LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président

M. le Juge Ninian Stephen

M. le Juge Lal C. Vohrah

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 25 septembre 1996

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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DÉCISION RELATIVE AUX EXCEPTIONS PRÉJUDICIELLES
AUX FINS DE DISJONCTION D’INSTANCES
SOULEVÉES PAR LES ACCUSÉS ZEJNIL DELALIC ET ZDRAVKO MUCIC

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Le Bureau du Procureur :

M. Eric Ostberg
Mme Teresa McHenry

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, représentant Zejnil Delalic
M. Branislav Tapuskovic, représentant Zradvko Mucic
M. Salih Karabdic, représentant Hazim Delic
M. Mustafa Brakovic, représentant Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

La Chambre de première instance du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le "Tribunal international") est saisie d’une exception préjudicielle, qui a été soulevée le 24 avril 1996 par l’un des accusés, Zradvko Mucic, conformément aux articles 72 et 73 du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le "Règlement") aux fins de disjonction d’instances par rapport à deux des coaccusés, Hazim Delic et Esad Landzo. Le 5 juin 1996, le coaccusé Zejnil Delalic a également soulevé une exception préjudicielle aux fins de disjonction d’instances (ci-après ensemble "les Exceptions"). Le Bureau du Procureur ("l’Accusation") a déposé ses Réponses aux Exceptions les 6 et 28 juin 1996. Le 18 juin 1996, la Chambre de première instance a ordonné aux deux coaccusés Hazim Delic et Esad Landzo de répondre aux Exceptions et ces Réponses ont été introduites les 18 et 16 juillet 1996 respectivement. L’Accusation a répliqué à ces Réponses le 19 juillet 1996.

Le 2 août 1996, la Chambre de première instance a entendu les Conseils des quatre accusés et l’Accusation en leurs conclusions orales relatives aux Exceptions. La Décision a été mise en délibéré.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

VU les conclusions écrites et entendu les exposés des parties,

STATUE EN CES TERMES.

 

II. EXAMEN

1. Les articles du Règlement applicables à ces Exceptions sont l’article 48, interprété à la lumière de la définition du terme "opération" présentée à l’article 2, ainsi que l’article 82, plus particulièrement en son paragraphe B). Ces dispositions se lisent comme suit :

Article 48

Jonction d’instances

Des personnes accusées d’une même infraction ou d’infractions différentes commises à l’occasion de la même opération peuvent être mises en accusation et jugées ensemble.

Article 82

Jonction et disjonction d’instances

[]

(B) La Chambre de première instance peut ordonner un procès séparé pour des accusés dont les instances avaient été jointes en application de l’article 48, pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice.

2. Conformément à l’article 48 du Règlement, les accusés ont régulièrement fait l’objet d’un acte d’accusation conjoint faisant état de divers crimes, dans la mesure où les actes qu’ils auraient commis faisaient partie d’une même opération au sens de l’article 2 du Règlement. La présente Chambre de première instance ne peut ordonner la disjonction d’instances pour des personnes mises en accusation ensemble que si elle estime qu’il est nécessaire d’agir ainsi "pour éviter tout conflit d’intérêts de nature à causer un préjudice grave à un accusé ou pour sauvegarder l’intérêt de la justice", comme prévu à l’article 82 B). Le Règlement ne contient aucune disposition prévoyant un procès distinct consacré à l’examen de questions spécifiques découlant de l’acte d’accusation.

3. Ni les conclusions écrites, ni les exposés oraux n’ont permis d’établir qu’un conflit d’intérêts, tel que visé dans la première partie du paragraphe B de l’article 82, surviendrait si les accusés étaient jugés ensemble dans le cadre d’un procès unique. Il a été encore moins démontré qu’un tel conflit est susceptible de nuire gravement à l’un des accusés. Avant d’examiner la seconde partie de l’article 82(B), qui a trait à la sauvegarde de l’intérêt de la justice, résumons comme suit les arguments écrits et oraux des accusés :

a) L’accusé Zejnil Delalic

Dans son exception, cet accusé s’est fondé sur le principe de la responsabilité individuelle et sur le droit de l’accusé à l’égalité devant le Tribunal international. Il a affirmé que la production à l’audience d’éléments de preuve à charge d’autres accusés soupçonnés de participation directe à des crimes entraînerait un préjudice grave à son encontre. Par ailleurs, il a examiné en détail l’éventualité d’un procès distinct pour lui-même, qui se concentrerait exclusivement sur la question de savoir s’il se trouvait en position de commandement susceptible d’engager sa responsabilité de supérieur hiérarchique.

