LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 25 septembre 1997

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

_____________________________________________________________

DÉCISION RELATIVE AUX REQUÊTES DE L’ACCUSÉ ZEJNIL DELALIC
AUX FINS D’IRRECEVABILITÉ D’ÉLÉMENTS DE PREUVE

_____________________________________________________________

 Le Bureau du Procureur :

M. Grant Niemann
Mme Teresa McHenry
M. Giuliano Turone

Le Conseil de la Défense :

Mme Edina Residovic, M. Ekrem Galijatovic, M. Eugene O’Sullivan, représentant Zejnil Delalic
M. Zeljko Olujic, M. Michael Greaves, représentant Zdravko Mucic
M. Salih Karabdic, M. Thomas Moran, représentant Hazim Delic
M. John Ackerman, Mme Cynthia McMurrey, représentant Esad Landzo

 

I. INTRODUCTION

Le 8 mai 1997, la Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 (le "Tribunal international") a rendu une décision aux termes de laquelle pouvaient être versées au dossier les transcriptions de certaines déclarations préalables au procès faites par l’Accusé Zejnil Delalic (l’"Accusé") et recueillies les 18-19 mars et les 22-23 août 1996 par les enquêteurs du Bureau du Procureur (l"Accusation") (conjointement qualifiées de "Déclarations"). De plus, la Chambre de première instance a également déclaré recevables deux addenda aux déclarations des 18-19 mars 1996, recueillis le 22 juillet et le 10 août 1996 ("Addenda"). Les interrogatoires des 18-19 mars 1996 se sont déroulés au Bureau de la Police Bavaroise à Munich, Allemagne ("Déclarations de Munich") et à cette occasion, l’Accusé n’était représenté par aucun conseil. Les interrogatoires des 22-23 août 1996 se sont déroulés au Quartier pénitentiaire des Nations Unies à Scheveningue, La Haye ("Déclarations de Scheveningue"). Les Addenda ont également été recueillis à Scheveningue. L’Accusé était représenté par un Conseil à chaque fois qu’il a été interrogé à Scheveningue.

Après avoir rendu une décision orale, la Chambre de première instance a mis sa décision écrite en délibéré.

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE STATUE COMME SUIT.

 

II. EXAMEN

  1. La question de la recevabilité en tant qu’éléments de preuve des déclarations préalables au procès recueillies auprès de chacun des quatre accusés se pose devant la Chambre de première instance depuis un certain temps déjà. En ce qui concerne l’Accusé, elle a été soulevée pour la première fois en mai 1996. Considérant l’importance de cette question et la durée pendant laquelle elle a été soumise au Tribunal, on se doit d’examiner avec beaucoup de soin un certain nombre de points tenant au contexte avant d’aborder le coeur de la décision.

    A. Contexte des Déclarations de Munich

  1. Le 9 octobre 1996, la Chambre de première instance (Juge McDonald, Président et Juges Stephen et Vohrah) a rendu sa Décision relative à l’exception préjudicielle aux fins d’irrecevabilité et de restitution d’éléments de preuve et autres éléments saisis de l’accusé Delalic (Registre général du Greffe ("RG") Page D1612-D1621) ("Décision relative à l’exception d’irrecevabilité"). La Décision relative à l’exception d’irrecevabilité a été rendue en réponse, en partie, à une Requête en date du 28 mai 1996 (RG D1/403bis - 4/403bis) déposée par la Défense au nom de l’Accusé (la "Défense") au titre de l’article 73 A) iii) du Règlement de procédure et de preuve du Tribunal international (le "Règlement"). En vertu de l’article 73 A) iii), qui stipule que "(l)es exceptions préjudicielles soulevées par l’accusé sont ... l’exception aux fins d’irrecevabilité d’éléments de preuve obtenus de l’accusé ou lui appartenant", la Défense proposait de juger les Déclarations de Munich irrecevables, au motif qu’elles avaient été obtenues en violation des articles 42 et 43 du Règlement, qui sont repris ci-dessous.

 

    Article 42

    Droits du suspect pendant l’enquête

    A) Avant d’être interrogé par le Procureur, le suspect est informé de ses droits dans une langue qu’il parle et comprend, à savoir :

    i) son droit à l’assistance d’un conseil de son choix ou s’il est indigent à la commission d’office d’un conseil à titre gratuit ;

    ii) son droit à l’assistance gratuite d’un interprète s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue utilisée lors de l’interrogatoire et ;

    iii) son droit de garder le silence et d’être averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve

    B) L’interrogatoire d’un suspect ne peut avoir lieu qu’en présence de son conseil, à moins que le suspect n’ait renoncé à son droit à l’assistance d’un conseil. L’interrogatoire doit néanmoins cesser si un suspect qui a initialement renoncé à son droit à l’assistance d’un conseil, s’en prévaut ultérieurement ; l’interrogatoire ne doit reprendre que lorsque le suspect a obtenu de son chef ou d’office l’assistance d’un conseil.

     

    Article 43

    Enregistrement des interrogatoires des suspects

    Le Procureur ne peut interroger un suspect que si l’interrogatoire est consigné sous forme d’enregistrement sonore ou vidéo selon les modalités suivantes :

    i) le suspect est informé, dans une langue qu’il parle et comprend, de ce que l’interrogatoire est consigné sous forme d’enregistrement sonore ou vidéo ;

    ii) si l’interrogatoire est suspendu, l’heure de la suspension et celle de la reprise de l’interrogatoire sont respectivement mentionnées dans l’enregistrement avant qu’il n’y soit procédé ;

    iii) à la fin de l’interrogatoire, il est donné au suspect la possibilité de préciser ou de compléter toutes ses déclarations ; l’heure de la fin de l’interrogatoire est alors mentionnée dans l’enregistrement ;

    iv) le teneur de l’enregistrement est transcrite dès que possible après la fin de l’interrogatoire et copie du texte de la transcription est remise au suspect ; copie de l’enregistrement ou, s’il a été utilisé un appareil d’enregistrements multiples, l’une des bandes originales, est également remise au suspect ;

    v) s’il a été nécessaire de faire une copie de l’enregistrement aux fins de transcription, la bande originale de l’enregistrement ou l’une des bandes originales est placée, en présence du suspect, sous scellés contresignés par lui-même et par le Procureur.

