont pertinents et nécessaires au règlement équitable des questions soulevées au procès, le requérant est en droit de demander que soit rendue une ordonnance en application de l’article 54 bis au lieu d’espérer qu’un État, qui aura le dernier mot en vertu de l’article 70, veuille bien accepter que les documents en question soient utilisés à l’audience.
23. Il convient de noter que, bien que le Requérant ait accepté à un certain moment la proposition des États-Unis d’examiner certains documents dans le cadre de l’article 70, les États-Unis ont limité leur recherche consécutive à la demande figurant au paragraphe A) aux documents à décharge et n’ont dès lors pas répondu pleinement à la demande que leur avait adressée le Requérant. Un État ne peut s’arroger le droit de limiter l’objet d’une telle demande à des documents qu’il considère favorables pour la cause du Requérant. Si une demande spécifique est adressée à un État en vue d’obtenir des documents présentant un intérêt pour une question soulevée au procès, l’État en question doit avant tout coopérer avec le requérant en recherchant tout document répondant aux indications données dans la demande. C’est au requérant qu’il revient de décider quels documents, parmi ceux qui lui ont été communiqués , doivent être utilisés au procès.
24. En résumé, la demande présentée au paragraphe A) remplit les conditions posées par l’article 54 bis du Règlement, et la Chambre de première instance ne peut conclure que le Requérant, parce qu’il a refusé les propositions assorties de conditions faites par les États, n’a pas entrepris de démarches raisonnables afin d’obtenir leur coopération volontaire.
25. Dans ce paragraphe, le Requérant limite le champ de sa demande aux conversations qui ont eu lieu pendant une période inférieure à six mois et dont l’un des interlocuteurs au moins occupait un poste au gouvernement, dans les forces armées ou dans la police de la République fédérale de Yougoslavie ou de la Serbie, dans la mesure où il a estimé qu’il était plus probable que ces personnes détiennent des informations pertinentes et utiles au sujet de ses agissements et de son état d’esprit eu égard au Kosovo. La Chambre de première instance considère que la demande présentée au paragraphe B) est suffisamment précise pour satisfaire aux conditions posées par l’article 54 bis du Règlement. Elle se cantonne à la période la plus importante couverte par l’acte d’accusation38, ainsi qu’à des documents qui pourraient présenter un intérêt pour chacune des quatre questions importantes soulevées en l’espèce. La façon dont certaines personnes ont perçu ce que faisait et ce que savait alors le Requérant est particulièrement intéressante pour la Chambre qui doit maintenant se prononcer sur ces questions. Le Requérant devrait pouvoir consulter tout document sollicité au paragraphe B) si l’on veut faire en sorte que ces questions soient équitablement tranchées au procès.
26. Pour les raisons exposées en ce qui concerne le paragraphe A), la Chambre de première instance considère que le Requérant s’est efforcé, comme il y était tenu, d’obtenir les documents sur une base volontaire. Il a donc rempli les conditions posées par l’article 54 bis.
27. L’opposition des États selon laquelle certains passages de ce paragraphe constituent une nouvelle demande n’empêche pas la Chambre de l’examiner. Selon elle, on peut à juste titre considérer qu’il s’agit là d’une reformulation du paragraphe C) de la demande initiale. Or en tout état de cause, un requérant peut demander à consulter des documents différents. Néanmoins, la Chambre de première instance estime qu’aucun des points du paragraphe C) ne satisfait aux conditions posées par l’article 54 bis du Règlement.
28. S’agissant du paragraphe C) 1) qui concerne « tout rapport, analyse ou commentaire concernant le discours qu’a prononcé le [Requérant] devant les attachés militaires des gouvernements étrangers à Belgrade, dans le courant de juillet et août 1998 », la Chambre de première instance fait observer que le Requérant possède un exemplaire de ce discours qu’il peut présenter comme élément de preuve au procès. De plus, le Requérant n’a pas démontré que l’analyse ou les commentaires d’autres personnes concernant son discours présenteraient un intérêt pour toute question soulevée au procès. C’est à la Chambre de première instance qu’il incombe d’apprécier ce discours dans son contexte.
29. S’agissant du paragraphe C) 2), dans lequel le Requérant cherche à obtenir des informations du général de l’OTAN Wesley Clark, la Chambre de première instance estime que pour ce faire, le Requérant aurait dû tout d’abord prendre contact avec celui-ci. La Chambre de première instance constate également que cette demande n’est pas suffisamment claire et que le Requérant ne démontre pas que les documents qu’il sollicite sont nécessaires au règlement équitable de questions au procès.
