LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE

Composée comme suit :
Mme le Juge Gabrielle Kirk McDonald, Président
M. Le Juge Ninian Stephen
M. le Juge Lal C. Vohrah

Assistée de :
Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le :
26 septembre 1996

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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DECISION RELATIVE A LA REQUETE DE L'ACCUSE ZEJNIL DELALIC
AUX FINS DE DIVULGATION D'ELEMENTS DE PREUVE

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Le Bureau du Procureur :

M. Eric Ostberg Mme Teresa McHenry

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, représentant Zejnil Delalic

M. Branislav Tapuskovic, représentant Zdravko Mucic

M. Salih Karabdic, représentant Hazim Delic

M. Mustafa Brakovic, représentant Esad Landzo

I. INTRODUCTION

La présente Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 ("le Tribunal international") est saisie d'une Requête aux fins de divulgation d'éléments de preuve ("la Requête") déposée au nom de l'accusé Zejnil Delalic le 10 juin 1996, ainsi que d'une requête orale du Conseil de l'accusé en vue d'une décision relative aux paramètres de l'article 66 B) du Règlement de procédure et de preuve du tribunal international (le "Règlement"). Le Bureau du Procureur ("l'Accusation") a répondu à la Requête le 28 juin 1996. Les parties ont présenté des conclusions orales relatives à la Requête le 23 juillet 1996.

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, AYANT EXAMINE les conclusions écrites et entendu les arguments oraux des parties,

REND LA PRESENTE DECISION.

II. EXAMEN

A. Les arguments

1. La Chambre de première instance est fréquemment saisie de demandes de directives relatives à l'application de l'article 66. La question s'est d'abord posée durant la conférence de mise en état du 29 mai 1996, durant laquelle le Conseil représentant Zejnil Delalic a invoqué oralement l'article 66 B) à l'occasion d'une requête aux fins que l'Accusation communique à la Défense tous les documents en sa possession. A cette date, le Conseil de Zejnil Delalic a aussi reconnu sa responsabilité pour ce qui est de permettre à l'Accusation de prendre connaissance des moyens de preuve que la Défense entend utiliser au procès, comme le requiert l'article 67 C). Le 10 juin 1996, le Conseil représentant Zejnil Delalic a déposé des conclusions écrites réitérant sa requête d'être autorisée à prendre connaissance de tous les livres, documents, déclarations et autres pièces à conviction en la possession et sous le contrôle de l'Accusation. L'Accusation a répondu le 28 juin 1996, faisant remarquer que, en dehors d'une requête spécifique sur laquelle la Chambre de première instance avait déjà statué 1, le Conseil de Zejnil Delalic n'avait pas spécifié les moyens de preuve nécessaires à la Défense qui n'avaient pas été communiqués par l'Accusation. Celle-ci a aussi fait observer que la Défense avait reçu copie des éléments joints à la demande de confirmation de l'acte d'accusation lors de la comparution initiale et que, dans les trois jours, à la requête de la Défense, le Greffier avait fait traduire toutes les pièces jointes dans la langue de l'accusé. La Défense a aussi reçu de l'Accusation une copie de la bande vidéo de l'interrogatoire de l'accusé par les enquêteurs et le compte rendu de l'interrogatoire en serbo-croate. Un compte rendu en anglais devait être achevé le 28 juin 1996. Lors d'une conférence de mise en état qui s'est tenue le 23 juillet 1996, les parties ont indiqué que, bien qu'elles aient eu des entretiens exhaustifs sur ce point et d'autres questions préalables à l'instance depuis la conférence de mise en état précédente, des questions subsistaient sur la limitation des moyens de preuve nécessaires à la défense de l'accusé et sur le point de savoir qui décide de leur caractère nécessaire.

2. Une question semblable s'est posée durant une conférence de mise en état qui s'est déroulée le 24 juillet 1996 avec les Conseils de Hazim Delic et Esad Landzo, des coaccusés de Zejnil Delalic. Le Conseil représentant Esad Landzo et l'Accusation ont exposé leurs interprétations différentes de l'article 66 A) et manifesté le souhait de recevoir une orientation juridictionnelle concernant l'article 66 B). Il est devenu évident pour la Chambre de première instance que, du fait des positions opposées relatives à la signification des dispositions de l'article 66, il est nécessaire de procéder à leur interprétation.

B. Analyse

3. La présente Décision concerne l'article 66 du Règlement de procédure et de preuve qui est intitulé Communication de pièces par le Procureur. Il dispose :

A) Dès que possible après la comparution initiale de l'accusé, le Procureur communique à la Défense copie de toutes les pièces jointes à l'acte d'accusation lors de la demande de confirmation ainsi que toutes les déclarations préalables de l'accusé ou des témoins à charge recueillies par le Procureur.

