DEVANT TROIS JUGES DE LA CHAMBRE DAPPEL
Composée comme suit : M. le Juge Antonio Cassese, Président
M. le Juge Haopei Li
M. le Juge Jules Deschênes
Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier
Décision rendue le : 22 novembre 1996
LE PROCUREUR
C/
ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO
_______________________________________________
DECISION
RELATIVE A LA DEMANDE DAUTORISATION
DINTERJETER APPEL (MISE EN LIBERTE PROVISOIRE)
FORMEE PAR HAZIM DELIC
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Le Bureau du Procureur :
M. Eric Ostberg
Mme Teresa McHenry
M. Giuliano Turone
Le Conseil de la Défense :
M. Salih Karabdic, représentant Hazim Delic
I
DEMANDE LAUTORISATION DINTERJETER APPEL
1. Dans une demande déposée le 5 novembre 1996 au Greffe, laccusé Hazim Delic souhaite introduire un recours contre la Décision relative à la requête de laccusé aux fins de mise en liberté provisoire (la "Décision"), rendue le 24 octobre 1996 par la Chambre de première instance II dans laffaire le Procureur c/ Zejnil Delalic, Zdravko Mucic alias "Pavo", Hazim Delic et Esad Landzo (IT-96-21-T). Par cette Décision, la Chambre a rejeté la requête de laccusé aux fins de mise en liberté provisoire au vu de larticle 65 du Règlement de procédure et de preuve (le "Règlement").
2. La demande dautorisation dinterjeter appel a été introduite en vertu de larticle 72(B)(ii) du Règlement, lequel dispose :
"(B) La Chambre se prononce sur les exceptions préjudicielles in limine litis. Les décisions ainsi rendues ne sont pas susceptibles dappel, sauf
[ ...]
(ii) dans les autres cas, lorsque lautorisation dappeler est accordée par trois Juges de la Chambre dappel, pour autant que le requérant ait démontré lexistence de motifs sérieux dans les sept jours de la décision entreprise."
3. Dans sa demande, le Requérant argue que, en droit international, il existe un droit fondamental à la liberté et que ce droit doit être garanti par des procédures judiciaires mettant en place les recours effectifs nécessaires à sa sauvegarde. Il soutient aussi que lun de ces recours consiste dans le droit pour laccusé dinterjeter appel quand le droit qui est le sien de ne pas être privé de liberté est violé.
4. Le Requérant déclare que le Tribunal, étant régi par le droit international, devrait prévoir le droit de faire appel des décisions relatives à la détention. Le Requérant affirme que la procédure dappel décrite à larticle 25 du Statut du Tribunal est supposée inclure le droit dappeler en matière tant de détention que de condamnation.
5. Il sensuit pour le Requérant que le droit dentreprendre une décision relative à la détention existe; il conteste à ce titre la procédure inscrite à larticle 72(B)(ii) du Règlement en vertu de laquelle, pour pouvoir faire appel dune décision en matière de mise en liberté provisoire, un requérant doit dabord en obtenir lautorisation auprès dun collège de trois juges et ne peut appeler de plein droit devant la Chambre dappel plénière. Le Requérant tient que le Statut du Tribunal ne prévoit pas pareil collège et quen lintroduisant dans le Règlement, les Juges du Tribunal ont excédé leurs pouvoirs. Le Requérant avance que seul le Conseil de sécurité peut constituer pareil collège en amendant le Statut du Tribunal.
6. Le Requérant déclare encore que lautorisation dappeler visée à larticle 72(B)(ii) ne devrait pas se limiter aux questions expressément énumérées à larticle 73(A). Il soutient que le mot "include" figurant à larticle 73(A) signifie que la liste des exceptions préjudicielles énumérées dans cet article nest pas exhaustive.
7. Le Requérant argue donc que le Règlement de procédure et de preuve contrevient à divers instruments internationaux en nautorisant pas lappel de plein droit en matière de détention et que les "motifs sérieux" évoqués à larticle 72(B)(ii) du Règlement de procédure et de preuve sont avérés, justifiant lautorisation dinterjeter appel..
