LA CHAMBRE D’APPEL

Composée comme suit :
M. le Juge Rafael Nieto-Navia, Président
M. le Juge Wang Tieya
M. le Juge Almiro Simões Rodrigues
M. le Juge David Hunt
M. le Juge Mohamed Bennouna

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Opinion du :
22 avril 1999

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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OPINION INDIVIDUELLE DU JUGE HUNT
CONCERNANT LA REQUÊTE D’ESAD LANDZO AUX FINS DE
CONSERVATION ET DE COMMUNICATION D’ÉLÉMENTS DE PREUVE

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Le Bureau du Procureur :

M. Yapa Upawansa
M. Christopher Staker
M. Rodney Dixon

Les Conseils de la Défense en appel principal et en appel incident :

M. John Ackerman, M. Eugene O’Sullivan, pour Zejnil Delalic
Mme Nihada Buturovic, M. Howard Morrison, pour Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, pour Hazim Delic
Mme Cynthia Sinatra, M. Peter Murphy, pour Esad Landzo

 

1. Les questions que soulève cette demande interlocutoire sont exposées clairement dans l’Arrêt de la Chambre d’appel. Tout en étant d’accord avec l’Arrêt portant rejet de la Requête de l’Appelant, je préfère donner les raisons qui m’ont personnellement amené à cette conclusion. Cet appel touche une question de pratique importante pour le Tribunal et je pense que les Parties, en particulier celle qui a été déboutée, ont le droit de connaître les raisons expliquant pareille décision. J’estime que les conclusions de la Chambre d’appel seront ainsi mieux comprises et acceptées. J’insiste cependant sur le fait qu’il s’agit de raisons qui me sont propres et qu’elles ne reflètent pas nécessairement l’opinion des autres Juges de cette Chambre d’appel.

2. J’approuve, pour les raisons exposées dans l’Arrêt, le rejet de l’argument de l’Accusation selon lequel le moyen d’appel en question devrait être rejeté sans autre forme de procès ou, à défaut, la Chambre d’appel devrait surseoir à statuer sur la Requête. J’approuve également le rejet de la demande de communication d’une copie des enregistrements vidéo. J’exposerai dans la suite les raisons qui me portent à refuser l’accès à ces enregistrements à ce stade de la procédure.

3. Les articles 20 et 21 de son Statut imposent au Tribunal l’obligation fondamentale de veiller à l’équité et à la rapidité du procès de ceux qui sont traduits devant lui. Le Tribunal a également le pouvoir inhérent, qui découle de sa fonction judiciaire, de contrôler ses procédures de manière à ce que justice soit faite1. Cette obligation et ce pouvoir inhérent trouvent toute leur pertinence lorsque le Tribunal doit trouver des solutions à des problèmes de pratique qui naissent dans le cadre de ces procédures, puisque ce sont ces solutions qui assurent, pour l’essentiel, l’équité et la rapidité du procès. Ils trouvent, en partie, leur traduction dans l’article 54 du Règlement qui donne au Tribunal le pouvoir discrétionnaire de prendre toutes les mesures nécessaires à la préparation et à la conduite du procès. Dans la mesure où elles ont trait à des questions de pratique, les dispositions de l’article 54 s’appliquent également à la préparation et à la conduite d’un appel (article 107 du Règlement). C’est dans ce contexte-là qu’il convient d’examiner la présente demande.

4. Une Partie ne peut obtenir une ordonnance de production de pièces simplement parce qu’elle affirme qu’elles sont en rapport avec une question soulevée en première instance ou en appel. Elle n’a pas le droit d’aller à la pêche aux informations (fishing expedition) en examinant des pièces dans l’espoir d’y trouver des arguments à faire valoir2. Obtenir la délivrance d’une ordonnance de production, ce n’est pas obtenir la communication des pièces de la partie adverse3. Pour pouvoir obtenir la délivrance d’une ordonnance qui lui donnera accès à des pièces malgré l’opposition de la Partie qui les détient, une Partie doit indiquer expressément et précisément le but légitime juridiquement pertinent (legitimate forensic purpose) qu’elle poursuit en demandant ledit accès4. Il doit être démontré qu’il est probable - ou du moins "prévisible" (on the cards) - que les pièces produites renforceront considérablement le dossier de la Partie qui demande à y avoir accès5. Une chose est "prévisible" s’il y a de bonnes chances qu’elle se produise.

