LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus Karibi-Whyte, Président

                                        Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

                                        M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de :                    Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 18 mars 1997

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE DE LA DÉFENSE AUX FINS
DE CONTRAINDRE À LA COMMUNICATION DE L’IDENTITÉ
ET DES COORDONNÉES ACTUELLES DE TÉMOINS

_____________________________________________________________

 

Le Bureau du Procureur :

M. Eric Ostberg M. Giuliano Turone

Mme Teresa McHenry Mme Elles van Dusschoten

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, représentant Zejnil Delalic

M. Branislav Tapuskovic, Mme Mira Tapuskovic, représentant Zdravko Mucic

M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, représentant Hazim Delic

M. Mustafa Bra~kovic, Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

Le 19 février 1997, le conseil de l’accusé Esad Landzo a soumis à la présente Chambre de première instance du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le "Tribunal international") une requête (la "Requête") aux fins de contraindre à la communication de l’identité et des coordonnées actuelles de témoins (Répertoire officiel du Greffe, pages D2761-D2768). Le 20 février 1997, le Bureau du Procureur ("l’Accusation") a déposé une réponse (la "Réponse") à la Requête de la Défense (Répertoire p. D2770-D2768).

VU les conclusions écrites de la Défense et de l’Accusation ("les parties") et entendu les parties en leurs exposés oraux à l’audience du 10 mars 1997, la Chambre de première instance a statué oralement le 11 mars 1997 et a réservé sa décision écrite à une date ultérieure.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE STATUE PAR ÉCRIT EN CES TERMES.

II. EXPOSÉ DES MOTIFS

A. Dispositions applicables

1. Les dispositions suivantes du Statut du Tribunal international sont applicables à la requête en instance devant la Chambre de première instance :

Article 20

Ouverture et conduite du procès

1. La Chambre de première instance veille à ce que le procès soit équitable et rapide et à ce que l’instance se déroule conformément aux règles de procédure et de preuve, les droits de l’accusé étant pleinement respectés et la protection des victimes et des témoins dûment assurée.

(...)

Article 21

Les droits de l’accusé

(...)

4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

(...)

(b) A disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix;

(...)

(e) A interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge;

(...)

2. Les dispositions ci-après du Règlement de procédure et de preuve (le "Règlement") sont également applicables en l’espèce :

Article 67

(A) Dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès :

(i) le Procureur informe la défense du nom des témoins à charge qu’il a l’intention d’appeler pour établir la culpabilité de l’accusé et pour réfuter tout moyen de défense dont le Procureur a été informé conformément au paragraphe (ii) ci-dessous;

(...)

 

Article 69

Protection des victimes et des témoins

(...)

(C) Sans préjudice des dispositions de l’article 75 ci-dessous, l’identité de cette victime ou de ce témoin devra être divulguée avant le commencement du procès et dans des délais permettant à la défense de se préparer.

Article 75

Mesures destinées à assurer la protection

des victimes et des témoins

(A) Un juge ou une Chambre peut, de sa propre initiative ou à la demande d’une des parties ou de la victime ou du témoin intéressé, ou de la Division d’aide aux victimes et aux témoins, ordonner des mesures appropriées pour protéger la vie privée et la sécurité de victimes ou de témoins, à condition toutefois que lesdites mesures ne portent pas atteinte aux droits de l’accusé.

(...)

B. Argumentation

1. La Défense

3. La Défense invite la Chambre de première instance à contraindre l’Accusation à lui communiquer les noms et les coordonnées actuelles des témoins qu’elle entend citer à comparaître afin qu’elle puisse les interroger avant leur comparution. Elle allègue que la non-divulgation de ces informations est contraire au Statut et au Règlement du Tribunal. La Défense fait valoir qu’elle doit avoir la possibilité de prendre contact avec les témoins à charge hors audience et "hors la présence inhibitrice de l’Accusation" (Répertoire général du Greffe, p. 2759).

4. La Défense fait observer que l’Accusation n’a pas sollicité de mesures de protection en faveur de ses témoins. Elle allègue que, comme ces mesures de protection n’ont été ni sollicitées d’une part, ni accordées par la Chambre de première instance d’autre part, l’Accusation n’a pas le droit de dissimuler à la Défense les adresses des témoins, empêchant ainsi la Défense de prendre contact avec eux et de les interroger avant le procès.