II
LA REPONSE DU PROCUREUR
8. Le Procureur a déposé sa réponse à la Demande le 11 novembre 1996. Dans la "Réponse du Procureur à la demande de Delic aux fins de lautorisation dinterjeter appel de la décision de la Chambre de première instance rejetant la requête de mise en liberté provisoire" (la "Réponse du Procureur"), le Procureur note avant tout que la Requête de laccusé ne satisfait pas à la première des trois conditions indissociables adoptées par les trois Juges de la Chambre dappel dans leur décision rendue le 14 octobre 1996 dans laffaire Delalic et quelle doit donc être déboutée.
9. Répondant néanmoins sur le fond des arguments avancés dans la Requête, le Procureur soutient, à titre de principe général, que "sauf application erronée de la loi ou abus de pouvoir, la décision de la Chambre de première instance doit être respectée". Il affirme que le Requérant na apporté la preuve daucune erreur dinterprétation de la loi ou dabus de pouvoir dans la Décision de la Chambre de première instance et quil ny a donc pas de "motifs sérieux" justifiant une autorisation dinterjeter appel.
10. A largument du Requérant selon lequel le droit international en matière de droits de lhomme lautorise à appeler de la Décision de la Chambre de première instance relative à sa mise en liberté provisoire, le Procureur oppose la réfutation qui suit : les garanties contenues dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et la Convention européenne des droits de lhomme sont incorporées dans le Statut et le Règlement du Tribunal et le réexamen de la détention suivant larticle 65 du Règlement satisfait aux dispositions contenues dans lesdits instruments relatifs aux droits de lhomme, qui veulent quil y ait "un examen initial rapide par un magistrat objectif et impartial de toute mesure privative de liberté et de la nécessité dune détention prolongée" (Réponse du Procureur, p. 3). Le Procureur avance qu"on ne trouve en droit international aucun autre droit dappel communément proclamé contre une décision privative de liberté " (Id., p. 3).
11. Enfin, répondant apparemment indirectement à laffirmation du Requérant comme quoi les trois Juges de la Chambre dappel ne devraient pas confiner le droit dappeler visé à larticle 72(B)(ii) aux questions expressément énumérées à larticle 73(A), le Procureur soutient que laccusé "nayant pas dautre droit en droit international", le Tribunal "a tout le loisir de modeler sa juridiction dappel comme il lentend" (Id, p. 3).
III
LE CHAMP DAPPLICATION DE LARTICLE 72(B)(ii)
12. Larticle 72(B)(ii) a été appliqué pour la première fois dans la "Décision relative à la demande dautorisation dinterjeter appel (Disjonction dinstances)" rendue par les mêmes trois Juges le 14 octobre 1996 concernant laccusé Zejnil Delalic. Les trois Juges avaient noté quil fallait appliquer un filtre de trois conditions cumulatives aux demandes dautorisation dinterjeter appel présentées dans le cadre de larticle 72(B)(ii) :
1) La demande a-t-elle trait à lune des matières couvertes par les alinéas (ii), (iii), (iv) ou (v) de larticle 73(A)?
2) La demande est-elle futile, vexatoire, manifestement dénuée de tout fondement, destinée à abuser de la procédure du Tribunal ou tellement vague et imprécise quelle ne saurait être sérieusement prise en considération?
3) La demande fait-elle la démonstration de "motifs sérieux"? En dautres termes, démontre-t-elle lexistence dune erreur grave susceptible de causer un préjudice important à laccusé ou de nuire à lintérêt de la justice, ou soulève-t-elle des questions non seulement dimportance générale, mais qui exercent également une influence directe sur le développement futur de la procédure, dans la mesure où larrêt de la Chambre dappel exercerait un impact considérable sur la future procédure devant la Chambre de première instance?
IV
DISCUSSION
13. Si lon applique le premier de ces critères, il apparaît que la demande de Hazim Delic aux fins de mise en liberté provisoire conformément à larticle 65 na trait à aucune des matières couvertes par les alinéas (ii), (iii), (iv) ou (v) de larticle 73(A) et ne relève donc pas de la compétence préjudicielle de la Chambre dappel.
14. Cela étant, puisque le Requérant soulève plusieurs questions fondamentales, notamment le droit à la liberté tel que garanti par le droit international et la licéité du Règlement adopté par les Juges du Tribunal, les trois Juges estiment approprié de répondre aux arguments contenus dans la demande.