     

  1. S’agissant de l’article 42, la Chambre de première instance a conclu qu’il n’y avait eu aucune violation des droits de l’Accusé prescrits aussi bien par l’article 42 A) que par l’article 42 B). En particulier, la Chambre de première instance a conclu que lors de l’interrogatoire, l’Accusé était conscient de son statut de personne suspectée d’avoir commis des crimes relevant de la compétence du Tribunal international ainsi que des droits que ce statut lui conférait. De plus, elle a conclu que l’Accusé avait renoncé à son droit à l’assistance d’un conseil, "explicitement et de son plein gré ... conformément à son droit de le faire en vertu de l’article 42 B)" (Décision relative à l’exception d’irrecevabilité, para. 13).
  1. La Défense a allégué qu’il y avait eu des interruptions dans l’enregistrement des interrogatoires de Munich, en violation de l’article 43 du Règlement. À cet égard, la Chambre de première instance a déclaré que si les faits allégués par la Défense étaient exacts, la procédure d’interrogatoire des suspects, établie par l’article 43, s’avérerait entachée d’irrégularité. Cependant, la Chambre a ajouté que si une telle irrégularité avait été commise, la Défense devrait démontrer qu’elle a conduit à une violation des droits de l’Accusé et que cette violation entraîne l’exclusion du dossier des Déclarations de Munich (Décision relative à l’exception d’irrecevabilité, au para. 15). De surcroît, la Chambre de première instance a considéré que le moment opportun pour que la Défense fasse une telle démonstration est celui où l’Accusation demandera à verser les Déclarations de Munich au dossier. La Chambre de première instance a jugé qu’à ce stade du procès, la Défense pourra s’opposer à la recevabilité des Déclarations de Munich en se fondant sur les articles 89 ou 95 du Règlement. Les dispositions des articles 89 et 95 s’énoncent comme suit.

Article 89

Dispositions générales

A) En matière de preuve, les règles énoncées dans la présente section s’appliquent à toute procédure devant les Chambres. La Chambre saisie n’est pas liée par les règles de droit interne régissant l’administration de la preuve.

B) Dans les cas où le Règlement est muet, la Chambre applique les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause.

C) La Chambre peut recevoir tout élément de preuve pertinent qu’elle estime avoir valeur probante.

D) La Chambre peut exclure tout élément de preuve dont la valeur probante est largement inférieure à l’exigence d’un procès équitable.

E) La Chambre peut demander à vérifier l’authenticité de tout élément de preuve obtenu hors audience.

 

 

 

 

 

Article 95

Éléments de preuve obtenus par des moyens contraires

aux droits de la personne internationalement protégés

N’est recevable aucun moyen de preuve obtenu par des moyens qui entament fortement sa fiabilité ou si son admission irait à l’encontre d’une bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte.