B) A la demande de la Défense, le Procureur doit, sous réserve du paragraphe C), permettre à celle-ci de prendre connaissance des livres, photographies, pièces à conviction et tous documents se trouvant en sa possession ou sous son contrôle, qui sont soit nécessaires à la défense de l'accusé, soit seront utilisés par le Procureur comme moyens de preuve au procès, soit ont été obtenus de l'accusé ou lui appartiennent.

C) Dans le cas où la communication de pièces se trouvant en la possession du Procureur pourrait nuire à de nouvelles enquêtes ou à des enquêtes en cours, ou pour toute autre raison pourrait être contraire à l'intérêt public ou porter atteinte à la sécurité d'un Etat, le Procureur peut demander à la Chambre de première instance siégeant à huis clos d'être dispensé de l'obligation visée au paragraphe B ci-dessus. En formulant sa demande, le Procureur fournira à la Chambre de première instance (mais uniquement à la Chambre de première instance) les pièces dont la confidentialité est recherchée.

Une requête introduite par la Défense conformément à l'article 66 B) déclenche le paragraphe C) de l'article 67, qui est intitulé Echange de moyens de preuve :

C) Si la Défense introduit la requête prévue au paragraphe B) de l'article 66
ci-dessus, le Procureur peut à son tour prendre connaissance des livres, photographies, pièces à conviction et tous documents en sa possession ou sous le contrôle de la Défense et qu'elle entend produire.

4. Le 24 juillet 1996, l'Accusation a indiqué qu'elle n'interprète pas l'article 66 A) comme requérant la communication de chaque déclaration obtenue de chaque personne, que cette personne soit ou non citée comme témoin. Elle l'interprète plutôt comme "requérant qu'elle communique toutes les pièces jointes ainsi que les dépositions préalables uniquement des témoins que (l'Accusation) entend produire au procès". Cette interprétation est correcte. L'article 66 A) requiert la communication de trois catégories de pièces et documents. La première catégorie, "copie de toutes les pièces jointes à l'acte d'accusation" est très claire et n'autorise aucune controverse. Cette disposition couvre toutes les pièces jointes, y compris toutes les dépositions de témoins, qui ont été communiquées au Juge chargé de la confirmation. La deuxième catégorie de pièces et documents est constituée de "toutes les déclarations préalables de l'accusé ... recueillies par le Procureur". Cette partie de l'article fait obligation à l'Accusation de communiquer toutes les déclarations de l'accusé qu'elle a en sa possession. Il s'agit d'une obligation permanente. L'élément final de cet article prévoit que l'Accusation doit révéler à la Défense "toutes les déclarations préalables ... des témoins à charge recueillies par le Procureur". En conséquence, dès que l'Accusation a décidé qu'elle entend citer une personne comme témoin au procès, elle est tenue de communiquer "dès que possible" toute déclaration recueillie avant la date à laquelle le témoin témoignera au procès. Cette obligation qui pèse sur l'Accusation est également permanente et dès que l'Accusation décide de citer un témoin, elle doit communiquer les déclarations préalables de ce témoin. En bref, l'article 66 A) du Règlement fait obligation à l'Accusation de communiquer à la Défense toutes les pièces jointes à l'acte d'accusation lors de la demande de confirmation, toutes les déclarations préalables de l'accusé recueillies par le Procureur et toutes les déclarations préalables recueillies par le Procureur des personnes qu'il entend citer au procès.

5. La Défense soutient qu'une confusion entoure le sens de l'article 66 B) qui dispose que l'Accusation doit, à la demande de la Défense, permettre à celle-ci de prendre connaissance "des livres, photographies, pièces à conviction et tous documents se trouvant en sa possession ou sous son contrôle" qui tombent dans trois catégories : 1) ceux qui sont nécessaires à la Défense; 2)ceux qui seront utilisés par le Procureur comme moyens de preuve au procès et 3) ceux qui ont été obtenus de l'accusé ou qui lui appartiennent. Lors de la conférence de mise en état du 23 juillet 1996, la Chambre de première instance a indiqué, avec le consentement implicite des parties, que l'Accusation a clairement la responsabilité de communiquer à la Défense pour qu'elle en prenne connaissance tous les éléments de preuve relevant de la troisième catégorie. S'agissant de la deuxième catégorie, l'Accusation a précisé qu'elle était en voie de communiquer à la Défense les éléments de preuve qu'elle entend produire au procès, et elle a convenu qu'il s'agit d'une obligation de caractère permanent. De ce fait, le différend qui subsiste porte, tel qu'il a été défini à la conférence de mise en état, sur l'éventail des éléments de preuve qui sont "nécessaires à la défense de l'accusé".