15. Les questions soulevées par le Requérant seront traitées sous les têtes de chapitre suivantes : 1) le droit garanti par le droit international à un recours effectif en cas de violation dun droit de lhomme fondamental, 2) le champ dapplication de tout "droit dappel" en droit international, 3) la licéité de larticle 72(B)(ii) et du collège de trois juges quil établit afin de connaître des demandes dautorisation dinterjeter appel et 4) linterprétation de larticle 72(B)(ii).
1) le droit garanti par le droit international à un recours effectif en cas de violation dun droit de lhomme fondamental
16. Le droit à la liberté est sans aucun doute un droit de lhomme fondamental. Le Requérant mentionne à cet égard plusieurs instruments internationaux relatifs aux droits de lhomme; laffirmation nen demeure pas moins axiomatique. Ce droit comporte aussi le droit à un recours effectif en cas de privation ou de violation du premier droit.
17. Le Requérant croit cependant à tort quen rejetant la demande de mise en liberté provisoire, la Chambre de première instance a violé le droit à la liberté qui est le sien et quil est donc fondé à présenter un recours judiciaire effectif contre cette violation. Il est en revanche correct de dire que la Chambre de première instance est le recours judiciaire effectif pour toute allégation de violation du droit à la liberté. En introduisant une requête devant la Chambre de première instance, le Requérant exerce le droit de contester la régularité de sa détention et de sa privation de liberté. Le mot "effectif" ne signifie pas que la Requête doit aboutir; ce serait absurde. Il suffit que les autorités judiciaires compétentes examinent la situation à la lumière des règles applicables en la matière et des normes relatives aux droits de lhomme, ce que la Chambre de première instance a fait comme il convenait.
2) le champ dapplication de tout "droit dappeler" en droit international
18. Il sensuit que, dans la mesure ou le Requérant fonde son droit dappeler sur le droit à un recours judiciaire effectif, son argumentation ne tient pas. Le Requérant fait cependant aussi référence à un droit positif dexamen qui se trouve inscrit à larticle 14(5) du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, lequel dispose que :
"Toute personne déclarée coupable dune infraction a le droit de faire examiner par une juridiction supérieure la déclaration de culpabilité et la condamnation, conformément à la loi".
19. Or, des termes mêmes de cet article, il ressort clairement que le droit dexamen qui y est visé ne sapplique quà la condamnation et à la sentence, et non pas à la mise en liberté provisoire ou à dautres matières interlocutoires. Qui plus est, cette disposition de fond apparaît dans le Statut du Tribunal, qui, à larticle 25, prévoit le droit dappeler dune condamnation. Bien que le Statut ne dise rien de lappel de la sentence, les Juges réunis en session plénière ont estimé que ce droit existait implicitement, ce qui explique larticle 108(A) du Règlement, qui organise explicitement le droit dinterjeter appel "dun jugement ou dune sentence". Il sensuit que les garanties positives contenues à larticle 14(5) du Pacte se retrouvent dans les procédures du Tribunal.
3) licéité de larticle 72(B)(ii) et établissement dun collège de trois juges chargé de connaître des demandes dautorisation dinterjeter appel
20. Paradoxalement, tout en demandant à ce collège de trois juges le droit dinterjeter appel, le Requérant le récuse. Il considère que la Chambre dappel ne peut se réunir quen plénière et quun petit comité de trois juges ne saurait être investi dun quelconque pouvoir.
21. Lallégation du Requérant selon laquelle les procédures dappel énoncées à larticle 25 du Statut du Tribunal doivent être comprises comme incluant le droit dappeler de la détention est impossible à défendre si lon se réfère aux termes mêmes de larticle en question. Comme la noté la Chambre dappel [ voir la "Décision relative à lappel de la défense concernant lexception préjudicielle dincompétence" dans laffaire Tadic (IT-94-1-AR72), par. 4 et 5] , larticle 72 du Règlement a élargi le droit dappeler par rapport à son exercice très limité tel que défini dans le Statut. Il a donc renforcé les droits de laccusé sur le plan judiciaire (et, conséquemment, ceux du Procureur, compte tenu du principe de "légalité des armes"). Ayant introduit ex novo lappel préjudiciel, les Juges avaient le pouvoir den déterminer les modalités dapplication, notamment en instaurant le mécanisme de "filtrage" décrit à larticle 72(B)(ii) pour les recours autres que ceux portant sur la compétence du Tribunal. Ce "filtre" a été conçu en vue dune bonne et rapide administration de la justice, en dautres termes pour pouvoir rejeter promptement les recours préjudiciels abusifs tout en donnant rapidement suite aux recours recevables. Les Juges avaient aussi le pouvoir détablir dans leur jurisprudence les critères à appliquer pour accorder ou refuser lautorisation dinterjeter appel visée à larticle 72(B)(ii), ce qui nous amène au point suivant.