5. Les sources que j’ai citées à l’appui des idées développées dans le paragraphe qui précède sont toutes empruntées aux systèmes de la common law, mais cela tient uniquement au fait que je les connais mieux6. Notons toutefois qu’elles se bornent à formuler des solutions de bon sens à des problèmes de pratique qui surgissent constamment dans les affaires tant civiles que pénales. Le bon sens est la pierre de touche qui permet de juger des solutions apportées aux problèmes de pratique, lesquelles revêtent une importance particulière pour le fonctionnement efficace de tout tribunal. Si particulier que soit le contentieux pénal international7, même un tribunal international comme celui-ci doit appliquer les règles du bon sens pour fonctionner de façon à juger rapidement et équitablement ceux qui sont traduits devant lui. Le caractère international de ce Tribunal international ne saurait en aucun cas justifier la remise en cause de cette règle en ce qui concerne les problèmes de pratique du genre de ceux qui peuvent surgir dans le contentieux entre États souverains. On ne répétera jamais assez que ce Tribunal a pour vocation de trancher des affaires pénales et non des litiges entre États souverains et que, en dehors peut-être de certains problèmes communs, tels ceux qui peuvent naître du non-respect par un État d’une ordonnance délivrée à son encontre, comme dans l’Arrêt Blaskic relatif à l’injonction de produire8, la pratique de ce Tribunal vise principalement à garantir l’équité et la rapidité des procès pénaux. Dans ces conditions, il y a peu d’intérêt, lorsqu’il s’agit de la pratique du Tribunal, à citer le fameux passage dudit Arrêt qui évoque la confusion qui peut naître de la transposition, au sein d’un tribunal international, des approches juridiques adoptées dans les systèmes de droit internes9, quand celles-ci peuvent permettre de régler, avec équité et rapidité, les affaires dont est saisi le Tribunal.

6. Face aux problèmes de pratique que soulève le contentieux pénal international, il faut laisser le bon sens s’exprimer pleinement et on ne saurait l’écarter simplement parce que certains systèmes de droit internes s’en remettent à lui pour régler ce genre de problèmes. Pour ma part, je ne doute absolument pas que le Tribunal pourra mieux assurer l’équité et la rapidité du procès de ceux qui sont traduits devant lui si les Parties n’ont pas la possibilité d’utiliser des ordonnances de production de documents pour aller à la pêche aux informations et s’il leur faut justifier d’un but légitime juridiquement pertinent pour obtenir l’accès à des pièces malgré l’opposition de la Partie adverse10.

7. Comment donc établir ce but légitime juridiquement pertinent ? S’agissant de questions interlocutoires, il est d’usage au Tribunal international de mettre simplement en avant, sans preuves à l’appui, certains points de fait dans la requête, comme dans la réponse et la réplique qui s’y rapportent. Pareille pratique ne pose pas de problèmes tant que ces points de fait ne donnent pas lieu à contestation. Lorsque l’accès à certaines pièces est refusé par la Partie adverse, et lorsque les faits mis en avant pour justifier le but légitime juridiquement pertinent donnent également matière à contestation, la Partie requérante doit produire des déclarations sous serment, détaillées et de première main, pour prouver que pareil accès lui permettra vraisemblablement d’étayer substantiellement sa thèse ou a de bonnes chances de le permettre. Cela suppose que la Partie requérante a déjà son idée et qu’elle ne "va pas à la pêche aux informations" dans l’espoir d’en trouver une. La thèse dont la Partie requérante doit démontrer l’existence n’a pas à être établie à l’aide de preuves d’une nature particulière, comme un faisceau de présomptions. Cela serait trop demander ; la thèse peut exister sans que la Partie en ait déjà la preuve formelle et la demande d’accès est alors justement faite pour obtenir cette preuve formelle. Ce dont la Partie requérante doit apporter la preuve, c’est qu’elle a une thèse suffisamment élaborée pour qu’il soit clair que l’accès qu’elle demande l’aidera substantiellement à l’étayer.

8. En l’espèce, il devrait être ainsi démontré que le Président de la Chambre de première instance a effectivement dormi une bonne partie du procès, de sorte que la demande d’accès peut être considérée comme simplement un moyen d’obtenir une preuve pratique et probablement incontestable de ce qui est avancé. Preuve devrait être apportée des faits perçus par les requérants eux-mêmes ; les déclarations sous serment ne sauraient faire état des conclusions auxquelles auraient abouti les requérants à partir des faits qu’ils auraient perçus, car c’est à la Chambre d’appel qu’il appartient de tirer des conclusions des faits perçus qu’elle aurait choisi d’accepter. Pour éviter tout malentendu, je précise qu’il existe à mon sens une grande différence entre ce qui est nécessaire pour établir l’existence d’un but légitime juridiquement pertinent qui justifierait l’accès aux enregistrements vidéo et ce qu’il faut pour établir les faits invoqués pour justifier l’appel, à savoir le fait que le Juge était assoupi. Un succès dans le premier cas ne garantit pas le succès dans le deuxième cas.

9. J’approuve, pour les raisons que je viens d’exposer, la décision de la Chambre d’appel qui a estimé qu’il fallait apporter ces preuves pour pouvoir obtenir une ordonnance accordant l’accès, pour examen, aux enregistrements vidéo. Aucun élément de ce type n’a été présenté en l’espèce. Les allégations formulées par l’Appelant dans sa Requête ou dans sa Réplique à la Réponse du Procureur ne constituent pas des preuves. Les allégations formulées pour justifier l’appel en constituent moins encore. Contrairement à ce qu’a suggéré l’Appelant, il ne s’agit pas là d’allégations dont il conviendrait que la Chambre d’appel dresse un constat judiciaire.