  1. Ainsi, en résumé, trois éléments se détachent dans la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité. Le premier est que lorsque les Déclarations de Munich ont été recueillies, il n’y a eu aucune violation des droits de l’Accusé à l’assistance d’un conseil ou d’un interprète ou au silence, garantis par l’article 42. Deuxièmement, l’Accusé a, de son plein gré, renoncé à son droit à l’assistance d’un conseil. Troisièmement, la Défense s’est vu offrir une voie de recours contre le versement des Déclarations de Munich au dossier, à la condition sine qua non qu’elle puisse démontrer que les irrégularités, dont elle allègue qu’elles ont été commises lors de l’enregistrement de l’interrogatoire, ont conduit à une violation des droits de l’Accusé et que cette violation entraîne, au titre des articles 89 ou 95, l’irrecevabilité des Déclarations de Munich.
  1. Dans une lettre en date du 5 décembre 1996 (RG 3655 - 3660), l’Accusation a informé le Conseil de la défense de chacun des quatre accusés de son intention d’utiliser leurs déclarations préalables comme éléments de preuve lors du procès. En réponse à cette lettre, le 16 janvier 1997, la Défense a déposé sa "Requête aux fins d’exclusion de la transcription et des enregistrements audio et vidéo de la conversation remis au Procureur les 18 et 19 mars 1996 à Munich par Zejnil Delalic, pour cause d’irrecevabilité" ("Requête"), (RG D2415 - D2424), dans laquelle elle demandait que les Déclarations de Munich soient exclues du dossier.
  1. Pour fonder la Requête, la Défense a de nouveau eu recours à de présumées violations à l’article 42. Elle a avancé que l’Accusé n’avait pas été suffisamment informé de son droit à l’assistance d’un conseil en conformité à l’article 42 et que de ce fait, il n’avait pas réalisé, à l’époque des interrogatoires, les conséquences de sa renonciation à ce droit. La Défense a donc avancé qu’il y avait eu violation du droit de l’accusé à l’assistance d’un conseil, violation qui devrait conduire la Chambre de première instance à exclure les Déclarations de Munich du dossier. De surcroît, la Défense a avancé que l’interrogatoire n’avait pas été enregistré conformément aux dispositions de l’article 43 du Règlement et qu’à ce titre, il devait être déclaré irrecevable.
  1. L’Accusation n’a pas déposé de réponse écrite à la Requête. Cependant, lors de la conférence de mise en état qui s’est tenue le 17 janvier 1997 devant la Chambre de première instance, composée à l’identique, Mme Teresa McHenry s’est exprimée, au nom de l’Accusation, sur les points soulevés par la Requête. Mme Edina Rešidovic et M. Eugene O’Sullivan, conseils de l’Accusé, se sont également exprimés le même jour sur la Requête. Le Conseil de la Défense est longuement revenu sur les arguments de la Requête. D’après la Défense, l’origine socioculturelle yougoslave de l’Accusé devrait constituer un élément déterminant pour évaluer s’il y a eu ou non violation des droits de l’Accusé garantis par l’article 42. Il avance que la simple lecture à voix haute de l’article 42 n’était pas suffisante pour informer l’Accusé de ses droits car, à cause de sa culture juridique issue du système du droit romain, il n’était pas en mesure de comprendre les conséquences de la renonciation à ses droits à l’assistance d’un conseil et au silence. Au nom de l’Accusation, Mme McHenry a soutenu que la question des violations présumées à l’article 42 avaient déjà été traitées dans la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité, à l’occasion de laquelle la Chambre de première instance avait conclu qu’il n’y avait pas eu de violation. Elle a déclaré que l’Accusation ne s’opposait pas à ce que la Chambre de première instance entende les arguments de la Défense sur de présumées violations à l’article 43. Elle a ensuite expliqué que toutes les interruptions dans les enregistrements des interrogatoires résultaient des précautions excessives prises par l’Accusation dans l’utilisation des bandes audio et vidéo, qui s’arrêtaient de défiler à des moments différents. Elle a déclaré que l’Accusation entendait ainsi s’assurer que les transcriptions présentées lors du procès constituent un reflet fidèle de tout ce qui avait été enregistré aussi bien sur les cassettes audio que sur les cassettes vidéo.
  1. Ayant entendu les arguments avancés lors de la conférence de mise en état, la Chambre de première instance a conclu que les questions soulevées avaient déjà été tranchées par la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité et qu’à ce titre, elle n’avait pas compétence pour les examiner de nouveau. Déclarant que la seule question encore en suspens était celle du versement au dossier des Déclarations de Munich, la Chambre de première instance a décidé que la Défense pourrait s’y opposer lorsque l’Accusation demanderait, lors du procès, le versement des Déclarations comme éléments de preuve.
  1. . Le 1er avril 1997, l’Accusation a déposé sa "Réponse relative à la recevabilité des Déclarations de l’Accusé" ("Réponse"), (RG D3203 - D3211). La Réponse traitait en fait des arguments invoqués en différentes occasions par les Conseils de la défense de chacun des quatre accusés, en ce qui concerne les déclarations recueillies auprès des accusés. S’agissant de l’Accusé, l’Accusation a indiqué qu’elle entendait verser au dossier les Déclarations de Munich et de Scheveningue. Elle a avancé que ces Déclarations étaient recevables puisqu’elle s’était bien conformée aux dispositions des articles 42 et 43 du Règlement et qu’elle avait annoncé en temps opportun son intention de les verser au dossier, comme l’article 66 le requiert. Enfin, au chapitre des Déclarations de Munich, l’Accusation a rappelé qu’en ce qui la concernait, elle considérait que la question des prétendues violations de l’article 42 du Règlement avait été tranchée en sa faveur par la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité.
  1. . L’Accusation a concédé dans sa Réponse que la Défense pourrait s’opposer à la recevabilité des Déclarations des Munich au titre d’une violation de l’article 43 du Règlement mais elle a précisé qu’elle s’était en tous points conformée aux dispositions dudit article. Elle a admis qu’il y avait eu des difficultés au niveau de l’enregistrement des interrogatoires car ils ne se sont pas déroulés au siège du Tribunal international à La Haye. Elle a affirmé que le problème apparent au niveau de l’enregistrement résultait de l’utilisation de bandes de différentes durées pour les enregistrements audio et vidéo. En conséquence, les cassettes vidéo ne s’arrêtaient pas en même temps que les cassettes audio, si bien qu’il est impossible d’obtenir une transcription complète de l’interrogatoire sans utiliser les deux enregistrements. Elle a affirmé qu’elle avait soigneusement vérifié chacun des enregistrements par rapport à la transcription et que cette dernière contenait bien l’intégralité de ce qui avait été dit dans les enregistrements. Dans ces circonstances, d’après l’Accusation, il n’existe pas de raison pour que la Chambre de première instance exclue les Déclarations au titre de l’article 43, en particulier puisque la Défense n’a présenté aucune preuve que les difficultés étaient préméditées par l’Accusation ou que cette dernière s’était comportée de manière inadéquate durant les parties prétendument non enregistrées de l’interrogatoire et puisqu’il n’y a eu aucune tentative pour verser au dossier des portions non enregistrées de l’interrogatoire.
  1. . Dans sa "Réplique à la Réponse du Procureur relative à la recevabilité des Déclarations de l’Accusé" (RG D3293 - D3301), en date du 15 avril 1997, la Défense a, entre autres, répété sa demande que la Chambre de première instance exclue les Déclarations de Munich du dossier. Cette fois, la Défense a fondé son argument sur l’article 54 du Règlement qui stipule qu’"(à) la demande d’une des parties ou d’office un juge ou une Chambre de première instance peut délivrer les ordonnances, citations à comparaître, ordonnances de production ou de comparution forcées, mandats et ordres de transfert nécessaires aux fins de l’enquête, de la préparation ou de la conduite du procès". La Défense a déclaré que pour qu’une déclaration extrajudiciaire soit versée au dossier, il faut d’abord s’assurer qu’il y a eu respect total des dispositions de l’article 43 du Règlement. Elle a déclaré que tel n’avait pas été le cas lors du recueil des Déclarations de Munich, du fait de plusieurs interruptions dans les enregistrements audio et vidéo et des disparités entre eux et la transcription. Elle a soutenu que comme l’Accusé n’était pas représenté par un conseil, le strict respect de l’article 43 était d’autant plus crucial pour garantir la fiabilité des Déclarations de Munich. C’est pourquoi elle a demandé que la Chambre de première instance décrète les Déclarations de Munich irrecevables, en application de l’article 95 du Règlement, car elles ont été obtenues par des moyens qui entament fortement leur crédibilité et que leur admission irait à l’encontre d’une bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte. La Défense n’a avancé aucun argument concernant la recevabilité ou non des Déclarations de Scheveningue ou des Addenda.