Cependant, ni les conclusions écrites, ni les exposés oraux n’ont pu établir l’existence d’un conflit d’intérêts, bien qu’il ait été affirmé à l’audience que la présence obligatoire de tous les accusés lors de la production d’éléments de preuve concernant certains d’entre-eux seulement donnerait lieu à un conflit d’intérêts. Les désagréments que pourrait entraîner la procédure ne font pas l’objet du conflit d’intérêts visé à l’article 82(B) du Règlement.

Il ressort de l’examen des arguments de cet accusé que celui-ci ne sollicite pas tant un procès distinct sur la base de l’acte d’accusation qu’une audience préliminaire distincte exclusivement consacrée à l’examen de la question de sa responsabilité de supérieur hiérarchique. Or, il a déjà été précisé plus haut que pareille procédure n’est pas prévue par le Règlement de procédure de ce Tribunal international.

b) L’accusé Zdravko Mucic

Dans ses conclusions écrites, cet accusé n’a pas démontré l’existence d’un quelconque conflit d’intérêts. A l’audience, son Conseil ne s’est d’ailleurs pas opposé à la tenue d’un procès conjoint.

c) L’accusé Hazim Delic

Après avoir initialement affirmé qu’il ne souhaitait pas la disjonction d’instances, cet accusé sollicite dans son Exception non pas un procès séparé, mais, à l’instar de l’accusé Zejnil Delalic, un procès préliminaire distinct concernant exclusivement la question de sa responsabilité de supérieur hiérarchique, suivi d’un deuxième procès ayant trait à des actes qu’il aurait personnellement commis.

Cette question a été développée à l’audience, et le Conseil de l’accusé a ajouté qu’il ne voyait aucune objection à ce que celui-ci soit jugé en même temps que l’accusé Esad Landzo lors du second procès proposé. Ni les exposés oraux, ni les conclusions écrites, ne font état d’un quelconque conflit d’intérêts.

d) L’accusé Esad Landzo

Cet accusé ne sollicitait initialement pas de procès séparé, mais a changé d’avis dans son exception. A l’audience, il s’est opposé à la tenue d’un procès conjoint avec Zejnil Delalic et Zdravko Mucic, mais pas avec Hazim Delic. Ni l’exception, ni les exposés oraux n’ont établi l’existence d’un conflit d’intérêts.

4. Au vu de ce qui précède et en l’absence de conflit d’intérêts, la seule raison pour laquelle la disjonction d’instances pourrait être ordonnée conformément à l’article 82 B) aurait trait à la sauvegarde de l’intérêt de la justice.

5. En réalité, organiser des procès distincts serait contraire à l’intérêt de la justice. Si les exceptions de Zejnil Delalic, Hazim Delic et Esad Landzo étaient accueillies favorablement, trois procès séparés au moins, et peut-être plus encore, seraient organisés : un ou peut-être deux (en fonction de l’issue du premier) pour Zejnil Delalic; un pour Hazim Delic et peut-être un second (à nouveau en fonction de l’issue du premier) conjointement avec Esad Landzo; et un pour Zdravko Mucic, qui serait peut-être jugé en même temps que d’autres accusés.

6. Les accusés ont affirmé qu’un procès conjoint entraînerait de nombreux retards et serait très complexe; en réalité, l’organisation des procès distincts sollicités pourrait entraîner dans l’ensemble des retards bien plus importants, du moins pour ceux qui n’auront pas eu la chance d’être jugés en premier lieu. La disjonction d’instances donnerait également lieu à la production répétée d’un grand nombre d’éléments de preuve, non seulement dans le cas d’un procès distinct pour chacun des accusés, mais également, comme l’affirme l’Accusation, dans l’éventualité où deux procès séparés devraient être organisés pour un même accusé conformément à l’ordonnance sollicitée par Zejnil Delalic et Hazim Delic. Les conséquences que cela entraînerait pour les témoins, pour l’Accusation et, en fin de compte, pour le fonctionnement du Tribunal international et les décisions à rendre dans d’autres affaires, sont à ce point évidentes qu’il est inutile de les exposer ici.