4) linterprétation de larticle 72(B)(ii)
22. Sans mentionner explicitement la Décision des trois Juges dans laffaire Delalic [ "Demande dautorisation dinterjeter appel (Disjonction dinstances)"] , par laquelle les trois Juges ont défini un triple filtre à appliquer aux demandes dautorisation dinterjeter appel, le Requérant met néanmoins en cause le premier élément de ce filtre lorsquil soutient que : "La faculté dappel préjudiciel viséé à larticle 72(B)(ii) ne peut se limiter aux seules exceptions définies aux paragraphes (ii), (iii), (iv) et (v) de larticle 73(A)". Il base son argumentation sur le mot "include" contenu à larticle 73(A), dont il ressort que "la liste des exceptions préjudicielles énumérées à cet alinéa nexclut pas la possibilité dautres exceptions préjudicielles". Le Requérant considère avec raison que larticle 73(A) nempêche pas laccusé de soulever des exceptions autres que celles qui y sont expressément mentionnées. Cela étant, les exceptions en question se distinguent par le fait que, en vertu de larticle 73(B), elles doivent être soulevées dans les soixante jours suivant la comparution initiale de laccusé et, en toute hypothèse, avant laudience au fond, signe de leur importance, qui impose quelles soient soulevées en début de procédure. Cest pour cette raison que les trois Juges ont estimé que seules les exceptions énumérées devaient être ouvertes à lappel interlocutoire au titre de larticle 72(B)(ii). Or, la mise en liberté provisoire nest pas par sa nature une demande qui doit être faite avant le commencement du procès et na donc pas à proprement parler un caractère préjudiciel. Comme les Juges lont remarqué dans laffaire Delalic à propos de la demande de ce dernier visant à pouvoir interjeter appel de la décision rendue concernant sa mise en liberté provisoire, on peut déposer une demande de mise en liberté provisoire à tout moment.
23. Pour faire bonne mesure, il convient dajouter quen examinant la demande dautorisation dinterjeter appel, les trois Juges ne devraient pas perdre de vue la Décision même qui est contestée. Ses mérites objectifs devraient peser lourd dans la balance et ne devraient pas être écartés à la légère.
24. Dans le cas présent, la Chambre de première instance II a très bien exposé et analysé les divers arguments avancés par Delic et les a rejetés de façon convaincante. Le Requérant na pas trouvé de motif sérieux permettant de contester la discussion ou la décision prise concernant sa demande de mise en liberté provisoire.
25. En effet, le Requérant na pas même allégué, et encore moins établi, que la Chambre de première instance avait soit mal interprété le droit soit mal compris les faits sur lesquels sappuyait sa demande de mise en liberté provisoire.
26. Pour ces raisons, les trois Juges considèrent que la demande ne met pas en évidence de "motifs sérieux" tels que compris à larticle 72(B)(ii) du Règlement de procédure et de preuve et que la demande dautorisation dinterjeter appel doit donc être rejetée.
V
DISPOSITIF
Les trois Juges de la Chambre dappel,
Statuant à lunanimité,
Par ces motifs,
VU larticle 72(B)(ii) du Règlement de procédure et de preuve,
REJETTENT la demande introduite par laccusé Hazim Delic, par laquelle celui-ci sollicite lautorisation dinterjeter appel de la Décision du 24 octobre 1996 rejetant sa requête de mise en liberté provisoire.
Fait en anglais et en français, les deux versions faisant également foi.
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Antonio Cassese
Président
Fait le 22 novembre 1996
A La Haye (Pays-Bas)