    B. Requête d’une procédure similaire à un voir dire

  1. . Le 7 mai 1997, la Défense a déposé une "Requête aux fins d’une audience visant à exclure des éléments de preuve du défendeur Delalic" (RG D3582 - D3585). Dans cette requête, la Défense priait la Chambre de première instance de bien vouloir tenir une audience similaire à celles des procédures de voir dire dans la common law , à savoir tenir "un procès dans le procès" pour déterminer la recevabilité des Déclarations de Munich et de Scheveningue.
  1. . La Défense a avancé que, puisque le Règlement ne précise pas la procédure à suivre pour déterminer la recevabilité des déclarations des accusés dans les circonstances qui lui semblent s’être développées en l’espèce, il lui paraît approprié de suivre une procédure semblable à ce que la common law désigne par "voir dire" et qui est également reconnue par la Convention Européenne des droits de l’homme. La Défense fonde cette proposition sur l’article 89 B), qui stipule qu’en cas de lacune dans les dispositions du Règlement du Tribunal en ce qui concerne l’administration de la preuve, à savoir les articles 89 à 99, la Chambre de première instance appliquera "les règles d’administration de la preuve propres à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause".
  1. . En sous-entendant que les Déclarations s’apparentent à des aveux, la Défense a avancé que lorsque des aveux sur lesquels l’Accusation compte s’appuyer ont été ou ont pu être obtenus dans des circonstances qui pourraient en compromettre la recevabilité, la Chambre de première instance ne devrait autoriser le versement de ces aveux au dossier que si l’Accusation a établi au delà de tout doute raisonnable qu’ils n’ont pas été obtenus en de telles circonstances. C’est pourquoi la Défense a proposé que la Chambre de première instance ne déclare ces aveux recevables que si l’Accusation établit, au delà de tout doute raisonnable, lors d’une procédure similaire à un voir dire, qu’ils n’ont pas été obtenus dans de telles circonstances. La Défense propose, comme autre possibilité, que la Chambre de première instance, de sa propre initiative, exige de l’Accusation qu’elle prouve, comme condition préalable au versement des aveux au dossier, qu’ils n’ont pas été obtenus dans des conditions qui en compromettraient la recevabilité. La Défense a soutenu que le moment opportun pour tenir une telle audience est celui où les éléments de preuve contestés s’apprêtent à être versés au dossier.
  1. . L’accusation n’a déposé aucune réponse écrite à cette requête.

C. Exposés

  1. . Le 8 mai 1997, l’Accusation a annoncé son intention d’appeler à la barre, en tant que prochain témoin, Mme Sabine Manke, l’un des enquêteurs du Bureau du Procureur, qui avait participé au recueil des Déclarations. De plus, l’Accusation a également annoncé son intention de présenter, par l’intermédiaire de Mme Manke, les Déclarations à la Cour en vue de leur versement au dossier. À ce stade, les conseils de chacun des quatre accusés se sont opposés au témoignage de Mme Manke et à la présentation des Déclarations à la Cour. Il n’entre pas dans le cadre de la présente décision de dresser un résumé de ces oppositions. Cependant, le Conseil de la défense de l’Accusé, M. O’Sullivan, a instamment prié la Chambre de première instance de tenir une audience similaire à un voir dire avant d’entendre Mme Manke. Il a annoncé que la Défense souhaitait appeler à la barre un certain nombre de témoins lors de cette procédure, afin de démontrer l’irrecevabilité des Déclarations. La Chambre de première instance, après avoir entendu cette proposition, a jugé que la Défense n’avait pas démontré qu’une telle procédure était nécessaire à ce stade du procès. Elle a déclaré qu’elle entendrait d’abord Mme Manke, afin d’être informée de la manière dont les Déclarations avaient été recueillies et qu’elle écouterait ensuite l’exposé au fond des Parties concernant la tenue d’une procédure similaire à un voir dire, avant de trancher la question de la recevabilité des Déclarations.

    i) Dispositions applicables

  1. . Avant de traiter du détail des arguments exposés, il convient de citer in extenso certaines dispositions du Statut et du Règlement qui ont été citées lors des exposés présentés devant la Chambre de première instance, à la suite du témoignage de Mme Manke.
  2. Article 21 du Statut

    Les droits de l’accusé

    . . .

    4. Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

    a) À être informée, dans le plus court délai, dans une langue qu’elle comprend et de façon détaillée, de la nature et des motifs de l’accusation portée contre elle ;

    b) À disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix ;

    c) À être jugée sans retard excessif ;

    d) À être présente au procès et à se défendre elle-même ou à avoir l’assistance d’un défenseur de son choix ; si elle n’a pas de défenseur, à être informée de son droit d’en avoir un, et, à chaque fois que l’intérêt de la justice l’exige, à se voir attribuer d’office un défenseur, sans frais, si elle n’a pas les moyens de le rémunérer ;

    e) À interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

    f) À se faire assister gratuitement d’un interprète si elle ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience ;

    g) À ne pas être forcée de témoigner contre elle-même ou de s’avouer coupable.

    Article 37 du Règlement

    Fonctions du Procureur

    A) Le Procureur remplit toutes les fonctions prévues par le Statut conformément au Règlement et au règlements internes qu’il adopte, pour autant que ceux-ci soient compatibles avec le Statut et le Règlement. Toute incompatibilité présumée des règlements internes est portée à la connaissance du Bureau, dont l’opinion prévaut.

    B) Les pouvoirs et les devoirs du Procureur, tels que définis dans le Règlement, peuvent être exercés par le personnel du Bureau du Procureur qu’il autorise à cette fin ou par toute personne mandatée par lui à cet effet.

    Article 40 du Règlement

    Mesures conservatoires

    En cas d’urgence le Procureur peut demander à tout État :

    i) de procéder à l’arrestation et au placement en garde à vue d’un suspect ;

    ii) de saisir tous éléments de preuve matériels ;

    iii) de prendre toute mesure nécessaire pour empêcher l’évasion du suspect ou de l’accusé, l’intimidation ou les atteintes à l’intégrité physique des victimes ou des témoins, ou la destruction d’éléments de preuve.

    L’État concerné s’exécute sans délai, en application de l’article 29 du Statut.