6. Le Règlement ne fournit aucune orientation sur la détermination du caractère nécessaire des éléments de preuve. Cependant, l'article 66 B) est très proche de l'article 16 a) 1) C) du Federal Rules of Criminal Procedure (Règlement fédéral de procédure pénale) des
Etats-Unis, qui stipule :

A la demande de la Défense, le Ministère public permet à celle-ci de prendre connaissance et de copier ou de photographier les livres, rapports, documents, photographies, pièces à conviction, bâtiments ou lieux, ou copies ou parties de ces éléments, qui se trouvent en sa possession, à sa charge ou sous son contrôle, et qui sont nécessaires à la défense de l'accusé ou que le Ministère public entend produire comme élément de preuve principal au procès, ou qui ont été obtenus de l'accusé ou lui appartiennent.

En conséquence, les interprétations de l'article du Règlement de procédure pénale des
Etats-Unis ainsi qu'un examen de la jurisprudence le concernant offriront une certaine orientation pour analyser l'article 66 A).

7. La jurisprudence pertinente des tribunaux fédéraux des Etats-Unis sur le champ du "caractère nécessaire" montre que, pour être généralement acceptée comme "nécessaire", l'information requise doit avoir "plus qu'une simple ... relation logique abstraite avec les questions concernées". Voir, par exemple, United States v. Ross, 511 F.2d 757, 762 (U.S. Ct. App. 5th Cir.), cert. denied 423 U.S. 836 (Cour suprême des Etats-Unis, 1975). Les éléments de preuve requis doivent "contribuer sensiblement à la compréhension d'importants moyens de preuve à charge ou à décharge"; ils sont nécessaires s'il y a "une forte indication qu'ils ... ‘joueront un rôle important pour découvrir des éléments de preuve recevables, aider à la préparation des témoins, confirmer les témoignages ou contribuer à la récusation ou aux objections’." United States v. Jackson, 850 F. Supp. 1481, 1503 (U.S. Dist. Ct. D. Kan. 1994), citant United States v. Lloyd, 992 F.2d 348, 351 (U.S. Ct. App. D.C. Cir. 1993). Dans le système britannique, le critère du caractère nécessaire a été adopté par la Cour d'appel dans
R v. Keane, 99 CR. App. R.1. qui de même définit les éléments à communiquer de la façon suivante :

ceux qui peuvent être considérés par l'accusation après une évaluation raisonnable comme

1) pertinents ou pouvant l'être pour une question de l'affaire;

2) soulevant ou pouvant soulever une nouvelle question dont l'existence ne ressort pas à l'évidence des moyens de preuve que l'accusation entend produire;

3) présentant la possibilité réelle, par opposition à imaginaire, de constituer une source relative aux éléments de preuve, ce qui renvoie à 1) ou2).

8. Les notes du Comité consultatif relatives à l'article du Règlement de procédure pénale des Etats-Unis, qui reflètent les débats des auteurs de l'article, sont aussi instructives. Les notes indiquent que la première catégorie, les éléments de preuve "nécessaires à la défense de l'accusé", crée une classification résiduelle qui requiert une démonstration préliminaire du caractère nécessaire. Cependant, le Comité a fait remarquer que certains éléments sont presque toujours nécessaires sans démonstration spéciale :

Limiter l'article aux situations dans lesquelles l'accusé peut démontrer que les éléments de preuve sont nécessaires ne semble pas judicieux ... Pour cette raison, le paragraphe a) 1) C) renferme aussi un langage visant à exiger la communication si le Ministère public entend utiliser le bien comme élément de preuve au procès ou si le bien a été obtenu ou appartient à l'accusé.