30. Pour ce qui est du paragraphe C) 3), lequel concerne toute information se rapportant au Requérant fournie par le général Perisic ou reçue de celui-ci depuis novembre 1998 jusqu’à ce jour, le Requérant n’a pas cherché à obtenir ces renseignements auprès de celui-ci et, en tout état de cause, n’a pas démontré en quoi ces informations « se rapportant au général Ojdanic […] depuis le 28 novembre 1998 jusqu’à aujourd’hui » fournies par le général Perisic à l’OTAN ou à tout État impliqué présenteraient un intérêt pour toute question soulevée au procès.
31. Comme l’a souligné la Chambre d’appel, admettre qu’un État détenteur de tels documents « puisse unilatéralement invoquer des motifs de sécurité nationale pour refuser de les produire » pourrait mettre en échec « la fonction même du Tribunal international » et « ferait […] obstacle à son but principal et à sa mission première », puisque les documents demandés pourraient se révéler cruciaux pour établir si l’accusé est innocent ou coupable39. La Chambre d’appel a néanmoins reconnu qu’il fallait prendre en compte « les préoccupations légitimes de l’État en matière de sécurité nationale40 » et rappelé que des procédures particulières sont prévues lorsqu’une Chambre de première instance examine la validité de l’argument de sécurité nationale invoqué par un État qui refuse de produire des documents.
32. L’article 54 bis du Règlement dispose notamment :
F) Si l’État soulève une objection en application du paragraphe D), au motif que la divulgation porterait atteinte à ses intérêts de sécurité nationale, il dépose au plus tard cinq jours avant la date prévue pour l’audience, un acte d’opposition , dans lequel il :
i) précise, dans la mesure du possible, les arguments sur lesquels il se fonde pour déclarer que ses intérêts de sécurité nationale seraient compromis et,
ii) peut demander au juge ou à la Chambre de première instance d’ordonner des mesures de protection appropriées en vue de l’audience relative à l’opposition, parmi lesquelles :
a) la tenue à huis clos et/ou ex parte de ladite audience,
b) l’autorisation de présenter les documents sous forme expurgée, accompagnés d’une déclaration sous serment signée par un représentant officiel de l’État, exposant les motifs de l’expurgation,
c) la délivrance d’une ordonnance enjoignant qu’il ne soit établi aucun compte rendu d’audience et que les documents dont le Tribunal n’a plus besoin soient directement restitués à l’État sans qu’ils fassent l’objet de la procédure de dépôt auprès du Greffe ou soient de toute autre manière conservés.
G) S’agissant de la procédure prévue au paragraphe F) ci-dessus, le juge ou la Chambre de première instance peut ordonner que les mesures de protection suivantes soient mises en place lors de l’audience relative à l’opposition :
i) la nomination d’un juge unique d’une Chambre en vue d’examiner les documents et d’entendre les exposés, et/ou
ii) l’autorisation accordée à l’État de fournir ses propres interprètes pour l’audience et ses propres traductions des documents sensibles.
I) Une ordonnance rendue en application du présent article peut prévoir que les documents ou informations concernés que l’État doit produire fassent l’objet de mesures appropriées afin de protéger ses intérêts, parmi lesquelles peuvent figurer les mesures énumérées au paragraphe F) ii) ou G).
La Chambre de première instance estime que les dispositions susmentionnées, qui concernent de prime abord les demandes tranchées par une Chambre de première instance sans que l’État intéressé ait été entendu, peuvent, pour des raisons valables et d’ordre pragmatique, trouver à s’appliquer lorsque l’État a été entendu mais n’est pas en mesure de préciser clairement l’intérêt de sécurité nationale qui doit être protégé tant qu’il ignore la nature des documents que la Chambre pourrait lui ordonner de produire. La Chambre de première instance est d’avis que telle est la situation en l’espèce. À présent que la Chambre a identifié les documents qui, selon elle, devraient être produits, les États peuvent bien plus aisément déterminer si leurs intérêts de sécurité nationale sont compromis et exposer comment ils le sont.
33. Dans leurs conclusions respectives, le Canada, le Royaume-Uni et les États-Unis d’Amérique ont exprimé des préoccupations liées à leurs intérêts de sécurité nationale. Le Canada soutient qu’il est difficile de déterminer si de tels intérêts sont compromis et affirme que la demande, telle qu’elle est libellée, semble viser les informations reçues ou obtenues en utilisant une technique d’investigation particulière , notamment « les communications interceptées41 ». Les États-Unis font valoir que la communication des pièces demandées risque de révéler la nature et l’étendue de leurs capacités en matière de renseignement, ainsi qu’en quel lieu et de quelle manière ces services sont en mesure d’opérer42.