    Article 55 du Règlement

    Exécution des mandats d’arrêt

    A) Tout mandat d’arrêt doit être signé par un juge et revêtu du sceau du Tribunal. Il est accompagné d’une copie de l’acte d’accusation et d’un document rappelant les droits de l’accusé. Au titre de ces droits figurent ceux qui sont énoncés à l’article 21 du Statut et, mutatis mutandis, aux articles 42 et 43 ci-dessus, ainsi que le droit de garder le silence et d’être averti que chacune de ses déclarations sera enregistrée et pourra être utilisée comme moyen de preuve.

    B) Sous réserve de toute ordonnance d’un Juge ou d’une Chambre, le Greffier transmet le mandat d’arrêt concernant l’accusé et l’ordonnance de défèrement de l’accusé au Tribunal à la personne ou aux autorités auxquelles il est adressé, y compris aux autorités nationales de l’État sur le territoire ou sur la juridiction ou le contrôle duquel l’accusé réside, ou a eu sa dernière résidence connue, ou est considéré par le Greffier comme susceptible de se trouver. Ce mandat est accompagné d’instructions selon lesquelles au moment de son arrestation, l’acte d’accusation, le document rappelant les droits de l’accusé et la mise en garde de l’accusé lui sont lus dans une langue qu’il comprend.

    C) Lorsqu’un mandat d’arrêt émis par le Tribunal est exécuté, un membre du Bureau du Procureur peut être présent à compter du moment de l’arrestation.

    Article 92 du Règlement

    Aveux

    Sous réserve du respect rigoureux des conditions visées à l’article 63 ci-dessus, l’aveu de l’accusé donné lors d’un interrogatoire par le Procureur, est présumé libre et volontaire jusqu’à preuve du contraire.

     

    ii) Arguments

    a) La Défense

  3. . La Défense a fourni les détails relatifs aux événements qui, à son sens, peuvent rendre irrecevables les Déclarations de Munich. Tout d’abord, la Défense a soutenu que le droit de l’Accusé à l’assistance d’un conseil, tel que garanti par l’article 21 4) d) du Statut, a été violé car, avant de commencer l’interrogatoire, les enquêteurs du Bureau du Procureur lui ont simplement lu à voix haute les dispositions de l’article 42, sans fournir d’explications. Le Conseil de la défense a avancé que l’esprit de la protection fournie par l’article 42 est qu’un accusé devrait être informé de ses droits d’une manière compréhensible par une personne ordinaire, qui n’est pas un juriste formé. La simple lecture de l’article à l’Accusé ne satisfaisait pas aux exigences de l’article 21 4) d). De surcroît, le Conseil de la défense a attiré l’attention de la Chambre de première instance sur le fait que Mme Manke a concédé, durant le contre-interrogatoire, qu’elle ne comprenait pas elle-même pleinement le sens du droit à l’assistance d’un conseil. En second lieu, la Défense a avancé que les dispositions de l’article 43 du Règlement n’avaient pas été strictement respectées durant l’interrogatoire de l’Accusé à Munich. Elle a affirmé que l’enregistrement des Déclarations de Munich était entaché de nombreux vices et que les Déclarations en devenaient ainsi irrecevables.
  1. . De plus, la Défense a avancé que puisque l’Accusé avait été arrêté par les autorités allemandes suite à une requête du Procureur au titre de l’article 40 du Règlement, les enquêteurs du Bureau du Procureur n’avaient pas le droit d’être présents et d’interroger l’Accusé à Munich. En effet, d’après la Défense, l’article 40, à la différence de l’article 55 C), ne prévoit en aucun cas la présence de membres du Bureau du Procureur lors d’une garde à vue. La Défense a soutenu que comme les articles 42 et 43 font seulement mention de l’interrogatoire de l’accusé par un Procureur, les enquêteurs, qui ne possèdent pas la capacité de procureur, n’avaient en aucune manière le droit d’interroger l’accusé.
  1. . Se fondant sur l’article 92 du Règlement, la Défense a affirmé que lors du contre-interrogatoire, Mme Manke avait montré que l’interrogatoire de l’Accusé à Munich n’avait été ni correct ni équitable et que ses droits fondamentaux garantis par l’article 21 du Statut n’avaient pas été respectés. La Défense a soutenu que tout au long des interrogatoires, les mesures prises à l’encontre de l’Accusé, y compris sa garde à vue, étaient totalement injustes et que trancher en faveur de la recevabilité des Déclarations reviendrait à légaliser l’arrestation illégitime et le recueil de déclarations à un moment où l’Accusé ne comprenait manifestement pas la substance de ce que l’on lui lisait. En particulier, le Défense a soutenu que la garde à vue était illégitime car elle avait une finalité autre que celle de réunir des éléments de preuve ou d’empêcher l’évasion de l’Accusé, ce qui constitue une violation de l’article 40. En somme, les Déclarations de Munich devraient être jugées irrecevables car les droits de l’Accusé garantis par le Statut n’ont pas été respectés.
  1. . La Défense n’a pas formulé d’allégations précises concernant les Déclarations de Scheveningue mais, en concluant son exposé, elle a demandé que la Chambre de première instance organise une procédure similaire à un voir dire aussi bien pour les Déclarations de Munich que pour celles de Scheveningue.

