LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 13 juin 1997

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE À LA REQUÊTE AUX FINS DE
CONTRAINDRE À LA COMMUNICATION DE
L'ADRESSE DES TÉMOINS

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Le Bureau du Procureur :

M. Eric Ostberg M. Giuliano Turone
Mme Teresa McHenry Mme Elles van Dusschoten

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, représentant Zejnil Delalic
M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, représentant Hazim Delic
M. M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

La Chambre de première instance du Tribunal pénal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l'ex-Yougoslavie depuis 1991 (le "Tribunal international") est saisie d'une Requête aux fins de contraindre à la communication de l'adresse des témoins (la "Requête"), déposée le 13 mai 1997 (Répertoire général du Greffe ("RG"), pages D3629-D3631) par le Bureau du Procureur ("Accusation"). Le Conseil de la défense représentant l'accusé Esad Landzo a déposé le 20 mai 1997 (RG D3686-D3689) une Réponse à la Requête du Procureur aux fins de contraindre à la communication de l'adresse des témoins (la "Réponse").

La Chambre de première instance a entendu le 29 mai 1997 les exposés de l'Accusation et du Conseil de la défense représentant l'accusé Esad Landzo (les "parties") relatifs à la Requête et elle a mis sa décision en délibéré.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, AYANT EXAMINÉ les conclusions écrites et entendu les exposés des parties,

STATUE COMME SUIT.

II. EXAMEN

A. Dispositions applicables

1. La Requête est fondée sur les dispositions de l'article 67 A) ii) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le "Règlement"), qui dispose :

Article 67

Echange de moyens de preuve

A) Dès que possible et en toute hypothèse avant le début du procès :

i) le Procureur informe la défense du nom des témoins à charge qu'il a l'intention d'appeler pour établir la culpabilité de l'accusé et pour réfuter tout moyen de défense dont le procureur a été informé conformément au paragraphe ii) ci-dessous;

ii) la défense informe le Procureur de son intention d'invoquer :

a) une défense d'alibi, avec indication du lieu ou des lieux spécifiques où l'accusé prétend s'être trouvé au moment des faits incriminés, des nom et adresse des témoins ainsi que tous autres éléments de preuve sur lesquels l'accusé a l'intention de se fonder pour établir sa défense d'alibi;

b) un moyen de défense spécial, y compris le défaut total ou partiel de responsabilité mentale, avec indication des nom et adresse des témoins ainsi que tous autres éléments de preuve sur lesquels l'accusé a l'intention de se fonder pour établir ce moyen de défense.

2. Dans sa Réponse, la Défense fait également référence à l'article 66 C) du Règlement.

Article 66

Communication de pièces par le Procureur

....

B) A la demande de la défense, le Procureur doit, sous réserve du paragraphe C), permettre à celle-ci de prendre connaissance des livres, photographies, pièces à conviction et tous documents se trouvant en sa possession ou sous son contrôle, qui soit sont nécessaires à la défense de l'accusé, soit seront utilisés par le Procureur comme moyens de preuve au procès, soit ont été obtenus de l'accusé ou lui appartiennent.

C) Dans le cas où la communication de pièces se trouvant en la possession du Procureur pourrait nuire à de nouvelles enquêtes ou à des enquêtes en cours, ou pour toute autre raison pourrait être contraire à l'intérêt public ou porter atteinte à la sécurité de l'État, le Procureur peut demander à la Chambre de première instance siégeant à huis clos d'être dispensé de l'obligation visée au paragraphe B) ci-dessus. En formulant sa demande le Procureur fournira à la Chambre de première instance (mais uniquement la Chambre de première instance) les pièces dont la confidentialité est recherchée.

B. Arguments

1. L'Accusation

3. L'Accusation requiert qu'il soit ordonné au Conseil de la défense représentant l'accusé Esad Landzo de communiquer l'adresse des témoins qu'il a l'intention de citer pour témoigner dans le cadre de la défense d'alibi et de la défense spéciale de défaut total ou partiel de facultés mentales. L'Accusation argue que l'article 67 A) ii) a) et b) exige cette communication et, en outre, que l'Ordonnance concernant la notification de l'intervention de témoins experts, rendue par la Chambre de première instance le 25 janvier 1997 (RG D2671-D2673) ("Ordonnance") requiert également la notification supplémentaire des curriculum vitae des témoins ainsi que des questions à propos desquelles ils témoigneront.

