LA CHAMBRE DE PREMIÈRE INSTANCE

Composée comme suit : M. le Juge Adolphus G. Karibi-Whyte, Président

Mme le Juge Elizabeth Odio Benito

M. le Juge Saad Saood Jan

Assistée de : Mme Dorothee de Sampayo Garrido-Nijgh, Greffier

Décision rendue le : 25 septembre 1997

 

 

LE PROCUREUR

C/

ZEJNIL DELALIC
ZDRAVKO MUCIC alias "PAVO"
HAZIM DELIC
ESAD LANDZO alias "ZENGA"

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DECISION RELATIVE A LA REQUETE CONFIDENTIELLE AUX FINS D'OBTENIR DES MESURES DE PROTECTION POUR LES TEMOINS A DECHARGE

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Le Conseil de la Défense représentant Zdravko Mucic :

M. Zeljko Olujic et M. Michael Greaves

 

I. INTRODUCTION

La Chambre de première instance du Tribunal international chargé de poursuivre les personnes présumées responsables de violations graves du droit international humanitaire commises sur le territoire de l’ex-Yougoslavie depuis 1991 ("Tribunal international") a été saisie d’une "Requête aux fins d’obtenir des mesures de protection pour les témoins à décharge" (Répertoire général du Greffe (RG) page D4114-D4116) ("la Requête") introduite le 1er août 1997 par le Conseil de la défense représentant Zdravko Mucic ("la Défense"). Une Déclaration confidentielle concernant le Témoin A (RG D4117-D4119) ("la Déclaration") était jointe à cette Requête et donnait des détails supplémentaires sur les circonstances entourant la demande de mesures de protection.

La Requête a été déposée de façon confidentielle et les exposés de la Défense ont été entendus de façon non contradictoire et à huis clos le 6 août 1997. La Chambre de première instance a ensuite fait droit à la Requête, mettant sa décision écrite en délibéré.

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, AYANT EXAMINE les conclusions écrites et entendu les exposés de la Défense,

REND SA DECISION ECRITE.

II. EXAMEN

A. Dispositions applicables

1. C’est sur l’article 22 du Statut du Tribunal international ("le Statut") que se fonde le pouvoir de la Chambre de première instance d’octroyer des mesures de protection aux témoins à charge et à décharge. Les articles 69, 75 et 79 du Règlement de procédure et de preuve ("le Règlement") étendent encore la portée et les effets pratiques de cet article. La Chambre de première instance a eu la possibilité par le passé d’examiner en détail ces dispositions et il n’est pas nécessaire de revenir ici sur cet examen (voir Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, Décision relative aux Requêtes déposées par l’Accusation aux fins d’obtention de mesures de protection pour les témoins à charge "B" à "M", IT-96-21-T, Chambre de première instance II, (RG D3457-D3483) 17 avril 1997). L’article 21, paragraphe 4 du Statut est également pertinent en l’espèce ; ses dispositions pertinentes sont libellées comme suit :

Toute personne contre laquelle une accusation est portée en vertu du présent statut a droit, en pleine égalité, au moins aux garanties suivantes :

. . .

 

(e) À interroger ou faire interroger les témoins à charge et à obtenir la comparution et l’interrogatoire des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

 

B. Arguments

2. La Défense cherche à obtenir la protection d’un témoin qu’elle entend faire comparaître et qu’elle considère comme étant extrêmement important pour sa cause. Elle soutient cependant que le témoin craint d’être persécuté par les autorités de Belgrade ou de la Republika Srpska, et qu’il a été en fait menacé par des personnes qui ont prétendu être des membres des Services de sécurité de la Republika Srpska. Le témoin est marié et père de famille et les craintes qu’il nourrit pour lui et pour sa famille ont conduit la Défense à s’entretenir avec l’Unité d’aide aux victimes et aux témoins du Tribunal international afin d’essayer que lui et sa famille puissent quitter l’endroit où ils résident actuellement en Republika Srpska et être réinstallés dans un lieu où ils seront en sécurité. Après cette réinstallation, la Défense a l’intention d’interroger le témoin et d’examiner plus la nécessité et l’étendue des mesures de protection le concernant devant le Tribunal international.

3. À l’heure actuelle, la Défense cherche par conséquent à obtenir pour ce témoin les mesures de protection suivantes.