34. Le Requérant ne s’intéresse pas aux techniques utilisées par les États pour recueillir des renseignements mais aux informations en leur possession qui sont visées par sa demande. Un État faisant l’objet d’une ordonnance contraignante peut solliciter l’octroi de mesures de protection pour certains documents, conformément aux procédures prévues par l’article 54 bis du Règlement, ou demander d’autres mesures appropriées. Il sera sursis à l’exécution de la présente ordonnance pendant un délai de 21 jours afin de donner à tout État la possibilité de présenter une requête aux fins de mesures de protection ou de demander d’autres mesures appropriées.
35. Ayant confirmé qu’elle ne détenait aucune des informations visées au paragraphe C) 2) de la Deuxième demande, l’OTAN soutient qu’elle ne dispose pas de capacités qui lui sont propres en matière de renseignement et affirme qu’il convient d’adresser ladite demande aux États membres de l’Organisation. En substance, l’OTAN estime qu’un État dépositaire de documents ou d’informations qui lui ont été communiqués par un autre pays (le pays d’origine) n’est pas tenu en vertu de l’article 29 du Statut de les produire, et que c’est de la « propriété » des documents ou informations , et non de la « possession » de ceux-ci, que naît cette obligation, les accords relatifs au partage du renseignement conclus entre les États l’emportant sur toute obligation découlant de l’article 29 du Statut.
36. La Chambre de première instance a précédemment conclu que l’obligation inscrite à l’article 29 du Statut concernait non seulement les États, mais également les organisations internationales43. Dans l’affaire Simic, la Chambre de première instance a délivré une injonction de témoigner au général Shinseki, membre de la SFOR, dans le droit fil du paragraphe 50 de l’Arrêt Blaskic relatif à l’injonction de produire, qui prévoit la possibilité de délivrer des injonctions directement adressées aux responsables officiels agissant en qualité de membres d’une force internationale de maintien ou d’imposition de la paix44. La Chambre a également ordonné à tous les États participant à la SFOR de communiquer à la Défense les documents sollicités et remarqué que 1) tous les États sont tenus par la résolution 827 du Conseil de sécurité de coopérer pleinement avec le Tribunal international, et que 2) en application de l’article 103 de la Charte des Nations Unies, en cas de conflit entre les obligations d’un État à l’égard de l’OTAN et de la SFOR d’une part, et ses obligations au titre de la Charte d’autre part, ces dernières prévalent.
37. À la lumière de la jurisprudence exposée ci-dessus, la Chambre de première instance estime qu’elle est habilitée à délivrer une ordonnance adressée à l’OTAN.
38. La présente ordonnance vise les documents ou informations qui se trouvent en possession de l’Organisation. Il importe peu de déterminer à qui ils appartiennent ou s’ils ont été initialement communiqués par une autre source. Comme la Chambre d’appel l’a souligné dans l’Arrêt Blaskic relatif à l’injonction de produire, « [l]’obligation examinée [ à savoir celle découlant de l’article 29 du Statut] concerne [entre autres] des actions que les États ne peuvent entreprendre qu’à travers leurs organes exclusivement (par exemple en cas d’une ordonnance enjoignant à un État de produire des documents [ …] en la possession d’un de ses responsables officiels)45 ». Il en va de même des documents qu’un État a reçus d’un autre. Si un tiers qui est dépositaire de documents ou d’informations sensibles fait valoir qu’une ordonnance aux fins de production compromettrait ses intérêts légitimes en matière de sécurité , il peut, bien entendu, solliciter l’octroi de mesures de protection appropriées 46.
Par ces motifs, en application de l’article 29 du Statut et des articles 54 et 54 bis du Règlement, la Chambre de première instance ACCUEILLE en partie la Deuxième demande et ORDONNE ce qui suit :
1) S’agissant des mesures sollicitées aux paragraphes A) et B), il est FAIT DROIT à la Deuxième demande. Le Canada, l’Islande, le Luxembourg, les États-Unis et l’OTAN communiqueront au Requérant les documents demandés. Il est sursis à l’exécution de la présente ordonnance pendant un délai de 21 jours afin de donner à tout État ou à toute organisation internationale la possibilité de présenter une requête aux fins de mesures de protection. Si, à l’expiration de ce délai, aucune requête n’est présentée en ce sens, la présente ordonnance prendra effet immédiatement.
2) Le Requérant ayant reconnu que le Royaume-Uni avait exécuté les mesures sollicitées aux paragraphes A) et B), la Deuxième demande est SANS OBJET en ce qui concerne le Royaume-Uni.
3) S’agissant de l’ensemble des mesures sollicitées au paragraphe C), la Deuxième demande est REJETÉE en ce qui concerne le Canada, l’Islande, le Luxembourg , le Royaume-Uni, les États-Unis et l’OTAN.
Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.
Le Président de la Chambre
de première instance
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Patrick Robinson
Le 17 novembre 2005
La Haye (Pays-Bas)
[Sceau du Tribunal]