4. L'Accusation relève que la Défense a communiqué le nom et l'adresse de certains de ses témoins concernant la défense d'alibi et la défense spéciale. Cependant, elle avance aussi que, le 7 mars 1997, une liste supplémentaire de treize témoins lui a été communiquée par la Défense sans qu'aucune adresse y figure. L'Accusation déclare que le motif avancé par la Défense pour la non-communication de l'adresse de ces témoins est qu'elle s'apprêtait à demander des mesures de protection pour certains d'entre eux. L'Accusation conteste la validité de ce motif comme fondement à la non-communication et soutient aussi qu'elle n'est au courant d'aucune action de la part de la Défense visant à solliciter des mesures de protection pour l'un quelconque de ces témoins. Enfin, l'Accusation identifie une lettre du 1er avril 1997, qu'elle avait envoyée à la Défense pour demander l'adresse des témoins et à laquelle il n'a pas été répondu.

5. Durant l'exposé relatif à la Requête, l'Accusation a cherché à assurer la Défense qu'elle prendrait le plus grand soin pour préserver la confidentialité des adresses communiquées.

 

2. La Défense

6. La Défense signale la décision antérieure de la Chambre de première instance sur la question de la communication de l'adresse des témoins à charge à la Défense (Décision relative à la requête de la Défense aux fins de contraindre à la communication de l'identité et des coordonnées actuelles des témoins, 18 mars 1997, RG D3122-D3130, "Décision relative à l'identité") et soutient que, compte tenu des fuites ultérieures de renseignements intéressant l'identité de nombreux témoins, il s'est révélé heureux que l'adresse des témoins n'ait pas été communiquée et que, de ce fait, leur fuite ait potentiellement été aussi évitée. La Défense soutient que la plus grande protection possible des témoins est dans l'intérêt de la justice du fait de la situation particulière dans laquelle opère le Tribunal international. Elle spécifie les dangers qui subsistent dans l'ex-Yougoslavie et évoque la possibilité que les personnes qui y résident et décident de déposer en tant que témoins devant le Tribunal international peuvent courir des risques particuliers. La Défense soutient qu'elle ne peut, pas plus que l'Accusation, garantir la confidentialité des informations relatives aux témoins et que, de ce fait, elle ne devrait pas être tenue de communiquer l'adresse de témoins pouvant courir un danger.

7. La Défense affirme qu'il n'y a pas réciprocité quand l'Accusation n'est pas tenue de communiquer l'adresse de ses témoins et que la Défense y est contrainte. Elle soutient que les témoins qu'elle a l'intention de citer à la barre pour ce qui est de la défense d'alibi et, dans une certaine mesure, la défense spéciale de défaut total ou partiel de facultés mentales, ne sont pas des témoins experts mais des témoins de faits. La Défense s'est acquittée intégralement de ses obligations de communication relatives aux témoins experts qu'elle entend citer. Elle indique qu'elle informera chacun de ses témoins que l'Accusation souhaite s'entretenir avec eux et elle leur donnera le choix de lui communiquer ou non leur adresse.

8. Enfin, la Défense se fonde sur l'article 66 C), soutenant qu'il devrait être interprété en vue de lui permettre ainsi qu'à l'Accusation de demander à la Chambre de première instance d'être dispensée de l'obligation de communication si celle-ci se révèle contraire à l'intérêt public.

 

9. En outre, durant l'exposé relatif à la Requête, la Défense a déclaré que s'il lui est ordonné d'observer les dispositions de l'article 67 A) ii) b), elle demandera des mesures de protection pour certains des témoins en raison de la situation délicate dans leur pays de résidence.