Advisory Committee's Notes on United States Fed. Rule Crim. Proc. 16, 18 U.S.C.A. page762. Comme dans le cas de l'article du Règlement de procédure pénale des Etats-Unis, il est évident que l'Accusation a le rôle de communiquer les éléments de preuve qui relèvent des deuxième et troisième catégories de l'article 66 B) à la demande de la Défense. Il n'y a guère de marge de manoeuvre pour ce qui est des éléments de preuve que l'Accusation entend utiliser au procès ou qui ont été obtenus de l'accusé. Comme nous l'avons indiqué plus haut, cependant, cette responsabilité n'est pas clairement définie pour les éléments jugés nécessaires à la défense de l'accusé, posant ainsi la question de savoir àqui incombe la responsabilité de décider du caractère nécessaire. Un Juge d'un tribunal fédéral de grande instance des Etats-Unis a défini pertinemment la question comme suit :

La phrase "nécessaire à la défense de l'accusé" suscite des problèmes pratiques des deux côtés de l'équation de la communication. D'un côté, le Conseil d'un accusé ne peut pas connaître dans la plupart des cas la nature précise de tous les documents qui devraient être disponibles mais il éprouvera des difficultés à soutenir spécifiquement le caractère nécessaire de documents particuliers. De l'autre côté, il est tout aussi évident que les règles de la communication des pièces n'exigent pas une communication totale et absolue, permettant à la Défense de fouiller à loisir dans les dossiers du Ministère public. (Citation omise) De surcroît, une bonne partie des éléments de preuve à charge auront déjà été communiqués comme moyens de preuve que le Ministère public utilisera au procès. Le problème ici est de définir le "caractère nécessaire" d'une façon telle qu'il ne fasse pas que répéter d'autres définitions de la communication de pièces. L'article 16 a) 1) C) n'avait pas pour but d'imposer une obligation de communication complètement redondante.

United States v. Liquid Sugards , Inc. & Mooney, 158 F.R.D. 466 (U.S. Dist. Ct. E.D. Cal. 1994).

9. Comme énoncé dans la règle britannique (voir paragraphe 7 ci-dessus), à la limite, l'Accusation est initialement la partie responsable de décider quels éléments de preuve en sa possession peuvent être nécessaires à la défense de l'accusé, ne serait-ce que du seul fait quelle est la partie en possession des éléments de preuve. Si la Défense pense que l'Accusation n'a pas communiqué des éléments de preuve nécessaires à la défense de l'accusé, elle peut attaquer l'Accusation en revendiquant son droit aux éléments de preuve. A ce stade, l'Accusation a trois possibilités. Elle peut : 1) remettre les éléments de preuve requis; 2) nier qu'elle les a en sa possession; ou 3) admettre qu'elle dispose desdits éléments de preuve mais refuser de permettre à la Défense d'en prendre connaissance. Ce n'est que si un différend survient sur le caractère nécessaire des éléments de preuve que la Chambre de première instance intervient et agit en tant qu'arbitre entre les parties pour procéder à cette détermination. Lorsqu'elle soumet cette question à la Chambre de première instance, la Défense doit s'inspirer des définitions précitées du caractère nécessaire. Cependant, la Défense ne peut pas s'appuyer sur des conclusions fondées sur des allégations ou une description générale des informations mais elle doit démontrer l'existence d'une présomption du caractère nécessaire et que les éléments de preuve requis sont en la possession ou sous le contrôle de l'Accusation. United States v. Mandel, 914 F.2d 1215, 1219 (9th Cir. 1990).

10. Dans la présente affaire, la Défense a fait remarquer qu'elle désire avoir connaissance de tous les documents et autres objets en la possession ou sous le contrôle de l'Accusation concernant l'accusé ou le camp de Celebici en se fondant sur l'argument qu'ils sont tous nécessaires à la défense de l'accusé. Dans sa réponse à la Requête, l'Accusation a indiqué qu'elle a totalement observé les dispositions de l'article 66 et entend continuer de le faire. La Défense n'a pas identifié les éléments de preuve spécifiques que l'Accusation a en sa possession et sous son contrôle qu'elle n'a pas porté à la connaissance de la Défense. Etant donné l'absence d'une identification spécifique des éléments de preuve nécessaires retenus par l'Accusation d'après les allégations de la Défense, l'intervention de la Chambre de première instance est inappropriée à ce stade.

11. Les principes énoncés dans la présente Décision s'appliqueront à toutes les communications de pièces qui devront avoir lieu dans cette affaire en ce qui concerne les quatre accusés.

III. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS, LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, saisie de la Requête déposée par la Défense et

VU L'ARTICLE 54 du Règlement de procédure et de preuve.

REJETTE LA REQUETE aux fins de la communication de pièces aux termes de

l'article 66 B).

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

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Gabrielle Kirk McDonald
Président de la Chambre

Fait le 26 septembre 1996
La Haye,
Pays Bas

[Sceau du Tribunal]


1 La Défense avait requis que l'Accusation lui remette une copie de l'interrogatoire d'un coaccusé, Zdravko Mucic. L'Accusation a demandé un délai pour la production du document, que la Défense a refusé. Le différend a alors été porté devant la Chambre de première instance, qui a accordé un délai de quatorze jours.