1) Jusqu’à nouvel ordre, le pseudonyme "Témoin Mucic/A" sera utilisé chaque fois qu’il sera fait référence au témoin au cours des audiences devant le Tribunal international et des débats entre les parties au procès.

2) Jusqu’à nouvel ordre, les nom, adresse, coordonnées et autres données relatives au Témoin Mucic/A ne seront divulgués ni au public, ni aux médias et ces informations seront conservées sous scellés et ne seront mentionnées dans aucun dossier du Tribunal international accessible au public.

3) Jusqu’à nouvel ordre, toutes les audiences relatives à l’examen de la question de l’octroi de mesures de protection en faveur du Témoin Mucic/A se tiendront de façon non contradictoire.

4) Jusqu’à nouvel ordre, les documents du Tribunal international identifiant le Témoin Mucic/A ne seront divulgués ni au public, ni aux médias ou à toute autre partie.

5) Le témoignage du témoin Mucic/A sera entendu à huis clos, dans la mesure où le huis clos s’avère nécessaire pour empêcher que son identité ne soit révélée au public ou aux médias ; cependant, les enregistrements et comptes rendus expurgés des audiences seront, si possible, communiqués au public et aux médias après examen par la Défense, en consultation avec la Division d’aide aux victimes et aux témoins et avec l’accord du Tribunal international.

4. La Défense affirme également que, étant donné qu’elle n’est pas tenue de révéler l’identité des témoins qu’elle entend faire comparaître ni à l'Accusation ni à toute autre partie à l’affaire, elle ne devrait pas être contrainte de donner les nom, adresse, coordonnées actuelles et autres données d’identification de ce témoin à toute autre partie, bien que ces informations seront communiquées à la Chambre de première instance. C’est aussi pour cette raison qu’elle demande que l’audience relative aux mesures de protection soit tenue de façon non contradictoire.

III. CONCLUSIONS

5. Les mesures demandées dans la Requête relèvent clairement du pouvoir qu’a la Chambre de première instance d’octroyer des mesures de protection aux victimes et aux témoins. En l’espèce, la Chambre de première instance a exercé ce pouvoir à plusieurs reprises pour protéger des témoins à charge et il lui incombe d’examiner en toute égalité des demandes semblables introduites par la Défense. Il s’agit, par conséquent, de décider si les circonstances évoquées par la Défense dans la Déclaration et au cours de ses exposés justifient l’importance de la protection demandée. Deux questions adjacentes à la requête introduite peuvent toutefois obscurcir la décision relative à celle-ci et il est, par conséquent, nécessaire de les aborder brièvement.

6. Premièrement, la demande de mesures de protection, comme nous l’avons indiqué ci-dessus, relève de la Chambre de première instance. Cependant, le problème de la réinstallation du témoin et les négociations avec la Division d’aide aux victimes et aux témoins ne sont pas des questions que l’on peut trancher ici. Les dispositions du Statut et du Règlement prévoyant les mesures de protection traitent de la protection de la vie privée et de la sécurité du témoin à l’occasion de son témoignage ou d’autres témoignages au cours d’un procès devant les Chambres de première instance. La question de la réinstallation concerne la Division d’aide aux victimes et aux témoins, créée en application de l’article 34 du Règlement et fonctionnant sous l’autorité du Greffier. Dans certaines circonstances, il peut se révéler utile que la Chambre de première instance soit informée d’arrangements de ce genre.

7. Deuxièmement, la Chambre de première instance a soigneusement examiné la demande de la Défense aux fins que l’audience relative à la Requête ait lieu de façon non contradictoire. La Chambre est sensible au souhait de la Défense de ne pas révéler l’identité de ses témoins à l’Accusation avant la présentation de sa cause et elle comprend que c’est cette préoccupation qui a donné lieu à la demande d’une audience non contradictoire. Par contre, le dépôt d’une requête aux fins d’obtenir des mesures de protection nécessite en général une réponse de la partie adverse dans une affaire et, normalement, la Chambre de première instance entend ensuite les exposés de toutes les parties. En l’espèce, l’Accusation a été mise dans l’impossibilité de répondre à la Requête de la Défense.