b) L’Accusation

  1. . L’Accusation a avancé que les enquêteurs et toutes les personnes de son Bureau ayant participé aux interrogatoires de l’Accusé se sont conformés aux dispositions du Règlement du Tribunal international qui garantissent un procès équitable. Elle a affirmé que tous les arguments de la Défense concernant de prétendues violations du Règlement avaient été soulevés et tranchés au détriment de la Défense dans la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité, dans laquelle la Chambre de première instance avait conclu à juste titre que l’Accusation s’était conformée aux exigences d’un procès équitable lors des interrogatoires de Munich. La Chambre de première instance avait également conclu que l’Accusé avait renoncé de son plein gré à son droit à l’assistance d’un conseil. D’après l’Accusation, la Défense n’a donc aucun droit à être de nouveau entendue sur ces questions.
  1. . L’Accusation a concédé que la Défense avait le droit de contester la recevabilité des éléments de preuve en invoquant l’article 43, qui requiert que les interrogatoires soient intégralement enregistrés. Elle a cependant précisé qu’aucune partie de l’interrogatoire n’avait échappé à l’enregistrement. De surcroît, elle a affirmé que les Déclarations de Munich, telles qu’elles avaient été présentées à la Cour, constituent une transcription exhaustive de tout l’interrogatoire, tel qu’il a été enregistré sur les bandes vidéo et audio. Elle a déclaré qu’il n’y avait ni suggestions, allégations ou preuves tendant à faire croire qu’il s’était produit quelque chose d’incompatible avec le Règlement.
  1. . L’Accusation a soutenu que ses enquêteurs à Munich se sont assurés que l’Accusé comprenait ses droits. À plusieurs reprises durant l’interrogatoire, on lui a lu ses droits, demandé s’il les comprenait et s’il était sûr de vouloir renoncer à son droit à l’assistance d’un conseil. On lui a également fait lecture de l’article 42 du Règlement. L’Accusation a soutenu qu’en fait, elle avait fait plus que ce qu’elle était simplement tenue de faire et que le rejet par la Chambre de première instance des Déclarations de Munich en tant qu’éléments de preuve constituerait, dans ces circonstances, une erreur judiciaire.
  1. . L’Accusation, en réponse à l’allégation de la Défense selon laquelle les enquêteurs avaient interrogé l’Accusé sans en avoir l’autorité, s’est appuyée sur l’article 37 B) du Règlement qui stipule que les pouvoirs et les devoirs du Procureur, tels que définis dans les Chapitres Quatre à Huit du Règlement, peuvent être exercés par le personnel du Bureau du Procureur qu’il autorise à cette fin ou par toute personne mandatée par lui à cet effet. L’Accusation a donc soutenu qu’en vertu de cet article, un enquêteur peut légitimement exercer les pouvoirs du Procureur.
  1. . L’Accusation n’a présenté aucune conclusion spécifique concernant les Déclarations de Scheveningue.

 

 

III. CONCLUSIONS

A) Requête d’une procédure similaire à un voir dire

  1. . Exprimée de manière concise, la question posée à la Chambre de première instance est de savoir si une procédure similaire à ce que la common law désigne par le terme anglo-normand de voir dire, ou "procès dans le procès", devrait être employée pour établir si les Déclarations devraient être exclues du dossier. Le recours à la procédure de voir dire issue de la common law dans le cadre du Tribunal international, qui a son propre règlement de procédure, est permis par l’article 89 B) de ce même Règlement. Il dispose clairement que la Chambre de première instance peut avoir recours à cette procédure lorsque les circonstances le commandent, nommément lorsqu’il s’agit d’appliquer la procédure propre à parvenir, dans l’esprit du Statut et des principes généraux du droit, à un règlement équitable de la cause, en l’espèce : faut-il ou non verser les Déclarations au dossier ? L’article 89 B) fournit au Tribunal international, dans des circonstances qui ne sont pas prévues par les dispositions relatives à l’administration de la preuve énoncées aux articles 89 à 99, une liberté de choix nécessaire en vue d’assurer la bonne administration de la justice.
  1. . En général, dans les systèmes issus de la common law, la procédure de voir dire est employée dans des affaires où la recevabilité des aveux est contestée au motif qu’ils n’ont pas été faits de plein gré. Ce principe de la common law est affirmé dans la fameuse affaire anglaise Ibrahim v R (1914) A.C. 609, à l’occasion de laquelle la Cour a déclaré :

Il est établi depuis longtemps, en tant que règle du droit pénal positif anglais, qu’aucune déclaration faite par un accusé ne saurait être retenue contre lui, sauf si l’accusation fait la preuve du caractère volontaire de cette déclaration, dans le sens qu’elle n’a été obtenue de l’accusé ni par la peur de représailles, ni par l’espoir d’un traitement de faveur exercés ou évoqués par une personne représentant l’autorité. Ce principe remonte à Hale. (Non souligné dans l’original.) (Traduction non officielle)

  1. . Cette affirmation a été confirmée par la Chambre des Lords à l’occasion de l’affaire Commissioners of Customs and Excise v Harz and Power (1967) 51 Cr.App.R. 123 en page 155. Il s’agit de la formulation classique de la règle, dont la clarté n’a jamais été contestée ou mise en doute. La règle dispose que, lorsque la recevabilité d’une déclaration est contestée au motif qu’elle n’a pas été faite du plein gré de l’accusé, il appartient au juge de déterminer si oui ou non l’accusation a prouvé qu’elle avait été faite de manière volontaire. Il entend pour ce faire les éléments de preuve présentés par les parties. La règle a aussi été étendue à des affaires d’abus d’autorité (voir Callis v Gunn (1963) 48 Cr.App.R. 36). Cette règle est également en vigueur en Australie (voir Cases and Materials on Evidence 2nd ed., Wright, P.K. and Williams, C.R. aux pages 774 - 776 et Litigation Evidence and Procedure 5th ed., Aronson, M. and Hunter, J. aux pages 371 - 389) et dans les cours fédérales des États-Unis d’Amérique. (voir 18 USC para. 3501).
  1. . Promulguée en 1984, La Police and Criminal Evidence Act ("PACE") au Royaume-Uni, a codifié et élargi les types de circonstances dans lesquelles une procédure de voir dire peut se tenir en Angleterre et au pays de Galles. En vertu de la section 76 2) de la PACE, une audience de voir dire peut se tenir au sujet de la recevabilité d’aveux, si la défense affirme à la cour que les aveux ont été ou probablement ont été obtenus par abus d’autorité sur la personne qui les a faits ou à la suite de toute parole ou de tout événement qui, dans les circonstances précises, étaient en mesure de rendre pas fiables les aveux que la personne pourrait alors faire. Si la défense est en mesure de convaincre la cour que l’une de ces différentes situations s’est réellement produite, la Cour tiendra une audience de voir dire et ne versera les aveux au dossier que si l’accusation prouve, au delà de tout doute raisonnable, qu’ils n’ont pas été obtenus dans de telles circonstances.
  1. . Dans le système de la common law, la charge de la preuve incombe à l’accusation, qui doit démontrer, au delà de tout doute raisonnable, que les déclarations d’une personne accusée ont été faites volontairement et qu’elles n’ont été obtenues ni par la peur de représailles ni par l’espoir d’un traitement de faveur évoqués par les auteurs des interrogatoires. Il importe peu que l’accusation démontre qu’il n’y avait pas d’intention d’extorquer des aveux ou que l’incitation à l’aveu n’avait aucun caractère inapproprié. Dès qu’il y a menace, promesse ou incitation implicites, les déclarations obtenues en de telles circonstances sont systématiquement irrecevables.
  1. . Ayant rappelé ci-dessus les conditions préalables à la tenue d’une procédure de voir dire dans les systèmes de la common law, la Chambre de première instance aborde maintenant la question de savoir si, sur la foi des affirmations de la Défense, elle devrait organiser une procédure similaire à un voir dire afin d’établir la recevabilité ou non des Déclarations.