10. Je souscris également aux conclusions de la Chambre d’appel selon lesquelles la question qui se posera en appel sera de savoir si, par son silence au procès, l’Appelant n’a pas renoncé à son droit de se plaindre en appel du comportement qu’il prête au Juge. Pour le moment, je suis d’avis que lors de l’examen de cette question en appel, il vaudrait mieux que l’Appelant ne s’appuie pas, comme il a essayé de le faire dans sa Requête, sur des propos prétendument tenus par le Juriste de la Chambre de première instance et par l’ex-Président du Tribunal. Il ne s’agirait là que de preuves indirectes sans aucune valeur probante, dans la mesure où l’ex-Président du Tribunal et le Juriste bénéficient d’une immunité qui les dispense de témoigner sur des propos qu’ils auraient tenus (l’immunité du Président est judiciaire et celle du Juriste fonctionnelle). Pareilles preuves indirectes ne seraient pas admissibles aux termes de l’article 89 C) du Règlement de procédure et de preuve11. Il ne semble pas que ces éléments de preuve puissent être admis à un autre titre mais je me garderai ici de formuler une conclusion définitive parce que la question de l’admissibilité devra être tranchée lors de l’examen de l’appel lui-même.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

 

Fait ce 22 avril 1999
La Haye (Pays-Bas)

/signé/
Juge David Hunt

[Sceau du Tribunal]


1. S’agissant de ce pouvoir inhérent, cf., en général : Affaire du Cameroun septentrional (CIJ, Recueil 1963, p. 29) et Affaire des Essais nucléaires (CIJ, recueil 1974, p. 259-260, par. 23), suivies par la Chambre d’appel de ce Tribunal dans l’Arrêt Blaskic relatif à l’injonction de produire : Le Procureur c/ Blaskic, Affaire n° IT-95-14-AR108bis, Arrêt relatif à la requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 1997, 29 octobre 1997, note 27 au paragraphe 25.
2. L’expression fishing expedition a été définie grâce à l’analogie suivante : une Partie n’a aucune preuve qu’un bassin contient des poissons d’une certaine espèce mais veut draguer le bassin afin de voir s’il contient ou non des poissons de cette espèce. Cf. Associated Dominions Assurance Society Pty Ltd v John Fairfax & Sons Pty Ltd (1952) 72 WN (NSW) p. 250, par. 254. Cf. aussi Hennessy v Wright (1888) 24 QBD p. 445, par. 448. Cette expression a été reprise par des cours d’appel importantes : Air Canada v Secretary of State for Trade [ 1983] 2 AC p. 394, par. 439 (par Lord Wilberforce) ; Alistair v. The Queen (1984) 154 CLR p. 404, par. 414 (par Chief Justice Gibbs ; voir aussi l’opinion du Juge Brennan, par. 455-456).
3. Burchard v MacFarlane [ 1891] 2 QB p. 241, par. 247 ; Commissioner for Railways v Small (1938) 38 SR (NSW) p. 564, par. 573-574.
4. L’expression legitimate forensic purpose est bien connue dans le droit régissant les injonctions (subpoenae) ou ordonnances de production. Cf., par exemple, Burmah Oil Co Ltd v Bank of England [ 1980] AC p. 1090, par. 1113-1114 et Attorney General v Stuart (1994) 34 NSWLR p. 667, par. 681.
5. Alistair v The Queen (1984) 154 CLR p. 404, par. 414. La Court of Criminal Appeal de Nouvelle-Galles-du-Sud a accepté ce critère comme suffisant à démontrer le but légitime juridiquement pertinent justifiant l’accès aux pièces demandées. : Regina v Saleam (1989) 16 NSWLR p. 14, par. 17-18
6. Je reconnais que ces sources ne concordent pas avec la pratique en cours aux États-Unis dans les affaires civiles : Cf. par exemple Hickman v Taylor 329 US 495 (1947) et Rio Tinto Zinc Corp v Westinghouse Electric Corp [ 1978] AC p. 547, par. 609. Ceci dit, avec tout le respect dû au modèle américain, je ne pense pas qu’il puisse être d’une quelconque aide pour assurer l’équité et la rapidité de la procédure pénale internationale.
7. Le Procureur c/ Blaskic, Arrêt relatif à la requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 1997, 29 octobre 1997, par. 23.
8. Le Procureur c/ Blaskic, Affaire n° IT-95-14-AR-108bis, Arrêt relatif à la requête de la République de Croatie aux fins d’examen de la décision de la Chambre de première instance II rendue le 18 juillet 1997, 29 octobre 1997.
9. Ibid., par. 40.
10. La Chambre d’appel de ce Tribunal a en partie accepté, sans toutefois le nommer, le critère du but légitime juridiquement pertinent (Arrêt Blaski} relatif à l’injonction de produire, par. 32).
11. Le Procureur c/ Zlatko Aleksovski, Affaire n° IT-95-14/1-AR73, Arrêt relatif à l’appel du Procureur concernant l’admissibilité d’éléments de preuve, 16 février 1999, par. 15.