 

III. CONCLUSIONS

10. La Décision relative à l'identité rendue par la Chambre de première instance n'est pas fondée sur l'article 67 A) ii). La conclusion dans cette Décision que l'Accusation n'est pas tenue de communiquer à la Défense l'adresse de ses témoins n'a aucune incidence sur la présente situation, qui intéresse spécifiquement la défense d'alibi et la défense spéciale de défaut total ou partiel de facultés mentales. L'argument avancé par la Défense est qu'il n'y a pas réciprocité quand elle est contrainte de communiquer l'adresse de ses témoins et que l'Accusation ne l'est pas. La Chambre de première instance ne considère pas cet argument convaincant, les obligations de la Défense en application de l'article 67 A) ii) étant tout à fait distinctes de celles de l'Accusation visées à l'article 67 A) i). La Chambre de première instance a déjà souligné dans la Décision relative à l'identité que l'Accusation doit fournir à la Défense les renseignements d'identification relatifs à tous ses témoins; pour sa part, la Défense n'est tenue qu'à communiquer les informations relatives à ceux qui déposeront dans le cadre de la défense d'alibi ou d'une éventuelle défense spéciale. Dans cette situation, l'article 67 A) ii) fait spécifiquement obligation à la Défense de communiquer noms et adresses. De plus, la Chambre de première instance a ordonné dans son Ordonnance que les deux parties doivent communiquer à l'avance le curriculum vitae de chacun de leurs témoins experts envisagés ainsi que des déclarations sur leurs domaines d'intervention. Cependant, cette Ordonnance ne concerne pas le point contesté qui nous intéresse ici à moins, bien sûr, que les témoins d'alibi et de défense spéciale témoignent aussi en qualité d'experts.

11. Les dispositions de l'article 67 A) ii) du Règlement imposent à la Défense l'obligation claire et sans ambiguïté de communiquer le nom et l'adresse de tous les témoins qu'elle entend citer pour témoigner dans le cadre de la défense d'alibi et de toute défense spéciale, comme le défaut total ou partiel de facultés mentales. Quand le libellé d'un article du Règlement est sans équivoque, il n'appartient pas aux parties de contester les obligations qu'il leur impose.

12. Le Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international a été rédigé par les juges en tenant entièrement compte de la nécessité d'assurer la protection des victimes et des témoins. Ce point se manifeste dans un certain nombre de dispositions, plus particulièrement aux articles 69 et 75 du Règlement. Il est évident que l'une ou l'autre des parties à l'instance peut demander à la Chambre de première instance qu'elle ordonne des mesures de protection pour des témoins particuliers pouvant courir des risques et, par conséquent, cette option est offerte à la Défense, plutôt que d'essayer d'éviter ses obligations de communication au motif de menaces potentielles contre ses témoins.

13. Comme l'a montré la récente fuite au bénéfice des médias d'une liste de témoins de l'Accusation, il est impossible de garantir absolument que des informations confidentielles ne finissent pas par tomber dans le domaine public. Il s'agit, cependant, d'un cas exceptionnel et on ne peut ni ne doit supposer qu'une telle violation de la sécurité se répétera. De plus, l'Accusation s'est engagée, comme elle y est tenue, à faire tout son possible pour préserver le caractère confidentiel des adresses qui lui sont communiquées.

14. L'article 66 C) est également clair et dépourvu d'ambiguïté et il se rapporte uniquement à la communication d'informations par l'Accusation. De surcroît, les objets visés à l'article sont des biens corporels et non des informations relatives à l'identité de témoins. La Défense ne peut pas inférer d'une disposition concernant une autre question le droit de demander à la Chambre de première instance d'être dégagée de son obligation de communiquer le nom et l'adresse des témoins, qui relève clairement de l'article 67 A) ii).

 

 

III. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE,

VU L'ARTICLE 67 DU RÈGLEMENT,

EN APPLICATION DE L'ARTICLE 54 DU RÈGLEMENT,

ACCÈDE À LA REQUÊTE DE L'ACCUSATION ET ORDONNE que le Conseil de la défense d'Esad Landzo communique à l'Accusation dans les sept jours, s'il ne l'a déjà fait, le nom et l'adresse de tous les témoins qu'il a l'intention de citer à comparaître pour témoigner dans le cadre de la défense d'alibi et de la défense spéciale de défaut total ou partiel de facultés mentales.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

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Adolphus G. Karibi-Whyte

Président de la Chambre de première instance,

Fait le treize juin 1997

La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]