i) Les Déclarations de Munich

  1. . Mme Rešidovic, Conseil de l’Accusé, s’est, durant son exposé, longuement attardée sur la prétendue violation du droit de l’Accusé à l’assistance d’un conseil visé à l’article 42 du Règlement et à l’article 21 4) d) du Statut, sur l’illégitimité de l’arrestation de l’Accusé et sur le statut des enquêteurs qui l’ont interrogé. Le Conseil de la défense a soutenu que l’on ne pourra pas considérer que l’Accusé a eu droit à un procès équitable si les Déclarations sont jugées recevables en dépit de ces violations. C’est pourquoi elle a proposé que ces allégations soient examinées lors d’une procédure de voir dire afin de trancher sur la recevabilité des Déclarations.
  1. . La Chambre de première instance a été convaincue par le point de vue de l’Accusation, qui a soutenu que la question des violations à l’article 42, et en particulier les atteintes au droit de l’accusé à l’assistance d’un conseil, avait déjà été tranchée dans la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité. Les prétendues violations sont donc des questions qu’il ne convient pas de réexaminer.
  1. . S’agissant de l’article 21 4) d) du Statut, les droits qu’il garantit sont ceux d’un accusé et non ceux d’un suspect interrogé par l’Accusation. L’Accusé ne peut se prévaloir des droits stipulés à l’article 21 4) d) - droits spécifiques de l’accusé - alors qu’il n’était encore qu’un suspect. Le droit d’un suspect de se voir attribuer un défenseur, qui est garanti par l’article 18 3) du Statut, est exprimé dans l’article 42 du Règlement, un article dont la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité a considéré qu’il n’avait pas été violé pour ce qui est de l’Accusé.
  1. . La Chambre de première instance est également totalement convaincue par l’interprétation de l’article 37 B) du Règlement que propose l’Accusation, à savoir que les enquêteurs autorisés ou mandatés par le Procureur exercent les pouvoirs de celui-ci conformément à l’article 37 A). Ces enquêteurs, une fois autorisés, acquièrent la compétence de mener des interrogatoires au même titre que le Procureur. C’est pourquoi l’allégation de la Défense selon laquelle les déclarations ont été recueillies par des personnes non investies de l’autorité nécessaire est totalement sans fondement.
  1. . De plus, la Chambre de première instance n’a pas été convaincue par l’interprétation très restreinte de l’article 40 du Règlement proposée par la Défense. Rien dans l’article 40 ne permet d’inférer que le Procureur ne peut demander l’arrestation et le placement en garde à vue d’un suspect qu’aux seules fins de réunir des éléments de preuve ou d’empêcher l’évasion du suspect. Il est clair qu’il s’agit là de motifs pour lesquels le Procureur peut décider de demander à un État, au titre de l’article 40, de procéder à une arrestation, mais il ne constituent en aucun cas les seuls motifs valables. L’Accusation est chargée d’enquêter sur les crimes relevant de la compétence du Tribunal international et, dans le cadre de ces enquêtes, elle peut, de bonne foi, prendre la décision de demander qu’il soit procédé à l’arrestation et au placement en garde à vue d’un suspect. Limiter de la manière suggérée l’exercice des pouvoirs discrétionnaires de l’Accusation constituerait une entrave injustifiée à sa capacité de remplir efficacement ses fonctions. L’article 40 ne précise pas les raisons pour lesquelles une demande peut être faite, il n’indique que les types de demandes qui peuvent l’être.
  1. . De plus, la Chambre de première instance rejette l’argument selon lequel le Procureur ne peut interroger un suspect arrêté en application de l’article 40 du Règlement et n’estime pas que le seul cas de figure où la présence du Procureur ou de son représentant est possible est celui de l’exécution d’un mandat d’arrêt en application de l’article 55 C). Les articles 42 et 43, qui régissent les rapports du Procureur et des suspects lors de leur interrogatoire, s’appliquent à tous les suspects en général. Ils ne font pas de distinction entre ceux arrêtés en application de l’article 40 et les autres, si bien qu’il n’y a pas de raison de supposer qu’il existerait une catégorie spéciale de suspects à laquelle les pouvoirs du Procureur en matière d’interrogatoire ne s’étendraient pas. Le fait qu’il ne soit pas fait explicitement référence à la présence du Procureur lors d’une arrestation en application de l’article 40 ne peut être interprété comme signifiant que l’Accusation ne puisse mener ses enquêtes de toute manière légitime qu’elle juge appropriée aux circonstances en procédant à l’interrogatoire du suspect.
  1. . Il apparaît que la Défense a mal compris le contexte d’application de la procédure de voir dire. La procédure, comme exposé ci-dessus, n’est un recours envisageable que lorsque la déclaration est contestée au motif de son caractère involontaire, c’est-à-dire lorsqu’elle est réputée avoir été obtenue soit par la peur de représailles soit par l’espoir d’un traitement de faveur évoqués par une personne ayant autorité sur l’accusé ou, comme stipulé par la PACE en vigueur en Angleterre et au pays de Galles, lorsque il existe de divers indices de son manque de fiabilité. Aucun des motifs qui ont été exposés par la Défense devant la Chambre de première instance ne relève de ces catégories. La Défense n’a pas placé sa requête dans les limites prévues par la common law et n’a pas démontré le bien-fondé de sa demande d’examen des Déclarations de Munich dans une procédure similaire à un voir dire.

ii) Déclarations de Scheveningue et Addenda

  1. . La Chambre de première instance ne voit aucune raison pour que les Déclarations de Scheveningue et les Addenda soient examinés lors d’une procédure similaire à un voir dire et la Défense n’a présenté aucun argument en ce sens.