5. La Défense affirme qu’après examen de la question avec l’Accusation, conformément à l’ordonnance du 27 janvier 1997 de la Chambre de première instance statuant sur des requêtes introduites par la Défense (Répertoire général, pages D2678-D2676), les deux parties n’ont pas pu aboutir à un accord sur la question. La Défense demande donc à la Chambre de contraindre l’Accusation à révéler les noms et adresses des témoins qu’elle a l’intention de citer à comparaître au procès, les coordonnées actuelles des témoins, le chef d’accusation à propos duquel chacun témoignera et la durée prévue des témoignages.

6. Lorsqu’il s’est exprimé à propos de la Requête devant la Chambre, le Conseil de la Défense a par ailleurs souligné que la Défense subit un préjudice dans la mesure où, en l’absence d’informations plus détaillées, elle se trouve dans l’impossibilité d’enquêter sur la situation individuelle de chaque témoin, et notamment sur leur réputation.

2. L’Accusation

7. L’Accusation affirme que la Défense a obtenu les noms des témoins à charge il y a plusieurs mois.

8. Elle allègue que ni le Statut, ni le Règlement, ni une quelconque ordonnance d’une Chambre de première instance ne l’obligent à communiquer les adresses des témoins. Elle fait également valoir que le Règlement prévoit que ces adresses ne seront pas communiquées. L’Accusation précise qu’aux termes de l’article 67(A)(ii), seule la Défense est obligée de communiquer les noms et adresses des témoins qu’elle entend citer à comparaître à propos de tout moyen de défense spécial. Elle affirme donc que, comme il n’est fait explicitement mention de la question des adresses qu’à l’article 67(A)(ii), le Règlement ne prévoit pas que l’Accusation doive communiquer les adresses des témoins à charge.

9. Dans son exposé oral relatif à la Requête, l’Accusation a adopté le point de vue selon lequel le terme "identité", utilisé à l’article 69(C) du Règlement, ne vise pas l’adresse actuelle des témoins. L’Accusation a soutenu que d’autres informations, telles que la date de naissance ou le lieu de naissance des témoins, pouvaient être considérées comme faisant partie de leur identité, telle que visée par cette disposition du Règlement.

10. L’Accusation fait valoir que, si un témoin peut accepter de se faire interroger par la Défense avant le procès, il n’est nullement tenu de le faire. Selon l’Accusation, communiquer les adresses des témoins à la Défense constituerait une violation des garanties qu’elle a données aux témoins, pourrait mettre en danger le bien-être des témoins, porterait atteinte à leur vie privée et pourrait les dissuader de coopérer avec le Tribunal.

11. L’Accusation précise cependant que, soucieuse de donner suite à la requête de la Défense, elle a pris contact avec chacun des témoins à charge afin de leur demander s’ils acceptaient que leurs adresses soient communiquées à la Défense ou s’ils étaient disposés à se faire interroger par la Défense avant le procès. Tous les témoins ont répondu qu’ils refusaient que de telles mesures soient prises.

12. Enfin, l’Accusation déclare que le fait qu’aucune mesure de protection n’ait été demandée pour ses témoins n’implique pas nécessairement que les adresses desdits témoins doivent être communiquées à la Défense.

III. CONCLUSIONS

13. Dans tout procès pénal, les témoignages et les interrogatoires des témoins représentent un élément déterminant de l’affaire tant pour l’Accusation que pour la Défense. On n’insiste jamais assez sur le fait que le verdict final sur la culpabilité d’un ou plusieurs accusés repose en grande partie sur ces témoignages et interrogatoires. Reconnaissant l’importance déterminante que revêtent les témoignages pour les accusés, l’article 21(4)(e) du Statut dispose que l’interrogatoire des témoins est l’une des garanties minimales nécessaires à un procès équitable.

14. Lorsqu’ils ont conçu le Règlement de procédure et de preuve régissant le fonctionnement du Tribunal international, les Juges ont voulu s’assurer que le droit de l’accusé à un procès équitable serait respecté en toute occasion. Pour garantir l’équité du procès, il est fondamentalement important que les parties connaissent l’étendue et les limites de leurs droits et obligations en matière de communication de l’identité des témoins qui comparaissent devant le Tribunal.