7. Cependant, indépendamment de ces considérations, un procès unique est le mieux à même de sauvegarder l’intérêt de la justice. L’Accusation précise que les dépositions de la quasi-totalité des témoins à charge qu’elle entend citer à comparaître pourront être utilisées contre chacun des quatre accusés; il pourrait en aller de même en ce qui concerne les témoins à décharge cités par chacun des accusés, au cas où ils accepteraient de témoigner. En conséquence, des procès distincts entraîneraient la répétition fréquente des dépositions et des épreuves extrêmement pénibles pour des témoins déjà traumatisés. De surcroît, dans ce Tribunal international où trois Juges statuent collégialement sur les faits et quant au droit, la tenue de procès séparés présenterait des difficultés particulières. Les Juges devraient entendre les mêmes témoins faire les mêmes dépositions à deux reprises au moins, voire plus souvent encore. Ils devraient aussi s’efforcer chaque fois d’examiner les témoignages sans se laisser influencer par les conclusions auxquelles ils ont précédemment abouti concernant ces mêmes éléments de preuve. En résumé, la Chambre de première instance estime qu’il serait tout à fait contraire à l’intérêt de la justice d’ordonner la disjonction d’instances demandée.

8. Bien que l’article 82(B) permette à des accusés qui ont fait l’objet d’un même acte d’accusation d’être jugés séparément pour autant qu’ils invoquent des raisons valables, et étant entendu que cet article ne prévoit aucune alternative, il convient d’examiner la proposition relativement différente soumise par plusieurs accusés d’organiser des procès préliminaires séparés exclusivement consacrés à l’examen de la question de la responsabilité de supérieur hiérarchique. Cette manière de procéder serait plus susceptible de diligenter la procédure qu’un procès conjoint, du moins pour les deux premiers accusés qui pourraient être jugés de cette manière, mais uniquement s’ils arrivaient à démontrer l’absence de responsabilité de supérieur hiérarchique. Même dans ce cas, cependant, cette procédure pourrait entraîner des retards lors du procès des autres accusés, et certainement des retards nettement plus considérables au cas où la responsabilité de supérieur hiérarchique serait établie, sans parler de la situation extrêmement pénible et perturbante dans laquelle se trouveraient les témoins.

9. Ces considérations mises à part, les arguments présentés par les accusés se fondent essentiellement sur l’hypothèse que les questions liées à la responsabilité de supérieur hiérarchique peuvent être examinées assez aisément et donc rapidement. L’Accusation conteste cette affirmation. Seule l’issue de ces procès permettrait de déterminer rétrospectivement qui avait raison; mais si, comme l’affirme l’Accusation, la plupart des témoins à charge présentent des éléments de preuve concernant tout à la fois la responsabilité de supérieur hiérarchique et la responsabilité individuelle, il est peu probable que la question de la responsabilité de supérieur hiérarchique soit rapidement élucidée. Il convient de remarquer que la responsabilité de supérieur hiérarchique ne peut être établie sur la seule base de l’apport de preuves concernant l’exercice ou non d’une fonction spécifique.

10. Au vu de toutes les circonstances de l’espèce, la présente Chambre de première instance conclut que, pour les raisons précitées, elle devrait refuser d’ordonner la disjonction d’instances telle que visée à l’article 82(B); les accusés ont régulièrement fait l’objet d’un seul et unique acte d’accusation, aucun conflit d’intérêts n’a été démontré et il n’a pas été établi que l’intérêt de la justice ait subi un quelconque préjudice. Elle conclut également, pour les raisons susmentionnées, qu’elle devrait également refuser d’ordonner un quelconque examen préliminaire de la question de la responsabilité hiérarchique.

 

III. DISPOSITIF

 

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

VU L’ARTICLE 82 DU RÈGLEMENT DE PROCÉDURE ET DE PREUVE,

REJETTE A L’UNANIMITÉ les Exceptions.

 

Fait en anglais et en français, la version anglaise faisant foi.

 

Le Président de la Chambre

(signé)

___________________________

Gabrielle Kirk McDonald

Le vingt-cinq septembre 1996

La Haye (Pays-Bas

[Sceau du Tribunal]