8. La Chambre de première instance connaît le type particulier de protection que la Défense demande et des mesures semblables ont été accordées au cours de ce procès. (voir Le Procureur c/ Zejnil Delalic et consorts, Décision relative à la Requête du Procureur aux fins d’obtenir des mesures de protection pour un témoin désigné par le pseudonyme "N", 28 avril 1997 (RG D3448-D3456) ("Décision relative au Témoin "N""), Ordonnance relative à la Requête de l’Accusation aux fins d’obtenir des mesures de protection pour le témoin désigné par le pseudonyme "O", 3 juin 1997 (RG D3817-D3820), Ordonnance relative à la Requête de l’Accusation aux fins d’obtenir des mesures de protection pour le témoin désigné par le pseudonyme "P", 18 juillet 1997 (RG D4028-D4031) IT-96-21-T, Chambre de première instance II). Toutefois, c’est la première fois que la Chambre de première instance examine une requête de ce type introduite par la Défense et il est important de se rappeler que celle-ci n’a, à ce stade, aucune obligation semblable à celle de l’Accusation en application de l’article 67 A) i) de révéler l’identité de ses témoins. Le témoin doit, en conséquence, être considéré comme un témoin potentiel. Lorsque le moment sera venu pour la Défense de faire connaître à l’Accusation tous les témoins qu’elle entend faire comparaître, ce témoin potentiel deviendra alors un témoin réel.

9. Il est trop tôt pour que la Chambre de première instance statue de façon définitive sur la protection à accorder à un témoin qui finalement pourrait ne pas être appelé à comparaître au procès. Les mesures accordées par la Chambre sont donc des mesures provisoires qui sont destinées à un témoin potentiel et la question sera réexaminée lorsque l’Accusation aura été informée de son identité et du fait qu’il témoignera certainement. L’Accusation pourra alors s’opposer à l’octroi de mesures de protection et la Chambre de première instance entendra les arguments des deux parties. Il convient de faire remarquer que, dans la Requête elle-même, la Défense reconnaît que, lorsque les dispositions relatives à la réinstallation du Témoin Mucic/A et de sa famille auront été prises, il se peut qu’il ne souhaite plus les mesures de protection demandées à la Chambre de première instance et elles pourront alors être réexaminées. Dans ces circonstances, la Chambre de première instance a estimé qu’il convenait d’étendre à la Défense la droit d’être entendu de façon non contradictoire, le 6 août 1997.

10. Comme la Chambre de première instance en a décidé précédemment (voir la Décision relative au Témoin "N"), la peur d’un témoin constitue un motif suffisant pour fonder la décision d’accorder des mesures de protection. La Défense a exposé les raisons pour lesquelles le Témoin Mucic/A pourrait nourrir une telle peur et la Chambre de première instance reconnaît que cette peur peut constituer une raison réelle et authentique. Bien que l’Accusation n’ait pas encore été entendue et que le témoin ne soit encore qu’un témoin potentiel à ce stade, la Chambre de première instance estime qu’il est compatible avec l’esprit de l’article 22 du Statut d’octroyer à la Défense les mesures de protection minimales destinées à son témoin qui conviennent à l’heure actuelle et considérant que la Requête a été entendue de façon non contradictoire.

IV. DISPOSITIF

PAR CES MOTIFS,

LA CHAMBRE DE PREMIERE INSTANCE, saisie de la Requête introduite par la Défense et

EN APPLICATION de l’article 22 du Statut

FAIT DROIT à la Requête et ORDONNE CE QUI SUIT :

1) Jusqu’à nouvel ordre, le pseudonyme "Témoin Mucic/A" sera utilisé chaque fois qu’il sera fait référence au témoin au cours des audiences devant le Tribunal international et des débats entre les parties au procès.

2) Jusqu’à nouvel ordre, les nom, adresse, coordonnées et autres données relatives au "Témoin Mucic/A" ne seront divulgués ni au public, ni aux médias et ces informations seront conservées sous scellés et ne seront mentionnées dans aucun dossier du Tribunal international accessible au public.

3) Jusqu’à nouvel ordre, les documents du Tribunal international identifiant le "Témoin Mucic/A" ne seront divulgués ni au public, ni aux médias ni à toute autre partie.

4) Toute autre mesure demandée à la Chambre de première instance mais qui n’est pas expressément accordée dans la présente ordonnance est rejetée.

 

Fait en anglais et en français, la version en anglais faisant foi.

Le Président de la Chambre

de première instance

(Signé)

Adolphus G. Karibi-Whyte

Fait le huit septembre 1997

La Haye (Pays-Bas)

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