15. Si le Règlement de procédure et de preuve consacre plusieurs articles à la protection des victimes et des témoins, l’article 20(1) du Statut rétablit un juste équilibre en affirmant que les droits de l’accusé doivent être "pleinement respectés" et la protection des victimes et des témoins "dûment assurée".

16. L’Accusation invoque un double argument. Premièrement, le Règlement n’exigerait pas la divulgation des adresses des témoins. Deuxièmement, pareille divulgation mettrait les témoins en danger.

17. Il ressort clairement de l’article 69(C) du Règlement que la Défense a le droit de connaître l’identité des témoins que l’Accusation a l’intention de citer à comparaître. Le terme "identité" ainsi utilisé ne recouvre pas seulement le nom desdits témoins. Un nom ne suffit pas en soi pour identifier la personne dont le témoignage est utilisé pour établir la culpabilité de l’accusé par rapport aux crimes mis à charge. Pour pouvoir identifier le témoin, la Défense doit être en possession d’informations supplémentaires. Le respect du droit qu’a l’accusé de préparer correctement sa défense est ainsi garanti.

18. Le libellé de l’article 75 du Règlement permet à la Chambre de première instance de tenir compte du droit à la vie privée et de la protection des témoins et de mettre ces éléments en balance par rapport aux droits de l’accusé. Si l’Accusation peut, en vertu de l’article 39(ii) du Règlement, prendre des mesures spéciales destinées à garantir la sécurité de témoins éventuels, ces mesures sont liées au stade de l’instruction d’une affaire. Il n’incombe pas à l’Accusation de donner des garanties aux témoins qu’elle entend citer à comparaître devant le Tribunal. Il appartient à la seule Chambre de première instance de décider d’accorder les éventuelles mesures de protection nécessaires.

19. Par ailleurs, la Défense ne peut interroger correctement des témoins à charge dont elle n’a pas pu examiner attentivement la situation individuelle. Le droit fondamental de l’accusé d’interroger des témoins, combiné au droit de disposer du temps nécessaire pour préparer sa défense, requiert donc plus qu’une confrontation improvisée à l’audience. Il est impossible de mener correctement un interrogatoire dans la salle d’audience sans avoir au préalable mené des investigations en-dehors du prétoire. Les termes "avant le commencement du procès" mentionnés à l’article 69(C) du Règlement tiennent compte de cette préoccupation.

20. Le terme "identité" n’englobe pas nécessairement l’adresse actuelle des témoins. La Chambre de première instance rejette l’argument de la Défense selon lequel celle-ci a le droit de prendre connaissance de ces adresses pour mener des interrogatoires préalables au procès, dans la mesure où il n’est étayé par aucun article du Règlement ou du Statut. Il semblerait que les données d’identification importantes soient le sexe du témoin, sa date de naissance, le nom de ses parents, son lieu de naissance et la ville ou le village où il résidait lorsque les crimes auraient été commis. Ces informations permettent à la Défense de déterminer quelle personne exactement l’Accusation juge essentielle pour établir la culpabilité de l’accusé, en sorte qu’elle puisse mener ses propres enquêtes en conséquence.

IV. DISPOSITIF

 

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

PAR CES MOTIFS,

VU LES CONCLUSIONS DES PARTIES,

VU L’ARTICLE 54 DU RÈGLEMENT DE PROCÉDURE ET DE PREUVE,

ORDONNE à l’Accusation de communiquer immédiatement à la Défense, si elle ne l’a déjà fait et pour chaque accusé, le nom, le sexe, la date de naissance, le lieu de naissance, le nom des parents et le lieu de résidence à l’époque de la perpétration des crimes faisant l’objet du témoignage, de chacun des témoins qu’elle a l’intention de citer à comparaître à l’audience,

REJETTE la requête de la Défense aux fins d’obtenir communication des adresses actuelles des témoins susmentionnés.

 

Fait en anglais et en français, la version anglaise faisant foi.

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Adolphus G. Karibi-Whyte

Président de la Chambre

Fait ce dix-huit mars 1997

A La Haye, Pays-Bas

[Sceau du Tribunal]