B. Recevabilité des déclarations

i) Déclarations de Munich

  1. . La Chambre de première instance a décidé d’accepter le versement au dossier des Déclarations de Munich car elle n’a été persuadée par aucun des arguments avancés par la Défense aux différents stades de l’examen de cette question.
  1. . En dépit de l’affirmation claire et sans équivoque figurant dans la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité au sujet de l’absence de violation de l’article 42 du Règlement, la Défense a, à plusieurs reprises, réitéré ses allégations de violations des droits de l’Accusé garantis par l’article 42 et, en particulier, du droit à l’assistance d’un conseil. La Chambre de première instance n’est pas une instance d’appel ni de révision. La Chambre de première instance se retrouve ipso facto déchargée de ses fonctions dès qu’une question a été tranchée et ni la répétition d’un argument ni sa présentation sous une autre forme ne peuvent l’autoriser à dépasser le cadre de sa compétence. La Chambre de première instance refuse d’exercer une compétence dont elle n’est pas dotée et a donc refusé d’examiner de nouveau les arguments reposant sur des violations de l’article 42. Dans la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité, la conclusion à la non violation de l’article 42 est opposable à toutes les Parties et à la Chambre de première instance elle-même : elle est donc maintenue.
  1. . S’agissant de l’article 43 du Règlement, les allégations de la Défense reposent toutes sur une violation dudit article lors des enregistrements, une violation qui selon elle devrait conduire la Chambre de première instance a exclure le versement des Déclarations de Munich au dossier. L’Accusation n’a pas nié qu’il y ait eu quelques difficultés tenant à l’équipement utilisé pendant les enregistrements, du fait de l’emploi de deux modes d’enregistrement, à savoir audio et vidéo, et non pas d’un seul, comme requis par l’article 43. Cependant, afin d’obtenir que l’on fasse droit à sa requête, à savoir l’exclusion des Déclarations de Munich du dossier au motif d’une violation de l’article 43, la Défense doit satisfaire aux conditions énoncées dans la Décision relative à l’exception d’irrecevabilité. Elle doit d’abord prouver que, suite à ces difficultés, il y a eu une irrégularité de procédure car des informations ont été obtenues de l’Accusé pendant une suspension de l’enregistrement et démontrer ensuite que cette irrégularité a conduit à une violation de ses droits. Malgré le choix de la Défense de s’appuyer, au premier chef, dans toutes les requêtes déposées concernant cette question et dans tous ses exposés devant la Cour, sur l’argument de la violation de l’article 43, elle n’a pas convaincu la Chambre de première instance que l’un quelconque des droits de l’Accusé a été violé suite à des difficultés ou irrégularités. Il est également significatif que la Défense n’a pas contesté la déclaration de l’Accusation selon laquelle tout l’interrogatoire a été enregistré, soit sur des cassettes vidéo, soit sur des cassettes audio, et que la transcription finale est le reflet fidèle de ces deux enregistrements. Elle a préféré en revanche attirer continuellement l’attention de la Chambre de première instance sur les problèmes au niveau de l’enregistrement, dont l’Accusation n’a jamais nié l’existence. La Chambre de première instance est convaincue que ces problèmes sont nés d’une différence de durée d’enregistrement des bandes audio et vidéo et, de manière regrettable, de la qualité initialement médiocre de la transcription dressée par l’Accusation.
  1. . À la lumière de ce qui précède, il paraît difficile d’accepter l’argument de la Défense selon lequel il y aurait eu une violation de l’article 43 de nature à rendre irrecevables les Déclarations de Munich, en application de l’article 95. On ne peut pas affirmer que les difficultés rencontrées lors de l’enregistrement des Déclarations "entament fortement (leur) fiabilité" ou que leur admission "irait à l’encontre d’une bonne administration de la justice et lui porterait gravement atteinte". De telles difficultés seront naturellement prises en compte pour déterminer l’importance à accorder aux Déclarations de Munich lors des délibérations de la Chambre de première instance.
  1. . Si, cependant, la Défense souhaite s’opposer à la recevabilité des enregistrements audio et vidéo des interrogatoires de Munich, elle pourra le faire au moment où l’Accusation les présentera à la Cour pour versement au dossier. La Décision de la Chambre de première instance se limite aux Déclarations de Munich, c’est-à-dire à la retranscription des interrogatoires de Munich et ne s’étend donc pas aux enregistrements.

ii) Déclarations de Scheveningue et Addenda

  1. . La Défense n’a présenté aucune raison pour laquelle la Chambre de première instance pourrait décréter ces déclarations irrecevables. Par ces motifs et parce qu’elle conclut de prime abord qu’il n’y a pas eu de violations des droits de l’Accusé lors du recueil de ces Déclarations, la Chambre de première instance accepte qu’elles soient versées au dossier.

 

 

IV. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE, saisie des requêtes de la Défense relatives à la recevabilité des Déclarations de l’Accusé,

VU les articles du Statut et du Règlement cités dans lesdites requêtes,

EN APPLICATION DE L’ARTICLE 54 du Règlement,

1. REJETTE la requête de la Défense aux fins d’une procédure similaire à un voir dire visant à déterminer s’il convient ou non d’exclure les déclarations de l’Accusé du dossier.

2. ADMET le versement au dossier des Déclarations de Munich.

3. ADMET le versement au dossier des Déclarations de Scheveningue.

4. ADMET le versement au dossier des Addenda.

5. AUTORISE la Défense à s’opposer à la recevabilité des enregistrements audio et/ou vidéo des interrogatoires de Munich au moment où, au cour du présent procès, l’Accusation demandera leur versement au dossier.

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la

Chambre de première instance

(signé)

Adolphus G. Karibi-Whyte

Fait le vingt cinq septembre 1997

La Haye (Pays-Bas)

[Sceau du Tribunal]